• Aucun résultat trouvé

Piloter la complexité organisationnelle, du féodal au 2.0 : La ville, le SI et l’entreprise (ou le bon, la brute et le truand)

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "Piloter la complexité organisationnelle, du féodal au 2.0 : La ville, le SI et l’entreprise (ou le bon, la brute et le truand)"

Copied!
24
0
0

Texte intégral

(1)

Piloter la complexité organisationnelle, du féodal au 2.0 :

La ville, le SI et l’entreprise (ou le bon, la brute et le truand)

Emmanuel Bertin1,2 – Sébastien Tran3 1

Orange Labs

42 rue des Coutures, F-14066 Caen

emmanuel.bertin@orange.com

2

Institut Mines-Télécom/Télécom SudParis, CNRS 5157

9 rue Charles Fourier, F-91011 Evry

3

EM Normandie

9 rue Claude Boch, F-14052 Caen Cedex 4

Chercheur associé à M-Lab (DRM - CNRS UMR 7088)

sebastien.tran@dauphine.fr

RÉSUMÉ.

Cet article conceptuel propose différents modèles de représentation et de pilotage de la complexité dans les organisations à travers une étude comparée de trois objets : la ville, le SI et l’entreprise. Nous dégageons trois modèles organisationnels se succédant dans le temps : le modèle féodal, le modèle fonctionnaliste et le modèle multipolaire ou 2.0. Nous soulignons la rupture que marque ce dernier modèle avec les précédents, et les nouvelles questions de management et de transformation des organisations qui se posent. L’outillage SI, encore largement en phase d’élaboration, sera un élément clé pour la gestion des entreprises multipolaires, le DSI étant amener à jouer un rôle prépondérant.

MOTS-CLÉS: Modèle multipolaire, urbanisation, organisation, 2.0, ville

Managing organisational complexity, from feudality to 2.0:

Towns, IS and firms (or the Good, the Bad and the Ugly)

ABSTRACT.

This conceptual paper introduces various models to describe and pilot complexity across organizations, through a compared study on three objects: the town, the IS and the firm. We suggest three organizational models which follow each other in the time: the feudal model, the functionalist model, and the multipolar or 2.0 model. We underline how this last model is breaking with the previous ones, and the new issues of management and organizational transformation. The corresponding IS tools, that are still largely in their infancy, will be key elements to manage multipolar firms, the CIO playing here a major role.

(2)

1. Introduction

L’objectif de cet article conceptuel est de proposer et de comparer différents modèles de représentation et de pilotage de la complexité dans les organisations à travers une étude comparée de trois objets : la ville, le SI et l’entreprise.

Ces trois objets sont en effet fréquemment analysés avec un vocabulaire, voire des concepts, similaires. La thématique de l’urbanisation des SI repose ainsi sur l’application aux systèmes d’information de la métaphore de la ville (Contini, 2002) : transformer un SI comme on fait évoluer une ville1 en tenant compte du caractère patrimonial et expansionniste de l’objet (définition des règles de gouvernance, nécessité d’une continuité de services, etc.). Le développement durable est un autre exemple : ville, SI comme entreprise sont amenés à prendre en compte les nouveaux enjeux de la responsabilité sociale et environnementale dans leurs fonctionnements. L’influence réciproque de la firme et de son SI a par ailleurs été largement analysée (Venkatraman, 1989), notamment à travers la thématique de l’alignement entre le métier et le SI (Henderson, 1993) (Simonin, 2011), alignement étant du reste un terme largement utilisé dans le monde de l’urbanisme.

Si ces trois objets ont déjà été comparés deux à deux, la comparaison systématique que nous proposons ici met en lumière des analogies plus profondes permettant de dégager trois modèles organisationnels communs : le modèle féodal, le modèle fonctionnaliste, et le modèle multipolaire ou 2.0 dont nous soulignerons les discontinuités avec les modèles précédents.

Un point commun majeur entre ces objets est leur besoin d’être pilotés, c'est-à-dire d’être organisés, gérés et transformés en fonction de contraintes internes et externes. Il s’agit dans chaque cas de piloter une organisation complexe, à la fois de par sa taille et de par le rôle essentiel qu’y joue les êtres humains comme ressources et comme acteurs. In fine, la similitude entre villes, SI et entreprises découle de celles des hommes et des femmes qui les animent, de leur besoin de représentation, de leurs capacités cognitives, de leur dimension sociale, de leurs sentiments d’appartenance. Ceci explique la similitude des évolutions récentes : partout, la même aspiration humaine à se réaliser comme individu entrepreneur de soi-même ; partout, l’appartenance évolutive à de multiples groupes en lieu et place de l’assignation à un rôle social dans un groupe donné ; partout, le morcellement temporel et spatial des activités, en ville (shopping, transport, loisirs, travail), comme dans l’entreprise (multiplexage des tâches) ; et partout également la mise en place de mécanismes de contrôle de ces individus autonomes (Deleuze, 1990).

Nous allons maintenant détailler les modèles d’organisation féodal, fonctionnaliste et multipolaire (ou 2.0), et ce pour les villes, les SI et les entreprises. Pour chaque modèle, nous investiguerons sa structure, la gestion de ses flux et son mode de gouvernance, trois questions transverses aux objets étudiés. Concernant les structures, l’analogie entre bâti urbain, applications du SI et unités de travail est immédiate, ainsi que des problématiques communes de cartographie (le cadastre de la ville, le schéma directeur du SI, l’organigramme de l’entreprise), de niveaux de médiation entre le tout et les unités qui le compose (quartiers urbains, zones du SI, entités organisationnelles

1

Pour Le Corbusier, l’urbanisation représente un modèle de développement pour faire face au chaos architectural et au désordre de la cité.

(3)

de l’entreprise), ou d’interrelation entre la carte et la réalité qu’elle doit représenter (Bidan, 2006). Concernant les flux, nous évoquerons les flux entre les structures organisationnelles (transport urbain, échanges entre applications, circulation de l’information, collaborations de travail), mais aussi plus largement les flux financiers ou logistiques. Concernant la gouvernance, le lien entre modèle urbain et modèle de gouvernement des hommes a été déjà largement mis en lumière (Foucault, 2004). Nous nous intéresserons plus spécifiquement à la corrélation du modèle d’organisation avec la gouvernance du SI (lancement des applications, rapports entre MOA et MOE, cycles de vie, etc.), et avec la gouvernance de l’entreprise (management, gestion de la transformation, etc.). Nous conclurons en synthétisant les avantages et les limites de chaque modèle, puis par quelques pistes pour piloter la complexité dans un modèle multipolaire 2.0.

2. Le modèle féodal

2.1. Le bourg féodal : un centre et une enceinte

Un bourg féodal est structuré par deux éléments majeurs : son centre et son enceinte. Le centre contient un ou plusieurs composants générateurs, comme un château, une abbaye, une place du marché. L’enceinte, réalisée par des remparts ou par des fossés extérieurs, donne accès au bourg via des portes fortifiées, souvent gardées, et fermées la nuit. Cette enceinte joue bien sûr un rôle défensif pour protéger des menaces externes, mais également un rôle administratif pour contrôler l’entrée et percevoir des taxes (l’octroi). Elle constitue une délimitation physique mais aussi symbolique, la ville étant comme close sur elle-même au sein d’un environnement potentiellement hostile. Le plan du bourg féodal est le plus souvent radioconcentrique : ses quartiers s’organisent en cercles concentriques depuis son centre jusqu’à son enceinte. Les axes de circulation principaux sont des rayons du cercle, reliant les portes de la ville à son centre et sont complétés par des voies transversales en arc de cercle. Ce plan est par nature peu propice à un fort trafic. La croissance urbaine amenant naturellement de nouvelles constructions, ces dernières se font à l’extérieur des remparts, d’où le nom de faubourg (« faux bourg »). Au fur et à mesure que ces faubourgs prennent de l’importance, ils sont incorporés à la ville close par l’édification de nouveaux remparts les entourant, le plan radioconcentrique étant ainsi conservé.

Concernant la gestion des flux, un contrôle strict prévaut. Les personnes et les marchandises qui entrent ou sortent du bourg sont contrôlées à ses portes, et éventuellement taxées. Le mode de relation avec l’extérieur est peu formalisé. La ville capte les ressources de son territoire (biens et denrées, commerces, population) grâce à son rôle central de place d’échange. Ces échanges restent néanmoins peu intensifs. La gouvernance du bourg féodal est à la fois forte et décentralisée. La puissance régalienne s’exerce principalement au niveau de l’enceinte, que ce soit pour contrôler les entrées et les sorties ou en cas de conflit armé. Le seigneur, en charge de la protection de la ville et de l’ordre public, perçoit en contrepartie les revenus liés à l’activité urbaine (taxes). Les habitants jouissent d’une large autonomie dans la construction de la ville et dans la vie urbaine, notamment dans les faubourgs. La puissance seigneuriale est contrebalancée par d’autres sources de légitimité, comme l’appartenance aux corporations professionnelles (draperie, épicerie, orfèvrerie, boulangerie, boucherie, maçonnerie…). Ces corporations sont structurées

(4)

hiérarchiquement, en distinguant notamment les maîtres qui peuvent vendre leur production, et les compagnons rémunérés au temps de travail. Le bourg permet ainsi à ses habitants de s’affranchir en partie des servitudes féodales. C’est un lieu de mixité sociale et professionnelle, « là où le curé croise la prostituée » (Le Goff, 2008).

2.2. Le SI féodal : des baronnies autonomes

Certains SI présentent des analogies fortes avec un modèle féodal car ils reposent sur une représentation formalisée du territoire (applications, systèmes, droits d’accès, etc.) (Bidan, 2006). Les applications y sont structurées en fiefs fermés et autonomes, liés à une entité organisationnelle et à une fonction donnée. On trouve ainsi par exemple un SI pour la vente, un SI logistique, un SI RH… Ces différents SI ne communiquent que peu voire pas du tout avec les autres. Ils sont souvent désignés par le terme de silo (Lombard, 2008). Chacun de ces silos prend en charge tous les besoins informationnels d’une entité de la firme, et est donc multifonctionnel : il réalise plusieurs fonctions SI différentes. La notion de limite, d’enceinte est essentielle : chaque silo regroupe un ensemble d’applications clairement délimité. La croissance se fait souvent par des « verrues » applicatives, c'est-à-dire des ajouts plus ou moins improvisés autour d’une application existante, qui sont ensuite intégrés formellement dans l’application à l’occasion de versions majeures. Ces ajouts peuvent éventuellement donner lieu à des conflits et des arbitrages entre les différents silos, mais leur redondance n’est souvent pas détectée de par l’absence de managers communs.

La gestion des flux est minimale : il y a peu de communications entre silos ou avec l’extérieur de l’entreprise. La préoccupation essentielle est le contrôle de ces flux. De façon analogue aux portes d’une ville féodale, des points d’accès au SI voient transiter les flux entrants et sortants, afin de les contrôler et de les limiter au besoin : contrôle d’accès en fonction de l’origine du flux, recherche de menaces... Au niveau des utilisateurs du SI, ceci rend impossible une vision transverse aux différents silos. Ils doivent réaliser des saisies multiples (par exemple en entrant un produit dans le SI vente, puis dans le SI logistique), ainsi que des conciliations manuelles de données entre les différentes applications en cas d’incohérence. Une agrégation automatisée d’indicateurs transverses est impensable.

La gouvernance est forte et décentralisée. Le pilotage du SI est en général assuré directement par l’entité organisationnelle de la firme auquel il correspond, par exemple le SI RH est piloté par la DRH ou le SI vente par la direction commerciale. Ceci induit une prépondérance des MOA sur les MOE, les MOA pouvant même développer une expertise technique et sélectionner directement les solutions informatiques à utiliser. Le développement de nouvelles applications se fait sans plan préconçu, en fonction des besoins exprimés par les utilisateurs et du développement de l’entreprise. Les utilisateurs bénéficient d’une certaine autonomie et peuvent même développer eux-mêmes des outils SI rudimentaires (type macro Excel) pour automatiser des tâches manuelles répétitives.

(5)

2.3. L’entreprise féodale : un système hiérarchique simple

Les premières bourses d’échanges datent de l’époque médiévale (XIVe siècle) ; la firme apparaît avec l’essor du capitalisme et est vue au départ comme un lieu d’intermédiation (de courtage) de travail avec la figure centrale du dirigeant (entrepreneur) : on lui passe des commandes fermes de biens ou de services, il recherche les ouvriers qui vont produire chacun une partie de cette commande et il s’assure de la bonne livraison. Ceci dans un contexte où la division du travail est peu marquée, où les ouvriers travaillent à domicile, disposent de leurs outils et même de leurs machines (métier à tisser par exemple). Au fur et à mesure des époques, l’entreprise évolue vers une forme de coordination marchande (rassemblement des métiers à Tournemine) ou comme une fonction de production. Les nombreuses innovations techniques dans les différents secteurs (métallurgie, textile, automobile, etc.) transforment les artisans en salariés. On commence à percevoir dans les premières organisations du XVe et du XVIe siècle une logique de spécialisation avec un souci de productivité. Comme le bourg féodal est organisé autour d’un centre générateur, l’organisation féodale est centrée sur une fonction donnée. On peut également voir la firme comme un nœud de contrats permettant de se prémunir de certains risques (sélection adverse, aléa moral, asymétries d’information, etc.), que cela soit pour les dirigeants, les propriétaires et les salariés. Le rassemblement des métiers au sein de la firme s’explique par le fait qu’il est économiquement rationnel de préférer une relation d’emploi (rapport d’autorité) à une relation marchande achat/vente : en situation d’incertitude le contrat de travail est préférable au contrat de vente (théorie formelle de la relation d’emploi) (Simon 1951). Comme le seigneur dans le bourg médiéval, l’entrepreneur assure ainsi symboliquement la protection des salariés dans un environnement potentiellement hostile.

Dans l’organisation féodale, les flux sont essentiellement transactionnels et comptables reposant sur une logique hiérarchique au sein d’une même entité, chacune étant très cloisonnée. Comme dans la ville féodale, les échanges avec l’extérieur sont peu intensifs.

Dans ce modèle, la gouvernance est basée sur un principe hiérarchique simple : l’entreprise s’organise autour d’une direction forte et puissante (le directeur est le « roi » avec une aura symbolique, arbitre du système, garant de son équilibre) avec des relais que sont les chefs d’unités ou les contremaîtres (seigneurs ou barons de leur fief de production). Le salarié dans ce cadre s’apparente à « un vassal », qui s’allie avec un seigneur dans une relation d’homme à homme, chacun recevant de ce fait des obligations envers l’autre. L’existence de baronnies est ainsi récurrente dans de nombreuses entreprises, chaque fonction ou service étant un territoire protégé avec ses propres règles et codes. L’analogie ne s’arrête pas là, certains comme Mintzberg2 associant l’actionnaire au rôle de souverain récoltant le travail des autres, dans une logique de captation de la valeur. Comme dans la ville médiévale, le pouvoir hiérarchique est équilibré par la compétence de métier. Des travaux montrent que la firme peut se définir aussi comme une structure d’accumulation et de gestion de compétences spécifiques, articulées sur une base de connaissances et une base d’expérience (Guilhon et Gianfaldoni, 1990), et poursuivant un objectif dual de

2

Les Echos, n°19387, 07/04/2005, p. 12. Voir aussi son interview dans Alternatives Economiques, n° 197, novembre 2001.

(6)

production et d’apprentissage (homogénéité du corps de métier, analogie avec les corporations dans la ville féodale par exemple).

3. Le modèle fonctionnaliste

3.1. La ville fonctionnaliste : une logique monofonctionnelle publique

La ville fonctionnaliste découle de la volonté de rationnaliser la construction des villes, jugée trop anarchique et trop influencée par les voies de communication héritées du plan radioconcentrique (les boulevards sur l’emplacement des anciens remparts et les avenues menant des anciennes portes au centre de la ville). En 1933, Le Corbusier définit avec la Charte d’Athènes les fondements du modèle fonctionnaliste : la ville idéale est composée de zones monofonctionnelles, une zone correspondant à un type d’activité et induisant un type de population. Quatre fonctions sont identifiées : habiter, travailler, se récréer (les loisirs), circuler (Le Corbusier, 1957). Il promeut la construction d’habitations de grande hauteur édifiées à distances les unes des autres loin des voies de circulation, et l’installation des industries dans des lieux dédiés et séparés. Ces principes théoriques de zonage ont été appliqués à grande échelle pour la reconstruction des villes européennes après la seconde guerre mondiale, et pour l’édification de logements sociaux. Des zones d’habitat populaire ont ainsi été construites loin du centre ville et de ses tentations (bars, prostitution), et à proximité de zones industrielles – voir par exemple l’analyse de Jacques Donzelot sur Strasbourg (Donzelot, 2011b). Ce modèle présuppose bien sûr une grande stabilité des zones et des activités associées.

Dans le modèle fonctionnaliste, les flux sont considérés comme un mal nécessaire, qu’il convient toutefois de minimiser. Le zonage fonctionnel permet de planifier des dépendances minimales entre zones (par exemple via l’implantation d’une zone industrielle en face d’un quartier d’habitat populaire comme mentionné ci-dessus). Le choix de considérer la circulation comme une fonction nécessitant une zone dédiée est à ce titre significatif. Les voies rapides, les échangeurs sont des édifices urbains séparés du reste de la ville en prise uniquement avec des zones bien définies (industrielles, commerciales).

La gouvernance de la ville fonctionnaliste se caractérise par une forte centralisation, sous la houlette d’un pouvoir administratif fort incarné en France par les grands corps de l’Etat comme les ingénieurs des Ponts et Chaussées. Les décisions clés sont prises à un échelon national, dans le cadre d’une planification globale, sans réellement d’adaptation aux enjeux de chaque territoire. La réglementation stricte conduit à une uniformisation du bâti entre les différentes villes (le même type de barres d’immeubles à Lille ou à Toulouse) et à une standardisation des méthodes et des outils. Les habitants ne sont en aucun cas considérés comme des partie-prenantes pour la gouvernance de la ville, mais comme une ressource qui doit rester aussi stable et fiable que possible (Donzelot, 2011a).

Plus récemment, une variante externalisée de ce modèle fonctionnaliste est apparue. La ville franchisée, pour reprendre le terme de l’urbaniste David Mangin, lauréat du grand prix de l’urbanisme en 2008 (Mangin, 2004) succède à la fin du modèle fonctionnaliste, symbolisé par l’échec social des grands ensembles urbains, devenus

(7)

des « quartiers en difficulté », des « zones urbaines sensibles »3. Cet échec est notamment du à la disparition de l’emploi des zones industrielles proches de ces quartiers, dont l’enclavement et l’absence de moyens de communication avec le reste de la ville a freiné la reconversion de leurs habitants vers d’autres types d’activités salariées (Donzelot, 2011b), soulignant ainsi cruellement la rigidité du modèle fonctionnaliste et son inadaptabilité. La ville franchisée repose sur la mise à disposition de foncier à des acteurs privés, ces acteurs privés réalisant ensuite des opérations « clefs en main » vers les habitants ou les usagers. On observe néanmoins une souterraine continuité avec les principes fonctionnaliste, car le zonage reste le plus souvent monofonctionnel. Comme l’indique l’économiste de la ville Frédéric Gilli : « Il ne faut donc pas se réjouir d’un affaiblissement des corps techniques (qu’ils soient centralisés ou décentralisés) au motif que cela signerait la fin des technostructures qui ont produit une ville sans vie, organisée en zones fonctionnelles. D’une part, les logiques marchandes tendent à reproduire la même forme urbaine fonctionnaliste que celle héritée des grands plans des années 1950. D’autre part, la singularité des projets urbains se crée dans les controverses. Sans habitants, ni services techniques, les élus seront face aux groupes de promotion qui dérouleront des opérations rentables sans véritablement adapter leur projet au plus près du territoire. » (Gilli, 2011)

3.2. Le SI fonctionnaliste : l’urbanisation des SI

Dans le SI, le modèle fonctionnaliste a jusqu’à récemment constitué le cadre de pensée dominant. Il a émergé dans les années 1990 dans les entreprises bancaires, le modèle féodal n’étant plus adapté aux évolutions de leur activité et au caractère stratégique du SI. La découpe en silos indépendants est en effet devenue un frein au lancement de nouveaux produits et au développement de nouvelles activités, tout en induisant des contraintes sur les clients (par exemple devoir changer de numéro de compte bancaire lors d’un changement d’agence). Ce modèle a ainsi été popularisé par Jacques Sassoon (Sassoon, 1998), maitre d’œuvre de l’urbanisme au Crédit Agricole puis à la Société Générale, ou encore par Christophe Longépé (Longépé, 2006), responsable de l’urbanisme à Sema puis à la Société Générale. Dans ce modèle, le SI est idéalement structuré en zones, quartiers et applications, chaque application réalisant une fonction précise dans un processus métier (Dakhli, 2009). On peut citer par exemple la diffusion des ERP par modules suivant des logiques de contrôle de gestion (méthode ABC) avec un découpage en « zones homogènes » de l’organisation. Cette découpe et les règles de construction des applications sont documentées rationnellement à l’image d’un Plan Local d’Urbanisme (qui a succédé au Plan d’Occupation des Sols) (Contini, 2002), et leur bon respect peut être contrôlé par des comités de validation des projets SI, comités composés de managers en charge des différentes fonctions du SI et pilotés par des architectes/urbanistes transverses. En écho aux quatre fonctions-clefs de la Charte d’Athènes, (Longépé, 2006) définit six types de zones fonctionnelles : une zone échange, une zone gisement de données, une zone référentiel, une zone pilotage, une zone opération, et une zone ressource. A l’instar de la ville fonctionnaliste, ce modèle présuppose une stabilité importante dans les activités de l’entreprise (Bertin, 2010).

3

Terme employé dans la loi n° 96-987 du 14 novembre 1996 relative à la mise en œuvre du pacte de relance pour la ville.

(8)

Comme dans la ville fonctionnaliste, les flux sont cantonnés à une zone précise (la zone échange). On trouve ainsi des applications dédiées à la gestion des flux d’information entre les applications, comme les EAI (Enterprise Application Integration) ou les ESB (Enterprise Service Bus), qui permettent un contrôle d’accès en fonction des autorisations et du dimensionnement des applications sources et cibles, voire une transformation de données selon la sémantique utilisée par l’application cible. Les flux y sont également planifiés à l’avance grâce à la formalisation des dépendances entre applications, facilitée par la vision en zones fonctionnelle (par exemple, une application A peut et doit dépendre d’une application B si et seulement si la fonction 1 que réalise l’application A dépend de la fonction 2 réalisée par l’application B). Certains SI comme les ERP sont ainsi reconnus pour leur approche structurante reposant sur une normalisation autour d’un langage commun (Rowe, 1990) et une standardisation des échanges de données. Les ERP constituent à partir d’un certain seuil de déploiement une synthèse intégrative des différentes applications, notamment à partir d’une base de données centrale et d’une approche processuelle de l’entreprise (la modélisation des processus et des flux est le préalable à toute implémentation en partant d’une lecture de l’organisation par activités).

La gouvernance suit également le modèle de la ville fonctionnaliste, avec des équipes d’urbanistes transverses (c'est-à-dire de niveau corporate et non liés à une direction opérationnelle de l’entreprise) en charge de l’élaboration du zonage fonctionnel, des règles applicables et des schémas directeurs à respecter. De même, les comités de validation des projets d’applications sont eux aussi de niveau corporate, afin d’assurer leur indépendance par rapport aux clients de ces projets qui se situent dans les directions opérationnelles. Ceci induit un fort pouvoir des MOE, à la façon des ingénieurs des Ponts et Chaussée dans la ville fonctionnaliste. Les utilisateurs des applications ne sont vus en aucun cas comme des parties-prenantes, mais comme une contrainte, susceptible de faire échouer un projet. L’externe est peu pris en compte dans les cartographies fonctionnelles.

Ce modèle évolue également vers une variante externalisée. Des fonctions du SI sont déléguées à des tiers, par exemple via leur sous-traitance à des SSII (infogérance) ou à des fournisseurs de service en mode ASP (Application Service Provider). L’entreprise abandonne alors la maitrise des solutions mises en œuvre, se contentant d’un rôle de MOA. Il se produit ainsi une externalisation du système d’information sachant que le déploiement peut se faire de manière progressive en partant des processus métiers au cœur de l’entreprise (comptabilité, production, logistique, etc.). On peut trouver alors comme dans la ville franchisée une prépondérance des fournisseurs de service sur les MOA internes. Après une mise en concurrence initiale, l’entreprise est en effet entièrement liée à la roadmap d’évolution du service pour les évolutions souhaitées. Tout comme dans la ville franchisée, le SI externalisé ne prend pas prioritairement en compte les besoins des salariés de l’entreprise cliente (les utilisateurs) ; ce sont ces derniers qui auront à s’adapter au service et non l’inverse (Valenduc, 2000).

3.3. L’entreprise fonctionnaliste : une spécialisation par fonction

L’évolution de la firme s’est traduite par le passage d’une organisation hiérarchique à une organisation fonctionnelle (Fayol, Mintzberg, Chandler…). Les activités similaires peuvent être regroupées de façon cohérente en entités spécialisées et homogènes, appelées « fonctions » (fonction commerciale, fonction production,

(9)

fonction R&D, fonction financière…). A l’instar de la ville fonctionnaliste, toute firme peut ainsi être divisée selon ces fonctions-clefs. Cette évolution s’explique en partie par l’accroissement de la taille de la firme qui permet des économies d’échelle mais qui nécessite en contrepartie un principe de division fonctionnelle du travail et de l’autorité, ainsi qu’une spécialisation par fonction qui doit amener une efficience accrue avec un regroupement des spécialistes du domaine. La spécialisation est ainsi censée procurer la productivité et l’efficacité au sein de l’organisation, les premiers travaux datant de la manufacture d’épingles d’Adam Smith (1776).

La firme fonctionne alors sur le principe de l’interdépendance la plus faible possible entre les entités avec une logique de découpage horizontal des flux de produits. La structure fonctionnelle (que Chandler nomme « forme unitaire » ou « forme U ») se caractérise également par une formalisation des règles et par une spécialisation du travail. Un même ensemble de tâches est réalisé au sein d’une fonction et les relations suivent une ligne hiérarchique bien définie, le contrôle et la coordination des fonctions étant réalisés par la direction générale. Les relations sont donc relativement bien établies comme on peut le voir sur le schéma ci-dessous (figure 1) : chaque individu occupe un poste rattaché à une entité spécialisée dont le périmètre est défini par la direction de l’entreprise. Cette entité spécialisée doit s’inscrire dans la réalisation de processus eux-mêmes définis et reposant sur des expertises homogènes (production, finance, marketing…). Dans cette figure 1, qui suit le formalisme UML (Booch, 1999), une flèche de A vers B signifie que A dépend de B, et un trait terminé par un losange noir de A vers B (composition UML) signifie que A est un élément de B (si B est détruit, alors A l’est aussi). Ici, le poste de travail fait partie d’une entité et ne peut être déplacé vers une autre entité ou être relié à plusieurs entités. Une entité se compose de 1 à n postes de travail, et pilote la réalisation de 1 à n processus. L’entité est ainsi le composant clé de l’organisation. Une entité peut bien sûr être composée par d’autres entités, de rang inférieur (non représentées sur la figure).

Figure 1 : Liens entre structures et activités dans le modèle fonctionnaliste La spécialisation par fonctions favorise le développement de compétences pointues et permet de recourir quotidiennement à des individus qui sont considérés comme des experts dans leur domaine (domaine financier, domaine marketing…). La réalisation d’économies d’échelle grâce à la concentration des ressources dans une fonction est

class urba

entreprise entité poste

processus d'entreprise

processus d'entité activ ité

indiv iduelle 1..* 1 1..* 1 1..* bénéficie à 1 1..* sous la responsabilité de 1 1..* réalisée par 1 * 1 1 *

(10)

aussi un avantage de la structure fonctionnelle. Comme dans la ville fonctionnaliste, cette structure comporte néanmoins des inconvénients, notamment liés à sa rigidité. Dans la mesure où la ligne hiérarchique est souvent développée au sein de chaque fonction, la prise de décision peut être ralentie et empêcher une adaptation rapide aux évolutions de l’environnement. Ensuite, la spécialisation induit le risque que chacun privilégie sa propre fonction et néglige de comprendre ce qui se passe dans les autres fonctions de l’entreprise, ce qui peut nuire aux intérêts généraux de l’entreprise. La relation entre les différentes fonctions se fait généralement de façon formalisée, voire bureaucratique. Les acteurs sont des spécialistes centrés sur la fonction qu’ils doivent réaliser ; la coopération entre les fonctions est essentielle mais s’avère souvent difficile, de par les incompréhensions et les conflits entre les différentes directions fonctionnelles. Ces divergences ne peuvent alors être résolues qu’au niveau de la direction générale, qui peut se trouver débordée. Elle peut ainsi être conduite à développer en son sein une expertise sur les différentes fonctions de l’entreprise afin de conserver son rôle central et éviter que les fonctions ne se constituent en baronnies. Comme la ville franchisée a répondue aux rigidités de la ville fonctionnaliste, tout en restant dans une certaine continuité, l’externalisation de fonctions de la firme a constitué une alternative, notamment par la constitution de réseaux. On peut définir un réseau (Thorelli, 1986) comme plusieurs entreprises liées par des relations d’échange suffisamment fortes pour créer un sous marché contractuel dans le marché global où se confronte l’offre et la demande. Ces relations d’échanges s’inscrivent dans la durée et leur stabilité exige un certain nombre d’accords ainsi qu’une confiance réciproque entre les acteurs. Les entreprises réseau (Thorelli, 1986 ; Jarillo, 1988, 1993 ; Josserand, 2004) sont alors considérées comme des formes hybrides entre le marché et la hiérarchie (tout comme la franchise qui constitue une autre forme d’organisation proche de l’entreprise réseau4). Elles se justifient d’autant que les coûts de transaction diminuent avec l’éclatement des structures industrielles et logistiques et que les frontières des firmes deviennent ainsi de plus en plus poreuses et floues (Quélin, 2002). On assiste alors à un recentrage sur le cœur de métier de chaque entité, dans une logique monofonctionnelle. L’appartenance à un réseau entraîne toutefois pour les membres des obligations (la réversibilité des engagements peut s’avérer compliquée) et elle peut être source de blocages, de par l’existence de barrières à la sortie et à la mobilité entre réseaux et « blocs stratégiques » (Coeurderoy et Ingham, 2004).

5. Le modèle multipolaire

5.1. La ville multipolaire : une logique multifonctionnelle et multi-acteurs Le terme de ville multipolaire regroupe ici les conceptions les plus récentes d’aménagement urbain, évolutions également désignées par les termes de ville postindustrielle (Levy, 2006) (Ghorra-Gobin, 1999), ville territoire (terme promu par l’urbaniste Bernard Reichen, lauréat du grand prix de l’urbanisme en 2005 (Reichen, 2006)), ou ville durable (Cassaigne, 2009). Le terme de ville multipolaire est

4 La franchise est un système qui a vu le jour aux États-Unis, essentiellement après la seconde guerre mondiale, et qui s'est répandu en Europe à partir des années 70. Une franchise est un réseau ayant comme éléments un franchiseur et de nombreux franchisés qui constituent des points de distribution. C’est une organisation en réseau, constituée d'un centre, le franchiseur, et de ses multiples ramifications, les franchisés.

(11)

néanmoins le plus fréquemment employé, notamment par les élus locaux. Ainsi, le maire de Lyon Gérard Collomb déclarait-il 5 en 2009 : « Nous construisons une ville où tous les modes de transport seront interconnectés. Notre agglomération rayonne jusqu'à 50 kilomètres et notre but est de réduire au minimum le nombre de voitures en ville (…) Nous bâtissons une ville multipolaire autour des grands axes de transports. Ce sera le maître mot du nouveau SCOT (Schéma de cohérence territoriale) ». Des principes communs se dégagent de ces évolutions. Il s’agit de recréer la continuité de la ville, par rapport au modèle fonctionnaliste. Les zones urbaines sont revendiquées comme multifonctionnelles. Le même quartier regroupera des bureaux, des habitations, des services, des espaces commerciaux et de loisir. Aucune volonté néanmoins de garder les habitants dans les limites d’un quartier: les habitants des logements, les salariés des bureaux et les clients des commerces ne seront pas nécessairement les mêmes ; il s’agit de garantir la vitalité du quartier en diversifiant ses facteurs d’attractivité.

L’esprit de la ville multipolaire peut être résumé en une phrase : « Faire prévaloir les flux sur les lieux » (Donzelot, 2011b) 6. Le tramway en est la figure de proue, pour désenclaver les zones urbaines sensibles héritées du modèle fonctionnaliste, et pour fluidifier le trafic généré par la ville franchisée. Les habitants de la ville sont aujourd’hui multitâches. Ils travaillent dans les transports, font du sport ou leurs courses au milieu de leur journée de travail, et du shopping devant leur PC. Ils ne se définissent plus simplement par un groupe socioprofessionnel, mais appartiennent à de multiples réseaux disjoints (professionnels, sportifs, social, religieux, associatifs…), ayant chacun leur topographie propre (bureaux, salles de sport, habitations, lieux de culte, lieux associatifs…). Cette multifonctionnalité des lieux et la séparation en réseau à la fois disjoints et topologiquement proches peut favoriser une micro-conflictualité, à l’instar des émeutes de l’été 2011 en Angleterre qui se sont majoritairement produites dans des quartiers mixtes7, où cohabitent HLM et petites maisons des classes moyennes, et dont les habitants se côtoient sans pour autant se mélanger.

Concernant la gestion des flux, il ne s’agit ni de les limiter (modèle fonctionnaliste), ni d’ignorer leurs impacts (ville franchisée), mais de les attirer et de les guider par des infrastructures diverses (rues piétonnes, pistes cyclables, routes, tramway, trains…). La métaphore clé de la ville multipolaire est celle du hub, point de concentration et de connexion des flux issus de ces diverses infrastructures, qui permet l’intermodalité du transport. Autour de ces hubs va se construire un tissu urbain attractif (bureaux, multiplexe de loisirs…). On observe ainsi un couplage entre les flux de transport et les flux financier : les espaces les plus attractifs sont également ceux qui attirent les investissements.

La gouvernance de la ville multipolaire est complexe. Le pouvoir y est distribué entre au moins quatre types d’acteurs : les décideurs centraux (de niveau étatique ou

5

Interview de Gérard Collomb, 26 novembre 2009, Le Point. 6

« Il ne s’agit plus de préserver les lieux contre les menaces constituées par l’attraction que les villes exercent sur les flux, humains en particulier. Au contraire, on fait du renforcement de l’attractivité de chaque ville l’objectif premier de la politique urbaine. Une ville ne se définit plus par des contours relativement précis mais par la faculté qu’elle offre de relier ses habitants à des ailleurs plus ou moins lointains. L’importance des flux vers ces ailleurs sert à caractériser la ville beaucoup plus que l’étendue, d’ailleurs de plus en plus indéfinissable, du territoire qu’elle serait censée recouvrir. » (Donzelot, 2011b)

7

(12)

territorial), les décideurs locaux (élus), les acteurs associatifs, et les acteurs privés détenteurs de capitaux. Les acteurs associatifs, ni privé ni public, sont une émanation de la société civile. Ils peuvent être focalisés sur une cause particulière (par exemple le vélo ou le covoiturage) ou inscrits dans une topologie (une association de quartier, d’usagers d’une ligne de transport). La motivation des individus qui les composent leur permet d’atteindre un bon niveau d’expertise technique. Cette expertise, combinée à leur assise militante ou médiatique, leur permet de discuter légitimement avec les autres acteurs, que ce soit au niveau global ou local selon le type d’association. Par ailleurs à la différence de la ville franchisée, les décideurs centraux regagnent ici du pouvoir, mais sans pour autant l’exercer seuls comme dans le modèle fonctionnaliste. Il s’agit maintenant de gouverner à distance, d’influencer plutôt que diriger (Epstein, 2005).

L’échelon central (en France l’Etat et/ou les communautés d’agglomération selon les cas) pilote indirectement la réalisation de projets urbains via deux principaux instruments clés : les infrastructures lourdes et le financement de projets structurants. En France, l’Etat encourage en effet maintenant l’émergence de projets issus du terrain tout en gardant le contrôle de ce qui sera réalisé par un fonctionnement en agence de moyen, comme par exemple l’Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine (www.anru.fr). L’agence de moyen définit des objectifs et lance des appels à projet comportant des critères précis de sélection. Les acteurs locaux sont ainsi pilotés indirectement via l’incitation à concocter des projets conformes à l’appel. Les projets locaux sont alors mis en concurrence au niveau national. L’aménagement du plateau de Saclay est à cet égard typique de par l’utilisation de ces deux instruments clés, l’Etat français planifiant son développement en une « sillicon valley à la française » à la fois par le raccordement direct aux grands hubs existants (La Défense, Roissy, Orly…) via un réseau de transport public rapide, et par l’installation d’établissements d’enseignement supérieurs et de recherche publics (par déménagement ou extension) financièrement incitée via l’appel à projet « plan campus ». Ce type de mécanisme de gouvernement à distance est parfois reproduit au niveau local envers les habitants, invités à participer à la gouvernance de leur quartier, en étant associés aux réflexions municipales sur les projets à lancer ou même en s’associant pour proposer des projets, dans l’objectif de créer une dynamique positive (empowerment) (Le Bossé et Lavallée, 1993). Le niveau de pouvoir décisionnaire réellement délégué aux habitants reste toutefois très faible (Donzelot, 2006). Il s’agit le plus souvent de légitimer des décisions prises (par exemple avaliser la réalisation d’un tramway au tracé déjà défini). Pour finir, il convient de noter le coût de coordination important de cette gouvernance complexe, que ce soit en termes de coût de réponse à des appels d’offre, ou de convergence des préférences des acteurs en présence.

5.2. Le SI multipolaire : le SI 2.0

L’application au SI des principes de la ville multipolaire reste pour l’instant embryonnaire, et non théorisée, bien que les limites du modèle fonctionnaliste soient régulièrement pointées, y compris par leur promoteurs initiaux8. On peut toutefois en identifier les prémices, dans des travaux comme ceux de Pierre Pezziardi (Pezziardi, 2010), qui fut DSI de la BRED Banque Populaire, ou dans la montée en puissance de la thématique RSE (Réseau Social d’Entreprise) et la création d’équipes

8

(13)

multifonctionnelles parfois dispersées géographiquement. Concrètement, il s’agit d’assumer l’échec d’un urbanisme monofonctionnel en se dotant d’outils pour penser la multifonctionnalité en faisant primer les interfaces sur les applications. Il s’agit alors non plus d’affecter une application à une zone fonctionnelle, mais d’être capable d’en décrire ses interfaces d’entrée et de sortie, et donc ses flux avec les autres applications du SI (Bertin, 2009). L’attention est ainsi non plus portée sur la substance fonctionnelle de chaque application, mais sur la façon dont elle va s’intégrer dans un environnement existant et interagir avec lui. Cette logique est d’ailleurs celle de beaucoup d’objets technologiques récents. Ainsi, les box ADSL intègrent des fonctionnalités multiples. On peut également citer le cas des smartphones qui permettent de télécharger une multitude d’applications dans le même objet technologique, au détriment d’un objet monofonctionnel comme le téléphone de bureau ou le téléphone mobile standard.

En termes d’outils, le principal défi n’est pas tant de mettre en place des infrastructures, que d’assurer qu’elles soient utilisées au mieux. Les utilisateurs sont ici considérés comme des acteurs clés. Il s’agit de les attirer, en prenant en compte leur propre logique privée et individualiste, par exemple en leur fournissant des tableaux de bords pour agréger et mieux gérer leurs flux informationnels quotidiens, ou en leur permettant de partager des données tout en gardant une certaine traçabilité sur les réutilisations. Il s’agit également de ne pas superposer ces nouvelles infrastructures aux anciennes, mais d’assurer leur interconnexion (hub). Par exemple, un RSE pourrait être utilisé non seulement pour la publication d’information, mais aussi pour réaliser des processus existants (reporting, informations hiérarchiques descendantes, etc.).

La gouvernance du SI multipolaire suit naturellement un principe de subsidiarité, sans contrôle fin de l’échelon central, mais en privilégiant l’empowerment, l’orientation, la transparence et la confiance. Plutôt qu’un pilotage descendant (top-down) via des plans directeurs détaillés et des comités validant leur respect, il s’agit de miser sur les initiatives de ceux qui sont en contact avec les difficultés, en estompant la frontière entre les développeurs et les utilisateurs. La validation d’un déploiement peut alors prendre la forme non plus d’un contrôle du respect de décisions planificatrices, mais d’un contrôle de l’intégrité du système (vérifier que le SI ne sera pas mis en danger par la nouvelle application), à l’instar d’Apple validant que chaque nouvelle application téléchargeable sur l’iPhone ne met en danger ni ses plateformes, ni ses utilisateurs. Un autre objectif sera de favoriser l’émergence de leaders d’opinion internes (y compris du côté des utilisateurs) qui puissent former l’équivalent des acteurs associatifs issus de la société civile dans les villes multipolaires et jouer au minimum un rôle d’alerte sur les risques et les comportements sous-optimaux du SI. Cela induit naturellement des risques de dérives, mais aussi des « risques » d’innovation terrain… Les coûts de coordination entre les acteurs sont bien sûr importants dans ce modèle.

5.3. L’émergence d’une nouvelle forme d’entreprise multipolaire

Les organisations se complexifient du fait de leur environnement mais également de l’évolution des acteurs qui assument de plus en plus de rôles différents, y compris au sein d’une même structure. Les managers sont ainsi amener à être des responsables de ressources humaines, des gestionnaires, des contrôleurs de gestion, des praticiens de

(14)

leur activité, etc. Chaque rôle influence les autres, amenant une forme de multiplexage au niveau des individus mais aussi des systèmes. Les entreprises sont ainsi composées d’un ensemble de pôles opérationnels (entités) qui sont également de plus en plus multifonctionnels. Ces derniers agissent comme des centres de triages des transactions (hub), capables d’accumuler des expériences et de proposer des innovations. Dans la continuité de l’organisation en réseau, chaque pôle s’autonomise : on demande ainsi à la R&D de faire de plus en plus du marketing, d’être proche des clients, de gérer son budget, d’être capable de faire de la stratégie, etc. Les individus sont rattachés hiérarchiquement aux entités mais ils sont également membre de groupes, qui eux, ne sont pas nécessairement rattachés hiérarchiquement aux entités (groupe projet, groupe de réflexion, associations internes, etc.). Or, les groupes sont parfois en charge de la réalisation d’activités ou de l’atteinte de résultats.

Le schéma ci-dessous (figure 2) résume cette organisation, où les individus sont partagés entre les entités et les groupes. Dans cette figure 2, un trait terminé par un losange blanc de A vers B (agrégation UML) signifie que A est membre de B, mais existe indépendamment de B. Ici, seule subsiste l’activité collective, menée par un groupe. Cette activité collective reste tout de même rattachée à une entité hiérarchique, qui détient le budget nécessaire à sa production et à son fonctionnement, et à laquelle appartient en général le responsable du groupe. Dans ce modèle, un ancrage hiérarchique des activités collectives demeure. Ces entités hiérarchiques ont alors notamment pour mission de faciliter les échanges (hub), entre les individus qui la compose et avec les autres parties de l’organisation. L’entité hiérarchique devient en quelques sortes un tremplin pour aider l’individu entrepreneur à saisir des opportunités de valorisation.

Figure 2 : Liens entre structures et activités dans le modèle multipolaire Cette dichotomie entre les entités et les groupes peut faire émerger des problématiques particulières. D’abord, cette organisation modifie considérablement le rôle de l’entreprise : elle devient à la fois fournisseur de capacités et d’infrastructures

class urba

entreprise

indiv idu entité

activ ité collectiv e groupe 1..* bénéficie à 1..* 1 réalisée par 1 1..* * 1..* 1 1..* 1 1..* sous la responsabilité de *

(15)

pour les individus, les entités et les différents groupes. Autrement dit, elle devient une sorte d’agence de moyens en mettant à disposition des capacités, donnant des objectifs, un financement. Elle procède à l’évaluation de l’atteinte des objectifs, notamment dans une logique financière et de budget. Pour autant, on peut voir aussi se développer des grilles d’analyse multicritères qui combinent des critères de différentes natures (les entreprises, puis les entités sont évaluées sur leur impact économique, mais également sociétal, en matière de développement durable, etc.). Le corollaire de l’organisation multipolaire est l’augmentation des flux (notamment d’information et de connaissance) et des coûts de coordination, sans compter que ces derniers sont souvent masqués ou difficilement traçables dans le temps. Cet effet est renforcé par la multiplication des canaux de communication et de coordination, accentuant dès lors un effet millefeuille déjà existant avec le portefeuille d’outils à disposition des managers (Kalika et al. 2007). L’apparition des TIC et des nouveaux outils de gestion sont les pendants de cette augmentation des flux, de plus en plus constants dans le temps, brouillant les frontières entre la vie professionnelle et personnelle des individus. La coordination s’avère plus complexe car un individu a d’avantage de marge de manœuvre pour choisir là où il veut aller (projets, réunions, entités, groupes, etc.), le choix des individus n’étant pas forcément celui souhaité ou décidé par l’entreprise (exemple de la composition des groupes de réunions qui ne suivent pas forcément une logique hiérarchique ou des comités de pilotage dont la composition s’avère souvent très large, avec les problèmes de management qui en découlent). Il existe alors un risque de surcharge coordinationnelle (David et Monomakoff, 2011) et une complexification croissante de la compréhension de l’organisation où finalement « tout le monde est un peu partout à la fois » et donc « responsable de tout et de rien ». Ces évolutions ne sont pas sans conséquences sur les coûts et leur prise en charge. En effet, les multiples sollicitations au sein de l’organisation déportent en aval le coût de sélection de l’information pertinente, sans compter la légitimation de certaines actions, ne serait ce que par leur communication (Lemarié, 2001). Le courrier électronique est ainsi un des vecteurs de ces travers organisationnels amenant cette complexité (Markus, 1994 ; Tran, 2010).

Du point de vue managérial, l’entreprise multipolaire marque le passage d’un management avec un lien hiérarchique défini à un management des référentiels pour déterminer le périmètre des individus dans l’organisation : l’entreprise n’est plus vue comme un réseau de contrats mais comme une constellation d’individus entrepreneurs ou de groupes indépendants. Les individus deviennent alors aux aussi multipolaires dans le sens où ils vont devoir occuper plusieurs fonctions sans pour autant changer de poste. C’est donc la fin des fameuses fiches de postes qui sont remplacées par des contrats d’objectifs. Cette multifonctionnalité entraîne également une augmentation de la micro-conflictualité et pose la question du profil du manager pour piloter des équipes de plus en plus pluridisciplinaires et entrepreneuses (managers vs spécialistes). Le manager doit être un animateur capable de faire fonctionner les individus ensemble sans maîtriser l’ensemble des connaissances. La notion d’arbitrage devient elle aussi plus complexe car elle est liée à la composition des membres du groupe décisionnaire, mais aussi au fait que chaque membre peut être présent dans plusieurs groupes. Plus les individus sont présents au sein de groupes, plus leur voix peut peser dans l’arbitrage du fait de l’acquisition de connaissances et de l’accroissement de leur légitimité. Cela est également valable pour l’animateur du groupe.

(16)

6. Discussion

Les sections précédentes ont mis en lumière les similitudes entre la ville, le SI et la firme à travers trois modèles : féodal, fonctionnaliste, et multipolaire. Le tableau suivant récapitule les principales analogies entre ces trois objets.

Ville SI Entreprise

Unité structurelle Ouvrage Application Unité/collectif de travail

Usager Habitants Utilisateurs Salariés

Urbaniste

(décideur) Maire/municipalité DSI

Comité de direction Construction /

transformation Professionnels du BTP Développeurs

Cadres opérationnels Activité Vie urbaine Fonctionnement Production

Maintenance Syndic Hébergeur /

exploitant

Service de gestion des RH Infrastructure de

communication Ligne de transport

Bus d’échange entre applications

Outils collaboratifs Principaux flux Personnes Données Information et

connaissance Réglementation Règles d’urbanisme (plan

d’occupation des sols, etc.)

Référentiels SI (ITIL, Cobit,

etc.)

Droit du travail

Déclinaison des

règles Contrat de construction

Formalisation des bonnes

pratiques

Règlement intérieur

Municipalité, DSI ou comité de direction peuvent ainsi être rapprochés de par leur rôle d’urbaniste organisationnel, devant prendre en compte le passé (l’historique de l’organisation), le présent (ses contraintes et la continuité de son fonctionnement), et le futur (anticiper et préparer son devenir).

Les avantages et les inconvénients de ces modèles peuvent également être rapprochés. Le modèle féodal est réactif et permet une bonne adaptation aux besoins de chaque silo. Dès que la structure grossit, il génère par contre des incohérences et des redondances, par manque de communication entre les silos, et devient au final ingérable, micro-piloté par les acteurs de terrain sans vision globale. Le modèle fonctionnaliste rationalise fortement les structures afin de minimiser les redondances (par exemple les redondances de données ou de référentiels dans le SI). Il offre une vision globale intelligible à la fois par les acteurs de terrain et par les décideurs (comité de direction, municipalité, etc.). Cette vision globale constitue alors un support pour la gouvernance (décisions d’investissement, reporting, etc.). Il présente

(17)

par contre comme inconvénient majeur une rigidité et une mauvaise prise en compte de la diversité des situations concrètes, qui ne sont vues qu’à travers le prisme de la règle. Dans ce modèle, les enjeux politiques (luttes de pouvoir, conflits d’intérêt…) tendent à être occultés dans un imaginaire du « philosophe roi », l’idéal d’une technocratie où il n’y a pour chaque situation qu’une seule décision rationnelle applicable. De plus, ce modèle est principalement valable pour les structures en régime permanent et perd sa pertinence en cas de rupture dans les activités internes ou dans l’environnement. La variante externalisée permet justement plus de souplesse et de réactivité face aux changements. La logique de séparation fonctionnelle demeure toutefois. Elle conduit à une dispersion de l’activité entre des entités spécialisées et à un engorgement des flux de communication entre elles. Dans le meilleur des cas se créent des externalités positives, mais c’est bien souvent une certaine standardisation qui prévaut. Le modèle multipolaire constitue une rupture forte avec le modèle fonctionnaliste, et se rapproche par certains aspects du modèle féodal (entités multifonctionnelles, subsidiarité, etc.), tout en étant mieux adapté à la gouvernance d’organisations complexes. Ce modèle impose toutefois une redéfinition des modes de fonctionnement de l’organisation. Les coûts de coordination entre les acteurs y sont importants. L’apparition d’instruments SI pour faciliter cette coordination est d’ailleurs un des enjeux clés des années à venir, d’où l’engouement actuel pour les Réseaux Sociaux d’Entreprise et autres outils collaboratifs.

On peut observer enfin un phasage temporel relativement similaire entre la ville et l’entreprise (le SI suivant avec retard la même tendance), du moins pour le modèle fonctionnalistes (1900-1970), sa variante externalisée (1980-2000), et le modèle multipolaires (2010-…). Cette concomitance vient probablement des évolutions sociales sous-jacentes, qui ont trait à la place et au rôle des individus dans un système (la ville comme la firme) : aux sociétés de souveraineté (modèle féodal), ont succédé les sociétés disciplinaires (modèle fonctionnaliste), puis les sociétés de contrôle (modèle multipolaire). L’analogie avec le SI vient alors du lien fort entre un modèle de société et les artefacts techniques qu’elle produit, comme souligné par Gilles Deleuze : « Il est facile de faire correspondre à chaque société des types de machines, non pas que les machines soient déterminantes, mais parce qu’elles expriment les formes sociales capables de leur donner naissance et de s’en servir. » (Deleuze, 1990)

7. Conclusion et pistes de recherche

Cet article à caractère conceptuel souligne que, quel que soit l’objet, la ville, le SI ou l’entreprise, on assiste à une forte complexification liée au développement d’une multipolarité, que cela soit au niveau des objets ou bien au niveau des individus. Le corolaire de cette multipolarité est l’interdépendance des actions et la dilution des responsabilités dans l’atteinte ou non des objectifs. Ces transformations amènent alors plusieurs questions du point de vue managérial et de la gestion des ressources humaines.

Tout d’abord, il devient nécessaire de mettre en place des dispositifs d’évaluation et de contrôle qui prennent bien en compte l’ensemble des activités des individus, ce qui pose la question des indicateurs de performance et des référentiels inhérents qui peuvent dépendre de plusieurs fonctions dans l’objet. Le rattachement hiérarchique à un seul individu est souvent restrictif, d’autant que le N+1 peut n’être intéressé que par une partie de l’activité et ne pas comprendre les autres, surtout si le salarié

(18)

possède une marge de manœuvre dans l’organisation pour s’impliquer dans différents groupes. Des tensions peuvent ainsi apparaître dans la priorisation des tâches à effectuer, l’individu étant le seul à avoir une vision exhaustive et un degré d’autonomie souvent grandissant. Cette nouvelle approche managériale est liée également à un fonctionnement de plus en plus communautaire ou par groupes des organisations. Il englobe des groupes dont le périmètre est connu (Codir, Comex, groupes projets identifiés, etc.) mais également des groupes temporaires qui sont la conséquence de la gestion de projet, voire même des groupes avec des frontières plus poreuses selon les problématiques traitées (Comités de pilotage, groupes de réflexion, groupes de créativité, groupes de résolution de problème, etc.). Le responsable hiérarchique doit alors veiller à distinguer le volume d’activité (je suis présent dans n groupes) de l’atteinte réelle des objectifs (le contrat d’objectifs définis en amont), la démultiplication de la participation à des groupes n’étant pas synonyme de performance. L’évaluation formelle des flux étant plus simple qu’une évaluation du fond et des objectifs, il existe alors un risque de dérive certain pour les managers de se concentrer sur une mesure des flux d’activité (participer à n groupes de travail pour prouver son activité et son rendement).

L’évaluation est également plus complexe car on retrouve dans l’atteinte de certains objectifs une logique d’auto renforcement des activités ou de complémenteurs. Autrement dit la réalisation d’un objectif donné est liée à la réalisation d’autres objectifs, liés à d’autres sphères de l’objet, et cela est valable pour la ville (le développement économique d’un quartier dépend des infrastructures de transport), le SI (l’atteinte des objectifs de délais de traitement d’une application de prise de commande dépend de l’application de livraison) ou l’entreprise (les fonctions marketing et R&D sont très liées). Il devient alors de plus en plus difficile de déterminer d’où vient la création de valeur (les habitants d’un quartier viennent pour les commodités, les infrastructures, la proximité de centres économiques, etc.), mais à l’opposé de déterminer les responsabilités précises en cas d’échec (quel est le poids du marketing, de la production ou de la R&D dans l’échec du lancement d’un nouveau produit ?). Un autre questionnement est la création d’une légitimité et d’une e-réputation dans l’entreprise. Certaines réfléchissent à la mise en place d’un outillage spécifique afin de permettre par exemple une évaluation par les pairs à l’instar de ce qui se fait sur certains sites commerciaux (rating, mécanismes de feedback, d’audience, etc.). Ces mécanismes de management pourraient venir enrichir l’évaluation des individus et des groupes en supplément des dispositifs classiques mais ils ne sont pas sans poser un certains nombre de questions (rôle des externalités de réseaux, des liens faibles, logique de réciprocité sans lien avec les objectifs de l’entreprise, etc.).

Ensuite, ce mode de fonctionnement place d’individu comme un élément central, non pas comme entité rattaché à une fonction ou un service, mais plutôt comme entité partie prenante de plusieurs groupes. Cela amène une profonde réflexion dans les modes de gouvernance et les règles de fonctionnement des organisations. Chaque individu apporte à ses groupes une partie du pouvoir et des connaissances qu’il détient de par sa participation à d’autres groupes : pouvoir hiérarchique (de décision) ou pouvoir d’expertise (de maitrise de l’information ou de connaissances nouvelles). Ce fonctionnement doit inclure une réflexion sur la constitution des groupes (nombre de membres, composition, critères de choix, conditions d’entrée et de sortie, etc.). Les mécanismes classiques relevant d’un statut hiérarchique sont de moins en moins

(19)

valables compte tenu des compétences étendues des individus et des prérogatives qui leurs sont assignées parfois même par d’autres acteurs que leur N+1. L’interrogation principale porte ainsi sur les critères de sélection des individus pour participer à un groupe (capacités relationnelles des individus, capacités cognitives, connaissances et expertise, présence dans d’autres groupes connexes au groupe concerné, capacité à se resituer rapidement dans un contexte antérieur, valeur ajoutée à la réflexion et à la prise de décision, etc.) mais également sur le profil du responsable/animateur du groupe qui ne détient généralement que peu (ou pas) de pouvoir hiérarchique sur les membres.

La figure 3 illustre ces problématiques en poussant à son terme la logique multipolaire. Les entités hiérarchiques (non représentées sur le schéma) conservent uniquement un rôle RH (manager de proximité) sans lien fort avec les activités opérationnelles, qui sont réalisées par des groupes sous la responsabilité d’un individu pilote. Ce pilote détient le budget nécessaire au fonctionnement du groupe et à la production de l’activité collective. Il en rapporte l’utilisation non plus à une entité hiérarchique, mais directement à la direction générale, qui attribue les fonds et organise l’évaluation des résultats obtenus. Dans ce modèle, les individus remplacent en quelque sorte les entités comme point focal de l’organisation. Dans ce modèle, le lien entre l’entreprise et un groupe ne se fait qu’indirectement, via le pilote de ce groupe.

Figure 3 : Liens entre structures et activités (projection moyen-terme)

Ces transformations ne sont pas sans conséquences sur l’organisation et sa gouvernance. Le passage d’un fonctionnement hiérarchique des individus à un fonctionnement communautaire oblige les entreprises à se repenser quant à leur fonction par rapport aux groupes et aux individus (Ratier, 2012). L’organisation, qu’on pourrait qualifier en « 2.0 » au vu des caractéristiques décrites pour l’entreprise multipolaire, impose de construire et de déterminer des outils et des référentiels adéquats et de déconstruire cognitivement les logiques hiérarchiques classiques qui

class urba3

entreprise

indiv idu

groupe

activ ité collectiv e

1..* * 1..* bénéficie à 1..* 1 réalisée par 1 1..* * * sous la responsabilité de +pilote du groupe 1

(20)

ont prévalu jusqu’ici. L’un des premiers défis réside dans la création de référentiels de compétences qui ne soient plus centrés sur les individus mais sur les groupes. Ces référentiels de compétences supposent également un dispositif d’identification et de communication à l’échelle de l’organisation car on se situe dans une logique de communication « many to many ».

L’autre défi concerne les indicateurs de performance. On peut citer par exemple l’agrégation des KPI, la création de métadonnées qui pourrait être automatisée, des indicateurs de mesure des flux d’activités des individus mais également des groupes, etc. (exemple d’un individu appartenant à plusieurs groupes, chaque groupe étant à des stades différents d’avancement). L’ensemble des tableaux de bord et de pilotage pourrait alors évoluer selon une logique multicritère. La gouvernance de l’entreprise doit mener une profonde réflexion sur le choix des indicateurs mais également sur comment les intégrer dans les pratiques organisationnelles. Le défi organisationnel réside dans l’ajustement du niveau de couplage d’un ensemble d’actions organisées reposant sur des groupes dont le périmètre évolue. Dans ce cadre, le SI doit jouer un rôle central, que ce soit au niveau de la gestion des groupes, leur animation, voire des référentiels et indicateurs de performance. L’encastrement du SI et des outils de gouvernance pourrait également faire évoluer le rôle du DSI, ce dernier devenant de plus en plus un « architecte de l’organisation » en plus d’être en charge de l’urbanisation des SI. Il maîtrise les aspects techniques des SI et des TIC, il doit intégrer de plus en plus les usages et les outils de gestion dans le choix de l’infrastructure, et il est amené à être de plus en plus consulté par les autres services, et donc à être membre de plusieurs comités, en plus de ceux concernant le SI.

Ces différents enjeux sont synthétisés dans le tableau ci-dessous.

Modèle fonctionnaliste Modèle multipolaire

Valeurs dominantes

respect de la règle, statut, sentiment d’appartenance

optimisation des opportunités, engagement personnel Le salarié occupe un poste joue un rôle dans des groupes Son objectif est

de

réaliser les tâches spécifiées par son N+1 selon sa fiche de poste

apporter une contribution dans les groupes auxquels il participe Il peut être

évalué par son N+1 ses pairs

Le leadership

consiste à diriger animer et coacher

Un groupe est constitué selon

la position hiérarchique et les compétences

la motivation, les capacités et les compétences Les conflits sont

principalement entre entités hiérarchiques

internes aux groupes (micro-conflictualité) La direction

générale pilote et commande

partage une vision, outille, et arbitre les initiatives Enjeu des KPI mesurer la performance des

processus (coûts, délais, qualité)

mesurer la création de valeur des groupes, selon plusieurs

Figure

Figure 1 : Liens entre structures et activités dans le modèle fonctionnaliste  La spécialisation par fonctions favorise le développement de compétences pointues et  permet  de  recourir  quotidiennement  à  des  individus  qui  sont  considérés  comme  des
Figure 2 : Liens entre structures et activités dans le modèle multipolaire   Cette  dichotomie  entre  les  entités  et  les  groupes  peut  faire  émerger  des  problématiques particulières
Figure 3 : Liens entre structures et activités (projection moyen-terme)

Références

Documents relatifs