L'IDENTITÉ DES ENSEIGNANTS EN ZOOTECHNIE
EST ÉBRANLÉE: QUEL MODÈLE DE FORMATION
LEUR PROPOSER?
Laurence SIMONNEAUX
École Nationale de Formation Agronomique, Toulouse
MOTS-CLÉS: ZOOTECHNIE - MUTATIONS - MODÈLE DE FORMATION
RÉSUMÉ: Le monde rural est marqué par de profondes mutations techniques, économiques, sociales et culturelles. Une étude sur l'identité des enseignants en zootechnie montre que ceux-ci expriment· des points de vue ambivalents sur leur rôle et leur discipline. Une nouvelle identité culturelle voit-elle le jour? Une action de recherche participative expérimente un modèle de formation tenant compte des mutations en cours et cherche à outiller les enseignants qui formeront les acteurs de 2020.
SUMMARY : The rural world is living deep technical, economical, social and cultural mutation. A study about zootechny teachers 'identity indicates that they express ambivalent points of view concerning their role and their discipline. A participating research tests a new teacher training taking into account new mutations and trying to give new tools for the teachers of the next century.
1. DES "TRENTE GLORIEUSES" À AUJOURD'HUI
Une analyse récente, à paraître, réalisée notamment par R. Jussiau, inspecteur de zootechnie, montre le projet agricole qui a émergé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les moyens mis en place, les résultats obtenus, est remis en cause après le premier choc pétrolier de 1973. Les limites atteintes et les questions soulevées. Nous reprenons ici quelques points forts de cette analyse qui mettent en évidence les ruptures sociologiques, économiques et professionnelles qui se répercutent sur l'enseignement et ébranlent l'identité professionnelle des enseignants.
En 1945, a émergé un modèle de développement agricole sur la base d'une agriculture intensive. Des moyens scientifiques, techniques, économiques et politiques ont été mobilisés : création de l'I.N.R.A., "révolution fourragère", insémination artificielle, contrôle des performances, rénovation des bâtiments, plans de lutte contre les maladies du bétail, développement de l'industrie des aliments du bétail, émergence d'une industrie des produits... Ces orientations ont engendré un accroissement massif d'une production de plus en plus standardisée, une spécialisation et une régionalisation accrues des productions animales qui n'ont pas été sans effet sur les paysages, une simplification des systèmes de production, un agrandissement des exploitations, une augmentation des rendements... et une augmentation de l'exode rural. Et parallèlement, on a assisté au progrès
qe
l'industrie agro-alimentaire; la distribution de masse et la grande distribution se sont développées. Nous sommes entrés dans une économie de marché administrée aux niveaux national et européen. L'agriculture est devenue exportatrice, "Le pétrole vert de la France", dominée par les industries d'amont et d'aval, les règlements européens et nationaux, les aides.La zootechnie française est alors orientée dans deux directions quasi absolues: l'alimentation des vaches laitières et le suivi de leurs performances; et l'élevage industriel de monogastriques. Par ailleurs, l'I.N.R.A. est créé sur des bases "scientifiques", sur la fascination des modèles nord-américains porcin, et avicole: la recherche zootechnique française oublie le territoire. Les enseignants de zootechnie ont été formésàcette école.
Dans les années 80, les limites du système "productiviste" s'imposentàtravers différents indicateurs : surplus et stocks pesant sur le budget communautaire, tensions sur les marchés liées à la production de masse et au tassement de la demande solvable en produits; concentration des productions sur certaines zones, en relation avec des atteintes à l'environnement dans ces territoires et la désertification dans d'autres; nombre croissant d'éleveurs "en difficultés" ... Et de nouvelles demandes sociales s'expriment en matière d'espace, de produits, de conditions de production, de "durabilité". De nouvelles fonctions sont assignéesàl'élevage: satisfaire la demande de produits animaux diversifiés et assurant une sécurité alimentaire du consommateur ; contribuer à l'aménagement du territoire etàla valorisation des ressources locales en respectant l'environnement. Une demande sociale de "nature" émerge. Et puis, se déclenche la crise de la "vache folle"... Et; malgré tout, les fonds alloués à la recherche agronomique alimentent des politiques de recherche en agriculture intensive, en biotechnologie. Les aides européennes encouragent toujours l'intensification. Et les enseignants, déstabilisés, manquent de références scientifiques pour traiter des voies alternatives de l'élevage.
2. ÉTUDE SUR LA CONCEPTION DE L'ÉVOLUTION DE LEUR MÉTIER PAR LES ENSEIGNANTS EN ZOOTECHNIE
Dans le cadre de la formation d'enseignants de zootechnie issus de concours réservés (dispositif Perben), nous avons étudié l'évolution de la conception du métier d'enseignant en zootechnie. La promotion est constituée de 30 enseignants (parfois depuis longtemps, certains enseignent aux enfants de leurs premiers élèves) répartis dans toute la France. En début de formation, afin de les aider à établir leur parcours individualisé de formation à panir de leurs besoins personnels, nous leur avons posé deux questions ouvertes: Qu'est-ce que c'est pour vous être enseignant en zootechnie aujourd'hui? Comment voyez-vous l'évolution de votre métier ? Puis, nous leur avons distribué trois textes: la retranscription d'une conférence de B. Hervieu donnéeàl'E.N.F.A. de Toulouse le 19 juin 1997 sur les bouleversements de l'agriculture et ses conséquences; un article d'E. Landais intitulé" élevage bovin et développement durable" qui aborde notamment les perceptions des zootechniciens faceà la crise de la vache folle, les risques de nouvelles crises liéesàl'utilisation des hormones,à l'utilisation d'animaux génétiquement modifiés, la prime Hérode t , les problèmes de pollution liés au maïs ensilage; un article de C. Larrère et R. Larrère intitulé "le contrat domestique" qui traite de la zootechnie et de l'élevage intensif, du modèle de l'animal-machine, de la défense du bien-être animal, de l'animal dans la communauté domestique, de la crise de la vache folle en tant qu'événement révélateur. Les enseignants devaient noter les trois idées qui leur ont semblé les plus importantes dans chacun des textes en justifiant leurs choix et préciser s'ils étaient d'accord ou non avec ces idées, si elles étaient pour eux une confirmation ou une surprise, ou s'il s'agissait d'un sujet de débat.
2.1 Les enseignants établissent un constat sur l'évolution de l'agriculture
Dans une société de plus en plus complexe, les fonctions traditionnellement attribuéesàl'agriculture ont évolué. L'autosuffisance alimentaire atteinte durant les années 70 a conduitàl'émergence de fonctions de plus en plus qualitatives et environnementales pour l'agriculture.Lemonde agricole est marqué par de profondes mutations techniques, économiques, sociales et culturelles: les exploitations agricoles se diversifient ; de nouveaux métiers se profilent; les préoccupations en matière d'environnement ou de qualité des produits s'affirment; les activités se tertiarisent ; l'évolution des sciences et des techniques bouleversent les pratiques traditionnelles; les échanges commerciaux se mondialisent; l'environnement économique est plus instable...
2.2 Et sur l'évolution de leurs missions
Le modèle de la formation des futurs professionnels agricoles "sur le tas", souvent dans le cadre familial, est devenu obsolète. Dans un contexte en mutation, il ne s'agit plus seulement pour le futur professionnel de savoir reproduire des faits techniques établis, mais aussi d'adapter et d'innover.
t Il s'agit de payer des éleveurs pour supprimer quasimentàla naissance, sans "l'excuse" delaconsommation de leur viande, des veaux dont la survenue ne serait donc plus programmée que pour déclencher la lactation de leur mère.
Les enseignants, tout comme les acteurs du développement agricole, ont vu la rationalité de leurs enseignements pour les premiers, et de leurs conseils, pour les seconds, remis en cause par les bouleversements qui agitent le monde agricole. Deux rationalités se superposent: l'une, dans la ligne directe de celle qui a présidé au cours de la Révolution Verte, est fondée sur l'intérêt du développement des techniques; l'autre, ébranléeàla fois par la dégradation du contexte économique et par la demande sociale en matière d'environnement et de qualité des produits, légitime les voies de la diversification, de la recherche de nouveaux produits et services (vente directe, tourisme rural ...). Sur le plan des contenus à enseigner, les enseignants insistent sur la nécessité d'apports théoriques et pratiques, sur l'importance de la pluridisciplinarité (approches zootechnique, biologique, écologique, économique), sur leur nécessaire adaptation à l'évolution des sciences. Il faut concilier les extrêmes:"être un zootechnicien pointu en génétique, alimentarion•... et être ouvert aux approches des divers systèmes d'élevage". II faut maîtriser l'approche globale des exploitations, les approches systémiques, les études de filières animales. 11 faut être "compétent en technique, polyvalent, montrer aux élèves la diversité des systèmes, ne pas donner de recettes et éviter de standardiser un système". Les enseignants évoquent le concept-clé de durabilité. Ils souhaitent former des professionnels ouverts, autonomes, aptes à raisonner. lis ont été formés sur le modèle productiviste. lis ont des compétences de spécialistes en reproduction, en génétique, en alimentation,... qui confortaient leur identité professionnelle : ils maîtrisaient des contenus scientifiques et techniques, leurs références, produites par l'I.N.R.A., étaient solides. Aujourd'hui, le contexte est différent et de nombreuses questions économiques, écologiques, sociales, en santé humaine sont soulevées. lis manquent de référence pour aborder des voies alternatives extensives par exemple. Ils ont le sentiment de risquer de ne plus être reconnus compétents par leurs élèves s'ils n'ont pas un discours techniciste, s'ils les amènent àcomparer des systèmes de production sans donner de solution idéale. Un enseignant se souvient avoir dit au père d'un de ses élèves actuels: "ton père atort, il faut intensifier", alors qu'aujourd'hui il ditàson fils "ton père a tort. il faut extensijier". D'une certaine façon, certains se sentent même responsables d'avoir accompagné avec zèle la "normalisation" des exploitations.
Sur le plan pédagogique, les enseignants pensent qu'il faudra de plus en plus individualiser l'enseignement. Ils envisagent de devenir de plus en plus tuteur, formateur, guide, pédagogue que technicien (tout en développant les relations entre le milieu éducatif et le milieu professionnel). Certains estiment que le développement des Nouvelles Technologies de l'Information et de la Communication vont bouleverser leurs pratiques; certains s'en réjouissent, d'autres s'interrogent...
3. UNE FORMATION EXPÉRIMENTALE
Nous avons expérimenté dans le cadre d'une recherche participative avec un groupe d'enseignants en zootechnie une démarche de formation-action finalisée par la production d'une ressource pédagogique sur le clonage animal. Elle s'est découpée en trois étapes : sensibilisation, initiation, production. L'évaluation d'une ressource pédagogique (un jeu de rôle sur la fabrication de
saumons transgéniques) a été le prétexteà une sensibilisation sur la démarche didactique.Àpartir de là, il s'est agi alors d'initier les enseignants à la démarche didactique par la présentation de différents concepts (conception, pratique sociale de référence, représentation sociale, transposition didactique, objectif-obstacle) et méthodes (approches épistémologique, sémio-linguistique, historique, psychologique, sociologique). Les enseignants ont alors été accompagnés dans la démarche de production d'un document pédagogique. Cela a été pour eux l'occasion de se mettre à l'établi et de se former aux maniements des outils didactiques. Les enseignants sont ensuite impliqués dans l'évaluation formative du document pédagogique dans leurs classes. Au cours de l'activité de production, il s'agit d'effectuer une série de choix (il faut en finir avec l'illusion d'un savoir transposé objectif, neutre). Un acte de référence est exécuté lors des choix opérés parmi un certain nombre de références. Puis, il s'agit de réaliser des choix d'énonciation. Le travail d'élaboration d'un document pédagogique permet d'approfondir la démarche didactique. Il suppose bien entendu aussi un travail de mise à jour des connaissances. Un tel type de formation-action permet d'assurer une fonction d'interface recherche-enseignement et d'associer recherche en didactique et pratiques pédagogiques. Une triple logique nous guide: assurer la diffusion des résultats de la recherche en didactique; réaliser une veille scientifique et technique; élaborer et évaluer des matériels pédagogiques novateurs, diffusables sur Internet par exemple et susceptibles d'être actualisés
Il s'agit notamment de permettre les échanges avec les enseignants, de développer l'articulation recherches pédagogiques et didactiques menées à l'E.N.F.A. • expérimentations pédagogiques et didactiques dans les établissements. développement de matériels pédagogiques diffusables sur interne. évaluation de leur utilisation dans les classes afin d'améliorer l'adéquation entre les les ressources produites à l'E.N.F.A. et les besoins des établissements. Il s'agit auss'i d'étudier la transférabilité des faits didactiques de la recherche à la salle de classe. Il semble que le passage de l'espace de la rechercheà celui de la formation·action des enseignants est un succès. Les conditions de réussite de ce passage reposent sur la progressivité des étapes de sensibilisation, initiation et réalisation. Nous proposons dorénavant cette démarche dans le cadre de la formation initiale et continue des enseignants. Nous avons d'ores et déjà mis en œuvre la démarche dans son ensemble - étapes de sensibilisation, d'initiation (recueil et analyse des conceptions des élèves, mise en évidence d'objectifs-obstacles, approches épistémologique et historique des savoirs de référence, étude des pratiques socioprofessionnelles associées (en élevage ou en aménagement), approche sémiolinguistique) et de production, avec différents groupes d'enseignants, sur différents objets de savoirs pluridisciplinaires sur lesquels les enseignants éprouvaient des difficultés, tels que l'étude du paysage ou l'écopathologie.
4. UN MODÈLE DE FORMATION À DÉVELOPPER?
4.1 À propos des compétences scientifiques et techniques
Les enseignants en formation maîtrisent plutôt bien les connaissances scientifiques et techniques classiques en zootechnie (reproduction, alimentation, génétique) ; par contre la formation se doit de
mettre l'accent sur les approches systémiques et interdisciplinaires. De nouveaux concepts sont enseignés qui sont par nature interdisciplinaire; c'est le cas par exemple de l'écopathologie. 4.2 À propos de la communication
La formation se doit d'appréhender aussi le domaine de la communication, et pas seulement au niveau des techniques en classe. Faceà l'évolution croissante des savoirs, les enseignants doivent actualiser en permanence leurs connaissances. Les savoirs nouveaux ne figurent pas encore dans les manuels; ils peuvent avoir recours aux publications sources (souvent en anglais, ce qui ne facilite pas leur tâche),àla vulgarisation scientifique, au web. Quelles que soient leurs sources, il convient qu'ils puissent en faire une analyse critique, tant au niveau épistémologique qu'au niveau sémio-linguistique.Laformation doit les y préparer.
Au-delà de l'acte de référence, insistons sur l'acte de communication. La qualité de la communication du message dépend notamment des choix d'énonciation et des choix sémiolinguistiques, par exemple dans la production de schémas. Ce type d'illustration s'inscrit dans la tradition du schéma didactique avec ce que ce procédé a de valeur cognitive et mnémonique, mais la sémiologie utilisée soulève souvent des difficultés d'interprétation (symboles difficiles à décoder, systèmes de flèches non légendés,... ). Cela se traduit en particulier lors de la production des textes par un contrôle précis de l'énonciation et de la textualité.
La mise en place du World Wide Web (internet) dans les établissements va nécessairement engendrer de nouvelles pratiques, tant au niveau de l'E.N.F.A. qu'au niveau des établissements. Internet metà
la portée des enseignants des ressources, dont il convient de pouvoir juger la qualité des contenus, mais aussi du registre linguistique employé (sur des domaines polémiques comme celui des biotechnologies par exemple, les scripteurs glissent souvent du registre explicatif au registre argumentatif). Internet met en quelque sorte des cours tout faits à la disposition des enseignants. Qui plus est, des activités de recherche d'informations sur Internet peuvent être proposées aux élèves. Il convient non seulement de les guider dans leur démarche, mais aussi de les aiderà analyser les informations recueillies. Ils devront s'informer toute leur vie, être capables de vérifier leurs informations et de prendre des décisions informées; en bref, être des citoyens.
BIBLIOGRAPHIE
LANDAIS E., Élevage bovin et développement durable, Le Courrier de l'Environnement de l'l.N.R.A ., déc 1996, 29, 59-72.
LARRÈRE
