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Un violon sous la mer : suivi de Réflexion sur l'intégration d'éléments socio-historiques dans l'écriture du roman : l'exemple d'un roman se déroulant en Europe au tournant du XXe siècle

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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Un violon sous la mer

suivi de Réflexion sur l’intégration d’éléments socio-historiques dans

l’écriture du roman : l’exemple d’un roman se déroulant en Europe au

tournant du XX

e

siècle

Mémoire

Myriam LeBouthillier

Maîtrise en études littéraires

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

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Résumé

PARTIE CRÉATIVE : Un violon sous la mer

Le roman prend place en Europe au tournant du XXe siècle et raconte l’histoire de Mathias Berthelot, un homme d’origine normande d’une trentaine d’années, incapable de tourner le dos à son passé qui le hante. Après bien des années de solitude, l’arrivée brusque d’un enfant qu’il est forcé de prendre en charge l’obligera, à travers un certain voyage initiatique, à porter un regard différent sur le monde.

PARTIE RÉFLEXIVE : Réflexion sur l’intégration d’éléments socio-historiques dans

l’écriture du roman : l’exemple d’un roman se déroulant en Europe au tournant du XXe siècle

Étant donné qu’Un violon sous la mer prend place en Europe au tournant du siècle dernier, l’écriture a nécessité beaucoup de recherches pour situer le récit à l’intérieur d’un décor approprié. Mais quels sont les effets de la recherche socio-historique sur l’écriture ? De quelle façon est-elle un frein et, à la fois, un moteur de l’inspiration ? Quelles sont les libertés que peut prendre l’écrivain quant à l’utilisation de l’Histoire ? Voilà les questions auxquelles l’essai réflexif qui suit tentera de répondre.

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Table des matières

RÉSUMÉ III

TABLE DES MATIÈRES V

REMERCIEMENTS VII

UN VIOLON SOUS LA MER 1

RÉFLEXION SUR L’INTÉGRATION D’ÉLÉMENTS SOCIO-HISTORIQUES DANS L’ÉCRITURE DU ROMAN :

L’EXEMPLE D’UN ROMAN SE DÉROULANT EN EUROPE AU TOURNANT DU XXE SIÈCLE 411

A.ORIGINES DU ROMAN 415

B.UN PEU DE THÉORIE 417

1. Le roman historique : 417

1.1 Un violon sous la mer n’est pas historique 417

1.2 Utilité des ouvrages sur le roman historique 418

2. Le réalisme essentiel : 420

2.1 Qu’est-ce qu’un roman réaliste ? 420

2.2 Identification du lecteur et illusion 421

2.3 Illusion référentielle, passerelle vers un effet de réel 423

3. La recherche : 427

3.1 Les étapes et les outils 427

3.2 La question de l’accès à l’information 430

C. L’EFFET DE LA RECHERCHE SUR L’ÉCRITURE 433

1. La recherche en tant que frein : 433

1.1 Les idées brisées ou modifiées par la recherche 433

1.2 Le parcours de Léa et son effet sur Mathias 436

1.3 Le problème du ballet et la redéfinition d’un personnage 437

2. La recherche en tant que moteur : 446

2.1 Portrait vraisemblable d’une époque 446

2.2 La peinture et Mathias 448

2.3 Annecy : le détour fondamental 453

3. Moteur du contenu 456

D.CHERCHER L’ÉQUILIBRE 457

1. Aristote : erreur de représentation vs erreur d’essence 457 2. Impossibilité du réalisme historique 459 3. Solution : la modération 462

CONCLUSION 465

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Remerciements

J’aimerais prendre le temps de remercier tous ceux et celles qui ont participé de près ou de loin à la réalisation de ce mémoire. Tout d’abord mon directeur, Neil Bissoondath, qui a cru en moi dès le début. Sans ses précieux conseils et ses encouragements constants, je n’aurais sans doute pas considéré poursuivre mon travail d’écriture sous la forme d’un mémoire et, du coup, le destin des personnages qui avaient commencé à prendre vie à l’intérieur de l’un de ses cours, Mathias et Miguel, ne m’aurait jamais été dévoilé. Je lui suis grandement reconnaissante.

Merci également à Micheline Lévesque, qui m’avait souligné le potentiel de la nouvelle Un jardin de fruits, dans laquelle sont nés mes personnages. Telle une bouffée de fraîcheur, son cours de création particulièrement inspirant a donné un nouvel élan à mon écriture. Je veux aussi souligner mon appréciation du cours très évocateur d’Alain Beaulieu, suivi au début de ma maîtrise. J’écrivais Un violon sous la mer depuis près d’un an, et j’étais si emportée par l’histoire que je commençais à douter être capable d’écrire autre chose. Je ne voulais pas écrire autre chose. Mais les nouvelles rédigées dans son cours m’ont aéré l’esprit, m’ont permis de découvrir d’autres personnages et, ensuite, de continuer l’écriture de mon roman avec un regard différent.

Un merci bien spécial à Jacques Mathieu. Nos échanges sur l’utilisation de l’Histoire, autant à l’intérieur d’écrits fictionnels que scientifiques, ont fourni de précieuses réponses à mes questionnements, en plus d’engendrer de nouvelles idées qui ont façonné le fil conducteur de mon essai réflexif et sa conclusion.

Enfin, merci à mes parents, mes premiers lecteurs. C’est évidemment grâce à eux, à leur soutien, qu’Un violon sous la mer existe aujourd’hui. Dès mes toutes premières histoires, celles qui émergeaient de l’imaginaire assez farfelu de la jeune fille de dix ans que j’étais, ils ont manifesté un profond intérêt pour mes idées et mes mots. Et malgré l’incertitude quant aux potentielles carrières que permettent des études en création, ils n’ont cessé de m’encourager à faire ce que j’aime.

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La réalisation de ce mémoire de maîtrise été rendue possible grâce à la contribution financière du Conseil de recherche en sciences humaines du Canada (CRSH), de la Faculté des lettres de l’Université Laval ainsi que des fonds Hubert-LaRue et Jean-Sébastien-Pontbriand.

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L’un des pièges de l’enfance est qu’il n’est pas nécessaire de comprendre quelque chose pour le sentir. Et quand la raison devient capable de saisir ce qui se passe autour d’elle, les blessures du cœur sont déjà trop profondes.

Carlos Ruiz Zafón

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1.

Près de Bregenz, Autriche Août 1906

Les mains bien serrées autour du guidon, Mathias pédala plus vite lorsqu’il aperçut la prochaine boîte aux lettres en bordure de route. C’était là, 2330. Le vent qui agitait les pans de sa veste s’adoucit un peu lorsqu’il posa un pied au sol. Il appuya son vélo sur la clôture et prit son temps pour détacher les sangles qui retenaient sa valise au panier. Tout en replaçant le col de son pardessus, il huma l’air. La douce odeur d’herbes et de fleurs, quoiqu’agréable, n’apaisait pas la nervosité qui fourmillait dans son torse. Cinq ans déjà depuis sa dernière visite… Pourtant, la demeure en bois rond n’avait pas changé. Conquise par la passion florale de sa propriétaire, sur le fond vert de la montagne clairsemée, elle aurait pu passer pour un arbre.

Retenant son souffle, il franchit l’étroit chemin bordé de roses rouges, de quelques marguerites et de blonds rudbeckias. Là-bas sur les collines, une moissonneuse dormait entre deux sillons dorés. Puisqu’il ne voyait personne occupé au travail de la terre, Mathias donna trois coups sur la massive porte de bois. Le cœur battant, il tenta de se rappeler des quelques mots allemands qui suffiraient pour demander à Madame Flora où il pouvait trouver Fernand et le jeune Miguel.

— Ja ? lâcha la vieille dame.

Mathias balbutia une première syllabe, mais Madame Flora l’avait déjà reconnu. Elle redressa son chapeau garni de crocus puis, sans cesser de parler, le guida jusqu’à l’escalier du grenier. Sa robe brodée de perles et de bouquets d’iris bruissait en frôlant le plancher.

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Au milieu de son charabia, Mathias crut saisir quelques mots se rapportant à un état de santé. Fernand était-il malade ? Feignant de comprendre ses paroles, il hocha la tête pour la remercier avant de gravir les marches qui menaient à la mansarde.

La fenêtre avalait des lampées de lumière, et la poussière flottante transformait l’espace en un semblant de ciel étoilé. À l’étage, il éternua. Il s’essuya le nez avec son mouchoir, hésitant à s’approcher du logement de son frère. L’air peinait à se glisser jusqu’à ses poumons, freiné quelque part dans sa gorge. La dernière fois qu’il s’était présenté devant cette porte, Fernand était demeuré hostile. Pourtant, voilà qu’après toutes ces années, il lui demandait de venir. Qu’avait-il à lui dire ? Était-il enfin prêt à écouter ses excuses, à faire la paix ?

Au moment où il rangeait le tissu dans sa poche, la porte s’entrebâilla lentement. Mathias cessa de respirer, puis dut baisser les yeux pour distinguer le petit visage qui se glissait dans l’ouverture.

— Vous êtes malade vous aussi ? Mathias s’éclaircit la voix :

— Non, euh… je ne suis pas malade. C’est la poussière qui m’a fait éternuer. — Ah.

Immobile, l’enfant l’examina du regard. Par précaution, il maintenait la porte tout juste ouverte. Mathias se gratta la nuque.

— Tu as beaucoup grandi, Miguel. La dernière fois que je t’ai vu, tu t’accrochais à mon mollet.

Les sourcils froncés, Miguel baissa les yeux vers la jambe de Mathias.

— Tu ne me reconnais sûrement pas… Je suis ton oncle Mathias. Je viens rendre visite à ton père.

Miguel se permit d’ouvrir la porte au complet. Ses minces cheveux blonds, aplatis sur sa tête, descendaient en fines boucles sur ses tempes. Ses pommettes hautes et rouges, deux cerises sur une peau crème, ajoutaient une étrange profondeur à ses grands yeux aux teintes des prairies.

— Papa va pas bien. Il réussit plus à monter Vallie. — Qui est Vallie ?

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Miguel demeura accroché à la porte alors que Mathias faisait un pas à l’intérieur. Située dans le comble, entre le dernier étage et le toit, la chambre s’accommodait aux murs en pente qui se rejoignaient au plafond. On avait apparemment oublié de sabler le bois de la charpente, encore bourré de renflements et de creux. Étant donné ces trous peu profonds et la forme triangulaire de la pièce, Mathias avait l’impression de se trouver en plein centre d’un morceau de gruyère. L’odeur qui y flottait, lourde et piquante comme un lait vieilli, lui rappelait aussi certains fromages typiques de la région.

Seul un hublot permettait d’éclairer la mansarde, et le mobilier se résumait à un coffre de bois, un plateau rempli de vaisselle sale et un matelas déposé à même le sol où gisait… Fernand ? Mathias porta une main à sa bouche. Non, il ne pouvait s’agir de son frère ! Des sourcils si pâles, presque invisibles sur sa peau blanche… Un nez parsemé de boutons luisants… Recouvert d’un drap taché, il semblait dormir. Sa barbe cachait en partie ses lèvres craquelées, souillées de sang séché, et sa poitrine se soulevait très haut à chaque inspiration bruyante.

— Le médecin est passé ? demanda Mathias à son neveu, incapable de dissimuler le tremblement de sa voix.

— Oui.

Miguel tira le drap un peu plus haut sur son père.

— Mais Frau Flora dit que c’est pas grave. Elle dit qu’il va guérir vite. Moi, je veux qu’il guérisse bientôt, papa… Pour retourner jouer dans la montagne. J’ai pas le droit d’y aller, dans la montagne, parce que la terre appartient au mari de Frau Flora, mais papa et moi on y va en cachette. Personne le sait… J’y ai planté des graines que j’ai ramassées en mangeant mes fruits, pour en faire pousser tout plein. Regardez, il m’en reste des graines ! C’est pour ça qu’il faut que j’y retourne bientôt.

Miguel ouvrit le coffre et en sortit une petite boîte qu’il vida sur le sol. En tout, quelques pépins de pommes, une dizaine de noyaux de pêches et les restes d’une prune. Au même instant, Fernand gémit. Mathias s’agenouilla près de son frère. Une légère hésitation, et il prit sa main. Trop froide.

— Mathias ?

Sa voix… Si rude. Un souffle coincé. Fernand ouvrit un peu les yeux et son regard croisa le sien.

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— Mathias ?

— Oui, Fernand. Je suis là. Je suis venu dès qu’on m’a remis ton message. Fernand observa Miguel qui comptait ses graines éparpillées.

— Emmène Miguel, murmura-t-il. Mathias…

Une toux l’empêcha de terminer sa phrase. À la vue de son torse saisi de soubresauts, Mathias tourna la tête en tous sens, ne sachant que faire. Un nœud enserrait sa gorge et il ne savait plus si les pulsations soudain si vives dans sa paume étaient bien celles de son frère ou plutôt les siennes. Il tendit l’oreille pour déchiffrer les paroles qui cherchaient toujours à s’échapper de Fernand.

— Emmène… Emmène-le.

Puis, le silence. Un goût de sang enveloppa la bouche de Mathias, qui frissonna. Sa lèvre… Il la mordait trop fort. Sur le visage inerte de son frère, la tache de naissance frôlait encore la pointe du sourcil et descendait jusqu’à l’oreille. La tache demeurait la même, mais Fernand non. Le Fernand qu’il avait connu dans sa jeunesse était difficile à suivre. Toujours en avant. Toujours loin. Il rêvait de construire son propre bateau et de s’en servir pour faire le tour du monde. Il voulait élever ses enfants sur l’eau, les imprégner de l’air marin pour se nourrir de la chaleur s’échappant de leurs sourires salés…

Malgré le tremblement de ses doigts, Mathias parvint à fermer doucement les paupières du simple paysan que Fernand était devenu. Alors qu’il se voyait libre et glisser sur toutes les eaux, il n’avait même pas réussi à se rendre maître d’une petite parcelle de terre.

— Il va mieux papa ?

Miguel s’était rapproché. Il posa le menton sur l’oreiller pour murmurer quelque chose à l’oreille de son père, et leva ensuite les yeux vers Mathias.

— Il ne fait plus de gros bruits, dit-il tout bas, un sourire aux lèvres. Mathias se releva, le regard ailleurs, et lissa les plis de son pantalon. — Viens, Miguel. On va le laisser se reposer un peu.

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2.

— On va où ?

Enfin ! pensa Mathias. Miguel n’avait pas dit un mot pendant le trajet qui les avait menés jusqu’à la gare de Bregenz. Une heure de silence à s’accrocher au vélo, le regard perdu dans la contemplation de riches demeures sombres et fleuries, au ras des montagnes si vertes. Maintenant assis sur un banc de bois en face de la billetterie, l’enfant observait Mathias fouiller dans ses papiers. Vêtu d’un vieux paletot brun trop grand pour ses petits bras, d’une casquette de laine grise et d’un pantalon retenu sur sa chemise par des bretelles – chemise qui, elle, avait sans doute déjà été blanche –, il n’avait apporté qu’un sac en bandoulière et sa boîte remplie de graines.

— Pour commencer, on va se rendre à Berne. J’ai quelqu’un à voir… — C’est où Berne ? Papa, il vient avec nous ?

Miguel se balançait les pieds dans le vide, les yeux fixés sur le chapeau d’un voyageur. Derrière lui, les murs de la gare s’ouvraient sur les premiers mètres d’un quai longeant le lac, jusqu’au sommet vert du Pfänder qui se perdait au loin, sous quelques nuages bas. Une brume légère qui rappelait à Mathias cette impression qu’il avait lui-même depuis qu’il était parti de chez Madame Flora, pédalant avec toute la force de ses jambes. Un corps étranger l’enveloppait, troublait sa vue. Comme dans un brouillard, il flottait quelque part, ailleurs.

— Berne, c’est une ville en Suisse. Ce n’est pas si loin d’ici.

Miguel ne semblait pas l’écouter. Mathias remit la bicyclette où il l’avait empruntée la veille, en échange de ses papiers. Il vérifia ensuite le certificat de naissance de son neveu, trouvé dans le coffre de la chambre. Tout était en règle.

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— Tu as faim ? demanda-t-il à Miguel, en chassant une abeille qui s’acharnait près de son oreille. Ne mange-t-on pas des saucisses et de la choucroute par ici ?

Pas de réponse. Mathias jeta un coup d’œil aux kiosques bondés qui bordaient la rue. Des volutes de fumée flottaient au-dessus des chapeaux, transportant avec elles une forte odeur de viande grillée.

— Il vient quand papa ?

Son neveu le tirait par la manche, les yeux suppliants. Mathias évita son regard, puis s’éclaircit la gorge :

— Il sera là bientôt. Dès qu’il ira mieux. Rassuré, Miguel ouvrit son coffre précieux.

— Mais moi, il faut pas que je sois parti trop longtemps. Il faut encore que je m’occupe de mon jardin de fruits.

Mathias n’avait plus faim, tout à coup. Il prit sa valise et la main de l’enfant. — Allez, viens. Le train nous attend.

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3.

La tête appuyée sur la vitre réchauffée par le soleil, Mathias observait le paysage défiler. Les vibrations sous ses pieds se faisaient plus légères depuis qu’ils approchaient de Zürich. Ils avaient longé un moment le lac de Constance, en partie dissimulé par les arbres, avaient traversé des villages et des champs bourrés d’enclos pour les poules, d’autres où paissaient les vaches des fermes avoisinant St-Gall, et suivaient maintenant un chemin sinueux entre de larges collines creusées par les plaines, où se dessinaient là-bas les premières crêtes des Alpes. Elles perçaient quelques nuages, semblaient cacher un monde impossible à distinguer derrière un écran de brouillard. Un écran aux contours vagues lorsqu’on se perd en son centre. Un voile imbibé d’eau qui pince la gorge, étouffe.

Mathias s’essuya les yeux. En scrutant le paysage, il avait glissé une main sous sa chemise pour agripper le pendentif tout chaud contre son torse. Celui suspendu à une longue chaîne dissimulée par son col. Il le relâcha pour sortir un petit cahier noir de sa valise. La couverture de cuir ne tenait plus que par un coin et ses rebords effilochés avaient doublé d’épaisseur. Il fouilla son veston, y dénicha un vieux bout de crayon mordillé puis griffonna quelques phrases. Partout, du vert. L’Écosse aussi était verte. Mais les champs écossais se teintaient d’un vert plus sombre, mouillé et brumeux. Mystérieux. Toujours plus humide, l’air y pénétrait les vêtements et s’accrochait à tous les pores de la peau.

Il poussa un soupir. Tout serait différent, maintenant. La vue de Miguel, endormi sur la banquette à ses côtés, ne pouvait que le confirmer. Il avait eu bien du mal à faire grimper le garçon dans le train. Devant l’engin, son visage avait blêmi. En petite boule sur le sol, les bras autour des jambes, il avait crié qu’il ne voulait pas y aller. Mathias avait tenté de le rassurer en lui expliquant qu’il n’y avait aucun danger, qu’ils allaient s’asseoir

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confortablement et qu’il allait même pouvoir dormir. Mais rien à faire. Miguel n’avait pas voulu bouger. Puis, une phrase toute simple. Quelques mots qui avaient suffi à le convaincre…

« Ton père ne pourra pas nous rejoindre si tu n’embarques pas dans le train. »

Mathias avait honte. Ses paroles résonnaient encore dans sa tête, et il avait l’impression d’étouffer sous les mailles d’un filet retenant ses poumons. Il nourrissait les espoirs de Miguel comme on arrose une parcelle de terre dépourvue de graine. Et c’était mal… Très mal.

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4.

Un pied sur le quai d’embarquement de Berne, Mathias tendit la main à Miguel pour l’aider à descendre. L’enfant avait les yeux lourds, vitreux. Face à la foule qui arpentait la gare, il baissa la tête et se rapprocha de Mathias qui tentait de se frayer un chemin au milieu des vestons, des robes et des chapeaux ambulants. Ils contournèrent des dizaines de valises, des vendeurs de journaux et des enfants sautillants. Près de l’allée menant aux toilettes, Mathias remarqua le chignon blond d’une dame à qui on offrait des fleurs. Il s’arrêta une seconde, le temps qu’elle se tourne un peu et exhibe son profil, puis continua plus loin dans la mêlée, serrant les lèvres.

— Mathias !

À gauche, il trouva enfin Grégoire qui agitait la main. Ses vêtements dépareillés, une veste en tweed brune et un pantalon de toile gris-bleu, beaucoup trop petits pour sa forte carrure, semblaient sortis tout droit d’un tiroir pour enfants. Il avait toujours été trop grand. Trop large. Lorsqu’ils couraient, gamins, sur les quais du Havre pour faire de grands signes aux bateaux qui partaient vers l’inconnu, Mathias avait souvent dû faire attention aux pas de son ami. Au fil des années, Grégoire avait appris à surveiller les endroits où il posait les pieds. Son crâne s’était quelque peu dégarni, mais, lorsque Mathias le regardait, l’image de son enfance restait si forte à son esprit qu’il voyait encore l’épaisse masse de cheveux noirs qui lui descendait jusqu’aux épaules.

— J’ai cru que t’arriverais jamais !

— Désolé, le train a pris du retard à Zürich. — Qu’est-ce que tu nous ramènes là ?

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— Moi, c’est Grégoire.

Miguel ne bougea pas, fixant Grégoire avec des yeux exorbités. Il n’avait sans doute jamais vu un homme aussi imposant de sa vie.

— Miguel, mon neveu.

— Le fils de Fernand ? Pourquoi tu l’ramènes avec toi ?

— On en parlera plus tard, lui dit Mathias, jetant des regards à gauche et à droite. Tu veux bien ?

Sans répondre à la question, Grégoire s’empara de la valise que traînait Mathias et ils se dirigèrent vers la sortie.

— C’est les gamins qui vont être contents ! Ils ont pas beaucoup d’copains avec qui parler français… Oh ! Et Suzanne a préparé un pot-au-feu. J’sais que c’est pas encore l’automne, mais ça va sûrement t’rappeler des souvenirs. J’ai même fait venir un peu d’notre bon vieux cidre ! La dernière fois que t’es venu, on a pas pensé préparer des plats à la française, ou typiques du Havre. L’habitude, quoi…

Ils arrivaient à la sortie de la gare. Mathias tint la main de Miguel bien serrée dans la sienne et surveilla chacun de ses pas. Puisqu’une forte pluie s’abattait maintenant sur la capitale, les dalles au sol étaient très glissantes. Au coin de la rue, un fiacre les attendait sous un lampadaire. La lumière éclairait le cocher, assis les bras croisés sur la poitrine comme pour se protéger de la fraîcheur de l’averse. Mathias tenta de distinguer son visage, mais il restait caché dans l’ombre de son chapeau, si large que l’homme pouvait continuer de fumer sa pipe sans même se soucier de la pluie. Grégoire ouvrit la porte, attrapa l’enfant qui parut se raidir, et le souleva comme s’il s’agissait d’un sac de plumes. Mais en voulant le déposer sur la banquette, il accrocha du coude la boîte que Miguel tenait toujours dans sa main. Pris par surprise, l’enfant ne réussit pas à la retenir. Elle heurta la marche et tomba sur le sol. Le couvercle s’en détacha, laissant toutes les graines rouler à leur guise dans la rue.

— Ça va aller, souffla Mathias, lorsqu’il vit la lèvre de Miguel trembler. Regarde, on va les ramasser. Ne t’inquiète pas…

— C’est quoi toutes ces graines ? murmura Grégoire, penché pour l’aider. — C’est… je ne sais pas trop…

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— Si on veut…

Ils replacèrent au mieux les graines dans la boîte, mais n’arrivèrent pas à rattacher le couvercle. Mathias promit à Miguel qu’ils tenteraient de tout réparer chez Grégoire et que, si ce n’était pas possible, ils lui trouveraient un nouveau coffre. L’enfant baissa les yeux sur sa boîte ouverte :

— Il en manque…

Mathias ouvrit la bouche, mais Grégoire le devança :

— Si c’est d’pépins et d’noyaux que t’as besoin mon p’tit, on va t’en trouver des dizaines ! Ça va forcer les enfants à manger autre chose que des friandises !

Il rit. Voyant que Miguel ne réagissait pas, Mathias força un faible sourire vers Grégoire.

Le trajet jusqu’à l’appartement se fit en silence. La pluie avait cessé, et un léger brouillard enveloppait maintenant les rues assombries, luisantes sous les halos des réverbères. À la fois préoccupé et absent, Miguel regardait par la fenêtre. Mathias chercha les mots qu’il fallait dire, les phrases qui guérissent et font sourire. Depuis qu’il était parti de Bregenz avec son neveu, un poids toujours plus lourd pesait sur son torse. Il savait qu’il existait des mots chauds, doux. Des mots qui éclairent, ravivent le cœur des enfants et les rendent tout légers, assez pour qu’ils puissent rire, sauter et s’accrocher au cou de ceux qu’ils aiment. Mais ces mots-là, Mathias ne les connaissait pas.

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5.

— Mathias ! Je suis si heureuse que tu nous rendes visite !

Avant même qu’il ait passé la porte, Suzanne s’était jetée sur lui pour l’entourer de ses bras. L’appartement n’avait pas changé depuis son dernier séjour. Par l’entrée, on accédait directement au salon pourvu de hautes fenêtres donnant sur les eaux vertes de l’Aar. Des motifs fleuris, reliés entre eux par des courbes, parsemaient le papier peint aux teintes chaudes et automnales. Suzanne les aida à se débarrasser de leurs manteaux et les invita à prendre place sur les grands fauteuils qui se faisaient face près du foyer. Au centre, une table aux pattes recourbées était dressée pour le thé. Mathias s’installa sur le coussin moelleux et huma l’air, dans lequel flottait une douce odeur de légumes cuits dans leur traditionnel bouillon aux herbes.

— Mais à qui ai-je l’honneur ?

Suzanne se pencha vers Miguel qui lui tendait poliment son paletot.

— C’est l’fils de Fernand, lança Grégoire, une tasse fumante déjà entre les mains. Miguel, c’est ça ?

Mathias acquiesça.

— Viens t’asseoir au salon, Miguel, dit Suzanne avec un large sourire.

— Les enfants ! cria Grégoire, assez fort pour que Mathias en sursaute. Venez dire bonjour !

Antoine, Richard et la petite Paula entrèrent timidement dans la pièce. Ils avaient tous hérité de la tignasse brune et bouclée de leur mère. À sept ans, Richard était déjà plus grand que son frère aîné, et Mathias ne put s’empêcher de constater à quel point il ressemblait à Grégoire.

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— Vous vous souvenez de Mathias ? commença Suzanne, en faisant signe aux enfants de s’approcher. Voici Miguel, son neveu.

Paula s’installa à côté de Miguel et lui sourit : — Wie alt bist du1 ?

— Tu peux lui parler en français Paula, dit Grégoire. Il va te comprendre.

Sans détacher son regard de Paula, Miguel prit une gorgée de thé. Les joues soudain très rouges, elle cacha une partie de son visage derrière un coussin.

— J’ai sept ans, lui répondit-il enfin, tout bas.

Grégoire éclata de rire et donna une tape amicale sur l’épaule de Mathias. — Ton neveu comprend l’allemand beaucoup mieux que toi !

— Je m’en doutais un peu.

Suzanne proposa à Antoine et à Richard de montrer leur collection de figurines à leur nouvel ami. Ils se levèrent et firent signe à Miguel de les suivre, mais celui-ci, les yeux rivés sur sa tasse, n’en fit rien.

— C’est par là, insista Richard en pointant le couloir.

Miguel ne bougea pas plus. Inquiet, Mathias se tourna vers Suzanne, à la recherche de soutien. Elle mit une main sur l’épaule de l’enfant.

— Toi, Miguel, tu collectionnes quelque chose de spécial ?

Il se mit à balancer les jambes, comme à la gare, et fit oui de la tête. — Vraiment ? demanda Antoine. Tu collectionnes quoi ?

— Est-ce que vous avez un jardin, ici ?

— Un jardin ? lui dit Suzanne. Humm… Il y a un petit carré de terre pour faire pousser les légumes derrière la bâtisse, mais si c’est un jardin pour jouer que tu veux, il faut aller au grand parc à quelques rues d’ici. On pourra peut-être s’y rendre, demain.

— Je crois que ce qu’il cherche, commença Mathias, c’est plutôt un jardin où faire pousser ses fruits. Je te promets que je vais t’en trouver un, Miguel, mais pas ici. Il y a de grandes terres là où j’habite. Tu vas avoir le choix !

Mathias montra la boîte à Suzanne et lui expliqua le projet de l’enfant. Avec un sourire, elle déposa le précieux coffre en sécurité au-dessus du foyer.

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— Allez ! enchaîna-t-elle. Si vous voulez du temps pour jouer avec vos figurines avant le dîner, c’est le moment. Et Miguel, ça tombe bien, j’ai préparé une tarte aux fruits pour le dessert. Tu vas l’adorer !

Elle caressa les cheveux de l’enfant qui accepta de suivre les trois autres en direction des chambres. Avant de sortir de la pièce, il tourna tout de même la tête vers Mathias, qui agita la main dans un « Va et amuse-toi ! ».

— Alors ? en profita Grégoire, une fois Miguel hors de vue. Qu’est-ce qu’il fait avec toi, l’gamin ? Fernand a plus d’quoi l’nourrir ? Il travaille toujours pour ce couple de cultivateurs ?

Mathias baissa les yeux sur son reflet qui ondulait dans la tasse. Il avait les traits tendus. Une profonde ride entre les deux sourcils. Il agita la cuillère dans le liquide brunâtre et l’image disparut dans un tourbillon, s’entremêlant comme de longs rubans à celle de la lampe posée derrière lui. Il cligna plusieurs fois des paupières.

— Fernand est mort.

Grégoire et Suzanne figèrent, la tasse au bord des lèvres. Mathias détailla les motifs du papier peint, où le centre d’une fleur s’élevait un peu au-dessus des autres. Puisqu’elle ne comptait que quatre pétales allongés vers le bas, elle ressemblait davantage à la silhouette d’un homme aux très longues jambes.

— Qu… quoi ? lâcha Grégoire en reposant bruyamment la tasse. Quand ?

Le cœur tambourinant, Mathias détacha son regard de l’intrus sur le papier peint. Un peu de thé venait d’éclabousser la table.

— Hier. En après-midi.

Le tic-tac de l’horloge, sur un coin du foyer, se fit tout à coup très agaçant aux oreilles de Mathias, qui ne l’avait pourtant pas remarqué jusque-là. Il replaça sa tasse avec les autres et frotta ses mains sur son pantalon. Bien qu’il eût la bouche sèche depuis quelques secondes, la soif s’était envolée.

— Qu’est-il arrivé ? demanda Suzanne. On l’a vu y’a à peine deux mois, pourtant, lorsqu’il est venu pour avoir ton… adresse.

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— Je ne sais pas trop. Quelque chose aux poumons, sans doute. Il respirait très mal… J’ai passé la nuit avec Miguel dans une autre pièce de la maison. Je lui ai dit que ça aiderait son père d’être seul pour se reposer un moment.

— Miguel n’est pas au courant ?

Mathias prit la réplique de Grégoire comme un reproche. Ses épaules s’affaissèrent. — Je… je ne sais pas comment lui dire… Je ne sais pas comment faire.

— Pourquoi c’est toi qui l’as pris en charge ? Ce couple de cultivateurs, ils doivent sûrement bien l’connaître… Ils voulaient pas l’garder ?

Mathias hocha la tête.

— Oui, ils voulaient. Madame Flora a même insisté… Mais je ne pouvais pas leur laisser Miguel, Grégoire. La seule chose que Fernand a pu me dire avant de cesser de respirer, c’est de l’emmener. Je… je ne pouvais pas faire autrement. Tu comprends ?

Grégoire s’enfonça profondément dans le dossier, les yeux dans le vide, puis se frotta le front avec son avant-bras. Il y eut quelques secondes de silence avant qu’il ne vienne poser la main sur l’épaule de Mathias.

— J’en reviens pas. J’suis désolé, Mathias… jamais j’aurais cru que… — Ça va, ça va.

Mathias se dégagea un peu.

— Alors… tu vas faire quoi ? continua son ami, d’une voix à peine audible.

— Je n’ai pas encore pensé à tout, mais la pièce que j’utilise comme bureau dans la maison pourra lui servir de chambre une fois que tout sera déplacé. Et je suis certain que ça fera plaisir à Fiona d’avoir un peu de compagnie…

— Fiona… c’est ta femme de chambre, non ?

— Elle fait un peu de tout. Autant le ménage et les repas que m’aider avec les tâches sur la propriété. Elle a déjà eu un garçon, il y a longtemps. Mais je crois qu’il est mort du typhus en Irlande… Aussi, je pense inscrire Miguel à l’établissement. Il suivra les cours comme les autres élèves mais, plutôt qu’être pensionnaire et d’avoir sa place dans les dortoirs, il restera avec moi. Il pourra même m’aider avec les animaux et les plantations s’il en a envie. Enfin… je crois que c’est ce qu’il y a de mieux pour lui.

— Est-ce que Miguel allait déjà à l’école ? demanda Suzanne. — Non.

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— Alors ça risque d’être difficile.

— Mais il n’a que sept ans, renchérit Mathias. Je ne vois pas en quoi ça pourrait être un problème qu’il n’ait jamais…

Un cri retentit soudain dans l’appartement. Sous la surprise, Grégoire échappa la tasse qu’il venait de reprendre et elle se fracassa en une dizaine de morceaux. Avant même que Mathias n’ait eu le temps de comprendre ce qui se passait, Suzanne se dirigeait déjà vers la cuisine. Ils se dépêchèrent de la suivre jusqu’à la chambre des enfants. Assise sur le tapis, Paula hurlait, la bouche ouverte dans un cri de désespoir et les yeux fermés si serrés que les larmes n’arrivaient pas à passer entre les paupières. Suzanne se pencha pour l’entourer de ses bras mais la petite, les deux poings crispés, la repoussa. Debout devant un énorme coffre de jouets, ses fils étaient blêmes et agrippaient bien fort la figurine qu’ils avaient entre les doigts.

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

Seule sa voix, soudain beaucoup plus aiguë, trahissait sa colère. Face au silence des enfants, Suzanne se releva, les mains sur les hanches.

— Qu’est-ce que vous lui avez fait encore ?

— C’est pas nous, dit Richard, d’un ton qui semblait choqué d’être accusé du tort. C’est l’autre !

Tous les regards se dirigèrent vers Miguel, assis dans un coin de la chambre. Les yeux au sol, il manipulait une petite bille d’un rouge éclatant.

— Elle voulait pas la lui donner, mais il a pris la bille quand même ! — Oui, ajouta Antoine. Il lui a arraché la bille des mains, vraiment fort ! Paula cessa enfin de crier et Suzanne la prit dans ses bras.

— Pourquoi ne voulais-tu pas prêter ta bille à Miguel, Paula ?

— Il voulait pas l’emprunter, défendit Antoine. Il la voulait pour toujours !

Suzanne expliqua à Miguel qu’il avait le droit de jouer avec la bille, mais que puisqu’elle appartenait à Paula, il devrait la lui rendre une fois qu’il aurait terminé. D’un coup de talon, l’enfant fit rouler la bille jusqu’à l’autre bout de la pièce, puis remonta ses genoux sous son menton. Dévisageant Miguel avec un air de reproche, Richard ramassa le jouet pour le remettre à sa sœur.

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Mathias voulut s’approcher de son neveu, mais ses jambes refusèrent de bouger. Il venait d’assister à la scène, impuissant, comme si elle se déroulait dans un autre monde. Il savait qu’il devait agir. Gronder Miguel, peut-être ? Mais tout comme au théâtre, il n’était que le simple spectateur d’une pièce et ne se sentait pas le pouvoir d’intervenir.

Ravie d’avoir regagné son bien, Paula avait retrouvé sa bonne humeur. Elle prit toutefois la peine d’avertir Miguel :

— C’est mon jouet ! Pas le tien ! — Moi, j’ai pas d’jouet…

— T’as qu’à en demander à tes parents ! lui lança Antoine. Suzanne s’agita :

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6.

Il faisait nuit noire depuis plusieurs heures lorsque Mathias prit enfin place sous les couvertures, dans la chambre que Suzanne avait préparée à son intention. Près du lit recouvert de draps frais, une vieille lampe à pétrole projetait un halo chaud et vacillant jusqu’au plafond. C’était la plus petite chambre de la demeure, mais aussi sa préférée. Elle ne comptait qu’un lit de bois craquelé, et une table de chevet sur laquelle trônait la lampe que Mathias aimait tant. Une fois bien installé sous les draps, il attendit encore quelques minutes avant de l’éteindre afin d’admirer la lumière onduleuse qui caressait les murs dépourvus de papier peint. Ici, l’effet d’espace et l’absence de motifs lui permettaient de réfléchir librement, sans qu’une forme insolite ou un objet quelconque n’attirent son attention. La nudité qui l’entourait rappelait une page blanche qu’il pouvait remplir à sa façon, à son rythme et sans contrainte.

Ce soir-là, toutefois, il avait du mal à faire le vide. Il revoyait Miguel, assis au bout de la table lors du souper, hésitant à toucher son repas du bout de sa fourchette. Il revoyait aussi, et à répétition, tel un épieur qui talonne dans les ruelles, le visage de son frère. Ce visage si pâle, malade, affaibli… mais dont le regard, pourtant, arrivait encore à le sonder, le transpercer.

Mathias attrapa le pendentif sous sa chemise de nuit et lutta pour chasser Fernand de son esprit, pour ne garder que l’image de son neveu. Miguel était demeuré muet toute la soirée, sans montrer d’intérêt pour les jeux qu’Antoine, Richard et Paula s’amusaient pourtant à inventer sous ses yeux. Il n’avait pas dit un mot non plus lorsque Suzanne l’avait équipé pour dormir avec les autres enfants, sur un lit de couvertures improvisé. Mathias allait devoir se rendre à l’évidence : Miguel serait totalement dépaysé dès qu’il mettrait les

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pieds à l’école. Mais y avait-il une autre solution ? Il n’allait tout de même pas laisser son neveu isolé du monde, dans son petit jardin de fruits, seulement parce qu’il n’avait jamais eu de réels contacts avec d’autres enfants… Les prochains jours serviraient de test. Il avait des courses à faire en ville, et n’allait certainement pas traîner Miguel avec lui d’un endroit à l’autre. Il laisserait son neveu avec la famille de Grégoire.

À cette pensée, sa poitrine se détendit un peu. Il relâcha le pendentif et se tourna pour éteindre la lumière. Mais lorsqu’il approcha sa main du bouton, il remarqua un objet caché derrière la base.

Une bille rouge.

Elle semblait identique à celle qui avait causé le conflit entre les enfants. Mais qui pouvait bien l’avoir laissée là, Paula ? Miguel ? Il la roula entre ses doigts et l’approcha de ses yeux. Elle n’était pas que rouge. Au centre, une minuscule étoile noire ne devenait visible que sous certains angles.

Son cœur fit un bond. La bille glissa de sa paume devenue moite. Il la retrouva avant qu’elle ne s’enfonce sous les couvertures, la remit sur la table puis éteignit la lumière. Couché sur le dos, il tenta sans succès de calmer sa respiration. Il avait déjà vu cette bille quelque part, il en était certain. La sensation au creux de son ventre ne mentait pas. Pourtant, il n’arrivait pas à se souvenir où, ni quand. La seule trace de cet objet, dans sa mémoire, était physique. Une angoisse amère, oubliée, qui revient pincer la gorge sans pourtant laisser d’image pour la comprendre. Était-ce la même bille ? Ou simplement une autre, identique ? Grégoire pourrait peut-être le renseigner… Ou peut-être, aussi, qu’il serait mieux de ne pas savoir. Quelque chose lui disait qu’il était préférable de laisser les oublis oubliés.

Après s’être retourné en tous sens, il comprit qu’il ne s’endormirait pas de sitôt. Il chercha à tâtons une bougie laissée près de son pantalon et l’alluma. Il traversa ensuite la chambre jusqu’à la porte, son petit cahier sous le bras. Il s’installerait dans la cuisine pour griffonner un peu. D’habitude, ça l’aidait. Il tourna la poignée et voulut faire un pas dans le corridor, mais quelque chose lui bloquait le chemin. En approchant la flamme, il découvrit Miguel, endormi au milieu de ses couvertures qu’il avait sans doute tirées sur le plancher depuis la chambre des enfants. Mathias regarda autour de lui, ne sachant que faire, puis déposa la bougie et son cahier sur le sol. Agrippant les draps, il entreprit de faire glisser le

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lit de Miguel à l’intérieur de la chambre. L’enfant remua un peu, mais ne s’éveilla pas. Une fois qu’il l’eut installé près de son lit, Mathias mit la bougie sur la table de chevet et retourna sous les couvertures.

Tourné vers son neveu, il l’observa respirer. La lueur de la flamme éclairait son petit visage endormi, qui semblait tout à fait détendu. Il n’y avait plus d’anxiété sur son front, ou de plis entre ses sourcils. Un faible sourire retroussait même le coin de ses lèvres. Plus Mathias fixait ce visage, qui ressemblait beaucoup plus au Miguel enjoué qu’il avait connu la veille dans le grenier, plus ses paupières s’alourdissaient. Il s’endormit sans éteindre la bougie, dont la douce flamme en avait déjà consumé près de la moitié.

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7.

Mathias ouvrit les yeux. La lumière du jour dessinait des vagues sur les murs et apportait une tout autre ambiance à la petite pièce, beaucoup moins mystérieuse. Alors qu’il allait refermer les paupières pour sommeiller un peu, les événements des derniers jours émergèrent d’un coup pour comprimer son estomac. La gorge sèche, il toussa pour chasser un mauvais goût accroché à sa langue. Pour dissiper, en même temps, le visage pâle qui ne se résignait pas à quitter son esprit.

Fernand… Miguel ?

Sur le sol, le lit de couvertures était vide. Un simple coup d’œil, et Mathias comprit que la bille avait aussi disparu. Il enfila son pantalon et se dirigea vers la cuisine, où Suzanne servait le petit-déjeuner aux enfants. Lorsqu’elle le vit entrer, un sourire éclaira son visage et elle l’invita à prendre place à table. À genoux sur leur chaise, Antoine et Richard se chamaillaient pour décider qui aurait le premier œuf, pendant que Paula tressait les cheveux blonds de son énorme poupée. Suzanne régla le problème des garçons en offrant l’œuf à Mathias, avec une grande assiette remplie de petits pains chauds, de fromage et de viande. Puisque Miguel n’était pas là, Mathias demanda à Suzanne si l’enfant refusait encore de manger.

— Miguel ? dit-elle en fronçant les sourcils. Mais je ne l’ai pas vu, je croyais qu’il était avec toi…

Mathias repoussa sa chaise, qui frotta bruyamment les lattes de bois, et traversa le couloir en direction du salon, retenant son souffle. Il trouva Miguel au bord des grandes fenêtres, le front appuyé sur la vitre. Rassuré, il fit signe à Suzanne qu’il allait s’en occuper.

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— Bonjour Miguel, dit-il en s’approchant. Tu viens manger avec nous ? Le garçon se tourna vers lui.

— J’ai pas faim. J’ai déjà mangé. — Déjà ? Mais quand ? Quoi ?

Il remarqua une assiette près de l’enfant, parsemée de miettes de pain et d’un noyau de pêche.

— Tu t’es servi tout seul ?

Miguel ne répondit pas, son attention reportée sur la rivière qui coulait plus bas, constellée de grains brillants. Mathias soupira. L’enfant s’était peut-être toujours débrouillé seul. Peut-être même que d’aider à préparer les repas de toute la maisonnée faisait partie de ses corvées journalières, ou de celles de son père…

— Écoute, Miguel. J’ai des trucs à faire en ville aujourd’hui. Je vais m’absenter quelques heures, mais je serai de retour pour le dîner. Ça te va ?

L’enfant se leva, préoccupé. — Je peux venir avec toi ?

— Tu ne trouverais pas ça agréable, crois-moi. J’en ai discuté avec Suzanne, hier, et elle m’a dit qu’elle pourrait tous vous emmener au parc cet après-midi. Vous allez pouvoir vous amuser.

— J’ai pas envie de m’amuser avec eux. Je veux venir avec toi !

Miguel serra les poings, et le cœur de Mathias s’accéléra. Que devait-il lui dire ? C’est alors qu’il remarqua, dans les doigts crispés de son neveu, la fameuse bille rouge.

— Mais qu’est-ce que tu fais avec cette bille ? Tu le sais qu’elle est à Paula ! Il tendit le bras, mais Miguel recula pour refermer les deux mains sur le jouet. — Il faut la redonner, Miguel.

— Non !

Mathias voulut s’approcher, mais l’enfant s’éloigna encore.

— C’est pas la bille de Paula, c’est celle de mon papa ! Et c’est à lui que je vais la donner… quand il sera ici… bientôt…

Mathias figea.

— La bille de ton père ? — Oui.

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L’enfant avait les larmes aux yeux et avalait avec difficulté. — Comment…?

Mais il ne continua pas sa phrase. Des pas traversaient le corridor. Avec le plus de douceur possible, il se mit à genoux et posa ses mains sur les épaules de Miguel.

— D’accord. Écoute… Tu peux la garder pour l’instant, on en reparlera. Le visage de Suzanne apparut au bout du couloir.

— Mathias ! Tu viens ? Ce n’est déjà plus très chaud… — Oui, j’arrive !

Il promit à Miguel qu’ils allaient s’expliquer lorsqu’il reviendrait de ses courses. — Attends ! lâcha l’enfant, avant que Mathias ne s’éloigne.

Miguel ramassa son assiette et lui remit le noyau de pêche, qu’il n’avait pas réussi à placer dans la boîte au-dessus du foyer. Mathias s’en occupa, puis rejoignit Suzanne à la cuisine. Puisque les enfants avaient terminé leur repas, elle lisait à table tout en sirotant un café fumant.

Il prit place sur la chaise qui lui faisait face et mordit dans un pain garni de viande et de fromage. Absorbée par sa lecture, Suzanne ne leva même pas la tête. Elle avait toujours été une lectrice passionnée, contrairement à Grégoire qui n’avait peut-être jamais ouvert un livre de sa vie. Suzanne n’était-elle pas en pleine lecture lorsqu’ils l’avaient rencontrée ? Oui, se dit Mathias, après avoir réfléchi. C’était au port. Installée sur une caisse de marchandises près du quai d’embarquement du Havre, elle attendait, un roman à la main, l’arrivée d’une de ses tantes. À plusieurs reprises, ils avaient dû lui demander de se déplacer afin qu’ils puissent effectuer le transport de la caisse à bord du bateau pour Southampton. Lorsqu’elle avait enfin compris qu’on s’adressait à elle, son regard avait glissé d’un objet à l’autre, comme à la recherche d’un point d’ancrage qui lui permettrait de saisir ce monde flou dans lequel elle venait d’émerger. Elle avait eu l’air si perdu et troublé que Grégoire en était tout de suite tombé amoureux. Il l’avait guidée jusqu’aux bancs, plus loin, pour qu’elle puisse lire à son aise. Ne pouvant se retenir de rire en les observant, Mathias avait continué de transporter la marchandise à bord. Ils avaient dix-huit ans, à l’époque…

Il cessa de mâcher et voulut porter son attention sur un journal étendu sur la table, où l’image d’un aéroplane semblait vanter les derniers progrès en vol motorisé, mais en vain.

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Repenser au travail pour la Compagnie, c’était repenser à Fernand… Il avala difficilement son morceau de pain, qui parut érafler sa gorge. S’il avait pu dénicher cet emploi sur le bateau de Southampton, c’était uniquement grâce à son frère qui avait occupé ce poste avant lui. Pendant plusieurs années, Fernand lui avait rempli le crâne avec ses idées de voyages et de découvertes. Et l’Angleterre, invisible mais pourtant si près, les fascinait. Un peu comme un objet éclatant qu’on aperçoit du coin de l’œil, et qui disparaît lorsqu’on tourne la tête vers lui, la grande île lançait un appel.

Mathias écrasa un morceau de fromage sous son doigt. C’était si loin, ce temps. Le travail sur les bateaux ne lui avait pas donné l’occasion d’explorer l’Angleterre, mais le simple fait d’en frôler les quais – une première étape – le satisfaisait. Et il y avait tant de gens à rencontrer, autant près des bassins que sur l’eau… Il ne s’était jamais lassé d’écouter les histoires des voyageurs. Oui, c’était l’endroit parfait pour les belles rencontres. Grégoire, même s’il ne s’occupait que du chargement et du déchargement des navires sur les docks du Havre, y avait connu Suzanne. Au fond, c’était en suivant leur goût pour l’aventure qu’ils avaient tous les deux rencontré la femme idéale…

— Ça va ?

Mathias se mordit la lèvre. Depuis combien de temps Suzanne l’observait-elle ? Elle avait peut-être renversé un peu de café sur sa robe, ou atteint la fin d’un chapitre.

— Tu as l’air préoccupé. — Oh non…

Pour le lui prouver, il prit une bouchée de son œuf, sec et froid sur la langue. — Grégoire est déjà au magasin ?

— Oui. À croire que plus on ouvre tôt, plus les gens sont satisfaits. Surtout depuis les rénovations. On a finalement installé des lampes électriques, tu le savais ? Grégoire t’a fait visiter, la dernière fois ?

— Oui, il y a pris grand plaisir. Je passerai peut-être le voir, plus tard. Tu es toujours prête à surveiller Miguel le temps que je m’absente ?

— Pas de problème ! lança-t-elle, un sourire aux lèvres. Tu sais, un de plus, un de moins… On ne fait plus la différence !

Paula entra dans la cuisine en agitant sa poupée. Elle l’avait coiffée de longues tresses, mais n’arrivait pas à y attacher les boucles rouges. Suzanne l’aida pendant que

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Mathias avalait les restes de son petit-déjeuner. Puis, après avoir salué Miguel toujours assis près de la fenêtre, il enfila son manteau et sortit.

La pluie de la veille avait rafraîchi l’air, et les arbres frissonnaient sous une faible brise. Elle transportait les odeurs quotidiennes de terre, d’égouts et de marchandises, mais, en s’arrêtant pour prendre une longue inspiration, Mathias y décela aussi les premières traces de l’automne. Il lui semblait que le vent, en frôlant subtilement sa peau, y laissait une fine empreinte glacée, comme si un doigt froid lui touchait la joue puis se retirait aussitôt. Les mains dans les poches, il longea l’Aar, encore plus vert et brillant que par la fenêtre du salon, puis grimpa la colline abrupte qui s’engageait à l’intérieur de la vieille ville. Prisonnières des bâtisses étroites qui les entouraient, les rues devenaient de plus en plus achalandées. Mathias devait se rendre chez un libraire d’occasion sur la Kramgasse, mais décida d’abord de s’arrêter devant la Tour de l’Horloge, que les gens, ici, appelaient

Zytglogge. Fasciné par son cadran astronomique qui indiquait à la fois la position du soleil,

les phases de la lune et les signes du zodiaque, Mathias s’imaginait bien fixer un tel instrument au mur extérieur de l’école où il travaillait, en Écosse. Le directeur apprécierait sûrement… Instructif, scientifique et, en même temps, de l’art ! Les structures et les couleurs rouge, or et noir s’agençaient parfaitement.

Il était presque neuf heures, et le carillon allait bientôt se mettre en marche. Mais puisqu’il avait déjà assisté au spectacle lors de sa dernière visite, Mathias fit demi-tour pour parcourir les premiers mètres de la Kramgasse. Les yeux fixés sur les toitures des bâtiments, éblouissantes en raison du soleil qui se reflétait sur la tuyauterie de bronze, il se fit bousculer à plusieurs reprises par des passants pressés d’achever leurs courses, et par des charretiers qui le regardaient d’un drôle d’œil, comme s’ils lui reprochaient de ne pas circuler sous les arcades. Il passa devant un étalage de fruits et de légumes, puis décida de revenir sur ses pas pour en acheter un gros sac. Il choisit les plus belles pommes et les plus belles pêches, dans l’espoir que les noyaux, au centre, seraient aussi les plus beaux. Ça rendrait probablement Miguel de meilleure humeur. Une nouvelle boîte, grande et solide, ne serait pas de refus non plus.

Il continua son chemin vers une vieille fontaine surmontée d’un chevalier casqué. Celui-ci brandissait le drapeau d’un dragon or sur fond rouge, teintes identiques à celles de son heaume. La ville cachait

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des dizaines de statues colorées de ce genre et, à chaque fois, Mathias s’arrêtait pour les examiner.

Quelques mètres encore, et il dépassa presque la librairie qu’il cherchait. Très étroite, coincée entre un fabriquant de bijoux et une pâtisserie, elle passait facilement inaperçue. Aussitôt qu’il eut refermé la porte derrière lui, l’odeur de pain et de brioches disparut, supplantée par celle des livres gorgés de temps, d’usure et d’épices plus subtiles. Mathias pouvait la sentir, mais il avait aussi l’impression de la voir. Comme une douce fumée qui emplissait la pièce, elle s’infiltrait à l’intérieur des livres, s’imprégnait de l’essence de chacune des feuilles et des univers qu’elles contenaient. Serait-ce en

mélangeant toutes les odeurs du monde qu’on arriverait à créer le parfum, pur et simple, des livres ?

— Kann ich Ihnen helfen2 ?

Un petit homme passa devant le comptoir et s’approcha de Mathias. Son crâne chauve luisait autant qu’un trottoir mouillé qu’on éclaire la nuit. Étrangement, il dégageait une forte odeur d’humidité. Tout au bout de son nez, ses lunettes rondes semblaient tenir en place grâce aux creux qu’elles avaient forcés dans la peau au fil des années. Avec ses connaissances rudimentaires de l’allemand, Mathias comprit que l’homme lui proposait son aide. Un peu hésitant, il tenta une réponse.

— Euh… mein Name, Mathias Berthelot… Buch, euh… Un violon sous la mer ? L’homme fronça les sourcils, pinça les lèvres puis pointa Mathias du doigt : — Einen Moment 3…

Il s’éloigna vers une porte qui menait sans doute à l’arrière-boutique, et le silence s’empara de la pièce. Nerveux, Mathias passa son doigt sur les reliures d’une pile de livres posés sur le comptoir. De tous les titres allemands, il n’en reconnut aucun. Il en prit tout de même un au hasard et le feuilleta. Ses yeux glissaient sur les pages, s’accrochant ça et là à des mots un peu plus familiers, ou à d’autres beaucoup trop complexes :

— Kriegsge… tenta-t-il. Kriegsgefangenschaft. — Je peux vous aider ?

2 Puis-je vous aider ?

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Mathias sursauta, ignorant d’où était sorti le vendeur qui se tenait maintenant derrière le comptoir. Le livre glissa de ses mains et s’écrasa en éventail sur le sol. Il balbutia quelques sons en le ramassant.

— Captivité, dit l’homme, tout bas.

Le livre retrouva sa place sur le dessus de la pile. Une petite chaleur aux joues, Mathias secoua les bras et replaça le bout de ses manches.

— Que… quoi ? Qu’est-ce que vous avez dit ?

— Captivité. Kriegsgefangenschaft, c’est captivité en français. — Ah bon… C’est vachement long.

L’homme sourit.

— Erwin m’a dit que vous vouliez un livre en particulier.

— Oui… Avez-vous quelques livres français ? Je cherche Un violon sous la mer. Les yeux de l’homme s’illuminèrent.

— Mais certainement ! Un violon sous la mer, de R. J. Nicolas. Je crois en avoir une ou deux copies. Attendez-moi ici.

Il partit entre les étagères et revint avec le livre en question.

— C’est pour vous ? Pour un ami ? Je l’ai adoré… Ça fait déjà quelques années qu’il a été écrit, je crois. L’auteur ne devrait pas tarder à en créer un autre.

— Vous le connaissez ?

— L’auteur ? Non, pas personnellement. Mais il est excellent. Si vous ne l’avez jamais lu, je vous le recommande.

Mathias l’ouvrit et prit les premières pages entre ses doigts. Les mots, qu’il connaissait par cœur, défilèrent sous ses yeux.

— En fait, je l’ai déjà lu. Je le cherchais pour l’offrir en cadeau. Ça vous dérange si je prends un instant pour décider ?

— Prenez le temps que vous voudrez, cher ami. Je reviens dans quelques minutes, j’ai encore des boîtes à vider à l’arrière.

Mathias attendit que l’homme sorte de la pièce puis se mit à tourner les pages. Une tension s’installa entre ses côtes. Il scruta chaque feuille, ignorant les mots qui y étaient imprimés. De toute façon, il aurait pu les réciter tous, peut-être même à l’envers s’il l’eût voulu. Ses yeux balayèrent les coins, les marges et les espaces blancs entre les lignes. Il

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vérifia même s’il n’avait pas sauté une page ou deux. Une fois à la toute fin du roman, à la toute dernière feuille blanche, il le referma. Le serrement près de son cœur se relâcha, mais y laissa un trou. Sa gorge se noua. Il abattit son poing sur le dos du livre, tout aussi vide que le trou dans sa poitrine. Au même moment, le libraire réapparut à l’embrasure de la porte.

— Alors ? demanda-t-il. Vous avez décidé ?

— Vous en avez d’autres exemplaires ? Une feuille est déchirée dans celui-ci. Puisque c’est pour un cadeau… vous comprenez ?

— Euh… oui, il m’en reste un dernier je crois. En espérant qu’il soit en bon état ! L’homme se faufila de nouveau entre les étagères et Mathias ouvrit le livre pour déchirer, au hasard, le coin d’une page. Il cacha rapidement le bout de papier dans sa poche.

— Voilà, dit le libraire, de retour au comptoir. Celui-ci semble parfait. — Alors je le prends.

L’homme griffonna des notes dans un calepin. Alors qu’un client passait la porte, il cria quelque chose vers l’arrière-boutique et Erwin fit irruption dans la pièce pour rejoindre le nouveau venu. Mathias remit l’argent, remercia les deux hommes et sortit.

À l’extérieur, il s’empressa de s’asseoir sur un banc à côté de la bijouterie, déjà en partie occupé par une femme et deux enfants. Ceux-ci s’amusaient à grimper sur le siège puis à sauter sur le sol, comme s’ils accomplissaient ainsi le saut le plus périlleux du monde. Avant qu’ils ne s’élancent dans les airs, le doute semblait planer dans leur regard, une fraction de seconde. Mais le courage l’emportait et, une fois l’exploit accompli, c’est avec un large sourire et des yeux brillants qu’ils se dépêchaient de recommencer. Tout en les observant, Mathias tambourinait des doigts sur le sac posé sur ses genoux. Il voulait examiner le livre comme il l’avait fait avec l’autre, mais il hésitait. Cet exemplaire était-il aussi vide que le précédent ? Comme tous ceux avant lui ? Il n’avait pas envie de le savoir tout de suite. Tant que le livre demeurerait fermé, il pourrait garder espoir que, dans celui-ci, il trouverait quelque chose… qu’enfin, c’était le bon.

La femme assise près de lui se tenait bien droite, ses mains gantées croisées sur ses cuisses, comme en attente de quelque chose, ou de quelqu’un, qui tardait à venir. En partie dissimulé sous son chapeau de feutre, un chignon retenait ses cheveux, et sa longue robe brune gonflait autour de ses hanches. Mathias se demandait comment une femme aussi posée pouvait laisser ses enfants s’agiter autant – étaient-ce les siens ? – quand soudain,

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alors qu’elle se penchait pour frotter son soulier, une mèche blonde tombée près de son œil frôla sa joue dans une courbe délicate. Une mèche fine, presque translucide, que les rayons du soleil teintaient d’or. Mathias la devina incroyablement douce.

Une boule envahit sa gorge. Cette mèche… C’était presque la même. Il tenta d’ignorer la suite d’images qui défilait dans sa tête, mais sans succès. Le souvenir était trop clair, trop net…

**

Quelque part entre la France et l’Angleterre Juillet 1897

Mathias referma la dernière caisse, griffonna quelques chiffres sur le calepin et passa une main sur son front couvert de sueur. Maintenant qu’il avait terminé l’inventaire de la cargaison, on ne lui en voudrait sûrement pas s’il prenait quelques minutes de repos. En plus, il faisait si beau. Il gagna le pont supérieur et s’appuya sur la rambarde, qui lui sembla agréablement fraîche au contact de ses avant-bras brûlants. Plutôt que d’admirer la mer scintillante qui s’étendait à perte de vue, il ferma les yeux pour profiter de la brise qui effleurait son visage.

Bien qu’à première vue, elles se ressemblassent, les journées de travail n’étaient jamais les mêmes. Mathias remarquait surtout le vent. Il s’imprégnait de la marchandise sur le bateau et du sel de la mer, mais aussi des effluves des passagers, en plus d’être lourd ou plus léger suivant la chaleur environnante. Le mélange final demeurait unique.

D’une longue inspiration, Mathias huma l’air. Aujourd’hui, il y décela une touche florale. Un passager transportait peut-être un bouquet… Il tenta de deviner de quelle fleur il s’agissait, mais le parfum restait trop subtil.

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Il fut tiré de sa rêverie. À moins d’une trentaine de centimètres se trouvait la fleur en question. Une violette. Un petit bouquet de violettes au milieu d’une masse de cheveux blonds.

— Vous avez vu ?

Elle devait sûrement s’adresser à lui. Les autres passagers se tenaient près des sièges, plus loin à droite. Pourtant, elle ne le regardait pas. Elle fixait la mer, les yeux pétillants. Une mèche bouclée, presque dorée sous l’éclat chaud du soleil, s’échappait de son chignon. À chaque léger coup de vent, elle rebondissait sur sa joue.

— Alors ? C’était un dauphin ?

Elle se tourna vers lui. Face à son propre reflet, au fond de ces yeux vert sombre, Mathias comprit qu’il était figé. Elle sourit :

— Vous ne l’avez pas vu…

Il retrouva l’usage de ses membres et se gratta le front, essayant de détourner le regard vers le large pour comprendre de quoi elle parlait. Mais ses yeux ne cessaient de revenir d’eux-mêmes se poser sur le visage de la jeune femme.

— Euh… non. Je suis désolé… je… J’avais les yeux fermés.

— Comment pouviez-vous fermer les yeux devant ça ? dit-elle, surprise, en balayant l’horizon de la main. J’aurais peur de rater quelque chose… Et justement, je crois que vous venez de rater un dauphin.

— C’était peut-être un marsouin. On voit plus souvent des marsouins sur ce trajet. Elle rit. Un rire vivant et mélodieux qui résonna aux oreilles de Mathias comme un chant qui sautille, fait des pirouettes.

— Marsouin. C’est un drôle de nom… Comment faites-vous la différence ? — Ils sont de plus petite taille, et leur aileron est moins recourbé.

Il entendait les mots sortir de sa bouche, mais il n’avait pas conscience de les prononcer, un peu comme si son esprit, prisonnier d’une bulle, ne pouvait qu’observer ce qui se déroulait devant lui. Elle eut l’air de réfléchir.

— Vous avez peut-être raison… Je crois que c’était un marsouin. Vous semblez bien vous y connaître.

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Elle approuva en fronçant les sourcils, puis s’accota un peu plus sur la rambarde, le regard flottant sur les vagues. Le vent s’insérait sous ses manches bouffantes et entre les volants de sa robe, aussi violette que les fleurs dans ses cheveux. Il y eut quelques secondes de silence et Mathias réussit enfin à ramener une partie de son attention sur la mer. Mais il avait beau regarder au loin, cette présence à ses côtés lui semblait maintenant beaucoup plus forte qu’un léger parfum. Il chercha quelque chose à dire, mais elle le devança :

— Vous travaillez ici depuis longtemps ?

— Plus de cinq ans déjà. Et vous ? Euh… je veux dire…

Mathias vit qu’elle avait très envie de rire, mais elle parut se retenir par politesse. — Cinq ans ? Vraiment ? Vous avez dû en voir beaucoup des gens passer ici… — Oui… Vous êtes en voyage ?

— On peut dire ça. Je vais à Londres, mais seulement pour un court séjour, le temps d’assister au plus récent ballet de l’Alhambra.

— Êtes-vous de Normandie ? Vous n’avez pas l’accent du coin… — C’est parce que j’ai grandi à Paris.

— Ah bon. Vous êtes dans la région depuis longtemps ?

— Trois ans. Difficile de l’oublier… On a emménagé le jour de l’assassinat du président Carnot. La compagnie de mon père avait décidé d’ouvrir un nouveau bureau au Havre. Une journée assez étrange pour quitter Paris… Mais si vous saviez comme la capitale me manque ! Les nuits illuminées, la musique, les ballets de l’Opéra, les jardins…

Mathias hocha la tête, mais ne sut que répondre. Il n’était encore jamais allé à Paris. Son père s’y rendait pourtant fréquemment pour affaires. La grande ville n’était qu’à quelques heures de train, si facilement accessible ! Un jour, oui… Un jour il irait.

Encore le silence. Sans doute plongée dans ses souvenirs, elle avait tourné la tête et Mathias pouvait désormais observer la courbe de son cou, la peau qui semblait si douce, si fragile… Il résista à la tentation d’y glisser son doigt.

— Au fait, dit-elle en pivotant vers lui. Moi, c’est Alice. Elle lui tendit la main.

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8.

Berne, Suisse Août 1906

— Vous cherchez quelque chose ?

Mathias mit un instant à comprendre qu’il fixait toujours la dame assise sur le banc. Elle l’observait du coin de l’œil, vraisemblablement mal à l’aise. Il cligna plusieurs fois des yeux puis, sans même prendre la peine de s’excuser, il se leva et partit d’un pas rapide en sens inverse d’où il était venu.

Il avait l’étrange impression de glisser, de flotter au-dessus du pavé sans réellement le sentir sous ses pieds. Les bruits ambiants sonnaient étouffés, lointains. Il traversa ainsi une rue, puis une autre qui débouchait sur une grande allée. Après quelques enjambées, il se retrouva finalement près d’une bâtisse à l’allure familière : le magasin de Grégoire. Par la porte vitrée, il vit son ami occuper presque tout l’espace derrière le comptoir et proposer une boîte de tabac à un client. Au bout d’un moment, Grégoire tourna la tête et ses yeux s’agrandirent lorsqu’il aperçut Mathias. Il serra la main de l’homme auquel il remettait de la monnaie et vint tout de suite ouvrir la porte.

— Mathias ! Mais pourquoi tu restes dehors comme ça ? Allez, entre ! T’as trouvé la librairie dont je t’avais parlé ?

Il s’arrêta pour l’observer, les sourcils froncés, puis le guida vers une chaise tout près du comptoir.

— Ça va pas ? T’as la tête d’un gars qui a vu un revenant… — Oh, ce n’est rien.

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