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Cartographier "The Ghetto" de Donny Hathaway : un modèle méthodologique pour la cartographie culturelle

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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Cartographier "The Ghetto" de Donny Hathaway : Un

modèle méthodologique pour la cartographie culturelle

Mémoire

Rainier Leloup

Maîtrise en musique - musicologie - avec mémoire

Maître en musique (M. Mus.)

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Cartographier « The Ghetto » de Donny Hathaway

Un modèle méthodologique pour la cartographie culturelle

Mémoire

Rainier Leloup

Sous la direction de :

Serge Lacasse, directeur de recherche

Sophie Stévance, codirectrice de recherche

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Résumé

Ce mémoire étudie la relation entretenue entre une création musicale et son environnement géographique. Le champ de recherche de la géographie musicale est riche de nombreuses études, pourtant peu d’entre elles proposent un modèle d’analyse précis regroupant les diverses thématiques impliquées dans cette relation. En utilisant le domaine de la cartographie, ce mémoire offre les bases d’un modèle méthodologique pour l’analyse géographique d’une création musicale. Ce modèle est mis en application avec le morceau « The Ghetto » de Donny Hathaway, produit en 1970 par la compagnie Atlantic Records.

Dès sa première diffusion, « The Ghetto » est un véritable succès. Dans le cadre de cette recherche, ce morceau est associé à son homonyme urbain. Lors d’une interview en 2008, la journaliste Dyana Williams mentionna qu’Hathaway embellit le ghetto grâce à ce morceau (Payne 2008). La relation qu’entretient le morceau avec le ghetto est singulière et multidirectionnelle, depuis cet objectif d’embellissement jusqu’à ses effets commerciaux. Le modèle proposé possède de nombreuses caractéristiques et établit une taxinomie de la carte. À travers cette mise en relation théorique de la carte à l’objet culturel, la définition de celle-ci se voit modifiée. Ce modèle souligne plusieurs indices dans la création musicale qui solidifient sa relation topographique. Ces éléments permettent d’établir une cartographie d’un morceau de musique.

Dès lors, ce mémoire offre les bases du modèle méthodologique, développe ses caractéristiques et analyse son application sur « The Ghetto ». À travers cette étude, sont abordés les conflits idéologiques et politiques qui animent la pensée noire américaine de l’époque, les techniques d’intégration musicales, les créations identitaires par la culture et l’historique de l’urbanisme ghettoïsé. Ces éléments transparaissent dans « The Ghetto » et solidifient la relation que ce morceau entretient avec son environnement géographique.

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Abstract

This memoir studies the interactive relation between a musical creation and its geographic environment. The music geography field of research is rich however very few studies offer a specific analytic model that would gather every thematic concerned in this relation. Using the field of cartography, this memoir offers the foundation for a methodological model in order to analyse the geography of a musical creation. After establishing the model’s basics, the later will be illustrated with Donny Hathaway’s “The Ghetto” (1970, Atlantic Records).

As soon as it was first broadcast, “The Ghetto” was a big success. In this study, the track is associated with its urban homonym. During an interview in 2008, the journalist Dyana Williams mentioned that Hathaway “glamorized” the ghetto thanks to this track (Payne 2008). This relation between “The Ghetto” with the actual ghetto is particular and multidirectional, from that “glamorization” goal to its commercial effects. The methodological model possesses many characteristics and builds a taxonomy of the map itself. Through this theoretical link from the map to the cultural object, the very definition of the map is being transformed. This model underlines specific clues in the musical creation that solidify its topographical bond. These clues allow us to draw a musical creation’s cartography.

Therefore, this memoir offers the foundation for the methodological model, develops its characteristics and analyses its application on “The Ghetto”. This study addresses many subjects such as the ideological and political conflicts that animate the American black reflexion at that time, the musical integration techniques, the cultural identity creation and a ghettoized urbanism’s history.

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Table des matières

Résumé ... iii

Abstract ... iv

Table des matières ... v

Remerciements ... vii Avant-propos ... viii Introduction ... 1 0.1. Contexte ... 1 0.2. État de la Recherche ... 2 0.3. Problématique ... 7 0.4. Cadre théorique ... 9 0.5. Méthode ... 11 Chapitre 1 : Définitions ... 14

1.1. Quatre couches cartographiques ... 14

1.1.1. La couche théorique... 14

1.1.2. La couche empirique ... 15

1.1.3. La couche abstraite ... 16

1.1.4. La couche concrète ... 18

1.2. La carte et ses caractéristiques ... 19

1.3. Donny Hathaway ... 22

1.4. Le genre soul ... 24

1.4.1. Utilité commerciale du « mot parapluie » ... 26

1.4.2. Utilité idéologique du « mot parapluie » ... 29

1.4.3. Conclusion ... 32

1.5. Sommaire ... 32

Chapitre 2 : « The Ghetto » ... 34

2.1. « The Ghetto » : la couche théorique ... 34

2.2. « The Ghetto » : la couche abstraite ... 40

2.2.1. Le marasme statique face au cosmopolitisme névralgique ... 41

2.2.2. Le succès face à la suspicion ... 43

2.2.3. Le « Pouvoir de l’Amour » face au nationalisme noir ... 44

2.2.4. Le panafricanisme face au particularisme ethnique ... 46

2.2.5. « The Ghetto » et l’imaginaire urbain ... 47

2.3. « The Ghetto » : la couche concrète ... 51

2.3.1. Paramètres abstraits ... 51

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2.4. « The Ghetto » : la couche empirique ... 58

2.4.1. Trajets de « The Ghetto » ... 58

2.4.2. Affects et réception ... 60

2.5. Sommaire ... 61

Chapitre 3 : Vecteurs ... 63

3.1. Vecteur centrifuge ... 63

3.2. Vecteur centripète ... 66

3.3. Localiser et globaliser « The Ghetto » ... 68

3.4. Sommaire ... 71

Chapitre 4 : Conclusion... 72

4.1. Synthèse ... Erreur ! Signet non défini. 4.2. Projets ultérieurs ... Erreur ! Signet non défini. Références ... 78

Annexe 1 : paroles [transcriptions par l’auteur] ... 86

Annexe 2 : chronologie ... 87

Annexe 3 : strates ... 88

Annexe 3 : strates (suite) ... 89

Annexe 3 : strates (fin) ... 90

Annexe 4 : cellules mélodiques... 91

Annexe 6 : spatialisation des instruments ... 92

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Remerciements

Je souhaite remercier tout d’abord Serge Lacasse et Sophie Stévance qui ont codirigé mes recherches depuis le tout début et qui ont suivi avec attention les multiples changements qui ont opéré dans ce travail. Tout également, je souhaiterais remercier Stéphane Roche et Gérald Côté pour leurs précieuses indications. De la même manière, je remercie Rob Bowman pour m’avoir répondu lors de mes insistantes tentatives de contact vers Atlantic Records.

Enfin, je souhaiterais remercier tout particulièrement Michaël Garancher pour m’avoir écouté de manière soucieuse tout le long de ce travail et également pour m’avoir aiguillé et renseigné immédiatement dès qu’il le pouvait. Je remercie gracieusement Claudine Fortin-Charron pour m’avoir supporté en toute situation durant la dernière année et demi. Et pour finir, je remercie profondément ma famille qui, malgré sa méconnaissance dans les disciplines des sciences humaines, a fait preuve d’un support moral outre-Atlantique des plus chaleureux.

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Avant-propos

Le principe de « cartographier » un morceau de musique n’est pas venu de rien. Il y a trois ans, mon projet était centré sur ma volonté d’élargir la recherche scientifique sur le musicien Donny Hathaway. Injustement méconnu aujourd’hui, sa production musicale ainsi que sa biographie débordent pourtant de pistes de recherche exploitables. Il s’agirait d’élaborer un système de références musicales, d’étudier sa position politique ou encore de retracer son état mental qui l’a poussé au suicide en janvier 1979. J’avais posé ma candidature pour une bourse que je n’ai finalement pas eue. Cependant, dans les commentaires critiques que j’ai reçus en guise de résultat, il m’a été proposé de m’éloigner d’une biographie élaborée du musicien pour plutôt aborder un point de vue « cartographique ». Ce fut la première fois que ce mot entra dans mon vocabulaire scientifique.

Comment cartographier un morceau de musique ? À première vue, les réponses paraissent abondantes, et en même temps inexistantes dans les faits. En creusant dans plusieurs domaines, comme celui des cartographies sonores, de la géographie musicale ou de la cartographie culturelle, des sources évidentes me sont apparues et ont éclairé la conception que je me faisais de cette relation entre environnement géographique et création musicale. À partir de là, au lieu de faire face au néant, les idées de projets se sont imposées en grand nombre. Toutes prenaient des formes de travaux d’envergure plus importante qu’un mémoire. C’est pourquoi j’ai fait le choix de ne poser que quelques bases théoriques dans ce travail pour juger de la pertinence d’éventuels questionnements futurs.

En élaborant un point de vue sur la cartographie, sur la discipline de la géographie musicale et en prenant Donny Hathaway comme cas de figure, j’en suis arrivé à distinguer un prototype de modèle méthodologique. Ce travail tente de vérifier la légitimité de ses fondations théoriques. Aussi, il ouvre la voie pour les éventuels travaux ultérieurs qui se consacreront à la création en elle-même d’une cartographie sonore.

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Introduction

0.1. Contexte

« One of the most remarkable aspects of music in the twentieth century was the proliferation of discourse around it – not just academic analysis, of course, but also commentary, criticism, biography, fan writing, publicity, gossip and fiction. » (Hesmondalgh et Negus 2002, 3). La prolifération de discours que mentionnent David Hesmondalgh et Keith Negus fait intervenir une abondance de points de vue et avec elle, une ouverture de l’objet musical sur de multiples disciplines académiques. Les deux auteurs continuent : « For many years the only thing unifying these different disciplines was their object of study : popular music. » (2002, 4). Cette ouverture sur l’objet musical s’est précisée à propos de la musique populaire, qui dès lors devint un terrain fertile pour de nombreux auteurs, chercheurs, admirateurs ou journalistes, élargissant considérablement l’éventail de connexions, d’analyses et de points de vue sur le sujet en y apportant l’expertise de diverses disciplines (comme la sociologie, la médecine ou encore le tourisme).

Une de ces perspectives nouvelles, dans cette explosion de discours, fut celle du lieu de production musicale, et par extension, la recherche académique s’est penchée sur la relation qu’entretenait l’objet musical avec un certain lieu choisi. En une cinquantaine d’années, ce nouveau terreau de recherche a très vite cru en autorité pour aujourd’hui devenir un aspect inévitable dans la recherche en musique populaire. Dans son ouvrage pédagogique Popular Music – Topics, Trends

and Trajectories (2011), l’auteur Tara Brabazon propose une multitude de directions différentes

pour un jeune étudiant se lançant dans l’étude de la musique populaire. Un chapitre entier est consacré à cette relation avec le lieu. La division de ce chapitre en différentes sections présente l’étendue d’un tel champ de recherche : architecture, rythmes et paysages sonores ; espaces urbains et musique de ville ; espaces d’enregistrement ; clubs et bars ; bandes sonores et espaces cinématographiques ; vidéos musicales et espaces télévisuels; radio, podcasts et espaces d’écoute ; MP3 et espaces de téléchargement numérique (v). Une étendue vaste qui amène un changement de discours chez le chercheur pour y préférer un vocabulaire plus spatial.

Le nouvel intérêt concernant le lieu s’est rapidement transformé en une discipline, celle de la géographie musicale. Comme l’affirment Ola Johansson et Thomas L. Bell : « Popular music

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(…) is a cultural form that actively produces geographic discourses and can be used to understand broader social relations and trends, including identity, ethnicity, attachment to place, cultural economies, social activism, and politics. » (2009, 2). Ainsi ces nouvelles disciplines prennent la place de médiateurs dans la relation entre les deux pôles que sont la musique et l’environnement géographique. Le discours propre à ces disciplines s’engage très facilement dans différentes directions thématiques comme la construction identitaire, l’engagement politique, les déplacements sociaux ou encore les résistances locales et culturelles.

0.2. État de la Recherche

Le premier de ces thèmes impliqués automatiquement dans la géographie musicale est celui de l’engagement politique. L’exploration du lien entre le lieu et de l’autorité sous le concept de « contrôle » a été très justement mis en lumière dans les années 1970 par Foucault (1975) et de Certeau (1980/1990). Le premier indiquait les instruments utilisés par une autorité pour dérober le contrôle de l’espace à l’individu alors que le second observait les opérations de ces individus mises en œuvre pour se réapproprier leur espace de vie. Dès lors, si l’apport du domaine géographique à la sphère musicale offre de nouveaux points de vue à propos de différents topiques, la politique et le rapport entre un individu face à une quelconque autorité sont implicitement concernés dans le premier axe cité plus haut, à savoir celui qui relie les pôles de la création musicale et de son environnement géographique. Le rôle de l’autorité dans le contrôle de l’espace est particulièrement prononcé dans le domaine de la cartographie. Dans une production cartographique, l’utilisateur se place dans un rapport passif face à l’autorité du créateur. À ce titre, selon Branch (2014, 165) :

The deep connection between mapped images and political authority […] is by no means an exclusively historical phenomenon. (…) In the late twenieth century, states continued to attempt to assert control over how their territories were mapped – with « incorrect » maps seen as a threat to the very identity of the nation. These efforts to control cartography extend from issues of map content to attempts to dictate who is allowed to map the state’s territory. The latter issue, in fact, is probably becoming increasingly important to governments, thanks to the ways in which map creation and distribution are escaping their grasp.

La production de cartes représentant un territoire précis est contrôlée par une entité autoritaire. À ce titre, de nombreux artistes de la seconde moitié du XXème siècle se sont lancés

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dans la production de « contre-cartes » (Debord 1955 ; Roberts 2015 ; Presner, Shepard, Kawano 2014). Du point de vue pratique, Guy Debord est celui qui a le mieux témoigné du besoin de réappropriation du territoire par les habitants (1955). À travers une série d’exercices d’actions urbaines, que Debord qualifie de « psychogéographiques », l’habitant éclaire sa perspective personnelle sur son environnement urbain. Cette confrontation entre politique et « contre-politique », ou carte et « contre-carte », soulève le rapport personnel et impersonnel qui s’établit entre une carte et son utilisateur.

Inévitablement, ce type de rapport fait intervenir la mémoire chez l’utilisateur. Qu’il s’agisse de la reconstitution d’un lieu préalablement détruit ou de l’utilisation d’une carte pour évoquer un souvenir (Roberts 2015), les territoires deviennent des palimpsestes de temps et de lieu (Matthews et Herbert 2004). C’est-à-dire que l’utilisateur redessine la carte sans cesse selon ses besoins. La nécessité de l’action urbaine replace aussi l’importance de la mobilité de l’utilisateur dans un espace qui lui est présenté comme « figé ».

Dans l’ouvrage Cartographies of Place : Navigating the Urban (Darroch et Marchessault 2014), les éditeurs abordent ces thèmes en organisant les articles selon trois parties : légitimité, navigation et local. La légitimité se rapporte à la cartographie urbaine en mettant l’accent sur sa subjectivité. Les éléments qui structurent la ville sont perçus et interprétés par celui qui se construit une image mentale de cet environnement urbain. Il y a donc deux points de vue : celui de l’intérieur et celui de l’extérieur. Ces aspects subjectifs proviennent de mémoires et de sensations individuelles (17). La partie sur la navigation offre des exemples sur la mobilité urbaine, de ses multiples réseaux et circuits en faisant écho aux théories de Debord. Enfin, la partie consacrée au local met en lumière le conflit entre les concepts de globalisation et de localisation à travers quelques phénomènes pointés sur la carte ou à travers quelques éléments comme l’art en lui-même. Dans la même optique, Circulation and the City : Essays on Urban Culture, les éditeurs Sandra Kathleen Boutros et Will Straw amplifient encore plus le concept de mobilité urbaine (2010). En s’éloignant parfois un peu trop de l’objet culturel, les auteurs retracent certains éléments propres à la ville, en insistant sur leur aspect mobile. La première partie se veut conceptuelle afin de bien comprendre ce qui est entendu comme « mobile ». D’une part, la langue y est élevée (et avec elle, la parole) et de l’autre, le concept d’imaginaire que l’individu se construit. La deuxième partie se rapporte au trafic et ses implications dans les urban studies, qu’il s’agisse des véhicules

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(sous différentes formes), ou d’autres transports. Enfin, la troisième partie aborde les circuits et les réseaux dans lesquels ces véhicules (ou agents) naviguent.

Dans ces deux ouvrages, l’art est étudié sous toutes ses formes qui se rapportent à la fabrication de « contre-cartes ». Selon Roberts (2015, 10) : « Reclaiming the map – and the cultures of mapping – examples such as Parish Maps are illustrative of a shift away from (or a more active contestation of) the idea of the map as a disciplinary appartus of, variously, the state, the global military-industrial complex, multinational corporations, scientists and technocrats, or any other dominant power-elite we might wish to hold to account, towards more open and agential forms of engaged mapping practice. ». Roberts fait écho aux bricolages artistiques, aux souvenirs et aux expériences artistiques se rapportant à la fabrication de « contre-cartes », qui consisterait en l’élaboration d’un « contre-pouvoir ». En se référant à Maurice Merleau-Ponty (1945/1952) et à Michel de Certeau (1980/1990), Roberts en appelle à une anthropologie de la cartographie. À propos de la place primordiale de l’art, de l’avant-garde et de la « contre-pensée » dans ce contexte, Roberts continue (2015, 10) : « Underground (itself a radical design in its day), not to mention the practices and traditions of indigenous mapping cultures, both Western and non-Western, pre-modern and pre-modern – all in their different ways are testament to the downright refusal of maps and mapping practices to conform to the strictures of catrographic convention. ».

Dans le domaine musical, ces interrogations au sujet du contrôle politique, de la mémoire et de la mobilité dans l’exercice cartographique ont émergé dans les années 1970 avec l’apport des travaux fondateurs de R. Murray Schafer. Dans l’ouvrage Le Paysage Sonore : le monde comme

musique (1977/2010), son travail consiste en la captation de différents sons propres à leur

environnement, comme celui d’un vent de l’est dans une suite de quatre champs de patates, celui d’une cascade se terminant en ruisselet ou encore celui d’une autoroute encerclant une mégapole. Les études actuelles sur la cartographie sonore sont également tributaires de cet ouvrage (voir Waldock 2011). Schafer politise les sons qu’il enregistre en caractérisant ceux de la campagne plus « purs » que ceux de la ville puisque ceux de la campagne sont clairs et distinguables alors que ceux de la ville sont en permanence enfouis dans un brouhaha citadin. Cette indiscernabilité du son, due au manque de silence, fait l’apologie indirecte d’un courant de pensée opposé au monde globalisé et symbolisé par les mégapoles post-industrielles.

Cette prise de position se cache derrière des intentions démocratiques. Schafer tente de redonner le contrôle du territoire à l’individu en conscientisant son espace sonore. L’objectif

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démocratique a été par la suite critiqué sur plusieurs points. Notamment, la diffusion des enregistrements et leur réception qui, dans les faits, se réserveraient à une élite intellectuelle, ayant les moyens de comprendre la démarche d’une part, et de s’offrir l’écoute de ces enregistrements d’autre part (McCartney 2010). De plus, certains ont insisté sur l’importance du genre sexuel de l’enregistreur lors des prises de sons, puisque le résultat ne serait pas identique d’un genre à l’autre (Waldock 2011). De manière actuelle, cette problématique est illustrée dans les multiples travaux de cartographies sonores dans les villes du monde entier (pour n’en citer que quelques-unes : « La carte sonographique de Montréal », « BNA-BBOT : Brussels Soundmap » ou « Open Sound New Orleans »). Ce type d’interrogation soulève des points importants dans le travail cartographique, à savoir la place du créateur et celle de l’utilisateur.

Afin d’éclairer ces nombreux enjeux, plusieurs auteurs se sont lancés dans des études phénoménologiques du rapport entretenu par l’objet musical d’un côté et son binôme topographique de l’autre (notamment Cohen 2002 ; Connell et Gibson 2003 ; Bell et Johansson 2009). Dans leur ouvrage, Sound tracks : popular music, identity and place (2003), les deux auteurs John Connell et Chris Gibson identifient les multiples lieux qui se relient à la création musicale populaire. Sans dresser une liste, les auteurs voyagent dans leur récit entre différents concepts et différentes localisations. En passant de la musique sur scène à l’architecture, par le tourisme musical, la recherche de l’authenticité au concept d’identité nationale à travers la musique populaire. Traversant les lieux qui ont marqués la musique populaire noire américaine, les différents opéras mondiaux jusqu’aux espaces numériques de diffusion musicale, les deux auteurs dessinent et cristallisent cette relation entre musique populaire et environnement géographique (concret ou abstrait) de manière extrêmement complète. Même si ce livre reste un ouvrage fondamental sur le sujet, il manque toutefois de méthode d’analyse précise concernant ce lien. Il explore les différentes directions que peuvent prendre les recherches dans ce domaine.

Dans la même perspective phénoménologique, Sound, Society and the Geography of

Popular Music de Thomas L. Bell et Ola Johansson (2009), se penche sur cette relation entre

musique et géographie. Les six parties font écho à l’ouvrage de Connell et Gibson (2003) et témoignent des intérêts et des champs communs : (1) musique, espace et activisme politique ; (2) tourisme et paysages de la musique ; (3) cartographier le texte musical ; (4) la place dans la musique / la musique dans la place ; (5) musique locale dans un monde interconnecté ; (6) la géographie des genres. L’implication politique à travers les concepts d’identité et de nationalisme, le tourisme

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musical ou encore le conflit entre le Global et le Local y sont étudiés au travers des exemples comme les actions de John Lennon et Yoko Ono ou encore le genre de « musique chrétienne ».

La relation entre l’objet musical et son relatif topographique se retrouve, à travers ces nombreuses études, fréquemment liée à un objectif identitaire. À ce titre, la musique prêterait assistance à la construction identitaire d’un lieu voire d’un groupe ou d’une personne. Ethnicity,

Identity and Music : The Musical Construction of Place de Martin Stokes (1994), étudie ce cas

particulier entre musique et construction de l’espace, en tant que marqueur identitaire. Trois éléments entrent en jeu : la musique (qui devient un agent), ses intentions identitaires et la construction de l’espace (une sorte de territorialisation ex post facto). Les liens entre ces éléments sont multiples mais principalement, les articles de cet ouvrage s’engagent dans une direction commune, à savoir celle de l’importance du lieu dans la construction identitaire à travers le support musical. Ce genre d’étude est abordé du point de vue ethnologique, introduisant cet ouvrage dans la catégorie des recherches en ethnomusicologie. Dans son travail de thèse, Jada Watson élabore la notion d’identité « géo-culturelle » à partir de cette question (2015). Par le biais des travaux du musicien canadien Corb Lund, Watson soulève les marqueurs topographiques cruciaux dans la construction de la persona (Frith 1996) de l’artiste.

Ces travaux explorent les multiples directions de recherches qu’implique la géographie musicale. Comme le rappelle Ola Johansson : « (…) the connection between music, space, and place is interdisciplinary in nature, and the methodologies utilized by music geographers overlap to a substential degree with approach in sociology, cultural studies, communication, ethnomusicology, and other related disciplines. » (2009, 1). Nombreuses sont les recherches qui aboutissent à des analyses phénoménologiques précises. Le champ de recherche de la géographie musicale manque malheureusement de théorie. Dans son ouvrage fondamental Music and Urban

Geography, Adam Krims (2007) tente de solutionner ce problème en en théorisant certains

éléments après une étude phénoménologique. Tout le long de son travail, Krims étudie la distinction entre les éléments locaux et les éléments globaux ainsi que leur fusion et les marques qu’ils laissent dans la création musicale, la signification de certaines techniques de composition dans le cadre d’un projet écologique, les stratégies commerciales élaborant de nouvelles niches musicales calquées sur (ou donnant l’impulsion) de nouveaux comportements sociaux qui redessinent l’espace urbain, etc. Chacune de ses interrogations couvre l’ensemble de la relation entre les deux pôles et livre une analyse illustrée fondée sur une solide base théorique.

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Dans son premier chapitre, il élabore le concept d’« urban ethos » (Krims 2007, 7) qui englobe l’éventail de possibilités de représentations urbaines dans une production créative. Par exemple, il s’agirait de l’importance d’une autoroute omniprésente dans un film, ou d’un échantillon de bruits citadins en arrière-fond d’un morceau de hip hop. Du particulier au général, Krims étudie ensuite cet ethos urbain dans la production cinématographique se rapprochant du disco, puis dans le matériau musical du rap pour enfin en arriver aux stratégies commerciales musicales et la création des niches culturelles pour artistes.

0.3. Problématique

Il y a donc deux pôles dans la relation en question : d’un côté l’objet musical et de l’autre l’environnement géographique. La nature de la relation entre ces deux pôles est de type interactif, c’est-à-dire que d’un côté, l’environnement géographique influence le créateur, et par extension sa création, et de l’autre le créateur et sa création influencent leur environnement géographique. L’idée de ce mémoire est de comprendre comment se forme cette interaction, et comment l’analyser. Dans les exemples cités plus haut, les multiples liens entre les deux pôles de la relation ont fait l’objet de nombreuses études (tourisme musical, construction identitaire, stratégies politiques, etc.). Cependant aucune de ces études ne propose un modèle méthodologique spécifique qui pourrait être réutilisé dans différents cas de figure.

La cartographie se positionne en tant qu’outil indispensable dans l’étude de la géographie musicale. En soulevant les thèmes abordés plus haut, elle replace l’utilisateur dans son environnement. Afin d’éviter un quelconque assujettissement à l’autorité productrice de la carte, l’art s’est révélé particulièrement riche dans la réflexion sur les « contre-cartes ». Par ce biais, la relation entre les deux pôles s’est développée. Cependant la cartographie dans le domaine culturel a été marquée par une domination de la dimension visuelle (dessins, peintures, sculptures, installations, vidéos, etc.). Certains auteurs se sont ensuite penchés sur les cartes littéraires, sous forme de descriptions textuelles représentatives d’un espace (voir Liinamaa 2014 et Cooper 2015). Concernant la musique, la relation avec la cartographie est plus délicate. Nous l’avons vu plus haut, de nombreux auteurs ont développé le champ de recherche de la géographie musicale (ajoutons encore Cohen 2002 ; Cohen 2015 ; Long et Collins 2015), cependant aucun modèle méthodologique s’impose sur le plan cartographique. C’est la question de ce mémoire : comment

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cartographier un morceau de musique ? Ou plus précisément, dans quelle mesure l’élaboration d’un modèle méthodologique permettrait de mieux comprendre la relation entre environnement géographique et création musicale ?

Plus particulièrement, ce mémoire examine les impacts que peuvent avoir les thèmes abordés plus haut sur un pareil outil méthodologique. À savoir, comment faire intervenir le modèle méthodologique dans une dynamique qui oppose le « global » au « local » ? Dans quelle mesure intervient la valeur politique ? Encore plus spécifiquement, comment dessiner une trame cartographique, dans le domaine de la géographie musicale, qui éclairerait les attributs topographiques d’un morceau de musique particulier ?

Afin d’illustrer le premier pôle, celui de la création musicale, j’ai choisi pour ce mémoire la figure particulière de Donny Hathaway, musicien soul des années 1970. Né en 1945, le musicien / producteur / arrangeur / compositeur se suicide en 1979 en laissant derrière lui un répertoire riche mais limité à cause de sa fulgurante mais courte carrière. Hathaway fut, tout au long de son parcours ainsi que de manière posthume, toujours considéré comme un des musiciens des plus brillants du genre soul (Hicks 2014). Pourtant, malgré son progressisme lyrique et musical (Ward 1998, 407), l’état de la recherche à son propos est aussi court que son répertoire. Le musicien reste ambigu sur de nombreux sujets qui lui sont contemporains. Quelles étaient ses positions en matière politique, idéologiques ou sociales ? Pourquoi était-il considéré comme un « soul brother » alors que ses intentions par rapport au mouvement semblaient vagabonder ailleurs ? Comment et pourquoi sa musique se caractérise comme soul ? En quoi l’environnement urbain a-t-il influencé sa musique, sa vie et sa carrière ? Et comment le musicien a redessiné le paysage social et urbain à travers sa musique ?

L’objectif principal de ce mémoire est avant tout de proposer un modèle méthodologique d’analyse dans le champ de recherche de la géographie musicale. Ce modèle méthodologique se base sur le travail cartographique et à ce titre, l’objectif secondaire de ce mémoire serait de développer le champ de recherche de la cartographie culturelle. Par ailleurs, ce mémoire tente également d’offrir un nouveau point de vue sur la figure de Donny Hathaway en solidifiant son rapport à l’environnement géographique. Ce musicien ne bénéficie injustement pas d’une recherche détaillée sur son répertoire musical ni sur sa biographie en tant que telle. En fin de compte, ce mémoire présente un modèle méthodologique qu’il met ensuite en application au cas de la figure de Donny Hathaway.

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0.4. Cadre théorique

Le modèle méthodologique proposé dans le cadre de ce mémoire se base sur les réflexions d’Henri Lefebvre et de Michel de Certeau à propos de l’espace et de la relation qu’un individu entretient avec lui. Les récentes réflexions sur la carte ainsi que sa distorsion par les artistes (comme nous l’avons vu plus haut), ont provoqué une analyse nouvelle de l’espace en tant que tel. La carte en elle-même doit se forger une nouvelle définition. À ce titre, ces questionnements et leurs résultats réévaluent le rapport spatial. La cartographie se positionne comme élément crucial dans ce rapport.

Dans L’invention du quotidien 1. arts de faire, Michel de Certeau établit une taxinomie des points de repères topographiques (1980/1990). D’abord, il fait la différence entre lieu et espace (172–173). Dans un lieu sont distribués les éléments dans des rapports de coexistence. Le lieu procure une stabilité. L’espace, lui, prend en considération les facteurs de vitesse, de direction et de temps. À l’inverse du lieu, l’espace fait intervenir le mouvement. Plus loin, dans la même perspective, de Certeau distingue la carte du parcours (175–180). Le parcours est un espace pratiqué alors que la carte désigne des lieux. De manière plus moderne, Krims (2007) élabore une différence entre place, comme espace typique de la localisation, et space, comme espace typique de la globalisation (nous verrons plus loin ce point en détail). De Certeau, par ces distinctions, aborde les différents constituants de la carte en elle-même, à savoir la temporalité et l’implication humaine (par la participation de l’utilisateur, ce qui n’est pas sans rappeler les exercices de Debord 1955) dans un objectif de réappropriation de l’espace. Krims, quant à lui, y apporte les notions de globalisation et de localisation. Selon de Certeau, la distinction d’un lieu en un autre se découvre à travers les récits et l’action se transmet par ce qu’il appelle l’art de faire et l’art de dire. À nouveau, de Certeau impose la dimension personnelle dans le rapport à l’espace. Il observe les différents mécanismes qui annihilent le contrôle d’une autorité sur l’environnement de l’individu.

De manière plus spécifique encore, dans La production de l’espace, Henri Lefebvre (1974/2000) distingue, non sans humour, ce qu’il appelle la représentation de l’espace à l’espace

de représentation, toujours dans cette optique de conflit entre une autorité imposant une perspective

sur la représentation de l’espace1. La représentation de l’espace parle d’elle-même. Il s’agit des

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moyens utilisés afin de provoquer des changements au sein de son propre environnement spatial. En revanche, l’espace de représentation se rapporte au répertoire symbolique personnel d’un individu particulier, qu’il perçoit par rapport à son environnement géographique. Les rapports de distance que l’individu construit avec son environnement sont imposés par une autorité alors que l’individu, dans sa perception, se libère de ce rapport. Selon Lefebvre (1974/2000, 266) :

L’ordre proche, celui du voisinage, et l’ordre lointain, celui de l’État, ont cessé bien entendu de coïncider ; ils se rencontrent ou se téléscopent. C’est ainsi que les déterminations « architectoniques », comme l’espace qu’elles comprennent, persistent dans la société, modifiées de plus en plus radicalement, sans jamais s’abolir. Cette continuité sous-jacente ne se produit pas seulement dans la réalité spatiale, mais dans les représentations. L’espace pré-existant ne supporte pas seulement des dispositions spatiales durables, mais aussi les espaces de

représentations, qui entraînent avec eux imageries, récits mythiques. Ce qu’on nomme souvent « modèles

culturels » en utilisant ce terme générateur de confusions : la culture.

Ce rapport de la perception mentale de l’espace, et de la carte par extension, par l’individu déclenche une réflexion sur ce que l’anthropologue Alfred Gell appelle les « cartes mentales » (1985). En naviguant dans les paysages et les chemins de son espace de représentation, l’individu perçoit son environnement. Ce processus de représentation cognitive est particulièrement crucial dans l’expérience cartographique car il valorise la personnalisation de la carte (versus l’impersonnalisation propre à l’autorité). Dans le même ordre d’idée que de Certeau, Lefebvre établie une taxinomie des différents espaces, en partant de l’espace social qui se rapporte à la vie quotidienne et au monde social d’un individu, à l’espace absolu, strictement naturel et faisant appel aux réactions corporelles.

Les distinctions de Lefebvre et de Certeau mettent en avant des éléments importants dans le rapport cartographique : temps, personnalisation, perception cognitive, stabilité, mouvement, participation, direction. Par ailleurs, l’importance d’un rapport personnalisé à l’espace que les deux auteurs soulèvent est similaire à l’objectif qu’avaient de nombreux artistes de la seconde moitié du XXème siècle dans leurs créations (nous l’avons vu plus haut, mais pour donner quelques exemples, il s’agirait des œuvres de Christo, Robert Smithson, Joseph Beuys ou encore Anish Kapoor). L’art a une place particulière dans cette dynamique, et avec lui, l’art sonore, ou la musique. Les

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« philosophies » de l’espace développées par de Certeau et Lefebvre offrent des concepts qui pourraient s’appliquer à l’objet musical.

Par ailleurs, la conception de l’environnement géographique en tant que tel varie d’une discipline à l’autre. Comme le précisait Ola Johansson (2009), en faisant intervenir de nombreuses disciplines différentes, l’étude peut parfois sembler s’éloigner de la géographie à proprement parler. Pourtant, les conséquences sur le paysage sont manifestes, comme nous le verrons au cours de ce mémoire. En comprenant certaines politiques institutionnelles, certains objectifs idéologiques, certains indices constitutifs du contexte, il nous est permis de visualiser l’impact de l’environnement géographique sur la création ainsi que l’inverse.

0.5. Méthode

Le modèle méthodologique proposé dans ce mémoire est donc alimenté par les distinctions spatiales de Michel de Certeau et d’Henri Lefebvre. Ces distinctions sont regroupées dans quatre couches cartographiques. La première est théorique et témoigne des réflexions émises par l’autorité dans l’établissement d’un plan urbain. La couche théorique examine le point de vue extérieur de l’urbaniste versus le point de vue intérieur de l’habitant. La deuxième couche est empirique et se rapporte aux notions de parcours ou de trajets de l’utilisateur, ce qui permet de mettre en lumière les notions d’expérience et de mouvement dans le processus cartographique. La troisième couche est abstraite. Elle concerne principalement l’espace de représentation de l’individu, les rapports topographiques des mythes, les conceptions mentales de l’environnement immédiat, somme toute la carte cognitive. Enfin, la quatrième couche est concrète. Celle-ci étudie les formes que peuvent prendre la carte lorsqu’elle sort de l’esprit de son créateur/utilisateur.

Ce modèle tente de souligner certains indices cartographiques dans une création musicale. Mis ensemble et catégorisés selon les quatre couches, ces indices élaborent une cartographie de cette même création. Le modèle est accompagné de caractéristiques spécifiques qui offrent une nouvelle définition de la carte. Dans ce mémoire, je mets en application ce modèle avec « The Ghetto » de Donny Hathaway. Dans la couche théorique, il sera question d’un choix de l’échelle des éléments urbains auxquels le morceau se rapporte. Dans la couche abstraite, nous verrons comment le morceau alimente une certaine « imagerie » propre à son contexte urbain, qui se rattache à plusieurs conflits idéologiques, sociaux et politiques. Selon l’auteur Brian Ward, « The

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Ghetto » prend la forme d’une « black pride jam » (Ward 1998, 366), la couche concrète aborde les mécanismes intégratifs de cette jam au sein du matériau musical. Enfin, dans la couche empirique, il sera question de dessiner la trajectoire du morceau et d’analyser sa diffusion et sa réception.

Ces éléments topographiques sont ensuite remis en perspective dans la relation que le créateur entretient avec les quatre couches cartographiques. C’est-à-dire que ces couches s’organisent autour de la figure centrale du créateur. Un système vectoriel (centrifuge et centripète) les connecte au créateur, notamment à travers sa création. C’est pourquoi l’application des quatre couches cartographiques, de leurs caractéristiques et du système vectoriel à « The Ghetto » nécessite une connaissance préalable des éléments biographiques importants du musicien ainsi que de certains constituants du genre soul.

La méthode dans ce mémoire est donc la suivante :

1. Développement et proposition du modèle méthodologique

2. Application du modèle et de son système vectoriel à « The Ghetto » de Donny Hathaway 3. Observer dans quelles mesures le modèle répond aux objectifs du mémoire

Concrètement, il s’agit donc avant tout d’établir une réflexion sur la définition de la carte en elle-même et d’en définir ses attributs lorsqu’elle fait intervenir l’élément sonore. Dans un premier temps, ce mémoire se concentrera précisément sur le fruit de ces recherches. Dans un second temps, il s’agira de transposer cette réflexion sur l’enregistrement de « The Ghetto » de Donny Hathaway. Ce morceau servira d’illustration du modèle proposé et établi en fonction des recherches effectuées sur la carte. Plusieurs paramètres seront donc à prendre en compte. D’abord, le matériau musical brut y est analysé. Mais ensuite, le discours et le contexte inhérent aux différents moments-clés du morceau (à savoir, sa création, sa diffusion, son écoute en concert, par exemple) y sont traités de manière primordiale. Le discours s’articulant autour de ces moments détermine en grande partie la trajectoire que ce morceau suivit. Son impact dans la communauté dépend évidemment de son contexte. Dès lors, les sources primaires comme des articles de journaux ou de périodiques d’époques seront étudiées pour y tracer les limites du discours en vigueur.

Ensuite, c’est toute la littérature citée plus haut qui permettra de formuler une pensée sur l’enregistrement en question. Les indices topographiques une fois décelés, il s’agira d’appliquer le système vectoriel les reliant à leur créateur et à leur création. La dynamique qu’offre le système

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vectoriel (dont nous parlerons plus bas) permet de relier le créateur, sa création et son contexte ensemble. Le modèle proposé se forme à partir d’une réflexion faite sur la littérature citée plus haut. L’analyse des indices topographiques se fait en regard du discours élaboré autour du morceau, ainsi que du matériau musical en lui-même (le son de l’enregistrement), qu’il s’agisse de sources primaires ou secondaires. La démarche adoptée ici va plutôt donc dans un sens déductif.

À titre indicatif, j’aimerais toutefois avertir que ce mémoire présente une vision théorique du modèle méthodologique. Malheureusement, le modèle n’est encore qu’un prototype incomplet. Ceci pour deux raisons. La première raison est que la multiplicité disciplinaire impliquée par le modèle est énorme. Ce modèle ne fait que spatialiser l’interdisciplinarité qui règne autour d’une création musicale. À propos du même objet, il faut étudier simultanément le matériau musical, l’économie, la sociologie, l’urbanisation ou encore la politique elle-même. Chacune de ces disciplines fait intervenir des débats qui demandent une critique acérée des sources utilisées. Une réalisation complète et totale du modèle est bien trop ambitieuse dans le cadre d’un mémoire, et encore plus lorsque celui-ci est rédigé par un auteur unique. Deuxièmement, les recherches effectuées se sont heurtées à certains obstacles concernant l’accès à des informations spécifiques. Ce manque d’informations concerne principalement des plans historiques de différentes villes américaines, des fiches d’indices de ventes ou encore des éclairages statistiques sur les stratégies de promotion mises en œuvre à l’époque. Les institutions ciblées qui auraient pu participer à l’élaboration de ce travail ont été difficilement accessibles. C’est pourquoi, pour certains aspects de ce travail, l’analyse s’arrêtera malheureusement de manière abrupte. Néanmoins, ces manques ne plongent pas ce travail dans un néant total et sont généralement comblés par des propositions théoriques qui permettent de visualiser le résultat final du modèle utilisé pour l’analyse.

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Chapitre 1 : Définitions

1.1. Quatre couches cartographiques

Le modèle proposé dans ce travail distingue quatre couches cartographiques différentes qui offrent chacune une perspective spécifique sur la création musicale. Ces quatre couches s’organisent autour de la figure centrale du créateur et de sa création. Chacune de ces couches met en lumière certains indices, dans la création en question, qui solidifient la relation qu’elle entretient avec son environnement géographique. Ces quatre couches cartographiques sont les suivantes : théorique, empirique, abstraite et concrète. La première se rapporte à une carte dont les informations à propos des mesures sont validées par la collectivité alors que la deuxième en est l’inverse, à savoir une carte dont ces informations sont absolument propres à son créateur ; la troisième concerne la représentation mentale de son propre environnement et la quatrième se rapporte à l’artefact physiquement concret. Ces couches cartographiques ont également des caractéristiques spécifiques dont les plus importantes sont les deux catégories suivantes : statique ou dynamique, et à participation active ou passive (selon une utilisation individuelle ou collective).

1.1.1. La couche théorique

La couche théorique est ce qui s’apparente le plus à une carte de réseaux routiers, à savoir un outil fonctionnel fréquemment utilisé par les voyageurs. Elle se base sur des données géomatiques indéniables. En plus de la fonction d’imitation exacte de la réalité la couche théorique se rapporte également à la notion de plan. Dans l’exercice planimétrique, le plan doit se fonder sur des règles établies et validées par la collectivité (comme celle de suivre inévitablement une [des] échelle[s] spécifique[s] par exemple). Dans le cas de l’urbanisme, la planimétrie se base sur d’autres paradigmes.

Dans son ouvrage L’image de la cité, l’urbaniste Kevin Lynch (1960/1969) élabore une méthode cartographique basée sur cinq points : les voies, les limites, les quartiers, les nœuds et les points de repères. Sur la carte, les voies sont les chemins empruntables par un agent mobile de la cité (promeneur ou automobiliste). Les limites sont les éléments linéaires non-empruntables par

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ou pas reconnaissables selon un point de vue intérieur ou extérieur grâce à une unité urbanistique ou architecturale (qu’elle soit esthétique ou simplement mémorielle de la part de l’habitant). Les nœuds sont les centres névralgiques de la cité. Ce sont des lieux de passages en masse, de rassemblements ou de valeur indispensable qui ferait circuler inexorablement un nombre conséquent de passants. Enfin, les points de repères sont les endroits symboliques propres à chaque habitant du quartier. Ce sont les endroits qui lui permettent de se repérer, les lieux qui ont une importance pour lui (54–56).

Dans cette classification, Lynch amorce un procédé cartographique par lequel la couche théorique se mélange avec une couche plus personnelle alors que la couche théorique est fondamentalement une carte impersonnelle. En fait, dans son ouvrage, Lynch généralise certains comportements typiques d’un citoyen afin de théoriser son trajet personnel. Dans d’autres cas, les paradigmes de base pour l’élaboration d’une carte seront différents. Par exemple, l’école du Bauhaus, suivant une vision des plus rationaliste, ne voyait la ville que selon deux analogies. La première était la ville comme une machine et la seconde était la ville comme un organisme vivant (Lang 2000, 85). Ces paradigmes changent également selon le lieu auquel le plan se réfère (à Oslo ou à Cape Town, la situation n’est pas la même ; Muller 1998). La couche théorique est donc une couche cartographique dont la construction, les points de repères, les lignes, les données et les conditions de son existence sont admises par une large communauté, voire par l’entendement général commun ; il s’agit d’une carte fonctionnelle-type qui a pour but particulier d’être utilisée en grand nombre. Cette couche théorique est une représentation en deux ou trois dimensions la plus exacte possible de la réalité (celle de l’univers admis par une large communauté, qu’il soit vrai comme le monde géographique, ou fictif comme celui d’un jeu vidéo).

1.1.2. La couche empirique

Au contraire de la couche théorique, les points de repère, les constructions, les trajets les données et les conditions d’existence de la couche empirique n’existent que par (et ne dépendent que de) son créateur/utilisateur. La couche empirique n’est pas une représentation fac simile de la réalité. Le point de vue des plans empiriques est focalisé sur la vision de l’habitant de son environnement géographique immédiat plutôt que l’aperçu général d’une ville selon un point de vue supérieur. Le point de départ d’une couche cartographique empirique se penche avant tout sur

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les comportements des individus dans leur environnement, leurs centres d’intérêts, leurs trajets. Dans la couche théorique, les points de repères deviennent des universaux géographiques, alors que dans la couche empirique, les points de repères fonctionnent en tant que symboles pour l’individu. Leurs valeurs lui sont totalement personnelles.

Ce type de carte implique directement la notion d’expérience qui fait intervenir le mouvement dans le processus de représentation. Il s’agit d’un parcours, voire d’un trajet. L’expérience marquée dans l’esprit fait en sorte que le créateur de la carte revient sans cesse sur son trajet, le reprenant depuis le début ou depuis n’importe quel point. La question de la temporalité d’une telle couche est inévitable. La carte est-elle durable ou éphémère ? Tout dépend de l’importance qu’elle détient dans l’esprit de son créateur/utilisateur. Les couches théorique et empirique ont tendance à s’imbriquer en urbanisme, malgré leur flagrante opposition. Les créations artistiques sur le travail cartographique fournissent les meilleures illustrations de couches empiriques.

Par exemple, dans l’art contemporain, les créations de l’artiste Bouchra Khalili parlent d’elles-mêmes. Dans The Mapping Journey Project (2008-2011), elle raconte un trajet que firent autrefois des migrants en le marquant au feutre rouge sur une carte routière, laissant ainsi une trace personnelle sur une couche cartographique théorique. Dans les années 1960 déjà, le travail sur la carte s’était étendu à une réflexion à propos du « site » et du « non-site » avec des mouvements comme le Land Art ou l’Art Minimal (Curnow 1999). La couche cartographique empirique est donc une carte profondément personnelle qui fait intervenir l’idée de trajet. Tout ce qui lui permet de se construire ou d’exister tout simplement se raccroche aux valeurs de l’individu, que cela soit via sa mémoire, ses intérêts, ses valeurs ou ses ambitions dans la mesure ou le créateur/utilisateur est le seul qui comprend complètement sa carte et celle-ci n’existe que grâce à lui.

1.1.3. La couche abstraite

La couche cartographique abstraite se rapporte au répertoire d’éléments symboliques propres à l’individu à propos d’une carte. Il s’agit véritablement d’une carte cognitive, ou carte mentale (Gell 1985 ; Portulagi 1996). Par exemple, l’intervention d’un cerisier sur le bord du trottoir évoquera quelque chose de différent selon chaque individu, ou plus généralement un campagnard percevra la ville d’une autre manière qu’un citadin. Ce type de couche concerne la

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représentation qu’un individu se fait du monde qui l’entoure. Dans certaines religions, la conception particulière de l’espace procure des exemples éloquents pour cette couche cartographique. Par exemple les Autochtones de l’Amérique du Nord du XVIème siècle concevaient leur espace comme animé d’esprits dans chaque élément naturel, alors que les Européens n’y voyaient qu’un espace inanimé (Motsch 2001). Dans son ouvrage Le sacré et le profane (1957/1965), Mircea Eliade examine l’organisation spatiale qui entoure un objet de culte dans différentes religions, qui lui-même prend une importance particulière et divine dans l’organisation cosmique de l’adepte.

Outre ceci, les références topographiques de passages d’un lieu divin à un lieu mortel abondent dans différents mythes. Par exemple, l’Olympe de la Grèce antique, montagne mystique et réelle qui sert de contact entre les deux mondes et qui abrite l’organigramme familial complexe des divinités, dont les histoires relatent sans cesse les voyages de l’un d’eux sur la terre des mortels (Ganz 1993). En plus de la montagne, les transferts de spiritualités se déroulaient, via une statue ou une pythie, dans une grotte, un désert ou dans un temple. L’importance géographique dans le mythe se retrouve dans la plupart des religions (Eliade 1957/1965). Dans les mythes nordiques, il existe ce gigantesque trou, le Ginnungagap, qui descendait si profond que l’homme s’y aventurant gelait instantanément. Ce trou abriterait les titans fondateurs des éléments naturels de la Terre (Seaver 2004, 247–253).

La couche abstraite se rapporte donc aux conceptions spirituelles. Pour ne pas la limiter à une vision cartographique de la religion, elle est par essence une carte imaginée qui ne dépasse pas le stade de la conception d’esprit. La couche abstraite comme une image mentale, schématique ou non, ne peut être qu’animée. Elle est continuellement en mouvement puisque sa mobilité est le principe même de son existence (altérations dues à ses remémorations ; de Certeau 1980/1990). Et le créateur l’utilise fréquemment pour la développer sans cesse. Son existence est personnelle à l’individu et son nombre d’attributs est illimité (structurée, chaotique, synthétique, brodée, etc.). Elle englobe l’espace de représentation propre à l’individu qui se la crée mentalement (Lefebvre 1974/2000).

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1.1.4. La couche concrète

La couche cartographique concrète existe physiquement. Son existence ne peut être contredite par l’assemblée qui en témoigne malgré que sa longévité puisse être variable (carte éphémère sur le sable par exemple). Matériellement, elle peut prendre la forme d’une image, d’un schéma ou d’un texte. Il s’agit par exemple d’une carte géologique du plateau du Golan, ou un texte de Charles Baudelaire (sur ce sujet particulier, se référer à Liinamaa 2014), voire même du pèlerinage de Saint-Jacques-de-Compostelle. Une couche cartographique concrète peut également être orale. Nous considérons les mots et les sons comme concrets, bien qu’impalpables (sur la matérialité du son, se référer à Cox 2013 ; Ochoa Gautier 2014 ; Cox, Jaskey, Suhail 2015 ; Douglas Barrett 2016). Dès lors, cette couche n’existe que le temps de sa déclamation et le temps mémoriel de son ou ses auditeurs (s’il y en a).

La couche concrète est donc une représentation physique de l’espace qui évoque chez tout un chacun l’idée d’une carte quelle qu’elle soit. Sa temporalité est variable et sa diffusion peut se faire de manière matérielle ou immatérielle. En musique, certains éléments révèlent des indices topographiques au sein du morceau. Par exemple, une réverbération dans un certain type d’enregistrement révèlera une position de micro unique, une formation du groupe autour de ce micro et des parois de murs en pierre typiques de ceux d’une cave (à ce sujet, se référer à Moore 2010). D’autres effets techniques appliqués au son contribuent à la « mise en scène phonographique » du morceau (Lacasse 2005). Ces indices ne se retrouvent pas uniquement dans un morceau de musique, mais aussi bien dans un entretien ou dans une prise de son quelconque Le travail auditif permet également de se situer (et de se repérer dans le noir, par exemple). À ce titre, le son enclenche un phénomène de « musico-localisation » chez l’auditeur.

L’écoute d’un morceau de musique dessine alors une couche cartographique abstraite dans l’esprit de l’auditeur. Le phénomène de la « musico-localisation » a également pour binôme la danse et le mouvement du corps. Si une réaction mobile corporelle face à la musique est également une réaction face à son environnement spatial et musical (Brabazon 2012, 23–29), la danse en elle-même dessine une carte. La couche cartographique concrète existe donc au sens large et s’applique partout, que cela soit dans un texte, dans une image, dans un morceau de musique ou un mouvement. Plusieurs personnes qui ont fait l’expérience de la carte peuvent témoigner de son existence.

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1.2. La carte et ses caractéristiques

La première caractéristique d’une carte est celle de sa mobilité : est-elle statique ou dynamique ? Dans ce type de distinction, le contenant et le contenu prennent toute leur importance. Le contenu peut bouger alors que le contenant reste immobile, de même que les deux entités peuvent être mobiles dans une carte d’apparence immobile. Par exemple les images de carrefours d’autoroutes utilisés par des automobiles que l’on voit dans la trilogie cinématographique de Godfrey Reggio (Koyaanisqatsi (1982), Powaqqatsi (1988) et Naqoyqatsi (2002)) deviennent des exemples de cartes statiques dans lesquelles le contenu (les objets mobiles) sont dynamiques. Dans la saison 2 de la série télévisée True Detective, la caméra suit la trajectoire de l’autoroute. La carte semble dès lors dynamique en tous points cependant le contenant prenant la forme d’une structure macadamée imposante m’incite à le concevoir comme un élément statique. Ces exemples font en fait intervenir trois éléments différents : l’agent mobile, la structure et le point de vue (la voiture, l’autoroute et la caméra). Les cartes nautiques du XVIème siècle n’avaient pas d’agent mobile et tout y paraissait statique. Cependant, l’objectif de ces cartes n’était pas de témoigner d’un territoire conqui, mais plutôt d’aider les agents mobiles à se repérer en mer (comme la Portolan Atlas,

Mariner’s Mirrour, etc. ; à ce sujet, se référer à Short 2004, 109–129).

Ce qui introduit la deuxième caractéristique : la participation active ou passive de l’utilisateur de la carte. Dans le cas où l’utilisateur/créateur de la carte est seul à la connaître, sa participation à celle-ci sera automatiquement active, puisqu’il la construit lui-même. Mais dans le cas où il y a deux personnes ou plus qui sont impliquées dans le processus de création et d’utilisation de la carte, la participation active ou passive varie. Cette participation se rapporte au rôle de la carte, à son objectif et à ses fonctions. Lorsqu’un automobiliste suit le trajet que lui indique Google Maps sur son téléphone intelligent, il applique une participation passive de la carte. Alors que s’il modifie sans cesse ce trajet en ajoutant aux données de la carte ses propres connaissances du lieu et du temps (par exemple, l’heure de pointe devant l’école du quartier), il applique une participation active sur cette carte. La participation active ou passive de la carte fait donc intervenir deux opposés : le collectif et l’individuel.

Ces deux dimensions de la carte se rapportent à la notion de point de vue (comme pour la première caractéristique). Michel Foucault aborde cette notion par rapport à l’espace lorsqu’il politise la surveillance dans le Panopticon de Jeremy Bentham (1975). Dans ce pénitencier, une

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tour centrale contrôle par la surveillance les trajets des détenus. Ceux-ci sont libres de tous mouvements tant qu’ils restent sous le regard du surveillant. Foucault nomme ce surveillant « l’individu disciplinaire », qui agit par autorité sur « l’individu discipliné », que personnifie le prisonnier (225–264). Dans le plan du Panopticon, les deux points de vue sont évidents. Le premier est extérieur, c’est celui de l’individu disciplinaire, qui voit son espace comme il verrait un plan, qui ordonne la danse et contrôle le mouvement dans la prison. Le deuxième est intérieur et est celui de l’individu discipliné, qui peut se construire tous les trajets qu’il souhaite pour autant que ceux-ci soient sous contrôle de l’individu disceux-ciplinaire. Il ne voit pas son espace comme un plan, mais plutôt perçoit des lignes de mouvement. Pour ces deux individus, leur participation à la carte du

Panopticon est ambiguë. Une part d’activité et de passivité est à relever chez chacun des deux

individus. L’individu disciplinaire contrôle son espace mais ne l’utilise pas. Dans ce sens, il est à moitié passif et à moitié actif. C’est l’inverse pour l’individu discipliné, qui ne contrôle pas son espace mais l’utilise. La participation active ou passive est une caractéristique déterminante de la carte et se rapporte par extension à l’engagement politique d’une carte ou d’une « contre-carte » (à ce sujet, se référer à Branch 2014 et Presner, Shepard, Kawano 2014).

Pour résumer, les quatre couches cartographiques et leurs caractéristiques font intervenir simultanément plusieurs notions : la temporalité, la représentation mentale, la mobilité et la fonctionnalité. Les couches et les caractéristiques s’imbriquent entre elles et ne sont pas absolument exclusives. La représentation mentale est personnelle et intervient pour l’intégralité des cas de spatialisation de son propre environnement. Dans cette optique, la mémoire fait intervenir des expériences et des images de l’espace dans le passé ainsi que l’anticipation et la connaissance dans le futur (Fink 2000). La carte alors doit mêler toutes ces notions dans sa propre définition.

Mikhaïl Bakhtine développe dans son article « Forms of Time and of the Chronotope in the Novel » (1937/1981) la notion de chronotope. Cet élément se retrouve dans un texte littéraire et concilie les dimensions spatiale et temporelle du récit (84–259). La fonction du chronotope s’est développée au fil des années pour dépasser le cadre littéraire (par exemple, le sociologue Paul Gilroy examine la culture noire américaine à travers différents chronotopes présents dans certains ouvrages précis, voir Gilroy 1993/2010). Du grec khrónos, qui signifie « le temps », et topos qui signifie plus généralement « le lieu », le chronotope est un élément qui fait donc intervenir simultanément en lui-même les notions de localisation (ou de lieu) et de temporalité. Sur une carte,

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un point de repère témoigne d’une certaine époque. Par exemple, la ville de Lutèce sur une carte de l’Antiquité agit comme un chronotope, tout comme la ville de Paris sur une carte de 1950. D’abord l’aspect physique de la ville se modifie, mais les techniques d’impression et les points de vue adoptés évoluent aussi. Tous les points de repère sur une carte sont instantanément des chronotopes, puisqu’ils témoignent d’une certaine époque, ou d’un certain moment.

Ensuite, dans son ouvrage Une brève histoire des lignes (2007/2013), Tim Ingold élabore une taxinomie des lignes qui interviennent dans notre environnement. Il en distingue cinq types : les fils (qui pendent, s’érigent ou volent), les traces (additives ou soustractives), les coupures (et autres pliures et brisures), les lignes fantômes (celles qui se forment dans notre esprit) et les lignes hors catégories. Ces lignes s’entrelacent pour former des surfaces, les disséquer, ou simplement nous permettre de percevoir notre environnement physique quotidien. Quand ces lignes se mettent en mouvement, leur nature change. Dans cette perspective, Ingold distingue la promenade de la

connexion. La première se dessine au hasard d’un voyage, d’une courbe dont le départ et l’arrivée

ne sont pas prédestinés tandis que la deuxième est la liaison nette entre différents points. À ce stade-ci, Ingold distingue le trajet du transport. Dans le premier, la personne se déplaçant est totalement active alors que dans le second, elle est passive et se laisse porter de point en point. Pour ce qui est de ces points de localisation, Ingold fait une distinction entre deux perspectives différentes. La première est un type de lieu comme épicentre, qui attire des connecteurs et dans lequel cohabitent des points de vie (individus). La deuxième perspective consiste à voir immédiatement une personne en mouvement comme une ligne de vie. Le point de repère serait alors un endroit où des lignes de vie se croisent, s’entrelacent pour repartir ailleurs (57–136).

La définition de la carte mêle ces deux notions, à savoir le chronotope et la ligne (pour une définition plus complète de la carte, se référer principalement à Harley 2001). Elle est un témoin temporel, se rapporte à un lieu et se construit avec des points de repères et des lignes (qu’il s’agisse de promenades ou de connexions). Selon l’utilisation de la carte par un individu, ces lignes deviennent des trajets ou non. Une carte est donc un assemblage de chronotopes et de lignes. Elle peut prendre une forme imagée, géographique, orale ou littéraire ainsi qu’elle fait intervenir les notions d’expérience et de mouvement. Dans le cadre de ce mémoire, l’exercice cartographique lié au morceau « The Ghetto » se base sur ce modèle-ci (les quatre couches cartographiques et leurs caractéristiques) et respecte ces notions qui constituent cette définition de la carte.

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1.3. Donny Hathaway

Cette courte section met en lumière les éléments biographiques les plus significatifs du musicien dans le cadre de ce mémoire. Ces éléments sont les suivants : la temporalité, le lieu, le monde social et les studios. En d’autres termes, il s’agit de relever les périodes les plus importantes dans la carrière de Donny Hathaway, les lieux où il a travaillé, avec qui et pour qui. Les éléments de cette section se réfèrent principalement tous au travail biographique effectué par Charles Waring à l’occasion de la sortie de l’anthologie Never My Love en 2013 (Waring 2013).

Donny Hathaway naît le 1er octobre 1945 à Chicago. Dès ses trois ans, il part rejoindre sa grand-mère à St Louis (Missouri). Il y reste seize années durant lesquelles il grandit dans le ghetto et se perfectionne en musique, principalement au chant et au piano (Powell 1970). C’est à l’église qu’il commence à exercer ses talents musicaux. Très vite, ses incroyables facultés lui font acquérir le surnom « Donny Pitts » ainsi que la réputation de « The Nation’s Youngest Gospel Singer ». En 1964, grâce à une bourse universitaire, Hathaway part étudier à la Howard University (Washington D.C.). Durant les années 1960, la Howard University était considérée comme une des universités américaines des plus progressistes des États-Unis (Clark 1965/1989, 149). Donny Hathaway voyait d’abord son avenir dans la musique d’église et le gospel. Ses intérêts pour les autres musiques étaient d’abord uniquement pécuniaires. Dès lors, pour s’aider financièrement, il se produit avec son ami batteur Ric Powell, de la Howard University également, avec le Ric Powell Trio dans des cafés jazz de Washington D.C.

En 1967, Hathaway se fait contacter par Curtis Mayfield qui lui proposa de venir travailler à Chicago. Il quitte donc Washington juste avant la remise de diplôme, considérant que le principal en matière musicale était acquis, pour devenir A&R producer chez Curtom, le nouveau label discographique de Mayfield (fondé en 1968). Malgré ses intentions de carrière dans le gospel, son récent mariage avec Eulaulah Hathaway et son désir de gagner sa vie en tant que musicien professionnel lui firent rentrer assez vite dans le domaine musical séculier. En 1967, Hathaway part en tournée avec The Impressions, comme directeur musical. À partir de ce moment, Hathaway enchaine une série de contrats. De 1967 à 1969, il écrit des arrangements pour Lovelace Watkins chez Uni Records, pour les Unifics, un groupe formé à la Howard University également, chez Kapp Records, pour Carla Thomas ainsi que les Staple Singers chez Stax Records à Memphis. Hathaway

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