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Frontières de la représentation : la “justice anormale” selon Nancy Fraser

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Academic year: 2021

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Submitted on 23 Feb 2021

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Frontières de la représentation : la “justice anormale”

selon Nancy Fraser

Céline Spector

To cite this version:

Céline Spector. Frontières de la représentation : la “justice anormale” selon Nancy Fraser. Christophe Miqueu; Philippe Crignon. Représentation politique et transformations de la citoyenneté. XVIIe-XXIe siècle, Classiques Garnier, pp.139-156, 2017, Rencontres, 978-2-406-06949-2. �hal-03149831�

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Frontières de la représentation : la « justice anormale » selon Nancy Fraser1

Céline Spector

Université Bordeaux Montaigne-SPH

Version provisoire

(ne pas faire circuler, ne pas citer sans permission de l’auteure)

Frontières de la représentation : la « justice anormale » selon Nancy Fraser

Les travaux récents de Nancy Fraser sont marqués par un regain d’intérêt pour les processus de transnationalisation qui frappent d’obsolescence le cadre westphalien. Dans ce cadre, l’injustice de représentation (misrepresentation) se produit lorsque des frontières politiques et/ou des règles de décision collective conduisent à refuser à tort à certains la possibilité de participer en tant que pair aux interactions sociales et politiques. Cette communication se propose d’explorer ce concept de « défaut de représentation » ou de misframing, qui se conçoit au niveau méta-politique : il résulte de la non-prise en compte des voix de ceux et de celles qui, en raison de leur extériorité aux Etats-nations, sont exclu(e)s de la scène politique classique. Elle se propose de mesurer la pertinence du concept de « déni de voix » dans les processus démocratiques (political voicelessness) ainsi que de la solution esquissée par Fraser en termes de parité de

participation.

Frontiers of Representation: Nancy Fraser’s theory of « abnormal justice »

Nancy Fraser’s recent work takes into account the transnational process of a post-westphalian frame. In this frame, misrepresentation occurs when political boundaries and/or decision rules fonction to deny some people, wrongly, the possibility of participating on a par with others in social interaction and in political arenas. One of the level of misrepresentation concerns the boundary-setting aspect of the political. Here the injustice arises when the community’s boundaries are drawn in such a way as to wrongly exclude some people from the chance to participate at all in its authorized contests over justice. In such cases, misrepresentation takes a deeper form, which N. Fraser calls « misframing ». In this talk, I will assess Fraser’s theory of « parity of participation » as an answer to the problem of political voicelessness.

1 Texte à paraître aux éditions Garnier (collections « Rencontres ») dans le volume collectif : Représentation politique et transformations de la citoyenneté. XVIIe-XXIe siècle, C. Miqueu et P. Crignon (dir.).

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Dans le champ des sciences politiques, la question des limites et des failles de la représentation est souvent abordée sous la forme d’une réflexion sur les groupes sociaux marginalisés qui se trouvent de fait exclus des procédures électorales. Or la restriction de ces approches au cadre démocratique de l’Etat-nation n’est pas sans incidence sur la théorie de la représentation elle-même : occultant les phénomènes transnationaux qui remettent en cause la structure moderne de l’Etat « westphalien », la théorie politique risque de s’isoler dans une tour d’ivoire factice. Dans cet esprit, les travaux récents de Nancy Fraser font exception : partant du constat d’une transnationalisation des phénomènes sociaux qui modifie la « grammaire » des théories de la justice, Nancy Fraser a élaboré, dans ses derniers articles, une nouvelle conception de l’injustice dans l’ordre de la représentation politique. Depuis 2005, son œuvre se structure autour d’un concept original, celui de « misrepresentation », qui s’ajoute aux deux concepts fondamentaux précédemment mis en exergue dans sa théorie : celui de « misdistribution » dans le champ économique et celui de « misrecognition » dans le champ culturel. Le néologisme (misrepresentation2) est évocateur : il

s’agit dorénavant de prendre en charge l’injustice liée à l’absence d’égalité des voix (equal

voice) dans l’arène politique.

Pourquoi Nancy Fraser a-t-elle éprouvé le besoin d’introduire le concept de « misrepresentation », quitte à déstabiliser sa théorie dualiste de la justice ? Pourquoi revenir sur la division féconde, opposée à Axel Honneth, entre injustices liées à la redistribution et injustices liées à la reconnaissance3 ? Récuser l’unilatéralisme d’une analyse économiste (en

terme d’exploitation) ou d’une analyse culturaliste (en terme de déni de reconnaissance) ne suffit apparemment plus : la question de savoir ce qui peut échapper à cette grammaire des injustices se pose, dans la mesure où la question de la représentation politique apparaît comme une dimension nouvelle – une véritable « troisième dimension », propre à reconfigurer la théorie critique. Si la représentation est la question centrale de la politique, alors la misrepresentation en est le problème fondamental : elle désigne le phénomène qui survient lorsque les institutions dénient à certains le droit de participer à parts égales aux interactions politiques, le « déni de voix » (political voicelessness).

Après avoir élucidé les raisons pour lesquelles Fraser a choisi d’introduire le concept de misrepresentation (I), je me propose d’interroger les difficultés inhérentes au concept de « société civile mondiale » et de revenir sur la légitimité et l’efficacité du principe de « parité participative » à cette échelle (II).

I. Le défaut de représentation (misrepresentation), une troisième dimension de l’injustice

1) Une nouvelle grammaire de la justice

Selon Fraser, l’injustice de représentation (misrepresentation) se produit lorsque la mise en place de frontières politiques conduit à empêcher certains individus de participer en tant que pairs aux interactions sociales et politiques. La misrepresentation constitue une atteinte à la parité participative, dès lors qu’elle prive certains individus d’un accès équitable aux activités sociales coopératives, mais aussi aux activités politiques (délibérer

2 L’usage juridique du terme misrepresentation est très différent.

3 A. Honneth et N. Fraser, Redistribution or Recognition ? A Political-philosophical Exchange, Verso, 2003 ;

N. Fraser, Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et redistribution, trad. E. Ferrarese, Paris, La Découverte, 2005.

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collectivement, voter pour des représentants, commenter les actions du gouvernement, prendre part aux prises de décision sur les lois, les règles, les budgets etc.). Or cette apparition d’un nouveau concept, accompagnée d’une inflexion de la théorie critique élaborée par Fraser depuis une vingtaine d’années, paraît énigmatique. Pourquoi la question politique de la représentation ne peut-elle être traitée dans le cadre dualiste de la théorie de la justice édifiée par Fraser depuis les années 1990, opposant dans un esprit wébérien les injustices liées à la classe et celles qui dépendent du statut ? Pourquoi la politique échappe-t-elle à la dualité des conditions objectives et des conditions intersubjectives, des injustices socio-économiques affectant les groupes défavorisés et des injustices associées au déni de reconnaissance des groupes culturels méprisés ou marginalisés ?

Dans une interview consignée dans Scales of justice, Nancy Fraser revient sur son parcours depuis la fin des années 19904. Elle y rend raison de l’introduction de la question

de la représentation dans sa théorie bi-dimensionnelle de la justice. La question de l’equal

voice ou de la political voicelessness ne peut être résolue de manière classique, en recourant à

une analyse des procédures de décision. La question, selon N. Fraser, est d’ordre métapolitique : les relations de représentation peuvent être injustes en elles-mêmes. Il faut donc identifier les obstacles (économiques, culturels, politiques) à la parité de participation dans l’espace public. L’introduction d’une troisième dimension dans la théorie de la justice répond à un besoin analytique précis : une minorité peut être considérée comme « sans voix » alors même qu’elle ne subit pas d’injustice socio-économique ou culturelle – alors même que la fair distribution et la reciprocal recognition sont garanties.

L’intérêt porté au niveau métapolitique des injustices se comprend surtout dans le cadre d’un intérêt accru porté à la transnationalisation de l’espace public, que N. Fraser avait déjà évoquée contre la prééminence du paradigme habermassien. Dans l’ouvrage traduit en 2005 sous le nom de Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et redistribution, N. Fraser énumérait les raisons qui invitent à concevoir une théorie « postbourgeoise » de la société civile, au sein d’une constellation politique postnationale5. Plusieurs évolutions

rendent problématique le postulat d’un Etat national souverain, destinataire de la communication au sein de l’espace public : d’une part, la souveraineté n’est plus unifiée en un lieu institutionnel unique, mais assignée à plusieurs organisations distinctes, qui fonctionnent à des niveaux différents, mondial, régional ou local. D’autre part, avec la mondialisation accélérée des échanges, la politique économique se conçoit désormais à l’échelle supérieure (marchés communs régionaux comme l’UE, l’ALENA et le Mercosur, organisations transnationales formelles ou informelles, telles que la Banque mondiale, le FMI ou le Forum économique mondial), ou à l’inverse à l’échelon municipal ou régional. D’autres phénomènes (d’ordre militaire ou humanitaire notamment, mais aussi culturels, médiatiques et linguistiques) contribuent à fragiliser les théories de la souveraineté, et corrélativement la théorie habermassienne de l’espace public, d’abord cantonnée aux limites de l’Etat-nation. Si l’espace public s’adresse en priorité aux Etats nationaux, il ne peut plus prétendre aujourd’hui rationaliser la domination.

A cet égard, l’obsolescence du cadre westphalien conduit à repenser la justice de la représentation politique : celle-ci a d’abord à voir avec le découpage de l’espace politique, avec l’institution des frontières de l’espace public. Au-delà du désir avoué de préserver l’allitération, Fraser introduit le concept de misrepresentation afin d’exploiter la polysémie du terme de représentation, conçue soit comme cadrage symbolique (symbolic framing), soit

4 N. Fraser, « The Politics of Framing », in Scales of Justice, New York, Columbia University Press, 2010, p.

142-159 (interview de Kate Nash et Vikki Bell).

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comme voix politique (political voice). D’un côté, N. Fraser ne néglige pas la représentation associée aux procédures électorales : les injustices politiques ordinaires apparaissent lorsque des règles biaisées de décision instituent des disparités de voix entre les citoyens, et donnent lieu à une lutte en faveur d’une représentation plus équitable (parité hommes-femmes, politique des quotas). A ce premier niveau, la représentation a le sens habituel de « political voice » et de « democratic accountability ». L’injustice politique tient ici à ce que les institutions pratiquent un déni de parité participative entre ceux qui sont déjà inclus dans une communauté politique d’appartenance. A un second niveau cependant, la question de l’injustice de représentation revêt une forme nouvelle : elle tient à l’injustice des frontières et des cadres (boundaries and frames). Sur ce plan métapolitique, la question devient celle des limites de l’inclusion et de l’exclusion : de fait, certains individus ne peuvent contester les forces politiques qui les oppriment, et se trouvent ipso facto « sans voix ». Cette impossibilité à se faire entendre, ou à faire partie des « voix qui comptent », est désormais logée au cœur de l’analyse de la représentation6.

L’introduction d’une dimension politique est également le fruit de réactions suscitées par les précédents travaux de N. Fraser : dès 2002, Leonard Feldman lui objecte que les injustices politiques sont analytiquement distinctes des injustices économiques ou culturelles, et ne peuvent être réduites à elles ; il se peut même que l’Etat renforce les inégalités en produisant des statuts politiques subordonnés7. Dans un article remarquable,

Kelvin Olson prolonge cette analyse, en allant plus loin encore : à ses yeux, la « troisième » dimension, politique, des injustices est prioritaire8. Certains formes de différenciation

sociale ne relèvent ni de la classe ni du statut, mais de la citoyenneté : l’aptitude à l’action politique (political agency) peut être bloquée, entravée ou diminuée, ou au contraire renforcée et favorisée de différentes façons. Cela vaut notamment dans de nombreuses activités politiques informelles (contacter des représentants, délibérer dans des conseils de quartier etc.). K. Olson suggère donc une révision du cadre dualiste pour introduire une troisième forme d’injustice associée à la « marginalisation », où le problème ne serait pas la redistribution ou la reconnaissance, mais l’inclusion politique9.

2) « Le cadre de la justice dans un monde globalisé » (2005)

L’introduction d’un nouveau concept répond surtout à une situation inédite : les iniquités transfrontalières dans un monde globalisé. L’article de N. Fraser intitulé « Le cadre de la justice dans un monde globalisé » (2005, version augmentée d’une Spinoza lecture donnée à Amsterdam en décembre 2004) part du constat selon lequel la mondialisation modifie la grammaire des revendications politiques : la question de savoir qui doit compter comme membre d’une communauté se pose plus que jamais. A ce titre, « Le cadre de la justice » identifie trois types d’obstacles à la parité de participation dans les sociétés capitalistes : « alors que parler de distribution permet de mettre en avant les empêchements dont les racines se situent dans l’économie politique et que la reconnaissance révèle des obstacles ancrés dans l’ordre statutaire, la représentation permet de conceptualiser les barrières à la parité de participation qui procèdent de la constitution politique de la

6 Ibid., p. 146-147.

7 Voir L. Feldman, « Redistribution, Recognition, and the State: The Irreducibly Political Dimension of

Injustice », Political Theory 30:3 (June 2002), p. 410-440 ; « Status injustice: the Role of the State », in Adding

Insult to Injury. Nancy Fraser Debates her Critics, K. Olson éd., Londres, New York, Verso, 2008, p. 221-245. 8 K. Olson, « Participatory Parity and Democratic Justice », in Adding Insult to Injury. Nancy Fraser Debates her Critics, op. cit., p. 246-291.

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société »10. Le défi théorique apparaît avec de nouvelles procédures de résolution des

conflits : comment les revendications de redistribution et de reconnaissance sont-elles examinées ? Et qui appartient au cercle des personnes autorisées à les soulever ?

Avec la mondialisation s’accroît le risque que les non-citoyens affectés par un phénomène soient exclus à tort de l’ensemble des personnes pouvant prétendre à la considération. C’est le cas notamment lorsque les revendications des pauvres de la planète sont canalisées vers les arènes politiques nationales, alors que les causes de l’injustice (entendue ici comme dépossession ou exploitation) se trouvent à l’étranger : Etats prédateurs, multinationales, investisseurs, spéculateurs, pouvoirs « offshore » échappent au contrôle démocratique. Le cadre keynésien-westphalien devient dès lors un levier d’injustice, car il exclut les structures démocratiques à l’échelle internationale. Afin d’y remédier, N. Fraser forge une devise pour le XXIe siècle, analogue à la devise

révolutionnaire du XVIIe et du XVIIIe siècles : « no redistribution or recognition without

representation ».

Ce principe – devise ou slogan – impose la nécessité de passer d’une politique centrée sur la territorialité étatique à une politique axée sur l’effectivité sociale. Une telle politique de transformation sociale (« transformative politics ») appliquera un principe unique : celui des « tous concernés » (« all affected ») par les injustices qui doivent être corrigées à l’échelle globale. Contre une politique élitiste, Fraser combat ainsi, en bonne compagnie (Castelles, Pogge, Bohman, Dryzek, Archibugi, Held), en faveur d’une « démocratie métapolitique ».

3) « Abnormal Justice » (2008)

Dans un article légèrement postérieur, intitulé « Abnormal Justice » (dédié à R. Rorty11), N. Fraser donne à cette analyse toute son ampleur théorique. La structure

actuelle des questions de justice serait, selon elle, gouvernée par le problème de la justice « anormale » (le terme s’entend par analogie entre la justice « normale » et la science « normale », dans l’esprit de Kuhn). Le malentendu porte à la fois sur le quoi (l’objet des litiges), sur le qui (ceux qui sont concernés par l’injustice au niveau local, national ou transnational) et sur le comment (la meilleure manière de résoudre ces conflits). N. Fraser propose de subsumer toutes ces questions sous celle de l’accès égal ou paritaire à la participation, afin de maintenir à la fois le pluralisme de son « ontologie sociale » et l’exigence de commensurabilité des revendications. La justice est définie par l’égale

considération accordée aux personnes concernées par des règles. A ce titre, l’entité pertinente n’est pas

nécessairement l’Etat ni la nation, mais toute structure de gouvernance qui émet des règles (OMC, FMI…). Pour être concernés par les questions de justice, les individus d’une structure ne doivent pas en être membres de droit ; peu importe qu’ils soient officiellement « accrédités » ; ils doivent seulement être soumis de fait aux règles émises par cette structure. Le cadre n’est ni national ni cosmopolitique, mais ajusté à la structure normative qui assujettit certains à des règles – tous ceux qui sont concernés par cette normativité devant pouvoir jouir d’une égale considération.

Reste alors le problème de l’implémentation, du how, qui appelle une théorie de la méta-démocratie. Selon N. Fraser, il n’incombe pas aux puissants ni aux élites de décider

10 N. Fraser, Le Féminisme en mouvements. Des années 1960 à l’ère néo-libérale, trad. E. Ferrarese, Paris, La

Découverte, 2012, p. 23.

11 N. Fraser, « Abnormal justice », Critical Inquiry, 34 (3), 2008, p. 393-422, repris dans Scales of justice, op. cit.,

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seuls de la grammaire des questions de justice. Toute vision hégémonique doit être récusée, ce qui suppose, en situation de justice « anormale », la création de nouvelles structures d’arbitrage et de résolution des litiges. La demande de « fair hearing » doit être reconnue, sachant que la question ne peut être tranchée de manière purement empirique par des bureaucrates ou des experts s’appuyant sur les données des sciences sociales. Dans le sillage de Habermas, N. Fraser insiste sur la nécessité d’un mode dialogique d’élaboration du cadre, mais son refus de s’en tenir au contexte de l’espace public national introduit une difficulté nouvelle. Comment procéder si l’on veut éviter une solution « populiste », consistant à donner aux associations de la société civile (et N. Fraser songe à n’en pas douter aux associations « altermondialistes ») le pouvoir de décider de ce cadre inclusif ?

Selon N. Fraser, la solution « populiste » doit en effet être récusée. Plusieurs raisons convergent en ce sens : 1) les associations « activistes » de la société civile ne sont pas suffisamment représentatives pour justifier leurs propositions destinées à reconfigurer le cadre de la justice ; 2) à ces associations font défaut la capacité de convertir leur propositions en décisions politiques contraignantes (binding decisions). De ce double défaut résulte la nécessité d’institutions démocratiques globales, dotées à la fois de procédures équitables et d’une structure représentative destinée à garantir la légitimité démocratique de leurs délibérations. N. Fraser présente ici le cadre transnational, sinon cosmopolitique, de son projet : dans la démocratie transnationale, les représentants, tenus à rendre des comptes (publicité des actions, élections), doivent aussi avoir la capacité de prendre des décisions à caractère contraignant (binding decisions) relatives à la détermination des individus soumis à une structure de gouvernance et ipso facto concernés par les questions de justice qui s’y rapportent. Les revendications concernant les injustices de cadre (misframing) ne pourront être résolues, là encore, que par le recours au « all-subjected principle ». Une théorie de la justice pour des temps anormaux doit comprendre une vision du « comment » qui soit à la fois dialogique et institutionnelle, une conception qui inclut de nouvelles institutions représentatives où des revendications (claims) métapolitiques puissent être soumises à une procédure de démocratie délibérative et à des décisions contraignantes. En dernière instance, la justice réflexive (« reflexive justice ») revendiquée par Fraser esquisse ainsi une « troisième voie » entre les partisans de l’agonisme et les thuriféraires de la démocratie délibérative (discourse ethics). Il faut désormais concevoir un processus indéfini de disputes à l’égard du cadre et des frontières ; aussi faut-il imaginer de nouvelles arènes et de nouvelles institutions où ces questions puissent être démocratiquement débattues12.

II. La société civile mondiale et le « all-subjected principle » : difficultés et apories

Certes, N. Fraser n’est ni la première ni la seule à poser la question de la légitimité au niveau cosmopolitique. Le courant est puissant, notamment chez des disciples plus ou moins hétérodoxes de Habermas – que l’on songe par exemple à Seyla Benhabib, qui pose elle aussi la question des frontières du corps politique13, et à Bonnie Honnig, qui défend un

cosmopolitisme agonistique. Différentes versions de la « démocratie cosmopolitique » sont à l’ordre du jour (David Held, Daniele Archibuggi etc.)14. Il reste que la définition

fraserienne de la misrepresentation est originale et mérite d’être interrogée comme telle. Le problème est-il posé de manière pertinente ? Est-il résolu de manière adéquate ?

12 N. Fraser, « The Politics of Framing », art. cit., p. 150.

13 Seyla Benhabib, Another Cosmopolitanism, Oxford, Oxford University Press, 2006, p. 33. 14 Voir notre analyse, infra.

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A l’échelle de la « société civile mondiale », deux questions doivent être distinguées : celle de la légitimité, celle de l’efficacité15. Du point de vue de la légitimité d’abord, le

« principe de participation » consistant à accorder une partie du pouvoir de décider aux personnes concernées par la décision politique (nommés stakeholders), doit être pris au sérieux. Ce principe de participation est défendu, avant N. Fraser, par plusieurs partisans de la démocratie cosmopolitique (notamment David Held16), mais également, sous le nom de

« principe d’équivalence », par des auteurs qui proposent une théorie normative de la distribution globale des biens publics : ceux qui sont significativement concernés par un bien (ou un mal) planétaire doivent avoir leur mot à dire dans sa production, sa distribution ou sa maîtrise17. En défendant le principe de « parité participative », N. Fraser est donc

tributaire d’une élaboration théorique associée au cosmopolitisme, dans sa version institutionnaliste ou non18. Quelles que soient leurs divergences, ces auteurs visent surtout

la bureaucratie centralisée des décisions nationales et internationales, et le fait que ceux qui décident n’aient pas à subir le coût de leurs décisions. Mais en raison du degré d’abstraction où se situe sa théorie, N. Fraser n’aborde pas plusieurs questions décisives soulevées par les auteurs qui théorisent ce « principe de participation » à l’échelle cosmopolitique. Nous retiendrons trois de ces difficultés majeures.

1) Qui doit participer ? La prise en compte de l’impact des décisions

La question du « qui » est concerné par une décision normative ne saurait être tranchée de manière consensuelle, ni aisément « dialogique », comme le voudrait N. Fraser, en incluant notamment le monde « post-colonial » au-delà de l’Occident19. Daniele

Archibugi évoque ainsi l’exemple des essais nucléaires français à Mururoa (167 essais en 96 en 1993) : de tels essais n’auraient certes pas été réalisés si les stakeholders avaient été invités à participer à la décision. Mais la nature des « personnes concernées » n’est pas si facile à établir : s’agit-il de n’interroger que les Polynésien(ne)s ? Les Français de métropole ne sont-ils pas eux aussi concernés par cette décision, dans la mesure où celle-ci a des effets sur la force de dissuasion de leur pays et donc sur leur sécurité ? Comme le souligne Louis Lourme, le fait d’être « affecté » par une décision politique ne suffit pas à justifier la participation à l’arène démocratique ; encore faut-il préciser le degré d’implication des

stakeholders20. D. Held propose de les classer en trois catégories en fonction de l’impact des

décisions prises : forte (si les intérêts vitaux sont en jeu), modérée (si la participation aux activités politiques et économiques est en cause), faible (si seul le style de vie est affecté). Seules les personnes « significativement affectées » par une décision (c’est-à-dire celles qui appartiennent aux deux premières catégories) « doivent participer à la détermination du fonctionnement et de la régulation de ces forces et processus, soit directement, soit

15 Voir J. Keane, Global Civil Society ?, Cambridge, Cambridge University Press, 2003 ; M. Kaldor, « L’idée de

société civile mondiale » (2003), traduit dans Recherches sociologiques et anthropologiques, 2007, 38/1, Louvain-la-Neuve, p. 89-108. Dans les analyses qui suivent, nous bénéficions de l’apport de la thèse remarquable de L. Lourme, « Quelle réalité politique pour la notion de « citoyenneté mondiale » à l’époque contemporaine ? Aspects théoriques et critiques du cosmopolitisme politique contemporain », thèse soutenue le 8 décembre 2012 à l’Université Bordeaux 3 (sous la direction de J. Terrel), ici p. 98-100.

16 D. Held, Un nouveau contrat mondial, Paris, Presses de Sciences Po, 2005, appendice, p. 279-280 (sur le

principe de « consentement »). Voir également Cosmopolitanism. Ideas and Principles, Cambridge, Polity Press, 2010, p. 69-75.

17 Providing Global Public Goods: Managing Globalization, Oxford, Oxford Univeristy Press, p. 27-28 cité par

D. Held, ibid., p. 171-172.

18 Su les différentes versions du cosmopolitisme contemporain, voir L. Lourme, Qu’est-ce que le cosmopolitisme ?,

Paris, Vrin, 2012. N. Fraser s’en démarque toutefois en ajustant les stakeholders aux structures de gouvernance, quelle que soit leur échelle.

19 Voir N. Fraser, « The Politics of Framing », art. cit., p. 152. 20 L. Lourme, op. cit., chapitre 6, à qui nous devons l’analyse qui suit.

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indirectement par le biais de représentants politiques »21. Mais qui décidera des personnes

« significativement affectées » ? Le danger d’un retour du refoulé (de l’expertise ou de la technocratie, fût-elle citoyenne) n’est-il pas réel ? La possibilité d’une arène où le « qui » de la justice se décide de manière dialogique semble délicate à mettre en œuvre22.

Autre difficulté : quid des « affectés » non présents ? La classification élaborée par D. Held ne résout évidemment pas le problème posé par le fait que certaines personnes potentiellement affectées peuvent n’être pas présentes ou incapables de participer à une assemblée, fût-elle virtuelle – que l’on songe par exemple aux descendants des populations affectées par la catastrophe nucléaire de Fukushima. Le préjudice porté aux générations futures ne peut être pris en compte si seuls sont invités à contribuer à la décision des individus ou des groupes sociaux actuellement concernés. A l’évidence, les questions de justice globale doivent inclure les problèmes de justice intergénérationnelle, que le principe de participation tel quel ne semble pouvoir résoudre.

Enfin, quel statut accorder aux associations non démocratiques, qui revendiquent la lutte contre l’oppression mondiale, en particulier issue de l’Occident ? Les organisations fondamentalistes seraient-elles autorisées à siéger dans les institutions cosmopolitiques (ou du moins transnationales) que N. Fraser appelle de ses vœux ? La question est pour le moins délicate : peut-on lutter de manière efficace contre les injustices mondiales en incluant les voix issues du monde « post-colonial », sans faire droit aux organisations religieuses, parfois extrémistes ? Mais leur présence ne risque-t-elle pas de faire échouer tout processus communicationnel ?

2. Le problème de la représentativité (ou de l’inclusivité)

La deuxième question ne concerne plus seulement la légitimité, mais aussi l’efficacité. Il s’agit de savoir si la « société civile mondiale » est apte à encourager une plus grande prise en compte des stakeholders. L’une des difficultés concerne les ONG qui contribuent à orienter la gouvernance globale dans les différents domaines de la vie des habitants de la planète (économie, santé, justice, démographie, énergie, écologie…) : sont-elles plus représentatives que les pouvoirs nationaux classiquement élus, ou les institutions internationales ? Permettent-elles réellement de faire entendre de nouvelles voix et de pallier à la misrepresentation ? Certes, N. Fraser est parfaitement lucide sur les risques de non-représentativité des ONG, ou sur le « déficit démocratique » de la société civile mondiale. Lorsqu’elle évoque la métapolitique vouée à contester les exclusions de la politique ordinaire, N. Fraser distingue légitimité et efficacité : du point de vue de la Théorie critique, est légitime une opinion publique formée à travers des processus équitables et inclusifs de communication ; est efficace une opinion publique capable d’influencer les pouvoirs publics. Or que pourrait vouloir dire une opinion publique mondiale légitime, quand les interlocuteurs ne sont pas des concitoyens dotés des mêmes droits de participer en tant que pairs ? Et que signifie l’efficacité de cette opinion publique mondiale, si elle ne s’adresse pas à un Etat souverain capable de résoudre les problèmes ?

Dans « Transnationalizing the Public Sphere »23, N. Fraser redéfinit la légitimité et

l’efficacité dans ce nouveau contexte : certaines instances de régulation (comme l’UE) ne doivent pas rendre de comptes à la société civile afférente, et souffrent donc d’un déficit de

21 D. Held, Un nouveau contrat mondial, op. cit., p. 175-176.

22 N. Fraser refuse toute interprétation « figée » du all-affected principle », notamment celle de Held, « Reframing

Justice… », in Adding Assault to Injury, op. cit., p. 286, note.

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légitimité démocratique ; inversement, la sphère publique mondiale est sans équivalent dans l’administration et la régulation, ce qui conduit à un déficit d’efficacité politique (N. Fraser mentionne l’impressionnant mouvement mondial d’opposition à la seconde guerre en Irak, le 15 février 2003, non suivi d’effets). Remédier à ces deux déficits suppose de refaire coïncider la sphère de l’opinion publique et celle des institutions transnationales formées démocratiquement ; plutôt que de répliquer à plus grande échelle le modèle westphalien de coïncidence entre société civile et Etat, il s’agirait selon elle d’inventer quelque chose de nouveau, une configuration post-westphalienne où plusieurs sphères publiques coïncideraient avec plusieurs formes de pouvoirs ; on est loin, dit-elle, d’avoir encore sur ce point des réponses convaincantes24.

Ainsi N. Fraser ne propose-t-elle aucune solution concrète à la difficulté. Or comment remédier aux biais participatifs, notamment introduits par le fait que la majorité des ONG soit occidentale25 ? Comment s’assurer que les nouveaux moyens de

communication (liés à l’essor d’Internet et des réseaux sociaux, mais aussi à la possession de médias plus classiques) n’induiront pas une « fracture numérique » qui peut porter préjudice à certains, ne serait-ce qu’en raison de leur aire culturelle ou linguistique ?

Si les associations de la société civile mondiale forment le lieu au sein duquel lequel les individus peuvent faire entendre leurs voix, elles ne permettent pas toujours une participation suffisamment élargie – ce que reconnaît aisément N. Fraser. Le problème vaut à l’échelle nationale comme à l’échelle internationale. D’une part, les dispositifs participatifs, parfois associés aux processus électoraux classiques, n’ont souvent que des effets mineurs : les orientations générales des projets de régulation sont rarement modifiées à l’issue des processus de concertation. D’autre part, l’inclusion dans les processus participatifs laisse à désirer. La difficulté n’est pas seulement que les dominés s’excluent eux-mêmes de la participation à la délibération publique, quelle que soit son échelle, ni que les termes du débat soient le plus souvent posés dans le langage des dominants26. A

l’évidence, la plupart des dispositifs de participation sont marqués par une incapacité structurelle à intégrer de nouvelles populations à la vie politique, et particulièrement les individus marginalisés, traditionnellement exclus de la démocratie élective, qui auraient plus que les autres encore besoin d’exprimer leurs revendications en matière de justice ; les coûts d’entrée dans les arènes participatives sont souvent prohibitifs, au point que le peuple participatif se présenterait, selon certains, comme une copie quasi-conforme du peuple représentatif27. A ce titre, il n’est pas certain que la participation fonctionne toujours de

manière plus « démocratique » que le modèle classique de la représentation liée à l’élection.

In fine, le développement non-homogène de l’expertise citoyenne au sein des instances

participatives peut contribuer à la formation d’une « fracture civique » entre une élite de citoyens du monde possédant les « bons » réflexes participatifs, et la masse des individus invités à exprimer ses doléances dans un cadre strictement défini – « technocratisation » citoyenne qui reconduirait, à l’échelle internationale comme à l’échelle nationale, la « frontière » des élus et des profanes.

La misrepresentation ne peut donc si aisément être corrigée par des mécanismes de participation inhérents à la société civile mondiale. Le noble vœu de ses défenseurs, comme

24 N. Fraser, « The Politics of Framing », art. cit., p. 156-157.

25 Les choses évoluent cependant, notamment en Chine. Voir

http://www.laviedesidees.fr/Comprendre-les-ONG-chinoises-2302.html.

26 E. Renault, L’Expérience de l’injustice, Paris, la Découverte, 2004, p. 82.

27 Voir notamment J.-N. Brick, http://www.participation-et-democratie.fr/sites/default/files/atelier_3-3_j-n_birck.pdf.

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Richard Falk (dont N. Fraser est tributaire pour son concept du « post-westphalien »28),

risque de se heurter à la reconduction de certains processus de domination, qui ne permettent pas aux délibérations participatives d’infléchir les politiques menées par les puissances politiques ou économiques dominantes. Elle risque enfin de se heurter aux imperfections de l’espace public planétaire ou du « village mondial » : même si les craintes de Habermas sur cette question, exprimées il y a une quinzaine d’années dans son article intitulé « La paix perpétuelle. Le bicentenaire d’une idée kantienne »29, sont pour une part

caduques (il existe bien une forme d’autonomie relative de l’espace public planétaire à l’égard des espaces publics nationaux30), le « village mondial » reste marqué par des

inégalités dans l’accès aux informations et aux forums de délibération et de décision. Tous ces éléments convergent : la difficulté inhérente à la théorie fraserienne tient à la mise en œuvre de son idéal de parité participative, c’est-à-dire de justice démocratique. Comme le souligne K. Olson, le risque de circularité est réel. Aussi insiste-t-il sur le paradox

of enablement : « the paradox of enablement occurs when equally able citizens are both presupposed by deliberation and are its intended product »31. Confrontée à une objection

analogue de R. Forst, N. Fraser prétend qu’une telle circularité n’est pas vicieuse, et doit caractériser toute théorie visant à transformer une structure sociale injuste32. A ses yeux, si

la circularité est un problème pratique, celui-ci peut être théoriquement surmonté en distinguant différents niveaux de participation : d’une part, les revendications concernant la justice ; d’autre part, les revendications « métapolitiques » concernant les normes et procédures régulant la sphère publique : les personnes marginalisées seraient ainsi à même d’énoncer des revendications sur l’injustice relative à leur propre marginalisation. Or selon K. Olson, le paradoxe n’est pas résolu, mais réitéré au niveau méta-discursif : le cercle demeure entre les conditions de participation et ses résultats. Contrairement à N. Fraser, K. Olson considère que cette circularité révèle un problème épistémologique au cœur de l’idéal participatif : certains groupes resteront en situation de marginalisation, n’auront pas d’accès aux bonnes informations ni aux bonnes arènes etc. ; la marginalisation peut priver des moyens de demander l’inclusion. Aussi est-il impossible de présupposer l’equal agency : l’idée se mine normativement elle-même et met en péril la justice démocratique33.

3) Un déficit démocratique ?

A tous égards, il serait donc illusoire d’imaginer une démocratie cosmopolitique ou transnationale purifiée de tous les défauts de la démocratie représentative34. Il se peut fort

bien que les organisations qui font valoir les droits des stakeholders soient des instruments par lesquels ceux-ci sont paradoxalement éloignés de la décision politique. Le risque n’est pas seulement celui de manipulation ou de « pilotage » en coulisses (par des gouvernements ou des intérêts économiques notamment), mais également de non-représentation des

28 R. Falk, « The world order between inter-state law and the law of humanity: the role of civil society

institutions », in Archibugi, Daniele et Held, David (dir.), Cosmopolitan Democracy, an agenda for a new world order, Cambridge, Polity Press, 1995, p. 163-179. N. Fraser cite du même auteur « Revisting Post-westphalia, Discovering Post-westphalia », Journal of Ethics, 6 :4, 2002, p. 311-352, in « Reframing Justice in a Globalizing World », art. cit., note 1.

29 J. Habermas, « La paix perpétuelle. Le bicentenaire d’une idée kantienne », trad. R. Rochlitz, Paris, Cerf,

1996, p. 43-44

30 L. Lourme, op. cit., p. 255.

31 K. Olson, « Participatory Parity and Democratic Justice », art. cit., p. 261.

32 N. Fraser, « Prioritizing Justice as Participatory Parity », in Adding Insult to Injury, op. cit., p. 340-341. 33 K. Olson, « Participatory Parity and Democratic Justice », art. cit., p. 263.

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stakeholders dans les associations qui prennent la parole dans l’espace public « au nom » de

telle ou telle catégorie d’individus.

En définitive, l’importance accrue donnée à la société civile mondiale est à la fois prometteuse et dangereuse35. Le problème du déficit démocratique ne doit pas être

sous-estimé : d’où viennent les normes que les associations transnationales contribuent à établir à l’échelle de la planète36 ? Et d’où provient leur légitimité ? Sans doute faut-il évoquer le

paradoxe de mouvements qui, tout en dénonçant le déficit démocratique, en souffrent37,

d’autant plus qu’ils prétendent parler, sans mandat, « au nom de l’humanité ». L’une des théoriciennes de la société civile mondiale, Mary Kaldor, évoque le problème en ces termes : certains (Chandler, Anderson et Rieff) « affirment que l’idée de société civile mondiale est une erreur dangereuse étant donné l’absence d’institutions représentatives au niveau mondial. Ils considèrent que les différents groupes et organisations qui s’autoproclament société civile mondiale veulent représenter une opinion mondiale et se substituer au fonctionnement de la démocratie représentative au niveau national, ce qui s’avère profondément anti-démocratique […] ces « mouvements sociaux missionnaires » se sont arrogés une légitimité supposée qui ne reflète pas et ne peut refléter les aspirations des individus de par le monde »38. Or à ceux qui, comme D. Archibuggi, prônent un Parlement

mondial afin d’accorder une légitimité à ces mouvements ou de tester leur degré de représentativité, M. Kaldor répond qu’un Etat mondial – comme l’avait vu Kant – serait tyrannique, sinon totalitaire. Quant à la réponse des acteurs de la société civile mondiale qui considèrent que la véritable source de leur légitimité ne réside pas tant dans leur capacité à représenter le peuple à l’échelle mondiale que dans la référence à des principes universels (comme ceux des droits de l’homme39), elle emporte à l’évidence un risque de paternalisme

et de dépossession démocratique.

Enfin, N. Fraser n’est peut-être pas allée assez loin dans son analyse de la sphère de la représentation (conçue comme participation), et des effets de pouvoir qui influent sur cette sphère40. Selon N. Fraser, la gouvernementalité globale associée à la dispersion des

entités de régulation et à la formation de réseaux qui régulent Etats, organisations supranationales et ONG suscitent de nouvelles formes de subjectivation qui affectent des agents individuels considérés comme responsables et flexibles. Mais quid des nouveaux sujets collectifs de la société civile ? En un sens, Fraser demeure tributaire d’une optique habermassienne, car dans sa théorie de la justice, le pouvoir est conçu comme extérieur à l’arène civique. Par là même, l’auteur omet les situations où les individus, sans être exclus de la participation, sont affectés par des formes de pouvoir associées à la gouvernance globale. Des phénomènes comme l’autocensure doivent être pris en compte : l’autocensure affecte certains « citoyens du monde » ou certaines ONG qui ont intériorisé des conceptions hégémoniques du bien commun prévalentes dans les pays « développés » (questions de démocratisation, de genre, de non-discrimination etc.). Le cas des mécanismes de donation Nord/Sud est emblématique : dans leurs justifications publiques comme dans leurs visées pragmatiques, les donataires intériorisent souvent les objectifs des

35 Voir l’excellent recueil intitulé La société civile mondiale à l’épreuve du réel, op. cit.

36 Sur le risque d’une société civile mondiale « ochlocratique », voir L. Lourme, op. cit., p. 269-277.

37 Voir D. Archibugi, La Démocratie cosmopolitique. Sur la voie d’une démocratie mondiale, trad. L. Lourme, Paris,

Cerf, 2009 (2004), p. 53-54. M. Walzer évoque également ce problème (M. Walzer, « Equality and Civil Society », in Alternative conceptions of Civil Society, S. Chambers et W. Kymlicka éds., chap. 2, p. 34-49).

38 M. Kaldor, « L’idée de société civile mondiale », art. cit., paragraphe 33. 39 Voir S. Benhabib, Another Cosmopolitism, op. cit.

40 Ina Kerner, « « Scales of Justice » and the Challenges of Global Governmentality », Public Reason, 2 (2),

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bailleurs de fond ; ils incorporent la conception hégémonique de ce qui constitue le « meilleur argument » et la « bonne conduite à suivre » dans une association. Aussi faut-il faire droit à une théorie foucaldienne de la gouvernementalité : le pouvoir ne fonctionne pas seulement de manière répressive, comme un frein à la participation civique, mais de manière productive, comme ce qui produit les normes dominantes de la participation41.

*

En passant du niveau de la représentation classique à la participation à l’échelle nationale, le problème de la « misrepresentation » n’est donc que reculé d’un cran : la démocratisation liée aux nouveaux moyens de communication, qui donne un plus large écho aux revendications politiques et sociales, n’est pas forcément assurée par les associations de la « société civile mondiale ». Consciente de cette difficulté, N. Fraser n’a à ce jour fait qu’esquisser les réponses institutionnelles qui permettraient de pallier au déficit démocratique de cette nouvelle arène. Soucieuse de mettre en lumière les présupposés institutionnels des nouvelles formes de méta-contestation associées à la « politique du cadre » (« politics of framing »), elle souligne le fossé croissant entre la législation étatique et la politique contestataire, plus informelle, de la société civile ; cette absence d’isomorphisme inviterait à envisager la formation de contre-publics forts, qui pourraient jouer un rôle émancipateur42. Mais à l’évidence, il serait périlleux de céder aux sirènes d’une société civile

mondiale parée de toutes les vertus en matière de justice globale – sortir de l’inertie des jeux politiques et diplomatiques, offrir une alternative efficace dans la production et la distribution de biens publics, s’affranchir de la lourdeur des bureaucraties nationales et internationales. Certes, comme l’ont reconnu les derniers rapports sur la question (Global

Civil Society, rapports annuels publiés depuis 2001 sous l’égide de la LSE), la sphère

publique transnationale porte une véritable promesse, à savoir l’« ouverture inédite des espaces politiques à une diversité de voix « citoyennes » libérées de toute contingence politique et capables de construire sans heurt un consensus autour des meilleures formes de régulation du bien commun » ; mais le risque de « dérapage romantique » existe43.

Ce qui manque à la théorie fraserienne est donc une réponse au défi de la représentativité des voix qui parviennent à se faire entendre de manière adéquate au niveau international. L’hypothèse de la théorie critique post-habermassienne, celle d’un agir communicationnel » à l’échelle globale, doit être clarifiée : s’agit-il d’inclure tous les concernés, y compris fanatiques et fondamentalistes ? S’agit-il de trier en fonction de « nos » critères (démocratiques, occidentaux…) ? Et comment s’assurer de la représentativité des mouvements collectifs ? Surtout, la mondialisation de la contestation et la transnationalisation de la dissidence coexistent avec des espaces oligarchiques de décision et d’influence que la société civile ne met pas en danger. Même si les efforts normatifs comme ceux de N. Fraser doivent donc être salués comme ils le méritent, la misrepresentation a sans doute de beaux jours devant elle.

41 Ibid., p. 47.

42 N. Fraser, « The Politics of Framing », art. cit., p. 154.

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