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Création-procréation et rapport mère-fille dans La Virevolte et Prodige de Nancy Huston

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Academic year: 2021

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CRÉATION-PROCRÉATION ET RAPPORT MÈRE-FILLE DANS LA VIREVOLTE ET PRODIGE DE NANCY HUSTON

par

Marie-Noëlle Huet

Département de langue et littérature françaises Université McGill

Montréal, Québec, Canada

Mémoire soumis à l’Université McGill en vue de l’obtention du grade de M.A. en langue et littérature françaises

Août 2010

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RÉSUMÉ/ABSTRACT

Ce mémoire vise à analyser l’inscription de la conciliation entre création et procréation dans La virevolte (1994) et Prodige (1999) de Nancy Huston. Pendant longtemps, les femmes ont été réduites à leurs capacités reproductrices et tenues à l’écart de la création. En s’appropriant leur corps de femme, en redéfinissant la maternité à l’abri de la mainmise du patriarcat et en reconnaissant la mutualité entre mère et fille, les femmes peuvent maintenant incarner à la fois les rôles de mère, de sujet féminin et d’artiste. Le recours à la critique littéraire féministe, à des études sur la maternité et aux théories de l’énonciation nous aidera à faire ressortir la subjectivité maternelle et filiale des personnages féminins et à saisir la difficulté qu’ont les mères à personnifier les trois rôles de façon harmonieuse. Ces éléments théoriques nous serviront à démontrer que Huston cherche à explorer deux configurations différentes mais complémentaires de l’équation création/procréation. Si, dans les deux cas, la tentative de conciliation échoue, l’auteure arrive pourtant à dépeindre ses enjeux dans toute leur complexité.

This thesis aims at analysing how Nancy Huston’s La virevolte (1994) and Prodige (1999) approach the reconciliation between creation and procreation. For a long time, women were reduced to their power of reproduction and kept away from creation. By taking possession of their own female bodies, by redefining maternity away from the control of patriarchy and by recognising mutuality between mother and daughter, women can now embody the mother, the woman and the artist roles. The use of feminist literary criticism, of works on maternity and of theories of enunciation will allow us to set forth the female characters’ maternal and daughterly subjectivity and to grasp the challenge for mothers to personify harmoniously the three roles. This theoretical input will help us demonstrate that Nancy Huston tries to explore two different but complementary configurations of the creation/procreation equation. Even though the attempt fails in both cases, the author succeeds in depicting the issues at stake in all their complexity.

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REMERCIEMENTS

Je remercie chaleureusement Catherine Leclerc pour ses relectures minutieuses, ses commentaires toujours pertinents, sa patience et son écoute. Sa compréhension et son dévouement ont grandement aidé à calmer les moments d’angoisse liés à l’accomplissement d’un mémoire de maîtrise et m’ont permis de mener à terme ce projet.

Je souhaite aussi remercier mes parents, Claude et Suzanne, pour leur amour et leur soutien inconditionnels. Leur foi inestimable en moi m’a aidée à persévérer. En outre, je voudrais remercier mon frère, Samuel, et sa fiancée, Chantal Lacasse, pour leur présence et leurs encouragements.

Mes remerciements vont également à Marc-André Patenaude pour ses questions éclairantes, sa générosité et sa bienveillance, à mes amies, Elvan Sayarer et Lidia Merola, pour leurs conseils judicieux prodigués autour de nos cafés causeries et à D. P. pour son appui moral et financier pendant la première année de mes études supérieures.

Enfin, j’aimerais exprimer ma gratitude envers ma grand-mère, Rose-Anne St-Amand, symbole pour moi de détermination et de persévérance. Son énergie et sa capacité à aller contre-courant me servent constamment d’inspiration.

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TABLE DES MATIÈRES

Résumé/Abstract ii

Remerciements iii

Table des matières iv

Introduction 1

Chapitre 1 – La virevolte ou le conflit entre maternité et création 16

Appropriation de la maternité 16

Lin, « plus femme que mère » 25

Lin, « mère étoile » 36

La place de Derek : mari et père 40

Angela et le mimétisme : vers une nouvelle filiation 43

Marina et le « matricide symbolique » 47

Vers une réciprocité entre mère et filles? 52

Chapitre 2 – Prodige : une histoire de renoncement 55

Autour de la chambre blanche 57

Lara, « plus mère que femme » 61

La musique et la transmission : freins et carburants 62

Le corps refoulé 68 Généalogie de femmes 73 Exclusion du père 74 Sortir du mutisme 79 Conclusion 81 Bibliographie 86

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INTRODUCTION

Concilier la création et la procréation a toujours été un défi de taille pour les femmes. Longtemps réduites à leur corps et à leur fonction maternelle, elles ont été écartées de la sphère culturelle parce que considérées comme inaptes à la création :

Au nom de la maternité, […] les femmes ont été confinées dans la sphère privée et exclues de la culture, tant de la vie de l’esprit et de la création que du monde socio-économique et politique. Le fait qu’elles portent en leurs corps la vie nouvelle a justifié pendant des millénaires leur infériorité sociale (fabriquée plutôt que naturelle) et leur subordination à l’homme1.

Parce qu’elles donnent la vie, les femmes ne peuvent faire abstraction de leur corps et ne peuvent oublier qu’elles se trouvent du côté de la matière :

Les femmes, même lorsqu’elles désirent ardemment devenir des auteurs, sont moins convaincues de leur droit et de leur capacité à le faire. Pour la bonne raison que, dans toutes les histoires qui racontent la création, elles se trouvent non pas du côté de l’auctor (auteur, autorité), mais du côté de la mater (mère / matière)2.

Muse, objet de désir du créateur, la femme est celle dont on parle ou dont on écrit; elle est rarement celle qui écrit. La dichotomie femme-corps/homme-esprit fait partie des oppositions binaires mises de l’avant par le patriarcat, comme nature/culture, objet/sujet, passivité/activité et, bien entendu, procréation/création, le premier terme de chacune de ces oppositions étant associé au féminin. Comme l’écrit Nancy Huston, « [c]e qui est néfaste – et peut-être “machiste” ou “patriarcal” –, ce ne sont pas les dichotomies en tant que telles, mais la superposition mécanique des dichotomies3. » Cette « superposition » des dichotomies, qui avantage l’élément associé à l’homme, crée un déséquilibre que la femme tente de rétablir. Adrienne Rich écrit :

1 L. Saint-Martin, Le nom de la mère – Mères, filles et écriture dans la littérature québécoise au

féminin, p. 19.

2 N. Huston, Journal de la création, p. 29. 3 Ibid., p. 297. L’auteure souligne.

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We have tended either to become our bodies […] or to try to exist in spite of them. […] Many women see any appeal to the physical as a denial of mind. We have been perceived for too many centuries as pure Nature, exploited and raped like the earth and the solar system; small wonder if we now long to become Culture: pure spirit, mind. […] We need to imagine a world in which every woman is the presiding genius of her own body4.

Tout le rapport procréation/création se joue dans la première phrase de la citation. Pour Rich, la solution pour réconcilier la dichotomie entre nature et culture est de s’approprier son corps de femme5. C’est alors que la femme arrivera à se constituer comme sujet et à dire « je ».

Les écrivaines ont longtemps souffert d’une absence de modèles qui se trouvaient du côté de l’auctor. Peu de femmes retenues par l’histoire littéraire ont à la fois écrit et élevé leurs enfants. Celles qui y sont arrivées, souligne Lori Saint-Martin, jouissaient de conditions exceptionnelles pour écrire (« vie religieuse, veuvage ou divorce et prise en charge de leurs enfants par des domestiques ou par des femmes de la famille6 »). Les autres refusaient souvent de mettre des enfants au monde. C’est ce qu’a fait Simone de Beauvoir, qui voulait « des rapports choisis avec des êtres choisis7 ». Pour Beauvoir, devenir mère équivalait à se subordonner à l’espèce, et cette subordination ne pouvait pas aller de pair, selon elle, avec l’écriture. C’est pourquoi, dit-elle : « Je n’ai jamais regretté de ne pas avoir eu d’enfants, dans la mesure où ce que je voulais faire c’était d’écrire8 ». À

l’époque où Beauvoir a pris une telle décision, planait :

[a] patriarchal belief and injunction, internalised by women and upheld even by feminists during the 1970s, that femininity and motherhood are antithetical to intellectual and artistic pursuit and that women must inscribe themselves in the realm of the father and occupy a masculine position if they want to access creativity9.

4 A. Rich, Of Woman Born : Motherhood as Experience and Institution, p. 285. L’auteure souligne.

5 Voir A. Rich, Of Woman Born, p. 285. 6 L. Saint-Martin, Le nom de la mère, p. 31.

7 Cité dans N. Huston, « Les enfants de Simone de Beauvoir », Désirs et réalités, textes choisis

1978-1994, p. 84.

8 Cité dans N. Huston, « Les enfants de Simone de Beauvoir », Désirs et réalités, p. 84.

9 A. Giorgio, « Writing the Mother-Daughter Relationship: Psychoanalysis, Culture and Literary Criticism », p. 12.

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Dans le système patriarcal, les choix qui se sont longtemps offerts aux femmes désirant écrire n’étaient pas nombreux; elles pouvaient soit devenir écrivaine et mettre de côté la maternité ou, à l’inverse, décider de se consacrer à la maternité et mettre de côté l’écriture. Pour être prises au sérieux comme écrivains dans un système qui n’accordait de la légitimité qu’aux valeurs patriarcales – linéarité, rationalité, rigueur, etc. –, elles devaient faire comme les hommes. Ainsi, les mères ont peu écrit; et celles qui l’ont fait n’ont généralement pas été prises au sérieux. Cela s’explique en bonne partie par le fait que

[…] tout l’effort de la théorisation masculine pour se réserver la puissance créatrice consiste à montrer que les femmes sont inaptes à la création précisément parce qu’elles sont mères, et que dans cette maternité physique et non symbolique, elles trouvent leur seule mais grandiose légitimité10.

Parce que l’assujettissement de la femme est passé par le contrôle de la maternité par le patriarcat, il n’est pas étonnant de constater que les mouvements féministes des années 1970 ont développé un discours très critique sur la maternité – « pierre de touche de l’oppression des femmes11 ». En plus de refuser d’être confinées à une « maternité esclavage12 », les femmes de ces mouvements ont voulu se détacher de leur mère, à la fois pour échapper au destin féminin usuel et pour former leur propre identité et prendre la parole comme sujet :

Le refoulement du maternel, quasi systématique, traduit un profond malaise. Pourquoi voit-on tant de mères absentes ou effacées, si ce n’est que les filles sont persuadées que, pour sortir du moule maternel, elles doivent rompre radicalement avec cette première femme dont elles refusent de partager le sort? La condition féminine telle que l’incarne la mère est si peu enviable que les filles rétives se cabrent. En effet, le roman féminin reprend à l’infini le refus de la vie que mène la mère13.

Tout en dénonçant le fait que le patriarcat confine la femme à sa seule fonction maternelle et ne lui reconnaît pas l’accès à la création, les « filles rétives » auxquelles Saint-Martin fait référence dans la citation reproduisent le schéma du

10 M. Coquillat, « La création littéraire au féminin face à l’exclusion masculine », p. 180. 11 F. Laborie, « Peut-on penser les différences? », p. 22.

12 M. Le Coadic, « Maternité subversion », p. 39. 13 L. Saint-Martin, Le nom de la mère, p. 55.

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silence maternel14 en représentant des « mères absentes ou effacées » dans la fiction. En outre, leur refus d’accomplir le destin maternel cache une peur que la poétesse Lynn Sukenick a nommée la matrophobie : « Matrophobia […] is the fear not of one’s mother or of motherhood but of becoming one’s mother15 ». Cette crainte a comme conséquence que ces filles s’obstinent à rester dans leur rôle de fille et empêchent l’accès des mères à la subjectivité. Pourtant,

[t]he woman who is a mother was a subject as a daughter. But as a mother, her subjectivity is under erasure; during the process of her daughter’s accession to subjectivity, she is told to recede into the background, to be replaced. Inasmuch as that suppression is her maternal function, it is reasonable to assume anger as her response, especially if we grant that female subjectivity is already suppressed in relation to male subjectivity16.

Il nous semble pourtant que ces filles ne rejettent pas la mère en tant que telle mais plutôt l’institution de la maternité. À ce propos, Adrienne Rich est l’une des premières auteures à avoir abordé, dans Of Women Born: Mother as Experience and Institution (1976), la maternité et le rapport mère-fille d’un point de vue féministe. Nous lui devons la formulation de deux définitions de la maternité, « one superimposed on the other: the potential relationship of any woman to her powers of reproduction and to children; and the institution, which aims at ensuring that the potential – and all women – shall remain under male control17 ».

Rich soutient que l’institution de la maternité a privé les femmes de leur corps en les y emprisonnant et qu’elle a marginalisé le potentiel des femmes18. La femme

est alors en droit de se demander, à l’instar de Luce Irigaray :

Donc une mère, c’est quoi? Quelqu’une qui fait des gestes commandés, stéréotypés, qui n’a pas de langage personnel et qui n’a pas d’identité. Mais comment, pour nous les filles, avoir un rapport

14 Nous emploierons le terme « maternel » dans le même sens que Lori Saint-Martin : « c’est-à-dire le rapport d’une femme à sa mère, à la féminité, à la vision de la maternité que véhicule la société et à sa propre maternité réelle, potentielle, refusée ou impossible ». L. Saint-Martin, Le

nom de la mère, p. 17.

15 A. Rich, Of Woman Born, p. 235. Rich souligne.

16 M. Hirsch, The Mother/Daughter Plot: Narrative, Psychoanalysis, Feminism, p. 170 17 A. Rich, Of Woman Born, p. 13. L’auteure souligne.

18 « This institution […] has alienated women from our bodies by incarcerating us in them. […][M]otherhood as institution has ghettoized and degraded female potentialities. » A. Rich, Of

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personnel et se constituer une identité par rapport à quelqu’une qui n’est qu’une fonction19?

Cette dernière question a mené à une réflexion à la fois sur la maternité et sur le rapport mère-fille. Ainsi, d’un point de vue théorique, la relation mère-fille a été amplement traitée depuis les années 1970-1980.

Toute tentative de définition du rôle de mère exige que nous « […] établi[ssions] un lien entre nos identités morcelées, écrit Anne-Marie de Vilaine. Entre la mère, la femme, la fille, la compagne d’un homme ou d’une femme, la féministe, la théoricienne, l’être que nous sommes dans la vie privée et dans la vie professionnelle20… » Pour redéfinir la maternité à l’abri de la mainmise du patriarcat,

nous avons à déchiffrer le rapport que nous avons à notre mère, à la Mère, au Maternel laissé dans l’obscurité non seulement à cause de la complexité, de l’ambivalence qui lui sont propres, mais comme le dit Luce Irigaray parce que « le rapport à la mère est le continent noir par excellence » et « reste dans l’ombre de notre culture », et que « l’ensemble de notre société et de notre culture fonctionnent originairement sur un matricide21 ».

Luce Irigaray met les femmes en garde contre le meurtre de la mère. Il est important de ne pas la tuer à nouveau, nous dit-elle, puisqu’elle a déjà été « sacrifiée à l’origine de notre culture22 ». Le sacrifice de la mère est passé par le

contrôle de sa fécondité par la « loi du père ». Il est également passé par la déclaration de son inaptitude en matière de création pour la raison même de sa fécondité. Une des façons de « sauver » la mère et de la libérer de la mainmise du patriarcat est de reconnaître qu’elle fait partie d’une généalogie de femmes :

Je pense qu’il est nécessaire aussi, pour ne pas être complices du meurtre de la mère, que nous affirmions qu’il existe une généalogie de femmes. Généalogie de femmes dans notre famille : après tout, nous avons une mère, une grand-mère, une arrière grand-mère, des filles. Cette généalogie de femmes, étant donné que nous sommes exilées (si je puis dire) dans la famille du père-mari, nous l’oublions un peu trop; voire nous sommes amenées à la renier. Essayons de

19 L. Irigaray, Le corps-à-corps avec la mère, p. 86. 20 A.-M. de Vilaine, « Femmes : une autre culture », p. 18.

21 Ibid., p. 18. Vilaine cite L. Irigaray, Le corps-à-corps avec la mère, p. 14-15. 22 L. Irigaray, Le corps-à-corps avec la mère, p. 28.

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nous situer pour conquérir et garder notre identité dans cette généalogie féminine. N’oublions pas non plus que nous avons déjà une histoire, que certaines femmes, même si c’était difficile, ont existé dans l’histoire et que trop souvent nous les oublions23.

Connaître l’histoire de celles qui sont venues avant nous permet d’avoir un modèle sur lequel s’appuyer. Saint-Martin affirme que « puisque la maternité a été la principale justification de l’oppression des femmes, c’est d’une réflexion sur la maternité qu’il faut repartir si l’ont veut repenser l’ordre symbolique et transformer les valeurs24 ». En outre, « selon que les femmes maîtrisent ou non leur fécondité, leur rapport au maternel variera du tout au tout25 ». Pour une fille, le rapport au maternel passe inévitablement par la relation mère-fille. Selon Alex Hugues, « the bond between the mother and the daughter is devalued by virtue of the overvaluation of the male subject-as-patriarch, and in favour of the father-son connection26 ». Pourtant, comme le souligne Lori Saint-Martin, « le rapport mère-fille est le pivot de l’identité féminine27 ». Comment repenser ce rapport? Irigaray affirme qu’« [i]l nous faudra en quelque sorte faire le deuil d’une toute-puissance maternelle (le dernier refuge) et établir avec nos mères un rapport de réciprocité de femme à femme, où elles pourraient aussi éventuellement se sentir nos filles28. » L’établissement d’un « rapport de réciprocité » entre mère et fille permettra à la mère de se dissocier de la seule fonction maternelle et de devenir à la fois femme, fille et mère et à la fille de former son identité et d’atteindre la subjectivité sans devoir se détacher de sa mère. En fait, nous disent Anne-Marie de Vilaine et Marie Goudot,

ce qui paraît le plus important dans la relation mère/enfant, mère/fille, c’est la question de la distance. Entre la fusion et le rejet, l’identification totale et la rupture, quelle est la bonne distance pour qu’il y ait deux sujets l’un en face de l’autre et non un sujet et un objet, ou pire deux objets29?

23 Ibid., p. 30.

24 L. Saint-Martin, Le nom de la mère, p. 14. 25 Ibid., p. 14.

26 A. Hughes, « Writing Mother-Daughter Relationality in the French Context », p. 155. 27 L. Saint-Martin, Le nom de la mère, p.16.

28 L. Irigaray, Le corps-à-corps avec la mère, p. 86.

29 A.-M. de Vilaine et M. Goudot, Présentation à la section « mères-filles-mères : ruptures et répétitions », p. 47.

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Le processus de redéfinition de la maternité passe inévitablement par le rejet des oppositions binaires (corps/esprit, sujet/objet, …) et la non-hiérarchisation des rapports mère-fille30. Marianne Hirsch souligne l’importance de reconnaître que le discours sur la maternité est multiple : « Inasmuch as a mother is simultaneously a daughter and a mother, a woman and a mother, in the house and in the world, powerful and powerless, nurturing and nurtured, dependent and depended upon, maternal discourse is necessarily plural31 ». Au lieu de ne prendre la parole qu’en tant que fille ou en tant que mère, la femme devrait pouvoir parler au nom des deux, avec deux voix.

De son côté, Elizabeth Badinter considère que, pour que la femme puisse plus facilement incarner les trois rôles idéalement reliés à la maternité – « Moi pour moi, la femme, Moi pour lui, la compagne et Moi pour eux, la mère32 » –, il

serait souhaitable que « l’immense majorité des pères ne se content[ent] pas d’être des géniteurs33 ». Heureusement, il semblerait, selon ce que Badinter constate, que

l’on vive une « révolution de la pensée masculine », de sorte

que le père, ayant jeté aux orties sa figure autoritaire, s’identifie de plus en plus à sa femme, c’est-à-dire à la mère. […] Non seulement on voit de plus en plus de pères divorcés demander la garde de leurs jeunes enfants, mais des études très récentes font état, chez les jeunes pères, d’attitudes et de désirs traditionnellement qualifiés de maternels34.

Nous verrons que la question de l’implication du père est au cœur des réflexions de Nancy Huston dans les deux romans sur lesquels le présent mémoire se penchera : La virevolte (1994) et Prodige (1999).

Dans son ouvrage intitulé The Mother-Daughter Plot, Marianne Hirsch explore les relations mère-fille dans les romans de femmes au cours des siècles. Elle constate qu’au début du XXe siècle, les mères commencent à apparaître comme figure centrale dans les textes de leurs filles artistes. Dans les années 1970

30 Voir L. Saint-Martin, Le nom de la mère, p. 34-35. 31 Voir M. Hirsch, The Mother/Daughter Plot, p. 196.

32 E. Badinter, « La solution : une mutation des pères… », p. 38. 33 Ibid., p. 38.

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et 1980, avec l’émergence de la théorie-fiction féministe, les textes mettent en scène des mères mais sont encore écrits à partir du point de vue de la fille35. « Ce n’est qu’assez récemment, écrit Lori Saint-Martin en 1999, que des mères viennent à l’écriture, et, qui plus est, décrivent leur expérience de mère, contribution tout à fait inédite36. » Saint-Martin situe ainsi l’émergence de la voix de la mère dans les années 198037. À partir de ce moment, nous verrons des récits

écrits du point de vue de la mère et non plus seulement de celui de la fille.

Maintenant que les mères ont accès à la subjectivité, il n’est pas rare de lire des fictions sur la maternité. Mais bien qu’un nombre grandissant de mères tentent à la fois d’être mère et artiste, leur situation reste souvent problématique. Il suffit, par exemple, d’ouvrir l’ouvrage Double Lives: Writing and Motherhood (2008), qui regroupe des essais d’écrivaines, pour voir que la double tâche reste difficile à accomplir. C’est dire la pertinence, encore aujourd’hui, de la question de la conciliation entre maternité et création. Nancy Huston, comme essayiste, s’inscrit dans une lignée de féministes (qui comprend également Adrienne Rich, Luce Irigaray, Julia Kristeva, etc.) qui s’est intéressée au rapport mère-fille et, de surcroît, à la dichotomie création/procréation. Née à Calgary, Nancy Huston a passé son enfance et son adolescence entre l’ouest du Canada et le nord-est des États-Unis. À l’âge de 20 ans, elle est allée poursuivre ses études à Paris. Elle y a planté ses racines, y a élevé ses deux enfants et s’est mise à écrire, en français initialement. Elle écrit depuis 1980, d’abord dans des revues féministes françaises tels que Sorcières, Les Cahiers du GRIF et Histoires d’elles. Les principaux thèmes abordés dans ses ouvrages de fiction sont l’exil, l’identité, la maternité et les relations mère-enfant. Notons que la dichotomie corps/esprit préoccupe l’auteure puisqu’elle fait en grande partie l’objet de son essai Journal de la création38 et d’une conférence intitulée « Le dilemme de la romamancière39 »,

35 Voir M. Hirsch, The Mother/Daughter Plot, p. 14-16. 36 L. Saint-Martin, Le nom de la mère, p. 32.

37 Voir L. Saint-Martin, Le nom de la mère, p. 48. 38 N. Huston, Journal de la création, p. 12.

39 La conférence a d’abord été prononcée en anglais sous le titre « Novels and Navels » à l’Université américaine de Paris en 1989 et publiée dans Critical Inquiry à l’été 1995.

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reproduite dans le recueil d’essais Désirs et réalités : textes choisis 1978-1994. Le Journal de la création, essai hybride composé à la fois de passages essayistiques et d’extraits du journal intime de l’auteure, se veut une réflexion sur le « mind-body problem », terme que Huston a emprunté à l’auteure américaine Rebecca Goldstein, qui a écrit en 1983 un roman du même titre. Huston écrit : « Ceci sera donc mon Journal de la création. Journal de bord de ma grossesse, mais réflexion aussi sur l’autre type de création – à savoir l’art – et sur les liens possibles ou impossibles entre les deux40. » Elle souligne l’importance de se poser la question

de la possibilité ou de l’impossibilité d’allier création et procréation :

Le conflit entre l’art et la vie, la création et la procréation, l’esprit et le corps […] me concernait, moi, comme il concerne aussi quiconque, homme ou femme, souhaite faire de l’art de nos jours sans faire trop de mal – ni aux autres ni à soi. Il concerne en fait toute la question du lien entre l’éthique et l’esthétique41.

Ce lien entre éthique et esthétique sous-tend le projet d’écriture de Nancy Huston. Elle se demande :

Quel rôle peut ou doit jouer, pour une femme qui écrit, l’éthique maternelle? Ou plutôt : l’écriture des romans n’est-elle pas incompatible avec la maternité dans la mesure où ces deux activités requièrent des attitudes éthiques pour ainsi dire opposées42?

Parce que, comme elle le souligne ensuite, « une mère est par nécessité un être moral. Même si elle ne forme pas ses jugements à partir d’un système éthique rigide, préétabli, mais selon un mélange de facteurs complexes […], elle a absolument besoin de distinguer le bien du mal43. » Et parce qu’à l’opposé, « [u]ne romancière doit suspendre son jugement moral, au moins au début, et être prête à tout44 ». Elle peut « avoir besoin, dans ses livres, d’être violente, ou lascive, ou folle, ou d’un pessimisme amer : toutes de très mauvaises qualités chez une mère45 ». Huston convient qu’il est pourtant possible, et souhaitable, d’être à la fois mère et romancière, mère et artiste : « Je recommande l’enfantement à

40 N. Huston, Journal de la création, p. 12. 41 Ibid., p. 18.

42 Id., « Le dilemme de la romamancière », Désirs et réalités, p. 124-125. L’auteure souligne. 43 Ibid., p. 125.

44 Ibid., p. 126. 45 Ibid., p. 126.

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quiconque désire être écrivain(e) : on a souvent ses meilleures idées dans l’état de flottement vague à mi-chemin entre le sommeil et la veille, et les bébés sont constamment en train de vous plonger dans cet état-là46. » Comment faire alors pour être à la fois mère et romancière de façon harmonieuse? Comment résoudre le « dilemme de la romamancière »? L’auteure nous dit :

Inventer et ficeler des histoires, vivre et imaginer des aventures; assumer et courir des risques; bafouer et tourner en dérision les moralités orthodoxes : toutes ces spécialités traditionnellement masculines deviennent accessibles aux femmes, à mesure qu’elles insistent pour regarder en face et la vie et la mort; à mesure, aussi, que les pères apprennent à « materner » et que les mères n’ont plus à incarner, seules, l’éthique pour leurs enfants47.

Notons que la nécessité de « regarder en face et la vie et la mort » pour pouvoir être romamancière – ou de façon plus générale, artiste – est problématisée dans les deux romans du corpus. Nous verrons que l’apprivoisement de la mort passe principalement par l’art pour Lin comme pour Lara.

Malgré que Huston ait une carrière littéraire plutôt prolifique – elle a 15 romans, 14 essais, 4 livres pour enfants et 4 pièces de théâtre à son actif – les critiques Mary Gallagher et Frank Davey « constatent tous deux l’insuffisance des réponses critiques sérieuses à l’œuvre de Huston (à la fois romanesque et non romanesque), des réponses limitées la plupart du temps à des écrits de type journalistique48 », mentionne Marta Dvořák dans l’introduction de son ouvrage

collectif consacré à Nancy Huston. Malgré la publication de quelques mémoires et thèses sur divers aspects de l’œuvre de l’auteure au cours des dernières années49, ce constat reste vrai aujourd’hui. Huston, elle l’écrit elle-même, « n’a jamais parlé que d’une seule chose : la relation entre le corps et l’esprit. (Peut-être parce qu’on avait tendance à lui demander d’être l’un ou l’autre et qu’elle ne supportait pas

46 N. Huston, « Les prairies à Paris », Désirs et réalités, p. 229.

47 Id., « Le dilemme de la romamancière », Désirs et réalités, p. 144-145. 48 M. Dvořák, Vision/Division : l’œuvre de Nancy Huston, p. xi.

49 Voir G. Denis, « La danse animant l’écriture de Nancy Huston dans La virevolte, 1994, ou, le conflit entre le corps et l’esprit créateur transcendé »;A. Joanna Thomas, « L’absence maternelle dans les romans de Nancy Huston »; A. L. Robertson, « Recoller les morceaux : L’éclatement et la reconstitution de la famille dans le roman québécois des années 1990 »; et plus récemment, A. Guarino, « La réinvention de la maternité dans l’œuvre de Nancy Huston ».

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cette alternative mutilante50.) » Elle affirme : « l’esprit et le corps : il s’agit bien de deux choses différentes, mais en même temps inséparables : si on les coupe radicalement l’une de l’autre, ou si l’une domine aux dépens de l’autre, les effets sont néfastes, voire désastreux51 ». L’auteure croit ainsi qu’il n’y a pas de scission entre l’art et la vie, que les deux pôles s’entrecroisent. Elle reconnaît que sa vie a une influence sur son écriture : « Paradoxalement, j’ai à remercier ma propre mère de son geste de folie [sa mère a quitté le foyer familial lorsqu’elle était enfant], parce que c’est sûr qu’il n’y aurait pas eu cette œuvre d’art-là s’il n’y avait pas eu cet élément de vie massif52. » Elle suggère ainsi que le roman La virevolte lui a été partiellement inspiré par sa propre vie.

Bien que Huston reconnaisse que ses écrits abordent souvent le thème de la mère et de la relation parent-enfant, elle refuse d’être reconnue comme une auteure de la maternité : « Je ne veux pas, à aucun prix, avoir l’étiquette de la mère Huston, celle qui parle toujours de la maternité, celle qui n’a qu’une corde à son arc53 ». Une telle réduction de l’écrivaine à l’écriture de la maternité peut paraître surprenante pour ceux qui savent que Huston a voulu à une certaine époque émuler Simone de Beauvoir : « Si, pour ma part, j’ai été frappée par les thèmes du temps et de l’anti-maternel chez Beauvoir, c’est que j’ai longtemps eu des obsessions identiques. Moi non plus, je ne voulais pas d’enfants; c’est un choix qui fut mien et que j’ai défendu avec tant de fougue que je le respecterai toujours54. » Et plus tard, elle ajoute : « Et puis j’ai découvert que l’enfantement et l’écriture, loin d’être contradictoires, nous conduisent vers l’essentiel, au cœur du beau, nous font toucher à la vie dans ce qu’elle a de plus tendre et de plus violent. Avoir un enfant vous ouvre les yeux sur le monde55. » Les passages qui font l’éloge de la maternité ne manquent pas dans l’œuvre de Huston. Elle affirme : « Ce que ne pouvait pas savoir Simone de Beauvoir, c’est que la maternité ne

50 N. Huston, « Avant-propos », Désirs et réalités, p. 12. 51 Ibid., p. 13.

52 M. Chollet, « Nancy Huston, romancière et essayiste : L’entremêleuse », p. 10.

53 Propos de Nancy Huston dans une entrevue audio avec Lorraine Pintal dans le cadre de l’émission Vous m’en lirez tant du 1er novembre 2009.

54 N. Huston, « Les enfants de Simone de Beauvoir », Désirs et réalités, p. 93. 55 D. Cuypers, « Nancy Huston vue de l’intérieur », p. 26.

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draine pas, toujours et seulement, les forces artistiques; elle les confère aussi56. » Il est possible, et parfois même souhaitable, de concilier la création et la procréation. Comme l’écrit Saint-Martin : « Le grand intérêt du travail de Nancy Huston est d’affirmer que maternité et création artistique peuvent se compléter et s’enrichir mutuellement. Et que des écrivaines doivent parler de la matérialité et de la maternité, sans quoi le vieux dualisme se perpétuera57. » Julia Kristeva,

comme Huston, croit qu’il faut rejeter l’opposition création/procréation. Elle écrit :

[…] loin d’être en contradiction avec la créativité (comme le mythe existentialiste nous le fait croire), la maternité peut – en tant que telle et si les contraintes économiques ne sont pas trop pesantes – favoriser une certaine création féminine. Dans la mesure où elle lève les fixations, fait circuler la passion entre vie et mort, moi et autre, culture et nature, singularité et éthique, narcissisme et abnégation58... Lori Saint-Martin abonde dans le même sens : « Lieu de fusion et d’ouverture à la fois, l’expérience de la maternité peut conduire à l’émergence d’une nouvelle vision des mots et des choses59. » Si, dans ses essais, Huston montre bien que la maternité n’est pas nécessairement une limite à la création artistique, pourquoi, dans ses romans, les relations mère-fille et la conciliation de la maternité et de la production d’œuvres sont toujours problématiques pour les personnages? Cette situation n’est pas unique. Adalgisa Giorgio répond en partie à la question en expliquant la même disparité entre les essais et la fiction d’Alice Walker :

The fact that Walker and other black women writers such as Toni Morrison offer literary representations of conflictual mother-daughter relationships in opposition to the maternal celebration expressed in their essays should not be seen as a contradiction. Rather it is a consequence of the difficulty of charting ways of ‘articulating maternal subjectivity’ to which these writers are commited60.

56 N. Huston, Journal de la création, p. 179.

57 L. Saint-Martin, « Débordements maternels », p. 17.

58 J. Kristeva, « Un nouveau type d’intellectuel : le dissident », p. 6. 59 L. Saint-Martin, Le nom de la mère, p. 344.

60 A. Giorgio, « Writing the Mother-Daughter Relationship », p. 14-15. L’auteure cite M. Hirsch,

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Comme le souligne Giorgio, le défi pour les auteures est de trouver des façons de représenter la subjectivité maternelle. Selon Caroline Eliacheff et Nathalie Heinich, respectivement psychanalyste et sociologue, « si la fiction est un excellent révélateur des situations de crises, elle ne traite guère des situations sans tensions61 ». Puisque « même les romans les plus “roses” se doivent de faire passer leurs héroïnes par des épreuves62 », il n’est pas étonnant que la maternité et

les relations mère-fille y soient problématiques.

Comme nous l’avons démontré, sous le régime patriarcal décrit à l’aide des théories féministes, les possibilités qui existent pour la maternité ne sont pas très riches. Caroline Eliacheff et Nathalie Heinich ont opéré, dans leur ouvrage Mères-filles, une relation à trois, une distinction entre plusieurs types de mères, dont la « plus mère que femme », que nous étudierons plus en détails dans le chapitre consacré à l’analyse du roman Prodige, et la « plus femme que mère », dont Lin, protagoniste du roman La virevolte, est un bon exemple. Dans un cadre d’analyse généralement féministe, nous nous référons à ces chercheures qui font « l’étude de fictions, littéraires et cinématographiques63 ». Comme elles l’écrivent à propos de leur travail : « Le recours méthodique à la fiction est précisément ce qui fait passer l’enquête d’une dimension psychologique à une dimension sociologique ou anthropologique. » Bien que ces chercheures n’adoptent pas tout à fait une approche féministe ou littéraire, nous croyons qu’elles montrent de manière lumineuse les possibilités narratives pour la maternité dans une société où les valeurs patriarcales dominent encore. De plus, les typologies de mères présentées par Eliacheff et Heinich décrivent bien les questionnements et les choix des personnages que Huston met en scène dans les romans à l’étude.

Ce mémoire est composé de deux chapitres, chacun consacré à l’analyse d’un roman à l’étude, selon l’ordre chronologique de leur parution. La virevolte et Prodige, les deux romans retenus dans ce mémoire, mettent la maternité au premier plan, plus que tous les autres romans de l’auteure. Huston y déconstruit

61 C. Eliacheff et N. Heinich, Mères-filles, une relation à trois, p. 15. 62 Ibid., p. 15.

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les images de la maternité véhiculées par le patriarcat en faisant évoluer des mères criblées de doutes et d’ambivalences et qui composent à leur façon avec les attentes sociales vis-à-vis des mères et avec les stéréotypes existants.

À l’aide de la critique littéraire féministe et de nombreuses études sur la maternité, nous tentons d’éclairer le contexte sociohistorique des romans. En outre, l’étude de l’énonciation nous aidera à faire ressortir la subjectivité maternelle et filiale en portant une attention particulière au détail du texte. Ces éléments théoriques, jumelés à la distinction entre les différents types de mères élaborée par Eliacheff et Heinich, nous serviront à démontrer que Nancy Huston cherche à souligner l’importance de chaque élément de l’équation mère/femme/artiste et à explorer dans les deux romans du corpus deux configurations différentes mais complémentaires de la dichotomie création/procréation.

Le premier chapitre, consacré à La virevolte, montre d’abord en quoi l’auteure s’attache à la valorisation du corps maternel en mettant en scène un personnage qui s’est approprié sa maternité. La mère-danseuse s’inscrit dans la catégorie des mères « plus femme que mère ». Bien que la protagoniste vive d’abord harmonieusement ses trois rôles de mère, de femme et de danseuse, elle choisit, faute d’avoir trouvé un modèle de conciliation harmonieuse, d’abandonner son mari et ses enfants pour se consacrer à sa carrière. Ensuite, le chapitre se penche sur la place du père puisque ce dernier, après s’être fait abandonner par sa femme, doit occuper le double rôle de mère et de père auprès de ses deux filles. Enfin, le chapitre met en relief la réaction des deux filles au départ de leur mère et la façon dont chacune atteint la subjectivité. Tandis qu’Angela transforme son rapport à sa mère en reconnaissant les liens de créativité qui les unissent, Marina reste incapable d’accepter le choix de sa mère et trouve en la nouvelle femme de son père une mère de remplacement.

Le deuxième chapitre s’intéresse au roman Prodige. Il nous permet d’abord de faire ressortir le type de mère inverse, c’est-à-dire, selon les termes d’Eliacheff et de Heinich, celui de « plus mère que femme ». Lara se sent insuffisante face à sa propre mère, qui a transposé sur elle ses désirs de devenir

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une grande pianiste. Quand elle devient mère à son tour, elle investit toutes ses énergies dans sa relation à Maya, sa fille prématurée. Ensuite, en analysant la forme cyclique du roman, nous verrons comment Lara reproduit avec Maya le traitement narcissique dont elle a été elle-même victime par sa propre mère et comment, pour se sentir nécessaire, elle cherche constamment à retourner dans le refuge de la chambre blanche, métaphore de la chambre d’hôpital dans laquelle elle a donné le goût de vivre à Maya. Enfin, le chapitre analyse en quoi la généalogie de femmes mise de l’avant par l’auteure représente une stratégie pour explorer le déroulement de la relation entre mère et fille sans la présence de Robert, ex-mari de Lara, évincé du foyer familial par cette dernière.

Nous conclurons notre recherche en montrant comment Nancy Huston déconstruit l’idéologie de la « bonne mère » véhiculée depuis le XVIIIe siècle en mettant en scène des « mères imparfaites », que le discours social aurait pu qualifier de « mauvaises mères ». Ces mères parviennent, malgré leurs doutes et leurs ambivalences, à transmettre un amour non idéalisé mais indubitable à leurs filles.

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CHAPITRE 1–LA VIREVOLTE OU LE CONFLIT ENTRE MATERNITÉ ET CRÉATION

Appropriation de la maternité

Le roman La virevolte s’ouvre sur la mise au monde d’Angela, première fille de Lin : « Ce corps est sorti d’elle64. » Un corps qui émerge d’un autre corps; il est difficile d’ignorer que l’un des thèmes principaux du roman est la maternité. D’ailleurs, cette maternité est d’abord vécue de façon harmonieuse par la protagoniste; Lin accueille la naissance de sa première fille avec émerveillement : « Peu importe ce qu’on lui fait maintenant, cela lui est égal, ce corps est sorti d’elle. » (LV, p. 11) Le bonheur que procure son rôle maternel au personnage est influencé par le fait qu’elle s’est approprié sa maternité. Nous employons le terme « appropriation » de la maternité au sens de maîtrise, de prise de contrôle de sa fécondité et de son corps. Luce Irigaray écrit : « Mais cette création, cette procréation, nous a séculairement été interdite et il faut que nous nous réapproprions cette dimension maternelle qui nous appartient, en tant que femmes65. » Irigaray, en parlant de ré-appropriation, pourrait laisser croire au lecteur que « cette dimension maternelle » appartenait jadis aux femmes et qu’elle leur a ensuite été interdite. Nous préférons l’emploi du terme appropriation puisqu’il appartient à chaque femme de prendre le contrôle de son corps et que cette appropriation est un phénomène inédit jusqu’à ce qu’il advienne. Dans le roman, l’appropriation de la maternité, qui se traduit par une valorisation du corps maternel et par la subjectivité de la mère, est rendue possible grâce à l’appropriation du langage. Comme nous le rappelle Émile Benveniste : « Le locuteur s’approprie l’appareil formel de la langue et il énonce sa position de locuteur par des indices spécifiques66 […]. » Ce sont quelques-uns de ces indices que nous tenterons de faire ressortir dans la première partie du présent chapitre.

64 N. Huston, La virevolte, p. 11. Désormais, les renvois à ce livre seront indiqués par le sigle LV, suivi du numéro de la page.

65 L. Irigaray, Le corps-à-corps avec la mère, p. 28.

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Outre la maternité, la corporalité est un thème important dans La virevolte. Comme le souligne à juste titre Geneviève Denis dans son mémoire de maîtrise sur la danse et les conflits entre corps et esprit créateur dans ce roman :

[…] le premier chapitre (LV, p. 13-36) ne présente que des situations mettant en scène des corps : la naissance d’Angela, sa première tétée, le corps intermédiaire du père qui relie celui de la mère et de l’enfant, les piqûres post-natales qu’on administre à Lin, le rinçage d’Angela, l’allaitement, l’intimité et la complicité des corps de la mère et de la fille, la douche de Lin, l’analyse minutieuse du corps de l’enfant, le bain d’Angela et, enfin, les étirements qu’exécute Lin à la salle d’exercice de la clinique67.

Un survol de ce premier chapitre suffit pour donner une idée de la place qu’occupent les corps dans le roman. Bien que la question du corps dans son ensemble soit digne d’intérêt, nous nous concentrerons dans cette section sur le corps reproducteur de Lin. Huston, dans son Journal de la création, déplore qu’on écrive peu sur les liens entre érotisme et corps reproducteur :

Peu d’événements dans ma vie m’ont autant prise au dépourvu que les retrouvailles étincelantes, lors de ma première grossesse, entre érotisme et fécondité. […] Quand l’enfant est conçu – et quand la grossesse se passe bien –, c’est le corps entier qui est en pléthore, comme en une perpétuelle et langoureuse tumescence […] Pourquoi est-ce que personne ne parle de ce plaisir-là de la création68?

Dans La virevolte, en mettant en scène un personnage qui apprécie les transformations corporelles liées à la grossesse et qui prend conscience de l’érotisme lié au corps reproducteur, l’auteure s’attache à valoriser le corps maternel. Dans le passage suivant, Huston met l’accent sur la singularité de l’expérience de la maternité de Lin : « Allez-vous-en de mon bonheur, pense Lin. Angela est l’unique bébé au monde, et Lin, l’unique mère. » (LV, p. 13) Les mots-fonction « mère », « père » et « fille », auparavant vides, prennent désormais un sens : « Voici quelques secondes, fille, mère et père n’existaient pas et maintenant ils sont là, ces pauvres clichés ont été violemment et instantanément promus en symphonies de Beethoven, chorales d’anges, flots de lumière. » (LV,

67 G. Denis, La danse animant l’écriture de Nancy Huston dans La virevolte (1994) ou le conflit

entre le corps et l’esprit créateur transcendé, p. 11.

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p. 12) Le choix des syntagmes nominaux « symphonies de Beethoven », « chorales d’anges » et « flots de lumière » confère un caractère grandiose au fait d’être nouvellement parent. En soulignant l’émerveillement de la mère devant la naissance de son enfant et en mettant l’accent sur l’illusion d’unicité conférée par l’expérience de la parentalité, l’auteure met en scène un personnage maternel qui a défini sa propre maternité.

Pour Lin, les bébés des autres ne sont que « des lardons en train de glouglouter », « désespérément potelés ». Ils sont « habillés de teintes synthétiques criardes » tandis que « [p]ar contraste, les habits d’Angela ne sont que douceur et brume, nymphéas tremblotants et cumulus légers » (LV, p. 16-17). Au fil de la croissance de la fillette, la distinction qu’opèrent les parents entre Angela et les autres enfants s’accentue : « Au parc, maintenant qu’Angela sait courir et sauter et faire de la balançoire, les bébés dans leurs landaus, amorphes et passifs, ressemblent à des poupées en chiffon. » (LV, p. 55) De « lardons », expression familière qui désigne des enfants en bas âge69, les autres enfants sont devenus des « poupées en chiffon »; ils ont ainsi perdu toute trace de vitalité et avec elle, de personnalité distincte.

À plusieurs reprises, le lecteur est mis devant des passages relevant de l’univers des contes (LV, p. 11-12. Voir aussi p. 53 et p. 138.). Ceux-ci ont pour fonction de mettre l’accent sur le caractère magique70 de la maternité. Examinons le passage suivant :

Buvez ceci et votre queue de poisson se transformera en une paire de jambes humaines. Mangez ceci et vous grandirez d’un seul coup. Mettez ceci dans votre poche et vous deviendrez invisible. Faites l’amour avec cet homme et, en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, il y aura un bébé vivant et gigotant sous vos yeux. C’est incroyable, se dit Lin; c’est impossible. (LV, p. 26. Nous soulignons.)

69 Selon le Petit Robert.

70 L’utilisation de l’épithète « magique » ici n’est pas fortuite. La narration suggère à la page 37 le caractère magique du lien entre mère et fille : « Sa main sur la tête de l’enfant produit l’effet d’une baguette magique : Angela se rendort. »

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L’utilisation des expressions en italiques laisse croire que la grossesse est soudaine, instantanée. En outre, l’adéquation entre la fable de la petite sirène et la procréation donne à celle-ci un statut irréel.

En dépit du caractère magique de la grossesse, Lin constate que l’accouchement ne l’a pas changée irrémédiablement. Bien qu’elle considère son « corps vide »,

[e]lle est toujours là. Elle n’est pas morte et elle n’est pas devenue quelqu’un d’autre. Non seulement elle est encore en vie mais quelqu’un d’autre l’est également, totalement, là-bas au bout du couloir, et elle sent la vie de cet être tirer sur les fibres de son cœur. C’est comme l’amour fou mais sans les ténèbres, sans les griffes lacérantes de la peur. (LV, p. 13)

L’usage de l’adverbe « totalement », en incise, marque l’autonomie de « cet être » qui vit maintenant à l’extérieur de Lin. L’indépendance de l’enfant vis-à-vis la mère s’intensifiera, si bien qu’elle préoccupera de plus en plus le personnage maternel au fil du récit.

L’idée selon laquelle un bébé vivant est sorti de son ventre et que ce bébé est son enfant ne va pas de soi pour la protagoniste. Sa fille n’est pas vraiment sa fille, mais plutôt « [u]n être qui se comporte comme un vrai bébé vivant qui serait sa fille » (LV, p. 11). L’utilisation du conditionnel dans la citation témoigne de l’émerveillement de Lin par rapport au fait qu’elle a mis au monde une vraie petite fille. Derek est tout aussi interloqué. Lin et lui doivent s’habituer à leur nouveau statut de parents, comme en témoigne le passage suivant : « Chaque jour en fin d’après-midi, ils ont le droit de pénétrer dans une salle où grouillent des petits corps, d’en extraire un sous prétexte qu’il est à eux, et de le ramener à la maison. » (LV, p. 22. Nous soulignons.) Cette scène raconte le moment où les parents vont chercher leur enfant à la garderie. Le syntagme nominal « des petits corps » masque toute la singularité des enfants et suppose qu’ils peuvent être confondus. Le passage en italiques est d’autant plus frappant qu’il suggère que les parents ne sont pas sûrs que l’enfant soit le leur. En même temps, le fait qu’ils aient le droit d’ « extraire » un petit corps de la masse d’enfants parce qu’il est le leur les émerveille et constitue un acte de singularisation de leur parentalité.

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Comme nous l’avons vu dans l’introduction, la vision patriarcale du monde est dichotomique. Nancy Huston, dans plusieurs de ses essais mais plus particulièrement dans Mosaïque de la pornographie71, s’irrite de cette division : « L’essentiel, l’éternel, le sempiternel, l’éminemment agaçant à mon sens, c’est la scission radicale des deux images du féminin : la maman et la putain72. » Dans La virevolte, l’auteure semble travailler contre cette division en mettant en scène un personnage de mère désirée et désirante. Lin et Derek sont très amoureux et éprouvent tous les deux beaucoup de désir l’un pour l’autre. Même quand Lin est enceinte d’Angela, ils prennent plaisir à faire l’amour. L’acte sexuel est pour eux « une fête insensée » : « Plus longuement et plus langoureusement que jamais auparavant, ils s’abandonnaient à la pure pamoison du sexe. » (LV, p. 69. Nous soulignons.) En employant l’expression en italiques, l’auteure laisse voir que les époux placent l’amour charnel au-delà de l’amour conjugal. Le corps de Lin, avant d’être un instrument pour la procréation, est objet et sujet de désir sexuel. Ainsi, la romancière montre que contrairement à ce qui se produit dans la scission maman-putain, la femme peut allier maternité et vie sexuelle de façon harmonieuse.

Les descriptions des relations sexuelles entre Lin et Derek, qui occupent une place significative dans la première partie du roman73, sont très souvent érotiques, voire parfois crues. À titre d’exemple, voici le passage racontant la relation sexuelle qui coïncide avec la conception de Marina :

Derek se met à genoux derrière elle et baisse son collant noir jusqu’au milieu des cuisses, la touche de sa langue et de ses doigts jusqu’à ce qu’elle soit trempée et tressaillante, puis tire sa chemise blanche par-dessus ses épaules et sa tête mais laisse le collant comme il est et, lui remontant brusquement le bras derrière le dos, entre en elle profondément, de plus en plus profondément, de sorte qu’à la fin, avec des glapissements des gémissements des hennissements74 (LV, p. 60)

71 Voir aussi Journal de la création et Désirs et réalités. 72 N. Huston, Mosaïque de la pornographie, p. 15. 73 Voir LV, p. 36-37, p. 51-52, p. 94, p. 117 et p. 122.

74 La citation se termine brusquement, sans ponctuation. Le fragment sert de prélude à la page suivante, qui commence par:« Elle tremble, elle tremble, recroquevillée de douleur. C’est toujours la même chose. » (LV, p. 61) Lin se trouve maintenant dans la salle de répétitions cinq minutes avant son spectacle. Tout son corps est douloureux et elle croit qu’elle n’arrivera pas à

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La citation, très évocatrice, montre que Lin est beaucoup plus qu’un corps reproducteur et une mère, qu’elle est tout à la fois femme, mère et amante. Elle répond à la tentative de réappropriation individuelle du corps féminin dont parle Luise von Flotow :

L’écriture érotique peut être vue comme une tentative de réappropriation de ce corps public et de sa réinscription dans un mode individuel, comme une tentative de déconstruction du traditionnel pour se réécrire dans une forme personnelle qui tienne compte des sensations et des émotions du corps féminin ainsi que de son pouvoir créateur et procréateur75.

Von Flotow entend « ce corps public » comme celui de la femme rendu public par le « discours […] médiatique sur le corps standardisé et homogénéisé76 », le « discours socio-médical de plus en plus conservateur et alarmiste77 » et le

« discours technologique qui promet (ou menace) de nous libérer bientôt du corps féminin en le remplaçant par de nouvelles technologies de reproduction78 ». La

volonté d’« inscrire l’existence et la vie du corps féminin79 » dans un mode individuel, dont parle von Flotow, est également manifeste chez Huston. Dans le roman, Huston met en scène la « déconstruction » de la vision traditionnelle du corps féminin pour mener à l’appropriation de ce corps par le personnage maternel. Ainsi, les descriptions érotiques servent à rendre compte de l’expression du rapport entre sexualité et maternité de la protagoniste.

Comme l’écrit Huston dans la préface à la nouvelle édition de Mosaïque de la pornographie publiée en 2004 : « Les mères ne sont pas vierges, elles ne l’ont jamais été. Les putains accouchent et les mères baisent, voilà ce qui se passe pour de vrai80. » L’auteure vise à effacer la scission entre les rôles de maman et de

danser cette fois avec une telle souffrance. Le passage du plaisir procuré par la relation charnelle coïncidant avec la conception de Marina à la douleur liée à la danse crée un effet de surprise chez le lecteur tant la transition semble paradoxale.

75 L. von Flotow, « Tenter l’érotique : Anne Dandurand et l’érotisme hétérosexuel dans l’écriture au féminin contemporaine », p. 134.

76 Ibid., p. 133. 77 Ibid.. 78 Ibid.. 79 Ibid..

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putain et à inscrire dans l’univers fictionnel un exemple de conciliation des rôles de mère et de sujet féminin désirant. Dans la préface à la nouvelle édition de Mosaïque de la pornographie, Nancy Huston soulève des points qui sont précisément ceux qu’elle aborde dans La virevolte, paru dix ans plus tôt :

Comment se fait-il que si peu de femmes artistes évoquent l’érotisme spécifique à la maternité? […] Rien sur l’érotisme des seins qui enflent, de tout le corps qui enfle, de la vie qui enfle à l’intérieur de soi, comme tout cela est follement excitant, comme il peut être génial de se masturber, enceinte, et de faire l’amour, enceinte […] Est-ce que parce que les mères sont censées incarner la moralité, et qu’il y a toujours quelque chose de vaguement immoral dans l’érotisme? Ou bien parce que chez nous, l’érotisme maternel est le dernier tabou81 […]?

Il semble donc que, dans sa pratique littéraire, Huston cherche à transgresser le tabou entourant l’érotisme maternel. Notons qu’encore récemment, lors d’un entretien consacré à la publication de son dernier roman Infrarouge (2010), l’auteure affirmait ne pas faire pas l’éloge de la maternité. Elle constatait simplement qu’« on a mal écrit sur la maternité82 ». Conséquemment, il semblerait qu’elle se soit donné comme projet d’écrire différemment sur la maternité. Le passage suivant, qui est un exemple éloquent d’érotisme maternel, décrit la première tétée d’Angela : « ses lèvres se sont emparées de son mamelon et tirent : leur mouvement a la rapidité du cœur qui bat, et la férocité du sexe. » (LV, p. 11) Si cette description de l’allaitement est, somme toute, assez surprenante, l’effet de surprise qu’elle crée s’atténuera avec l’accumulation d’autres citations du genre83.

Bien que le récit s’inscrive dans une volonté de valorisation du corps maternel, les descriptions qu’il en fait montrent peu d’idéalisation. La narration ne cache ni les marques de l’accouchement ni les traces de douleurs qui suivent la mise au monde d’un nourrisson :

Sa chair intérieure est toujours à vif et ses seins sont tendus et enflés, le bleu des veines visible, elle ne peut pas encore le recevoir dans la

81 Ibid., p. 16-17. L’auteure souligne.

82 Entretien avec Nancy Huston, animé par Marie-Andrée Lamontagne, librairie Olivieri, Montréal, 2 juin 2010.

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grotte d’où a jailli le bébé mais il n’est pas pressé : la vue de ce volcan, ce nœud de chair vivante brûlante et bouillonnante l’avait laissé abasourdi comme Moïse devant le buisson ardent alors ils flottent ensemble dans d’étranges limbes sensuels, trouvant le plaisir avec leur bouche, leurs doigts, leur peau, pleurant parfois sans raison. (LV, p. 19)

Le corps meurtri pour avoir donné la vie n’est pas moins objet et sujet de désir; Derek éprouve autant de désir pour sa femme maintenant mère. La première grossesse de Lin est source d’une jouissance presque continuelle :

Avec Angela la grossesse avait été comme neuf mois d’orgasme : une stimulation perpétuelle de ce centre brûlant de la danse, le long cône vibrant entre sexe et gorge. Penser qu’en plus, un être se fabriquait là-dedans! Penser que, tout en vaquant à ses affaires quotidiennes, son corps tricotait patiemment les chairs, entassait les cellules, organisait l’existence de tout un autre individu… jamais Lin n’avait connu pareil émerveillement. (LV, p. 67)

Toutes les sphères de sa vie sont stimulées. Elle arrive même à danser jusqu’au septième mois de grossesse. Ce n’est pas du tout le même phénomène qui se produit pendant la deuxième grossesse : « Cette fois-ci, encombrée, elle préfère se caresser seule pendant la journée. Les habits l’agacent, les tissus frottent et irritent sa peau, les fermetures Éclair et les élastiques y impriment des traces rouge vif. » (LV, p. 69-70) À nouveau enceinte, Lin a moins d’aisance qu’à sa première grossesse. Elle peut plus difficilement allier danse et grossesse. Cet état de choses crée une brèche dans la relation harmonieuse qu’entretenait Lin avec la maternité. L’émerveillement qu’elle a connu enceinte d’Angela se dissipe. Immobile et nue devant le miroir dans sa salle de danse, elle se regarde. « Rien ne se produit. Elle est là et c’est tout. Danser cela : le corps comme matière à déplacer, comme substance stupide et obstinée84 » (LV, p. 70.)

La protagoniste de La virevolte a d’emblée accès à la subjectivité. Prenons en exemple le passage suivant, qui se trouve à la première page du roman :

— Une fille, disent les personnes dont les mains manipulent maintenant avec adresse, là-bas, les minuscules membres anguleux et les brillantes masses poisseuses des fesses et de la tête velue, puis

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plongent au fond du gouffre béant qu’est le corps de Lin pour en extraire la forme rouge-noir battante de chair vivante qui n’appartient à personne, ni à elle ni à l’enfant, puis se mettent à la recoudre. (LV, p. 11)

Dans cette phrase au style indirect, deux indices nous annoncent que Lin est sujet d’énonciation85. Force est de constater que Lin n’est pas la locutrice. La narration est plutôt assurée par une voix narrative hétérodiégétique à focalisation interne variable86, qui prend ici le point de vue de Lin. Ce type de narration permet de mettre en scène plusieurs points de vue et de réduire l’implication de la voix narrative dans le récit. Nous considérons de plus qu’il y a équivalence spatiale entre voix narrative et parturiente, c’est-à-dire que puisque l’instance narrative adopte le point de vue de Lin, celles-ci se trouvent au même endroit dans la salle d’accouchement à ce moment de l’énonciation. L’adverbe de lieu « là-bas » introduit un rapport « d’éloignement du dénoté par rapport au locuteur87 ». Si les docteurs et infirmières sont là-bas, c’est que Lin, par la narration, est ici (ici étant le lieu d’énonciation). Mais en même temps, le pronom personnel « elle » attribué à Lin, fait d’elle l’objet plutôt que le sujet de l’énonciation.

Dans son art, la danse, la protagoniste est à la fois sujet et femme-objet. À titre de chorégraphe, Lin prend la « parole » en dirigeant le corps de ses danseurs et est donc sujet. Elle est inspirée par son expérience de la maternité. Quand Angela a cinq mois, Lin a une idée pour une nouvelle danse. Elle raconte une relation mère-fille au fil de la vie : il n’y aurait que deux danseuses, la mère, Avital, et la fille, Suzie, sur la scène. Un tulle, utilisé tour à tour par les deux danseuses, permettrait d’illustrer le passage par les différentes étapes de la vie de femme. La fille, d’abord enroulée dans des mètres de tulle, « [u]n bébé emmailloté » (LV, p. 30), déroulerait ce qui deviendrait son voile de mariée. Elle serait « emprisonnée par le voile, une momie bandée vivante pour le mariage ». La mère « se précipitera[it] à ses côtés » et enlacerait sa fille. Tranquillement,

85 « L’énonciation est cette mise en fonctionnement de la langue par un acte individuel d’utilisation. » E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, p. 80.

86 L’expression est, bien entendu, empruntéeà Gérard Genette. Voir G. Genette, Figures III, p. 252-256.

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celle-ci se détacherait de sa mère et « se met[trait] à danser pour elle-même, libre et souveraine ». Avital, laissée à elle-même, s’enroulerait enfin peu à peu dans le tulle, qui deviendrait son linceul. (LV, p. 30-31) Le thème choisi pour la danse est une illustration explicite du fait que, pour l’auteure, la maternité peut stimuler la création. Si le rôle de chorégraphe permet à Lin d’être sujet, celui de danseuse la place dans le statut de femme-objet. En effet, selon Peter Brooks : « dance […] offers the body in performance, disciplined by music, as an object of visual contemplation88. » Quand elle pratique son art, Lin s’abandonne à la danse et n’est

plus maître de son corps : « […] elle pénètre dans ce lieu où ce n’est plus elle qui produit la danse mais la danse qui la produit, la danse qui s’empare de ses pieds et de ses bras et de sa taille et la fait tournoyer, la retient et la relâche selon son gré. » (LV, p. 20) La double position sujet-objet que lui procure l’accumulation des rôles de danseuse et chorégraphe apporte un certain équilibre à la protagoniste et lui permet d’abolir la dichotomie sujet/objet.

Lin, « plus femme que mère »

Selon la distinction qu’opèrent Caroline Eliacheff et Nathalie Heinich entre les différents types de mères, Lin s’inscrit à merveille dans la catégorie des « plus femme que mère ». Comme les deux chercheures l’écrivent, ce type de mère a un point en commun avec les « plus mère que femme », celui d’avoir une passion. Pour le deuxième type, c’est la maternité, tandis que pour le premier, la passion se trouve ailleurs : « Qu’il s’agisse d’un homme, d’un statut social, d’une profession ou d’une vocation, la passion a un statut particulier : elle est l’“essentiel”, le lieu d’expression de toutes leurs émotions89. » Si Lin est déchirée entre deux « essentiels » (enfants et danse), le lecteur est peu à peu mis devant l’évidence que la véritable passion de Lin est la danse. La nécessité de choisir entre les deux n’est pas exprimée explicitement dans le roman. Pourtant, les exemples qui mettent en scène le conflit entre maternité et art sont nombreux dans le texte. Nous en avons relevé deux. En premier lieu, lors d’une fête donnée par le

88 P. Brooks, Body Work, Objects of Desire in Modern Narrative, p. 258. Nous soulignons. 89 C. Eliacheff et N. Heinich, Mères-filles, une relation à trois, p. 70.

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