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ARTheque - STEF - ENS Cachan | Mots du corps, mots de la vie : le défi éthique en éducation à la santé

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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MOTS DU CORPS, MOTS DE LA VIE :

LE DÉFI ÉTHIQUE EN ÉDUCATION À LA SANTÉ

Lina BERTOLA

LDES Genève, ISPFP, Lycée Lugano

MOTS-CLÉS : REGARDS ÉTOUFFÉS – CHOIX IMPLICITES – CORPS-OBJET – CORPS SUJET – CORPS MATERNEL – COMPLEXITÉ –

CONNAISSANCES ET COMPORTEMENTS – GRAMMAIRE DE LA VIE

RÉSUMÉ : Dans les racines de notre culture on retrouve des choix cachés qui nous dévoilent, dans les savoirs, les regards des hommes qui les ont travaillé. Cependant le savoir scientifique nous cache de nous-mêmes, étouffe nos regards et nous présente plein d’évidences objectives. Ce refoulement a des retombées sur le plan éthique. Dans un corps objet scientifique le corps vivant ne trouve pas les mots pour comprendre et pour dire son expérience de la vie. Le défi de l’éducation est de relier les savoirs aux comportements.

ABSTRACT : In the roots of our culture one recovers the hidden choices that unveil us, in the knowledge, the looks of the men that worked them out. However the scientific knowledge us hides from ourselves, it smothers our out looks, it presents us full of objective evidence: we loses our traces... This repression has some repercussions on the ethical plan. In a object scientific body the living body doesn't find the words to understand or to tell about one’s experience in life. The

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1. INTRODUCTION : VOIR ?

J’aimerais porter votre attention sur quelques retombées éthiques de notre culture scientifique, surtout là où nous devenons objet scientifique à nous-mêmes, dans le domaine de la santé et du savoir médical. Je commence alors par une question : Qu’est-ce que c’est un objet scientifique ? La réponse pourrait être aussi très simple : c’est une réalité a voir, à étudier, à expliquer. L’objet existe, les scientifiques y travaillent dessus. Mais pour développer ensuite le thème du lien entre nos savoirs et nos comportements, je vais bouleverser cette vision tout implicite de l’objet scientifique (« implicite » le plus souvent aussi parmi les scientifiques) en déplaçant notre attention sur les regards des hommes qui voient cet objet.

Voir, dans sa racine ancienne, en grec, idein signifie « avoir une idée » : voir signifie tout de même penser et nommer ce que nous regardons, ce que nous cherchons à voir. On pourrait dire alors que la réalité prend sa forme juste dans nos regards et qu’elle vit dans les mots par lesquels nous arrivons à l’exprimer. Dans ces mots, nous faisons une expérience. Bien sûr, on peut mettre en place plusieurs regards sur la réalité, et leur présence paraît tout à fait simple à reconnaître - par exemple dans les arts, dans une peinture ou dans une poésie. En revanche, cette présence est bien plus compliquée à reconnaître quand il s’agit d’un objet scientifique : une particule physique paraît en effet toute évidente. On ne s’interroge pas sur le fait que cette « évidence » pourrait être un point de chute, comme devrait nous le rappeler la visibilité d’objets invisibles...

Pourquoi donc est-ce plus compliqué ? Tout simplement parce que le regard scientifique se cache à soi-même. L’objectivité d’un objet dit scientifique met tout de suite entre parenthèses les hommes qui regardent. Nos regards sur la réalité à connaître et dans les objets connus sont étouffés, oubliés, refoulés. On verra dans un instant d’où vient ce refoulement et quelles sont ses racines culturelles. Mais on peut tout de suite s’interroger sur les retombées de ce refoulement sur notre expérience de notre propre vécu, de notre santé, de nos souffrances.

2. LES MOTS DU CORPS

Venons-en donc au corps, à notre corps objet scientifique : quels mots est-il en mesure de nous offrir pour parler de nous-mêmes, de notre vie ? Quels mots m’offre-t-il pour donner voix à mon expérience directe de mon corps, vivant une vie entre santé et maladie, entre bien-être et souffrance ? Deux exemples tirés du quotidien : ce sont les petites histoires de Luc et de Claudine.

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2.1 Luc

Luc est un garçon de dix ans, fin d’ école primaire. Ses notes sont très mauvaises car il ne suit pas bien, il n’arrive pas à se concentrer : il a du mal à rester attentif et assis en classe, bouge sans arrêt et est fréquemment très agressif à l’égard de ses camarades. L’institutrice est préoccupée, en parle à ses parents, en leur proposant de collaborer pour aborder ensemble le problème. Dès qu’ils rentrent à la maison, les parents de Luc appellent un psychologue. Ils ont toujours estimé leur fils très intelligent. Le psychologue lui fait passer des tests et confirme : Luc est un enfant très intelligent ! Ils pensent alors que c’est de la faute de l’institutrice.

Cependant, avides de comprendre, ils consultent le Web et découvrent qu’il existe une maladie dont les symptômes ressemblent beaucoup aux comportements de leur fils. Il s’agit du « syndrome d’hyperactivité par déficit d’attention », classé comme maladie dans les documents officiels des psychiatres américains depuis 1980. Très fréquente chez les jeunes, elle peut être soignée par la Ritaline. Bien qu’il y ait eu de nombreuses polémiques autour du diagnostic et des pratiques thérapeutiques de ce syndrome, un nombre croissant de jeunes américains sont traités avec succès par la Ritaline. Le médicament est depuis très répandu en Europe. Soulagés par leur découverte, les parents de Luc se rendent chez l’institutrice pour la pousser à se renseigner : elle se doit de maîtriser cette maladie qui paraît toucher chaque jour davantage d’écoliers ! Le jour suivant, bien entendu, les parents ont un rendez- vous chez le psychiatre.

2.2 Claudine

La deuxième histoire est l’histoire de Claudine, 40 ans. Elle ne se sent pas bien, souffre de douleurs musculaires et articulaires qui lui donnent une sensation désagréable de fatigue, d’épuisement, de malaise. Elle va voir son médecin. Il l’examine soigneusement mais ne décèle aucun symptôme. Ses articulations sont en ordre et ses muscles ne présentent aucune atrophie. Les analyses de sang montrent des valeurs normales : aucune anomalie, donc, dans les paramètres biologiques. Il n’y a, de plus, aucun signe d’inflammation. Le médecin la tranquillise en prévoyant une évolution bénigne de ses symptômes. Il lui conseille éventuellement de la physiothérapie.

Claudine n’a ainsi aucune maladie mais elle continue à être malade. Puisque les douleurs ne l’abandonnent pas, elle va ensuite consulter un autre médecin. Celui-ci ne peut que confirmer le diagnostic de son collègue mais il identifie une maladie : la fibromyalgie. Il l’oriente alors vers des groupes de soutien. Il prescrit, en dernier lieu, un antidépresseur, pour abaisser le seuil de la douleur. Claudine semble enfin soulagée. Elle a donc quelque chose ! Elle dit « au revoir » au médecin pleine d’espoir, son ordonnance entre les mains.

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Voilà : le « corps objet scientifique », regardé par la bio-médecine, a donc donné à Claudine et à Luc (et surtout aux parents de Luc) les mots justes pour reconnaître leur malaise, pour le nommer et pour le communiquer à soi-même et aux autres. Ils savent, enfin, ce que ils sont en train de vivre ! Mais tout cela est-il vrai ?

Les parents de Luc se sentent soulagés par la seule hypothèse que leur fils puisse avoir cette maladie. Ils se sentent protégés par ce diagnostic possible. Protégés vis à vis de quoi ? Ils se sont réfugiés dans le langage médical, le seul peut-être à leur disposition : des mots scientifiques racontent l’histoire de Luc et expliquent les troubles de son corps. Mais il s’agit quand même d’un corps exprimant un malaise, un malaise de son corps-sujet, par rapport aux conditions de son existence. Et pourtant : comment appréhendent-ils les comportements de leur fils et plus généralement la vie ?

Et Claudine ? Pourquoi le médecin lui dit-il qu’elle n’a rien ? Et pourquoi Claudine, au lieu de s’en réjouir, semble-t-elle inquiète et, quelque part, déçue, tandis que, peu après, elle se sentira soulagée par l’existence de sa fibromyalgie, enfin nommée ? Pourquoi confie-t-elle ses espoirs aux médicaments, bien qu’elle sache qu’elle n’a aucune maladie ?

Finalement, les protagonistes de ces récits sont les maladies elles-mêmes : des réalités objectives, reconnaissables, descriptibles. Devant ces réalités données, l’expérience subjective des individus, originelle et unique, n’arrive pas à exprimer sa voix. Leur propre expérience se déroule, se raconte et devient enfin plus ou moins acceptable par rapport au nom de leurs maladies, jamais par rapport à leur état de souffrance.

On dira alors que ces mêmes mots scientifiques empêchent, d’une certaine manière, à Luc et à Claudine de se reconnaître au centre de leur propre vie, de s’assumer et de s’interroger sur leur propre souffrance, qui demeure cependant une manifestation tout à fait originelle de leur propre vie. On retrouve ici une difficulté qui nous engage sur le plan éthique et sur le plan éducatif. Elle concerne le lien entre nos savoirs, nos savoirs sur nous-mêmes, et nos comportements.

3. DES MOTS, DES MAUX. ET LA VIE ?

Voilà, le titre que j’ai donné à mon exposé, « mots du corps, mots de la vie », vise à souligner un lien difficile, ambigu, et peut-être aussi presque impossible dans notre culture scientifique : et en effet les « mots du corps » sortant du savoir scientifique ne paraissent jamais arriver à « dire » la

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à mon expérience directe d’elle. C’est un paradoxe. Mais d’où vient ce paradoxe de notre culture scientifique ? De très très loin ! Il remonte aux racines mêmes de notre culture et aux choix qui ont fortement marqué la raison de la civilisation occidentale. Ce sont les premiers philosophes qui ont inventé les concepts pour penser la réalité et pour lui donner voix : être et devenir, âme et corps, raison et sentiments, et, surtout, ordre et chaos. L’ordre de la raison, le chaos des sentiments et de la vie. Dès le départ de notre civilisation, on reconnaît ainsi la source des difficultés qui nous empêchent d’adresser nos regards sur la vie, sur les sujets vivants, sur la complexité de leur existence. La raison choisit de chercher l’ordre immuable et caché derrière tout ce qui se transforme sans arrêt. Elle nous permet ainsi de vivre dans un monde qui échappe au mystère, en nous protégeant contre la menace, toujours présente, du Chaos. Car le Chaos est la menace qui habite les temps de la vie, ses rythmes, ses changements désordonnés. Le Chaos est la menace qui habite la nature, liée aux sens, aux sentiments, aux émotions et aux passions du corps, du corps sujet, du corps vivant. À chaque fois, pour connaître, il faut dépasser les manifestations spontanées, uniques et inattendues de la vie.

Ce qui est aussi intéressant est que ce choix de la raison a provoqué des retombées culturelles qui ont orienté notre histoire, surtout l’histoire des femmes. Ce contrôle rationnel de la vie donne en effet un fondement à la dévaluation du principe féminin lié à la reproduction de la vie. Le corps maternel, qui donne la vie et qui la nourrit, ne permet jamais aux femmes de dépasser leur lien physique avec le corps et avec la nature. La raison y trouve donc de bons arguments pour l’infériorité des femmes. Mais ce qui est aussi intéressant est que en dépit de tout cela, les femmes développèrent au Moyen Âge un véritable savoir médical. Pendant que les médecins traitaient le mal de dents par des prières et des rituels, elles soignaient les soldats en appuyant du pain moisi sur leurs blessures, bien avant la découverte de la pénicilline. Bien sûr, ce véritable savoir sur la vie a toujours demeuré souterrain et silencieux !

À cet égard, rien de nouveau se produit dans la science moderne. Bien au contraire ! La nature devient une chose, un objet inerte et uniforme, séparée totalement des sujets qui veulent l’expliquer. C’est ça le rêve d’une objectivité absolue qui efface pour toujours, dans les choses à connaître, la présence des hommes, en réduisant en même temps ceux-ci à l’idée cartésienne d’un mécanisme. Un mécanisme qu’on peut connaître objectivement, en le décomposant dans ses parties. C’est l’idée, toujours vivace, du corps-machine.

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médical a atteint ses objectifs. Par cette réduction de la vie à ses éléments biologiques fondamentaux, la médecine des greffes, celle de la biologie moléculaire et cellulaire ont réalisé de grands progrès. Mais, comme on l’a vu, à l’intérieur de ce modèle biomédical, la vie semble demeurer toujours en dehors de la connaissance de nous-même qui nous est offerte. La vie reste ailleurs par rapport aux mots que l’on a à disposition pour parler de notre être, de notre corps... et, toujours davantage, de notre esprit.

De plus, l’idée d’un mécanisme fonctionnant selon des « lois naturelles » pousse au dehors de nos regards sur nous-mêmes aussi la liberté de l’existence et de ses choix. Comme on l’a déjà aperçu dans les deux petites histoires, il y a des retombées sur notre façon de percevoir notre existence, son unicité et son originalité et sur la possibilité de la « choisir », notre propre vie...

Le but éthique d’une éducation à la santé est donc d’arriver à donner des mots à la vie, au corps vivant, au corps sujet, à son être sain et à son être malade, à ses joies et souffrances : proposer, pour ainsi dire, un sorte de grammaire de la vie. Comment ? On pourra, peut-être, développer mieux cet argument pendant la discussion. En synthèse : pour relier d’une telle façon, nos savoirs sur nous-mêmes et notre façon de vivre la vie, pour relier les savoirs aux comportements, il faut nous remettre au centre de nos connaissances.

Il s’agit, tout d’abord, de reconnaître et de dévoiler les regards étouffés dans les savoirs, les choix et les renonciations accomplis pendant le cheminement de notre civilisation : choix et renonciations demeurant tous implicites dans et devant les « évidences » scientifiques, dans lesquelles nous sommes enfin devenus objets à nous-mêmes. Là, nous pourrions aussi retrouver des possibilités inachevées pour enrichir nos regards sur la complexité de la vie (pour rester dans notre sujet, le regard des femmes sur le corps vivant ou le regard ancien, tout différent, de la médecine hippocratique...)

Terminons avec une pensée inspirée par une réflexion de Hans Jonas sur la vie. C’est quoi la vie ? Par rapport à tout ce qui existe dans l’univers, elle est une forme toute particulière, unique, de réalité. Une véritable rareté, tout petite, et aussi très fragile, du point de vue cosmique. Les corps vivants sont « choses » dont l’être est leur propre œuvre. Ils font en continuation leur être. La vie doit dire « oui » à soi-même, à chaque instant. Pour continuer à exister elle se choisit toujours à nouveau. La mortalité, dit Jonas, le risque de cesser qui appartient à la vie seulement, dans un univers inerte et indifférent, est la porte toute étroite par la quelle la valeur et la qualité font leur entrée dans l’univers.

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