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La relation solitude-multitude dans les petits poèmes en prose de Baudelaire /

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Academic year: 2021

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Texte intégral

(1)

Par

Didier Cédric

VERDUCI

Mémoire de maîtrise soumis à

l'Université McGill

en vue de l'obtention du diplôme de

Maîtrise ès Lettres

Juillet 2004

(2)

Branch Patrimoine de l'édition

395 Wellington Street Ottawa ON K1A ON4 Canada

395, rue Wellington Ottawa ON K1A ON4 Canada

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(3)

Dans ce mémoire, nous avons étudié les rapports entre la solitude du Poète et la multitude de Paris dans les Petits poèmes en prose de Baudelaire (ou Le Spleen de

Paris). Nous avons montré comment le Poète décide de se rapprocher des hommes en sacrifiant la solitude dans laquelle il se plait tant. Nous avons touché de près un thème baudelairien qui apparaît avec force dans sa poésie en prose: la prostitution de l'artiste. Il s'agissait de montrer en définitive que le Poète est solidaire à la société même dans

sa solitude la plus extrême.

Abstract

This thesis is dedicated to the study of the relationship between the solitude of the Poet and the multitude of Paris in les Petits poèmes en prose by Baudelaire (also known as Le Spleen de Paris). This study shows how the Poet decided to move closer to mankind, thus sacrificing the solitude that he enjoys so much. We examine a Baudelairian theme that strongly appears in the prose poetry: the artist' s prostitution. Our aim was to show that the Poet is al ways standing by mankind even in his most absolute solitude.

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Un grand merci au Professeur Jane Everett pour sa patience infaillible et dont les remarques pertinentes et éclairantes ont été précieuses pour l'acheminement de ce mémoire. Merci également pour son exigence de rigueur qui a relevé mes capacités de réflexion au delà de ce que je m'imaginais capable.

Merci à Caroline Nair, ma victime, pour avoir lu sans complaintes mon mémoire et pour m'avoir éclairé de ses observations de génie.

Merci à ma famille pour tout le soutient et les encouragements qUi m'ont indéniablement rendu l'espoir lorsque je le croyais perdu.

Merci à M. Printz pour m'avoir fait découvrir Baudelaire pour la première. Je dédie ce mémoire à ma tante, Anna Verduci, rappelée trop top aux « Saintes Légions» du Ciel pendant la rédaction de cette étude. Ti teniamo sempre nel cuore.

(5)

INTRODUCTION ... , ...

p.

1

CHAPITRE 1 : VOIR LE MONDE

A. Descendre des nuages pour mieux voir le monde ... p. 10

B. Du langage des « choses muettes» au langage universel ... p. 18 C. Pour voir le monde en vrai ... ,. p. 23 D. Le regard d'un étranger.. ... '" ... p.30

E.

Le début d'une aventure ... , ... p. 36

CHAPITRE II : ETRE AU CENTRE DU MONDE

A. Le témoin de la misère universelle ... , .... '" ... p. 42

B. La sympathie d'un Poète ... ,. p.48 C. La prostitution poétique ... , ... p. 53

D.

Ne rester qu'un ... '" ... p. 59

CHAPITRE

III :

RESTER CACHÉ AU MONDE

A. Genus irritabile vatum ... ... p. 65

B. Un pour tous, tous contre un ... p. 71 C. Le dégoût de soi ... '" ... p. 80 D. Le salut de l'Art ... , ... ... ... p. 86

CONCLUSION ...

p.93

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A. Contexte

Le poème en prose baudelairien a secoué la poésie et la critique littéraire, laissant dans l'histoire de la littérature une trace plus qu'indélébile. Au-delà de la convention, au-delà des attentes, au-delà même de la réputation durement gagnée par la rédaction des Fleurs du Mal, Baudelaire s'est aventuré dans la prose comme dans une contrée inconnue, prenant un risque alors même que sa situation financière ne lui était pas favorable. Si Le Spleen de Paris ne lui a pas de suite porté fortune, l'œuvre poétique a néanmoins révolutionné à jamais la poésie. Et pourtant, aujourd'hui encore, l'œuvre en

prose de Baudelaire vit dans l'ombre des Fleurs du Mal, dont tous les thèmes possibles et imaginables ont été abordés et disséqués. Quand la critique s'est d'abord intéressée au

Spleen de Paris, elle s'est limitée, dans un premier temps, à souligner l'originalité d'un geme nouveau, qui aurait sauvé la poésie de sa perdition et qui aurait inspiré celle de beaucoup de successeurs comme Rimbaud par exemple. On a alors formellement attribué le point de départ de la poésie en prose à Baudelaire, saluant l'homme comme le père des poètes contemporains:

Mal compris du grand public de l'époque, ces poèmes d'un geme tout nouveau ont été accueillis avec intention et émulation par la génération d'écrivains qui ont recueilli l'héritage de Baudelaire, de préférence à celui de Victor Hugo. Pour eux, loin d'être les jalons d'une impuissance progressive à écrire des vers, les Petits poèmes en prose ouvraient la voie à un nouveau type d'écriture dont toutes les possibilités restaient ouvertes. Un des premiers et le plus grand, Rimbaud, passe en quelques mois des

« poésies» aux proses hallucinées des Illuminations et d'Une Saison en

enfer. Lautréamont dilate au maximum les possibilités de la prose poétique dans les Chants de Maldoror. Chez des écrivains aussi dissemblables que Mallarmé (Poèmes en prose) ou Huysmans (Le Drageoir aux épices), ou

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Charles Cros (dans Le Coffret de Santal), la leçon de poésie en prose

donnée par Baudelaire est indéniable [ ... ].1

Peu à peu, le regard de la critique s'est ensuite détourné de la fonne pour se fixer sur le fond et l'on remarqua bien vite que certains poèmes des deux recueils se répondent par doublets. Chose logique, les critiques ont alors vu dans les versions en prose de poèmes en vers un exercice médiocre auquel le poète se serait donné. Exercice certes, car comment en serait-il autrement? Fallait-il s'attendre à ce que Baudelaire changeât de contenu poétique d'une fonne à l'autre? Probablement pas. Toujours est-il que la critique s'est obstinée à vouloir toujours comparer les poèmes

correspondants, préférant bien souvent la version versifiée aux dépens de la prose. Certains, toujours d'après une approche comparative, parlent même d'un échec

baudelairien! Mais l'on peut se demander si l'approche critique employée n'est pas elle-même erronée. Après tout, il n'y a échec que si le résultat trahit la volonté de l'auteur, et qui dit que l'intention baudelairienne était de fournir une fidèle copie des poèmes en vers ?

Aujourd'hui les jugements portés sur cette partie de l'œuvre baudelairienne restent partagés, à cause notamment de la présence, dans le recueil, de

« doublets» des poèmes en vers, parfois considérés comme moins satisfaisants esthétiquement que les « originaux» des Fleurs du Mal: mais

est-il juste de ne lire Un hémisphère dans une chevelure et L'Invitation au voyage (prose) que par rapport aux poèmes en vers (dont l'antériorité n'est

pas très certaine) ?2

Il faudra attendre bien longtemps avant que la critique reconnaisse l'originalité des Petits Poèmes en prose, perdant enfin de vue la méthode comparative alors

1 Paul Mathias, « Situation des Petits poèmes en prose» in Charles Baudelaire, Petits poèmes en prose, Paris, Editions Bordas, 1986, p. 94.

2 Paul Mathias, « Situation des Petits poèmes en prose» in Charles Baudelaire, Petits poèmes en prose, Paris, Editions Bordas, 1986, p. 95.

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employée. Georges Blin3 est l'un des premiers à considérer le recueil comme une entité

indépendante des Fleurs du Mal. Le critique salue Le Spleen de Paris comme «un commencement absolu» et y consacre une introduction qui l'expose d'une façon large et profonde, ouvrant enfin la porte aux travaux de ses successeurs. Mais la critique en général se montre toujours réticente, plaçant l' œuvre en prose au bas d'une hiérarchie au profit des Fleurs du Mal. L'étude du Spleen de Paris ne figure jamais dans les programmes scolaires en France contrairement à la poésie versifiée de Baudelaire. Ce n'est qu'en l'année 2000 (comme le montrent les bulletins officiels du Ministère de l'Education) que l'œuvre en prose fait enfin son apparition dans le programme scolaire du baccalauréat français !

Si la distinction entre Les Fleurs du Mal et Le Spleen de Paris a pris tant de temps à s'établir, c'est que Baudelaire, fidèle à un système de pensée, traite de sujets assez analogues dans certains poèmes des deux recueils, mais l'analogie a pourtant ses limites, car il apparaît dans l'œuvre en prose certains thèmes uniques ou, du moins, certains thèmes qui trouvent dans Le Spleen de Paris un développement plus large et plus structuré. Ainsi, la relation solitude-multitude que nous nous proposons de traiter dans ce mémoire.

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B. La relation solitude-multitude dans Le Spleen de Paris

« Je crois vous avoir tout dit; je ne deviendrai jamais riche et je n'aurai tout mon talent que dans la solitude. »4 « L'épouvantable monde où nous vivons donne le goût de l'isolement et de la fatalité. [ ... ] Je me trouve fort à l'aise sous ma flétrissure, je sais que désormais, dans quelque genre de littérature que je me répande, je resterai un monstre et un loup-garou. »5 « Si je vous dis que j'ai des chagrins énormes; que jamais je n'ai connu pareil orage; que j'ai besoin de solitude, vous ne me croirez pas. »6 Que

de citations qui résument si bien la position du Poète: un exclu de la société qui inspire l 'horreur à autrui. Baudelaire le disait lui-même: les hommes de génie, les poètes et les vrais artistes en général ne sauraient être compris de la multitude7. Une

incompréhension qui aggrave le spleen du Poète - ce spleen auquel tant de critiques se sont attachés -, et comment mieux exprimer ce mal métaphysique que dans l'intimité lyrique de la poésie où règne le moi? Les Fleurs du Mal sont en quelque sorte l'expression d'une douleur profonde propre à Baudelaire ainsi qu'au Poète en général. C'est ainsi que commence le recueil: la place d'honneur se voit attribuer au Poète, puisque c'est bien lui qui inaugure le premier cycle des Fleurs. Toujours est-il que ce Poète reste un incompris qui laisse tonner sa plainte dans ses vers.

Mais l'homme s'essouffle bientôt, forcé d'entendre ses lamentations résonner dans le vide. Les vers deviennent finalement prose, et le Poète se rapproche ainsi de la société moderne, décidé à présent à ne plus parler que de lui-même mais du spleen de

4 Charles Baudelaire, « Lettre à Alphonse de Calonne» in Correspondance, Paris, Editions Gallimard,

2000, p. 153.

5 Charles Baudelaire, « Lettre à Victor Hugo» in Correspondance, p. 174. Baudelaire souligne. 6 Charles Baudelaire, « Lettres à Madame Sabatier» in Correspondance, p. 203.

(11)

Paris, de la société et de ses composantes. Et bien vite, le mal métaphysique du Poète s'exprime à travers celui de la société moderne. Il s'agit pour Baudelaire de mettre en application sa théorie de l'art moderne et ce, en faisant ressortir le transitoire du malaise social de la permanence du spleen dont il souffre :

Ainsi, il va, il court, il cherche. Que cherche-t-il ? A coup sûr, cet homme [l'artiste] tel que je l'ai dépeint, ce solitaire doué d'une imagination active, toujours voyageant à travers le grand désert d'hommes [la multitude], a un

but plus élevé que celui d'un pur flâneur, un but plus général, autre que le plaisir fugitif de la circonstance. Il cherche ce quelque chose qu'on nous permettra d'appeler la modernité; car il ne se présente pas de meilleur mot

pour exprimer l'idée en question. Il s'agit, pour lui, [l'artiste] de dégager de la mode ce qu'elle peut contenir de poétique dans l'historique, de tirer l'éternel du transitoire. 8

Ce mémoire aura pour thème la relation solitude-multitude dans les Petits poèmes en prose de Baudelaire. Il s'agira en effet d'examiner les différentes relations

qui peuvent exister entre Baudelaire, le Poète solitaire, et le reste de la société auquel Baudelaire applique bien souvent le terme générique de «multitude ». Nous tâcherons d'inscrire ces rapports dans le cadre même de l'aventure du flâneur. D'une part, celui-ci se montre distant de la socelui-ciété qu'il s'apprête à décrire, d'autre part, il manifeste envers autrui un sentiment de sympathie. Faut-il y voir un paradoxe? C'est en cela que réside notre problématique. L'hypothèse que nous tenterons de confirmer est que le Poète de Baudelaire est solidaire de la misère sociale et que la solitude à laquelle il décide de se soumettre est une nécessité pour la création poétique. Nous nous efforcerons d'établir comment sa solitude peut être au service de la société. En d'autres termes, nous essayerons de montrer que le Poète est un solitaire solidaire qui fait don de spiritualité à une société moderne qui en manque grandement.

(12)

Pour arriver à nos fins, nous nous intéresserons principalement à certains thèmes et motifs (souffrance, solitude et foules entre autres) dont nous essayerons de montrer les liens. Certains textes secondaires seront mis en parallèle au corpus primaire afin de démontrer ou de corroborer nos arguments. Nous tâcherons ainsi d'exploiter l'intertextualité des textes baudelairiens. En d'autres termes, nous nous efforcerons d'être le plus fidèle possible à la pensée du poète9, en expliquant Baudelaire par

Baudelaire, c'est-à-dire en élucidant l'implicite de certaines formules par l'explicite qui figure dans d'autres textes. Parmi ceux-ci, nous nous concentrerons tout particulièrement sur le «journal intime» de Baudelaire (Mon cœur mis à nu). Enfin, nous privilégierons l'analyse de certains poèmes en prose qui, à notre avis, illustrent le mieux la pensée du poète.

Notre étude s'organisera selon un plan indirectement suggéré par le poète lui-même dans un texte dédié au peintre moderne Guy Constantins : « Voir le monde, être au centre du monde et rester caché au mondelO ». Ce mémoire se composera donc de trois chapitres. Le premier (<< Voir le monde ») aura pour but de mettre en lumière la transition entre le Poète des Fleurs du Mal et celui du Spleen de Paris. Il s'agira de montrer comment le Poète se rapproche de la société moderne. Dans un second chapitre (( Etre au centre du monde»), nous nous intéresserons aux rapports entre le flâneur et la multitude de Paris. Nous montrerons alors comment le Poète réagit aux contacts de la société dans laquelle il s'est plongé. Enfin, dans notre dernière partie

8 Charles Baudelaire, « Le Peintre de la vie moderne », in Charles Baudelaire, Œuvres complètes, Paris, Editions du Seuil, 1968, p. 153. Baudelaire souligne.

9 Afin d'éviter les confusions, nous emploierons {( Poète» avec la majuscule pour nous référer au flâneur, c'est-à-dire au Poète-narrateur du Spleen de Paris. Lorsqu'on nous parlerons de Baudelaire,

l'auteur, nous utiliserons cette même appellation mais sans la majuscule. 10 Charles Baudelaire, « Le Peintre de la vie moderne », p. 552.

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(<< Rester caché du monde»), nous nous intéresserons spécifiquement à la solitude du Poète, en tentant d'élucider ce qui l'amène à rester finalement isolé de la multitude.

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Premier chapitre

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A. Descendre des nuages pour mieux voir le monde

Le Poète est semblable au prince des nuées Qui hante la tempête et se rit de l'archer; Exilé sur le sol au milieu des huées

Ses ailes de géant l'empêchent de marcher.!

Dans Les Fleurs du Mal, dès les premiers poèmes, Baudelaire fait remarquer que la

position du Poète dans la société est des plus problématiques. C'est que le Poète appartient à un autre monde, un monde d'Idéal que la société moderne ne comprend pas. Le Poète a des «ailes de géant» mais ce qui peut paraître comme un atout pour survoler l'inconnu, s'élever dans l'absolu en s'approchant toujours plus de l'Idéal n'est en fait qu'un handicap dans une société où la spiritualité est restreinte. Même au sein de sa famille, le Poète est un incompris2 : il suffit de se rappeler ce que Baudelaire écrit au sujet

de son enfance.

Sentiment de solitude, dès mon enfance. Malgré la famille, et au milieu des

camarades, surtout, - sentiment de destinée éternellement solitaire.3 Un sentiment de solitude qui découle donc d'une fatalité ou, du moins, c'est ainsi que le Poète explique sa propre situation. Pour lui, la société est cruelle envers l'être spirituel et le Poète le ressent plus particulièrement, lui qui n'hésite pas à se qualifier

« d'exilé» social. La cause de cet exil réside notamment en ce don du «langage des

1 Charles Baudelaire, « L'Albatros» in Les Fleurs du Mal, Œuvres complètes, Paris, Editions du Seuil, p. 45. Les auteurs (Baudelaire et ses critiques) ont souvent recours au soulignement (italiques dans le texte imprimé) pour mettre en relief des éléments de leur propos. Afin de distinguer leurs soulignements des nôtres, nous nous servirons de caractères gras.

2 Dans le poème « Bénédiction », qui figure parmi les premiers des Fleurs du Mal, Baudelaire présente un Poète détesté par sa mère, qui trouve refuge auprès d'un Ange. Charles Baudelaire, «Bénédiction)} in Les

Fleurs du Mal, p. 44.

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fleurs et des choses muettes »4, un cadeau empoisonné qui emprisonne le Poète dans un monde mystique, n'ayant aucune prise sur la société matérielle dans laquelle il vit. Dans

Les Fleurs de Mal, le mystique en soi se retrouve manifestement dans les conversations

du Poète avec les anges ou les nuages. Ce qui est remarquable dans le premier cycleS du recueil, c'est que le Poète ne converse pas avec le commun des mortels, car sa vie dans les nuages lui empêche tout rapport communicatif avec les hommes. Les conversations baudelairiennes réunissent alors le Poète et ce qui reste sensiblement insaisissable aux yeux de l'homme - le Poète est en effet un être relativement privilégié, en ce sens que son don du langage lui permet de converser avec l'Idéal et l'Absolu, deux notions que la société en général ne comprend pas. Dans « Bénédiction »6 ou encore «Elévation »7, deux poèmes qui dévoilent la situation du Poète selon Baudelaire, nous retrouvons par exemple le Poète pariant aux anges qui l'auraient élevé.

Nous comprenons alors plus aisément en quoi cette différence entre le Poète et le commun des hommes constitue un désavantage dans une société dont le matérialisme s'oppose fondamentalement à la spiritualité. Tout au plus, le Poète est perçu comme un fou

et, dès lors, sa position au sein même de la société se voit critiquer. D'une part, la société rejette le Poète comme élu spirituel, d'autre part ce dernier s'écarte de la société qui l'oppresse incessamment en exprimant son dégoût du mystique. Baudelaire lui-même rappelle à plusieurs reprises que la société n'a que faire des grands hommes:

4 Charles Baudelaire, « Elévation » in Les Fleurs du Mal, p. 46.

5 Les Fleurs du Mal se divisent en cinq parties que la critique nomme communément « cycles». C'est dans

la première partie des Fleurs, « Spleen et Idéal », que figurent les poèmes traitant de la condition du Poète dans la société.

6 Charles Baudelaire, « Bénédiction» in Les Fleurs du Mal, p. 44. 7 Charles Baudelaire, « Elévation » in Les Fleurs du Mal, p. 46.

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Les nations n'ont de grands hommes que malgré elles, - comme les familles. Elles font tous leurs efforts pour n'en pas avoir. Et ainsi, le grand homme a besoin, pour exister, de posséder une force d'attaque plus grande que la force de résistance développée par des millions d'individus.8

Dans les Petits poèmes en prose9 cependant, le lecteur peut constater qu'un

changement s'est opéré. Ce Poète mystique, qui planait tel un oiseau au-dessus de la matérialité et de la modernité des villes, s'est enfin posé sur Paris. En outre, cet oiseau s'est mutilé en coupant ces ailes qui le faisaient trébucher « sur les mots comme sur les pavés »10. L'oiseau s'est volontairement rabaissé au rang de l'humanité, en se faisant

homme: c'est alors qu'apparaît cet étranger énigmatique du premier poème en prose du recueil, « L'Etranger» 11. Comme le Christ qui s'est fait homme, le Poète, ce saint auquel

l'on réserve «une place [ ... ] dans les rangs bienheureux des saintes Légions »12, a décidé

de se confondre à la multitude de la foule parisienne. C'est en cela que les Petits poèmes en prose peuvent se lire comme un épisode des Fleurs du Afal, traduisant un effort qui

incite le Poète à quitter temporairement les nuages pour mieux voir le monde. En effet, quand on lit Le Spleen de Paris, il ne faut absolument pas perdre de vue les poèmes des Fleurs du Mal - et plus précisément ceux des «TablealLx parisiens» - parce qu'ils consti tuent selon les propres mots de Baudelaire un « pendant» 13, c'est -à -dire un élément

de complémentarité destiné à former une symétrie:

8 Charles Baudelaire, Mon cœur mis à nu, p. 638.

9 Les Petits poèmes en prose et Le Spleen de Paris renvoient en fait au même corpus. Le titre de cette œuvre, publiée après la mort de Baudelaire, a été choisi par les éditeurs. Baudelaire utilise les deux titres dans sa correspondance pour se référer au recueil.

10 Charles Baudelaire, « Le Soleil)} in Les Fleurs du Mal, p. 95.

II Charles Baudelaire, « L'Etranger)} in Le Spleen de Paris, Œuvres complètes, Paris, Editions du Seuil,

1968,p.148.

12 Charles Baudelaire, « Bénédiction» in Les Fleurs du Mal, p. 44.

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Whatever Baudelaire's hesitations about what he wished to achieve in the prose poems, and whatever the increasing creative difficulties he encountered - «Ah~ Ce Spleen, quelles colères, et quel labeur il m'a causés! »- it emerges from the many references to them in his correspondence that he thought ofthem as complementing Les Fleurs du Mal and providing a kind of companion volume.

In December 1862 he talks of the two works as «se faisant pendant réciproquement», and as late as 1866 he writes of the prose poems as being

« encore Les Fleurs du Mal, mais avec beaucoup plus de liberté, et de détail, et de raillerie ».14

Un des poèmes des «Tableaux panslens» est assez révélateur quant à cette complémentarité: il s'agit du poème intitulé «Le Cygne »15. Il permet de dégager un lien d'intertextualité entre les deux recueils. Le Cygne s'est évadé de sa cage comme le Poète s'est évadé des nuages - ou de l'Idéal, par extension. Dans les Petits poèmes en prose,

l'oiseau devenu homme, étranger de cette «énorme catin» 16 qu'est Paris, se coupe les ailes afin de mieux pouvoir marcher parmi les hommes. Baudelaire cesse alors d'utiliser les images par lesquelles il identifiait le Poète à l'oiseau dans Les Fleurs du Mal. Le Poète

n'est plus l'oiseau des nuages dans Le Spleen de Paris, et ce renoncement sert à marquer le

cadre dans lequel il s'inscrit dorénavant: la société par opposition au monde d'Idéal qu'évoquent les nuages. En d'autres termes, le Poète n'est plus là-haut mais ici-bas. Il ne

cause plus avec les nuages, comme cela était le cas dans « Bénédiction» : Il joue avec le vent, cause avec le nuage,

Et s'enivre en chantant du chemin de la croix; Et l'Esprit qui le suit dans son pèlerinage

Pleure de le voir gai comme un oiseau des bois. 17

14 J. A. Hiddleston, Baudelaire and Le Spleen de Paris, Oxford, Oxford University Press, 1987, p. 19. 15 Charles Baudelaire, « Le Cygne}} in Les Fleurs du Mal, p. 97.

16 Charles Baudelaire, «Epilogue}} in Le Spleen de Paris, p. 185. 17 Charles Baudelaire, « Bénédiction}} in Les Fleurs du Mal, p. 44.

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D'autres poèmes décrivent tout aussi bien cette nouvelle place du Poète. Dans «La Soupe et les nuages» par exemple, le Poète, ce «marchand de nuages}}, contemple ces derniers d'en bas, alors qu'il avait l'habitude de leur parler dans Les Fleurs du Mal. Mais

cette contemplation, qui traduit manifestement une certaine nostalgie de l'Idéal, est bien vite rompue par un «coup violent» qui rappelle soudainement au Poète sa nouvelle condition d'homme:

Ma petite folle bien-aimée me donnait à dîner, et par la fenêtre ouverte de la salle à manger je contemplais les mouvantes architectures que Dieu fait avec les vapeurs, les merveilleuses constructions de l'impalpable. Et je me disais, à travers ma contemplation : «- Toutes ces fantasmagories sont presque aussi belles que les yeux de ma belle bien-aimée, la petite folle monstrueuse aux yeux verts }}.

Et tout à coup je reçus un violent coup de poing dans le dos, et j'entendis une voix rauque et charmante, une voix hystérique et comme enrouée par l'eau-de-vie, la voix de ma chère petite bien-aimée, qui disait: « - Allez-vous bientôt manger votre soupe, s ... b ... de marchand de nuages? }}18

Ne ressentons-nous pas ici la nostalgie du Poète, qui se comparait à l'albatros dans

Les Fleurs du Mal? Le « prince des nuées» 19 n'est plus dans son élément: il a perdu toute

appartenance au « Là-haut ». Il lui est tout au plus permis de « contempler}} les nuages à partir de l'ici-bas. Les « fantasmagories» sont ces spectacles enchanteurs que le Poète doit partager avec le commun des mortels à défaut de pouvoir les apprécier de plus près. L'ingéniosité de Baudelaire réside ici dans le fait de mêler le trivial au mystique. Ainsi la soupe devient le signe d'une faiblesse humaine attachée à une matérialité, car elle traduit un des besoins primaires de tous les hommes: se nourrir. La soupe est contenue dans son bol, donc limitée, alors que les nuages sont infinis, impalpables. En outre, l'acte de manger

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appelle le Poète à regarder vers le bas alors que les nuages attirent le regard de celui-ci vers le haut. Cette situation place le Poète dans une sorte de léthargie, une paralysie qui empêche toute action - notamment celle de manger. Mais le Poète est bientôt appelé à se dégager de ses rêveries par un coup violent, qui symbolise en quelque sorte l'oppression que la société exerce sur lui.

Le sentiment de nostalgie se laisse pressentir dès le premier poème en prose dans lequel le Poète marque sa distance par rapport aux nuages: «l'aime les nuages... les nuages qui passent... là-bas ... là-bas ... les merveilleux nuages! »20 Cette phrase suggère

que le Poète n'a pas l'intention de s'en retourner aussi vite, qu'il est prêt à souffrir ici-bas et qu'il renonce ainsi temporairement à la verticalité de l'univers des Fleurs du Mal. Cette pause qu'il entreprend dans Le Spleen de Paris s'inscrit en effet dans l'horizontalité du monde des hommes:

The clouds in «L'étranger» denote mobility, change, and the ability to go anywhere out of this world, horizontally. There is nothing of the powerful verticality of « Elévation» whose dynamism, virility, and energy contrast with the relaxed and passive musing of the «étranger ».21

Ce «Là-bas» que l'étranger utilise avec insistance est désormais l'adverbe de lieu qu'il emploie pour se référer au ciel, adverbe qui confirme de nouveau la position de ce dernier dans l'ici-bas de la société. Dans les Petits poèmes en prose, Baudelaire utilise des comparaisons qui confinent le Poète dans le cadre de la société, en ce sens que comparants et comparés appartiennent au même milieu: le Poète se reconnaît à présent dans tout ce que la société peut contenir, que ce soit une vieille femme, un saltimbanque ou même un

19 Charles Baudelaire, « L'Albatros» in Les Fleurs du Mal, p. 45. 20 Charles Baudelaire, « L'Etranger» in Le Spleen de Paris, p. 148. 21 1. A. Hiddleston, Baudelaire and Le Spleen de Paris, p. 22.

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bohémien. Ces figures sont signes d'appartenance sociale. Dans le poème «Le Vieux saltimbanque» par exemple, Baudelaire marque les similitudes entre le Poète et l'homme des foires:

Et, m'en retournant, obsédé par cette VISIOn, je cherchai à analyser ma soudaine douleur, et je me dis: je viens de voir l'image du vieil homme de lettres qui a survécu à la génération dont il fut le brillant amuseur; du vieux poète sans amis, sans famille, sans enfants, dégradé par sa misère et par l'ingratitude publique, et dans la baraque de qui le monde oublieux ne veut plus entrer !22

De même, dans «Les Bons chiens », Baudelaire invite Sterne23 à descendre dans l'ici-bas de la société - ce qui situe bien le Poète parmi les hommes. Dans ce poème, le Poète va jusqu'à renier la muse qui inspire l'Idéal en faveur d'une muse sociale, « citadine », qui s'inscrit non seulement dans l'espace de la ville mais aussi dans sa

temporalité:

Bien plus volontiers je m'adresserais à Sterne, et je lui dirais: « Descends du ciel, ou monte vers moi des champs Elyséens, pour m'inspirer en faveur des bons chiens, des pauvres chiens, un chant digne de toi, sentimental farceur, farceur incomparable ! Reviens à califourchon sur ce fameux âne qui t'accompagne toujours dans la mémoire de la postérité; et surtout que cet âne n'oublie pas de porter, délicatement suspendu entre ses lèvres, son immortel macaron! })

Arrière la muse académique ! Je n'ai que faire de cette vieille bégueule. J'invoque la muse familière, la citadine, la vivante, pour qu'elle m'aide à

chanter les bons chiens, les pauvres chiens, les chiens crottés, ceux-là que chacun écarte, comme pestiférés et pouilleux, excepté le pauvre dont ils sont les associés, et le poète qui les regarde d'un œil fraternel.24

22 Charles Baudelaire, « Le Vieux saltimbanque» in Le Spleen de Paris, p. 156.

23 Laurence Sterne (1713-1768) était un célèbre écrivain anglais qui avait révolutionné la manière d'écrire en

présentant des récits d'une modernité notable, qui se heurtaient au conventionnalisme de l'écriture romanesque de son époque. En 1760, après son installation à Londres, où il mena une vie dissolue en dépit d'une santé fragile, parurent les deux premiers volumes de son œuvre la plus célèbre, Vie et opinions de

Tristram Shandy (1759-1767).

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Les Champs Elysées ou l'Élysée, dans la mythologie grecque, est le lieu où séjournent les âmes vertueuses dans l'au-delà. Elle fait partie des Enfers, ce qui explique pourquoi le Poète invite Sterne à monter vers lui. Le «narrateur» des «Bons chiens» rappelle en outre une valeur bien en vogue à l'époque de la rédaction du Spleen de Paris: la fraternitë5. Le Poète n'a pas de famille, si ce n'est celle de l'humanité entière:

L'observateur est un prince qui jouit partout de son incognito. L'amateur de la vie fait du monde sa famille, comme l'amateur du beau sexe compose sa famille de toutes les beautés trouvées, trouvables et introuvables.26

25 Le contexte de la rédaction du Spleen de Paris est en partie celui des révolutions parisiennes de 1848, dans lesquelles on rappelait les idées des Lumières et notamment celle de fraternité.

26 Charles Baudelaire, « Le Peintre de la vie moderne}} in Œuvres complètes, Paris, Editions du Seuil, 1968, p.552.

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B. Du langage des « choses muettes » au langage universel

Descendre des nuages pour mieux voir le monde implique donc que le Poète se fasse homme, renonçant temporairement à ce statut privilégié dont il faisait la louange dans Les Fleurs du Mal, notamment dans les poèmes intitulés «Bénédiction» et «Elévation)}. Un

des poèmes du Spleen de Paris montre comment le Poète mystique des Fleurs du Mal

devient l'homme-poète:

«Eh ! quoi ! vous ici, mon cher ? Vous, dans un mauvais lieu ! vous, le buveur de quintessences! vous, le mangeur d'ambroisie! En vérité, il y a là de quoi me surprendre.

- Mon cher, vous connaissez ma terreur des chevaux et des voitures. Tout à l'heure, comme je traversais le boulevard, en grande hâte, et que je sautillais dans la boue, à travers ce chaos mouvant où la mort arrive au galop de tous les côtés à la fois, mon auréole, dans un mouvement brusque, a glissé de ma tête dans la fange du macadam. Je n'ai pas eu le courage de la ramasser. J'ai jugé moins désagréable de perdre mes insignes que de me faire rompre les os. Et puis, me suis-je dit, à quelque chose malheur est bon. Je puis maintenant me promener incognito, faire des actions basses, et me livrer à la crapule, comme les simples mortels. Et me voici, tout semblable à vous, comme vous voyez!

- Vous devriez au moins faire afficher cette auréole, ou la faire réclamer par le COmmISSaIre.

- Ma foi! non. Je me trouve bien ici [ ... ]. »27

Ce poème montre bien la volonté de la part du Poète de se proclamer homme. En effet, si cette « déchéance» semble être la conséquence d'un accident ou d'une malchance dans les deux premiers paragraphes, les deux derniers sont quant à eux très clairs: le Poète ne paraît avoir aucune motivation à retrouver les insignes qu'il vient de perdre. Or ces insignes, ce sont celles du grand Poète des Fleurs du Mal, comme l'indiquent certaines

expressions qui renvoient directement à cette œuvre. « Le mangeur d'ambroisie» fait

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référence au poème «Bénédiction », dans lequel le Poète se présente comme un être supérieur par rapport aux hommes:

Pourtant, sous la tutelle invisible d'un Ange, L'Enfant déshérité s'enivre de soleil,

Et dans tout ce qu'il boit et dans tout ce qu'il mange Retrouve l'ambroisie et le nectar vermeil.28

En reniant l'auréole, le Poète renie en même temps cette supériorité qui lui avait été attribuée dès sa naissance:

The Narrator demystifies aIl the Romantic pretensions implied by the halo, from within a world whose fictionality is constituted by the presence of the symbol he renounces. In short, he de mystifies the symbol which in turn d emystI les lm. ·fi h· 29

Démystifié, le Poète est devenu homme et, du même coup, il a renoncé au là-haut en faveur de ce « mauvais lieu» de la ville, reconnaissable sans difficulté grâce à un certain lexique. «Chevaux », « voitures », « boulevard» et « macadam» sont autant d'indices qui permettent d'associer le Poète à ce nouveau milieu, qui devient alors son nouveau terrain d'action: «Je me trouve bien ici ». Parallèlement au champ lexical citadin, se retrouve celui du désordre et du déclin: « mauvais lieu », « boue », « chaos mouvant », « mort» et

« mouvement brusque». Le fait que le Poète se plaît en ce «mauvais lieu» n'est pourtant pas aussi surprenant si l'on considère la tâche qu'il s'était donnée dans Les Fleurs du Mal: « J'ai pétri de la boue et j'en ai fait de l'or »30. Or cette boue, le Poète la retrouve dans la société, dans la ville moderne, ce qui justifie le reniement de l'auréole. En d'autres termes, ce sont le désordre et le chaos de la ville qui ont poussé le Poète à abandonner

28 Charles Baudelaire, « Bénédiction» in Les Fleurs du Mal, p. 44.

29 Richard Klein, « "Bénédiction" / "Perte d'auréole" : Parables of Interpretation», Modern Languages

Notes, no 4, mai 1970, p. 515.

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volontairement ses insignes. Dès lors, il se voit libéré du vers et c'est dans la prose qu'il s'efforce à présent de changer « la boue en or» :

Lui qui avait presque donné sa vie pour la beauté de la poésie, lui qui avait réclamé, au nom de la poésie toujours, «le droit de s'en aller », de s'écarter des chemins tout tracés du commun de la vie et qui, pour cela, avait été méprisé, scandaleux, ignoré, condamné mais pour cela aussi reconnu en haut lieu, dignifié, assuré d'une place « dans les rangs bien heureux des saintes légions », comment peut-il soudain se donner le droit de revenir et, de surcroît, pour se livrer aux« actions basses» de la prose du monde ?31

Baudelaire nous indique en quelque sorte que l'auréole n'est nullement appropriée à l'agitation des grandes villes dont la crapule corrompt tout idéal. Ainsi, pour passer « incognito », le Poète choisit volontairement de ne pas ramasser cette auréole: il

abandonne par conséquent le vers et sacrifie en même temps la beauté .de la forme. La poésie se tourne alors vers la prose grâce à laquelle le Poète jouit d'une liberté que la poésie versifiée n'offre pas:

Quant à la prose, Baudelaire ne s'en cache pas: «mauvais lieu », «actions basses », « crapule », ce sont là quelques mots qui annoncent la couleur, on en trouverait bien des exemples dans tout le livre. [ ... ] Il n'est pas difficile de reconnaître encore une fois la mise en accusation de la perfection de la poésie, au nom de la liberté de la prose.32

Baudelaire lui-même justifie ainsi l'usage de la prose dans sa fameuse dédicace du

Spleen de Paris:

Quel est celui de nous qui n'a pas, dans ses jours d'ambition, rêvé le miracle d'une prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s'adapter aux mouvements lyriques de l'âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience?

C'est surtout de la fréquentation des villes énormes, c'est du croisement de leurs innombrables rapports que naît cet idéal obsédant. Vous-même, mon cher ami, n'avez-vous pas tenté de traduire en une chanson le cri strident du

31 Jean-Paul Avice, «Histoire d'auréole ou le sacrifice de la beauté» in L'Année Baudelaire 1, John E. Jackson et Claude Pichois (dir.), Paris, Editions Klincksieck, 1995, p. 17.

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Vitrier, et d'exprimer dans une prose lyrique toutes les désolantes suggestions

que ce cri envoie jusqu'aux mansardes, à travers les plus hautes brumes de la rue 733

Baudelaire comprend que pour traiter le protéiforme chaotique de la société moderne, un instrument tel que la prose se voit plus adapté, en ce sens qu'il traduit plus fidèlement le rythme propre à la vie citadine. Le poète parle en connaissance de cause, lui qui avait si bien mesuré les limites du vers, dans les « Tableaux parisiens» en particulier:

Dans une lettre à Jean Morel accompagnant, à la fin de mai 1859, l'envoi des

Sept Vieillard'], Baudelaire confie sa crainte « d'avoir simplement réussi à

dépasser les limites assignées à la Poésie ». Ce sentiment d'une limite, d'un déplacement des contours mêmes de l'expérience poétique, l'on peut penser qu'il explique aussi bien, chez «le dernier Baudelaire », une diction poétique de plus en plus marquée de prosaïsmes volontaires, que le glissement du vers à la prose dont témoigne la pluralité indéfinie des pièces du Spleen de Paris, chacune étant comme l'éclat d'une unité perdue. La conception d'un recueil éclaté, dont la fragmentation se calquerait sur le disparate de la vie citadine, sur l'incongruité des impulsions, des chocs et des rencontres, procède de l'exaspération d'un paradoxe qui affectait le sujet poétique de quelques grands poèmes des Fleurs du Mal.34

Si la prose libère le poète, c'est qu'elle est aussi plus naturelle au processus de raisonnement et au discours humain car plus « souple », procurant une diversité de tons que le vers ne permet pas. La prose est en quelque sorte le lieu commun de la communication, épousant plus fidèlement le discours de l'esprit et de la spiritualité en permettant d'en dégager le raisonnement: « assez souple et assez heurtée pour s'adapter

aux mouvements lyriques de l'âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience ». N'est-ce donc pas offrir au lecteur une certaine facilité en lui donnant accès à une lecture poétique quasi naturelle 7 Lorsque Baudelaire analyse les propriétés littéraires de la nouvelle chez Poe, il s'attarde sur les atouts d'un texte court en prose, et surtout sur

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l'avantage de pouvoir y véhiculer une argumentation, une philosophie ou une opinion. Il mentionne également les différents outils oratoires propres à la prose comme, par exemple, le ton:

Il est un point par lequel la nouvelle a une supériorité, même sur le poème. [ ... ] ce genre de composition, qui n'est pas situé à une aussi grande élévation que la poésie pure, peut fournir des produits plus variés et plus facilement appréciables pour le commun des lecteurs. De plus, l'auteur d'une nouvelle a à sa disposition une multitude de sons, de nuances de langage, le ton raisonneur, le sarcastique, l'humoristique [ ... ]. 35

Si la poésie du Spleen de Paris devient accessible au « commun des lecteurs », c'est

parce que le Poète est devenu semblable à l'homme en se rabaissant à l'échelle de l'humain et de l'universel. Passer du vers à la prose revient donc à commettre une « action basse» envers la poésie, comme l'explique Baudelaire dans son poème {( Perte d'auréole ». En bannissant le vers, le Poète compromet en quelque sorte son statut mais pas complètement, car il est à présent possible, dans la prose, de se proclamer Poète : «Sois toujours poète, même en prose. Grand style (rien de plus beau que le lieu

34 Patrick Labarthe, « Le Spleen de Paris ou le livre des pauvres» in L'Année Baudelaire 5, John E. Jackson et Claude Pichois (dir.), Paris, Editions Klincksieck, 1999, p. 99.

35 Charles Baudelaire, «Notes nouvelles sur Edgar Poe» in Œuvres complètes, Paris, Editions du Seuil, 1968, p. 350.

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C. Pour voir le monde en vrai

Baudelaire est conscient d'avoir fait un grand sacrifice en passant du vers à la prose. En effet, lorsque le poète fait la louange de la prose dans ses « Notes nouvelles sur Edgar Poe », il ne manque pas de signaler le revers de la médaille. La prose offre, comme nous venons de le voir, une diversité d'outils; elle constitue néanmoins en elle-même une « répudiation de la Poésie» :

Le rythme est nécessaire au développement de l'idée de beauté, qui est le but le plus grand et le plus noble du poème. Or, les artifices du rythme sont un obstacle insurmontable à ce développement minutieux de pensées et d'expressions qui a pour objet la vérité. Car la vérité peut être souvent le but de la nouvelle, et le raisonnement, le meilleur outil pour la construction d'une nouvelle parfaite. C'est pourquoi ce genre de composition, qui n'est pas situé à une aussi grande élévation que la poésie pure, peut fournir des produits plus variés et plus facilement appréciables pour le commun des lecteurs. De plus, l'auteur d'une nouvelle a à sa disposition une multitude de sons, de nuances de langage, le ton raisonneur, le sarcastique, l'humoristique, que répudie la poésie, et qui sont comme des dissonances, des outrages à l'idée de beauté pure. Et c'est aussi ce qui fait que l'auteur qui poursuit dans une nouvelle un simple but de beauté, ne travaille qu'à son grand désavantage, privé qu'il est de l'instrument le plus utile, le rythme. 37

C'est dans la poésie en vers que la beauté est à son paroxysme, pUisque la versification présente une régularité de rythme grâce au nombre identique de pieds dans chaque vers. Le poème en vers permet, par conséquent, d'exprimer l'idée de «beauté pure», alors que la nouvelle (et par extension la prose) a pour but la vérité. Voici le dilemme qu'expose Baudelaire: d'un coté, la poésie en vers exprime l'idéal de «beauté pure », mais son rythme, en tant qu'il est «artifice», constitue un obstacle à la vérité.

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D'un autre coté, la prose offre des outils qui pennettent d'atteindre la vérité, mais cette forme d'écriture en elle-même se heurte à ridée de« beauté pure» :

Si Baudelaire a dû abandonner l'auréole gagnée dans la recherche de la beauté, c'est parce qu'il lui a fallu choisir entre« les artifices» de la Beauté et la Vérité. La fréquentation des villes énormes l'a contraint à choisir, l'a conduit à sacrifier la beauté à la vérité [ ... ]. Et même si l'on perçoit de la nostalgie à l'égard de la beauté perdue percer jusque dans les poèmes en prose les plus féroces, on ne peut qu'admirer ce sacrifice puisqu'il est fait au nom de la vérité et de la vie. [ ... ] Cest donc au nom de la Vérité et de la vie que Baudelaire s'est mis lui-même hors de la poésie. Et n'est-ce pas là un acte plus méritoire que de s'épuiser à chanter la gloire illusoire de la beauté 738

Entre beauté et vérité, l'auteur des Fleurs du Mal a donc choisi en privilégiant le réel à l'idéal. La prose devient une prise de conscience, un sacrifice de l'idéal, une tentative de s'approcher du commun des mortels, mais surtout une récognition de la vérité. Le Poète ne sera plus prisonnier de l'Idéal de « beauté pure» ; la beauté ne sera plus une fin en soi mais un moyen. En d'autres tennes, le poète ne fera plus la louange de la beauté en en imitant les formes par sa poésie : la beauté fonnelle aura désormais une importance moindre.

Dans « Laquelle est la vraie? », le Poète expose de façon allégorique son deuil de la poésie en vers :

J'ai connu une certaine Bénédicta, qui remplissait l'atmosphère d'idéal, et dont les yeux répandaient le désir de la grandeur, de la beauté, de la gloire et de tout ce qui fait croire à l'immortalité.

Mais cette fille miraculeuse était trop belle pour vivre longtemps; aussi est-elle morte [ ... ], et c'est moi-même qui l'ai enterrée [ ... ].

Et comme mes yeux restaient fichés sur le lieu où était enfoui mon trésor, je vis subitement une petite personne qui ressemblait singulièrement à la défunte, et qui, piétinant sur la terre fraîche avec une violence hystérique et 38 Jean-Paul Avice, « Histoire d'auréole ou le sacrifice de la beauté », p. 20.

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bizarre, disait en éclatant de rire: « C'est moi, la vraie Bénédicta ! C'est moi, une fameuse canaille ! Et pour la punition de ta folie et de ton aveuglement, tu m'aimeras telle que je suis! »39

Bénédicta, c'est la «bien dite» en latin, mais c'est aussi la poésie. Le Poète l'a enterrée pour justement ne plus être « pris au piège », ne plus succomber à ses illusions et à ses désirs, autrement dit, pour ne plus être aveuglé par l'idéal (<< trop belle »). Mais voilà qu'une autre « bien dite» apparaît pour revendiquer sa place: la poésie en prose.

« Singulièrement », les deux se ressemblent, puisqu'elles sont toutes deux poésies, mais la nouvelle n'est pas l'égale de la défunte qui était «beauté pure ». En revanche, la nouvelle Bénédicta n'est pas illusion mais bien réel, aussi laid que celui-ci puisse paraître. Si le Poète refuse la nouvelle Bénédicta avec énergie, c'est qu'il refuse de croire que le réel peut être si violent et, en même temps, il déteste avouer son tort: avoir servi l'illusion. Cette émotion que suscite la nouvelle Bénédicta traduit une prise de conscience chez le Poète, mais elle exprime aussi la colère et le dégoût d'avoir participé de l'Idéal trompeur. « Laquelle est la vraie? » confronte donc l'Idéal de «beauté pure» du vers à la vérité d'une beauté gâtée par la prose. Ce poème avait d'ailleurs paru six fois avant la mort de Baudelaire sous le titre de «L'Idéal et le Réel »40.

Il ne faut pas croire cependant que la beauté disparaisse complètement de la prose. Lorsque Baudelaire évoque le sacrifice de la beauté, il parle évidemment de «beauté pure ». Dans la prose, la beauté se voit corrompue (<< hystérique et bizarre »), car elle perd son statut d'idéal (<< fameuse canaille »), mais son caractère transparaît tout de même, car

Baudelaire a su y imprimer les caractéristiques essentielles de la poésie en vers, et ce pour

39 Charles Baudelaire, « Laquelle est la vraie? » in Le Spleen de Paris, p. 175.

40 Charles Baudelaire, Le Spleen de Paris, édité par Yves Florenne, Paris, Livre de Poche, 1998, p. 116, note 1.

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que l'idée de beauté subsiste - d'où la ressemblance entre les deux Bénédicta. Tel le Cygne échappé de sa cage qui répand sa beauté dans Paris, la beauté échappée du vers s'inscrit dans la phrase41.

Parlant du rythme, Baudelaire faisait remarquer que « l'auteur qui poursuit dans une nouvelle un simple but de beauté, ne travaille qu'à son grand désavantage, privé qu'il est de l'instrument le plus utile »42. Même dans sa dédicace du Spleen de Paris, Baudelaire

évoque cette prose qu'il entend «poétique» et «musicale », mais dépourvue de rythme ou de rime. Cependant, Baudelaire est conscient qu'une telle poésie (sans rythme et sans musique) ne saurait exister, car une prose, trop éloignée de la poésie, qui renierait les propriétés intrinsèques à la versification telles que le rythme et la rime, relèverait du

« miracle»: «Quel est celui de nous qui n'a pas, dans ses jours d'ambition, rêvé le miracle d'une prose poétique» 43. D'ailleurs, Baudelaire lui-même nous avoue être

arrivé à un autre résultat:

Mais, pour dire le vrai, je crains que ma jalousie ne m'ait pas porté bonheur. Sitôt que j'eus commencé le travail, je m'aperçus que non seulement je restais bien loin de mon mystérieux et brillant modèle, mais encore que je faisais quelque chose (si cela peut s'appeler quelque chose) de singulièrement différent, accident dont tout autre que moi s'enorgueillirait sans doute, mais qui ne peut qu'humilier profondément un esprit qui regarde comme le plus grand honneur du poète d'accomplir juste ce qu'il a projeté de

c.' 44

Laue.

41 Dans Le Spleen de Paris, nous retrouvons des rimes intérieures et des effets de rythme; certaines phrases sont même des alexandrins: «Ces trésors, ces meubles, ce luxe, cet ordre, / ces parfums, ces fleurs miraculeuses, c'est toi. » (<< L'Invitation au Voyage », p. 159). La «beauté pure» de la versification se voit en effet compensée dans la poésie en prose par l'utilisation stratégique de procédés poétiques qui en relèvent l'esthétisme. Mentionnons entre autres les jeux de rimes intérieures au sein même des phrases, les effets de sonorités comme les allitérations, ainsi que les accumulations ternaires qui fournissent un semblant de rythme.

42 Charles Baudelaire, « Notes nouvelles sur Edgar Poe », p. 254.

43 Charles Baudelaire, « Dédicace à Arsène Houssaye}) in Le Spleen de Paris, p. 146. 44 Charles Baudelaire, «Dédicace à Arsène Houssaye}) in Le Spleen de Paris, p. 146.

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Ce « quelque chose» n'est pas en effet cette prose miracle sans rythme ou sans rime, mais plutôt une prose poétique imprimée des propriétés de la versification, une sorte de prose « hybride» dans laquelle se profileraient des jeux de rythmes ou de rimes au sein du texte, préservant ainsi l'effet de beauté esthétique45. Déjà dans les «Tableaux

parisiens », la prose se faufilait insolemment dans les vers46, se heurtant ainsi à la

versification, et ce, toujours pour mettre en reliefla réalité aux dépens de l'idéal:

Rapporté à des questions d'écriture, le monde de 1'« idéal» s'exprime évidemment dans et par la perfection formelle du vers. C'est parce qu'au début de sa carrière rien n'est encore perdu pour Baudelaire, le poète et la poésie, que Les Fleurs du Mal ont pu être écrites en vers. Au contraire, le monde du « spleen », celui de la réalité quotidienne, c'est la prose. Or, au fur et à mesure que le « spleen» s'imposait à Baudelaire, celui-ci était comme contraint d'en manifester les progrès dans son œuvre. Ainsi, l'ajout en 1861 de la section des «Tableaux parisiens» dans les Fleurs du Mal fut-il le symptôme d'une défaite importante de l'idéal: les « Tableaux parisiens» sont, en effet, un genre qui relève de la prose. Les vers de la section rompent avec le classicisme des premières Fleurs et s'apparentent au contraire à de la prose dont, par le souplesse, ils empruntent la pente.47

Les «Tableaux panSlenS}) constituent donc une transition dans l'œuvre de Baudelaire, comme une sorte de pont entre la poésie versifiée des Fleurs du Mal et la prose poétique des Petits poèmes en prose. Bien que composée en vers, cette section regroupe des poèmes assez particuliers, dans lesquels la prose se manifeste assez clairement pour enfin s'affirmer totalement dans Le Spleen de Paris. Si Baudelaire associe le vers à l'idéal (la beauté) et la prose au spleen, le choix de la prose dans le

45 Bernard Suzanne, Le Poème en prose de Baudelaire jusqu'à nos jours, Paris, Editions Nizet, 1959, pp. 103-150.

46 Au sujet du « problème du prosaïsme dans le fait poétique », voir le compte rendu de Robert Guiette du colloque de Namur dans « Vers et prose chez Baudelaire », JOl/mées Baudelaire, Bruxelles, Académie Royale de Langue et Littérature françaises, 1968, pp. 36-46.

47 Christian Leroy, « Les Petits poèmes en prose « palimpsestes» ou Baudelaire et Les Rêveries du promeneur solitaire de Rousseau» in Baudelaire: nOl/veaux chantiers, Jean Delabroy et Yves Chamet (dir.), Paris, Presses Universitaires du Septentrion, 1995, p. 68.

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Spleen de Paris est alors tout à fait justifié, car c'est bien le spleen qui règne dans les Petits poèmes en prose. Dans «Le Mauvais vitrier »48, le Poète exprime même une

soudaine nostalgie de cette « beauté pure », qui se traduit par une crise de folie: le flâneur lâche un pot de fleur sur la tête du vitrier, lui reprochant de ne pas avoir des verres de couleur capables de faire voir la vie en beau. Mais cette nostalgie ne dure pas, car le Poète est conscient du choix qu'il a fait: la vérité aux dépens de la beauté. Aussi utilise-t-il, dans sa prose, les caractéristiques importantes de la versification - lesquelles étaient au préalable destinées à exprimer cette idée de «beauté pure» - comme un moyen d'y

« présenter» la vie en vrai. La vérité prime alors même sur «l'art ». C'est dans ce sens qu'il faut interpréter l'éloge que Baudelaire fait du peintre Constantin Guys:

M. G., dirigé par la nature, tyrannisé par la circonstance [ ... ] a commencé par contempler la vie, et ne s'est ingénié que tard à apprendre les moyens d'exprimer la vie. Il en est résulté une originalité saisissante, dans laquelle ce qui peut rester de barbare et d'ingénu apparaît comme une J'reuve nouvelle d'obéissance à l'impression, comme une flatterie à la vérité.4

Il faut cependant signaler que, dans un passage sur la photographie et le public moderne datant de 1857, Baudelaire avait sévèrement critiqué les artistes qui préféraient le vrai au beau:

Chez nous le peintre naturel, comme le poète naturel, est presque un monstre. Le goût exclusif du Vrai (si noble quand il est limité à ses véritables applications) opprime ici et étouffe le goût du Beau. Où il faudrait ne voir que le Beau (je suppose une belle peinture, et l'on peut aisément deviner celle que je me figure), notre public ne cherche que le Vrai. Il n'est pas artiste, naturellement artiste; philosophe peut-être, moraliste, ingénieur, amateur d'anecdotes instructives, tout ce qu'on voudra, mais jamais spontanément artiste. Il sent ou plutôt il juge successivement, analytiquement.

48 Charles Baudelaire, « Le Mauvais vitrier» in Le Spleen de Paris, p. 152. 49 Charles Baudelaire, « Le Peintre de la vie moderne », p. 554.

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D'autres peuples, plus favorisés, sentent tout de suite, tout à la fois, synthétiquement. 50

Il a donc changé d'avis par la suite.

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D. Le regard d'un étranger

Dans sa dédicace du Spleen de Paris, Baudelaire prétend que chaque poème peut se lire indépendamment des autres. Il compare ainsi le recueil à un serpent dont les poèmes représentent les « vertèbres » :

Mon cher ami, je vous envoie un petit ouvrage dont on ne pourrait pas dire, sans injustice, qu'il n'a ni queue ni tête, puisque tout, au contraire, y est à la fois tête et queue, alternativement et réciproquement. Considérez, je vous prie, quelles admirables commodités cette combinaison nous offre à tous, à vous, à moi et au lecteur. Nous pouvons couper où nous voulons, moi ma rêverie, vous le manuscrit, le lecteur sa lecture; car je ne suspends pas la volonté rétive de celui-ci au fil interminable d'une intrigue superflue. Enlevez une vertèbre, et les deux morceaux de cette tortueuse fantaisie se rejoindront sans peine. Hachez-la en nombreux fragments, et vous verrez que chacun peut exister à part. Dans l'espérance que quelques-uns de ces tronçons seront assez vivants pour vous plaire et vous amuser, j'ose vous

d 'dO e 1er e serpent tout entIer. 1 . 51

Baudelaire précise que l'ouvrage n'a «ni queue ni tête », voulant ainsi affirmer que

l'ordre des poèmes est aléatoire. Faut-il prendre la parole du poète à la lettre? Si Baudelaire qualifie les poèmes de vertèbres, c'est qu'ils ne sont pas ordonnés selon un plan ou une structure apparente. C'est pour cette raison que chaque poème en lui-même est « queue et tête» à la fois. En d'autres tennes, chaque poème a une entité propre, indépendante du recueil. Cependant, Baudelaire n'exclut pas l'éventuelle présence d'un fil directeur. L'expression « serpent tout entier» peut en effet suggérer que le recueil a bien une queue et une tête, sans quoi il ne saurait être «entier ». De même, la vertèbre ne saurait exister si elle ne reliait pas la « queue» et la «tête ». Or, nous savons combien l'architecture d'un ouvrage est chère à Baudelaire. Déjà à propos des Fleurs du Mal,

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Barbey d'Aurevilly avait remarqué une architecture que le poète avait tenue secrète jusqu'alors:

In order to sense what Barbey d'Aurevilly called its secret architecture, the reader need not accept the views of those who would see in Les Fleurs du Mal

a kind of tragedy in which the tragic hero cornes to grief, or of those who would invite us to read the work as if it had something resembling the structure and plot of a nove!. It may weil have been the poet himself who alerted Barbey to this perhaps too weIl concealed architecture, and who encouraged him to write the famous essay in an attempt to show that his claim at the trial of 1857, where Les Fleurs du Mal was alleged to be

immoral and blasphemous, that the work had a moral message, was not just special pleading, but a truth evident to the most distinguished experts. 52

Mais alors, quelles seraient la « queue» et «la tête» du Spleen de Paris? Si l'on

considère la métaphore des «vertèbres» qu'utilise Baudelaire, le premier poème serait une sorte d'introduction à la fantaisie dont il parle tandis que l'épilogue, le dernier poème, en serait la conclusion. Or, on pourra remarquer que ces poèmes se répondent en ce sens que l'un annonce l'arrivée d'un étranger - le Poète - et l'autre son départ de la ville. Contrairement à ces deux « morceaux» qui constituent les extrémités du recueil, tous les autres poèmes s'inscrivent dans le même cadre spatial de la ville, qu'ils se présentent sous forme d'aventures ou de récits oniriques53. Songeons d'ailleurs que Baudelaire avait

envisagé de donner à sa «tortueuse fantaisie» le titre assez révélateur de «Rôdeur panslen» :

Vous qui, avec l'air inoccupé, savez si bien remplir une journée, trouvez quelques instants pour parcourir ce spécimen de poèmes en prose que je vous envoie. Je fais une longue tentative de cette espèce, et j'ai l'intention de vous la dédier. A la fin du mois, je vous remettrai tout ce qu'il y aura de fait (un

521. A. Hiddleston, Baudelaire andLe Spleen de Paris, pp. 2-3.

53 Rien n'exclut, en effet, de classer « Chacun sa chimère}) et autres récits oniriques dans le cadre de la ville. Même si le décor est d'ordre surnaturel, le lieu d'énonciation s'aligne bien sous le titre directeur qui institue le contexte de Paris: le titre de Spleen de Paris, ou encore de Rôdeur parisien, suffit à ce que nous

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titre comme:

Le Promeneur solitaire,

ou

Le Rôdeur parisien

vaudrait mieux peut-être). 54

Le premier poème en prose est donc particulièrement important, car il introduit dans Paris cet étranger, ce rôdeur dont Baudelaire parle dans sa lettre à Arsène Houssaye. En outre, «L'étranger» annonce le point de vue selon lequel les autres poèmes s'alignent: un point de vue extérieur (à la société).

Dans Les Fleurs du Mal, le Poète qualifie le lecteur d'« hypocrite », de

« semblable}} et de «frère »55 dans le poème qui inaugure le recueil. Dans Le Spleen de

Paris cependant, il se déclare « étranger », afin que son regard ne soit pas corrompu par l'appartenance à une société maladive. C'est ainsi qu'un Poète, pur de jugement, entame son aventure dans la société, dépourvu de toute attache qui pourrait influer sur sa vision. L'étranger annonce de suite sa distance envers la société et son expérience sera unique. Dès le premier poème en prose, nous retrouvons l'expression de la solitude au sein même la multitude de la société:

« Qui aimes-tu le mieux, homme énigmatique, dis? ton père, ta mère, ta sœur ou ton frère?

- Je n'ai ni père, ni mère, ni sœur, ni frère.

- Tes amis?

- Vous vous servez là d'une parole dont le sens m'est resté jusqu'à ce jour inconnu.

- Ta patrie?

- J'ignore sous quelle latitude elle est située. - La beauté?

- Je l'aimerais volontiers, déesse et immortelle. - L'or?

- Je le hais comme vous haïssez Dieu.

- Eh! qu'aimes-tu donc, extraordinaire étranger?

- J'aime les nuages ... les nuages qui passent... là-bas ... là-bas ... les merveilleux nuages! ».

54 Charles Baudelaire, « Lettre à Arsène Houssaye}) in Correspondance, Paris, Editions Gallimard, 2000, p. 257.

55 Charles Baudelaire, « Au lecteur» in Les Fleurs du Mal, p. 43. « Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat, / - Hypocrite lecteur, - mon semblable, - mon frère! »

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Le Poète se déclare ignorant de tout: la famille, les amIS, la nation, et l'argent. Même la beauté se range parmi l'inconnu, en ce sens qu'elle ne se trouve pas dans la société à l'état brut. Le Poète devient donc un« orgueilleux solitaire, étranger à la vie »56.

Le contact avec la société devient pour le Poète une aventure, une expérience première: sa vision doit être dépourvue de tout préjugé ou de toute idée préconçue. La seule chose que le Poète sache est que la société « hait» Dieu: le poète le sait puisqu'il vient de ce monde spirituel dans lequel il «causait» avec les nuages. L'étranger doit en quelque sorte faire son initiation avec la société, avec la multitude et surtout avec la modernité. C'est ainsi qu'il faut considérer «l'étranger» comme une naissance - la naissance du Poète dans la société: « l'homme qui naît, qui souffre et qui meurt »57. La douleur, c'est l'expérience d'une âme solitaire au sein d'une société maladive. Quant à la mort, c'est le départ du Poète qui quitte cette société néanmoins content de son expérience:

Le cœur content, je suis monté sur la montagne D'où l'on peut contempler la ville en son ampleur, Hôpital, lupanars, purgatoire, enfer, bagne, Où toute énormité fleurit comme une fleur. 58

« L'Etranger» est donc bien la« tête» du Spleen de Paris, en ce sens que le poème

assume une fonction d'introduction. Il s'agit de présenter le Poète et d'inaugurer l'aventure qu'il entreprend dans la prose. Mais cette introduction se fait indirectement.

56 Charles Baudelaire, « Notes diverses sur l'art philosophique» in Œuvres complètes, Paris, Editions du Seuil, 1968, p. 427. Il est clair que Baudelaire s'inspire de la « première promenade» de Rousseau dans Les

Rêveries du Promeneur solitaire, promenade dans laquelle le narrateur se déclare totalement solitaire: « Me voici seul sur la terre, n'ayant plus de frère, de prochain, d'ami, de société que moi-même. [ ... } Tout ce qui m'est extérieur m'est étranger désormais. Je n'ai plus en ce monde ni prochain, ni semblables, ni frères. » 1.-1. Rousseau, Les Rêveries du Promeneur solitaire, Paris, Editions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1959, p. 157.

57 Jean-Michel Maulpoix, « J'aime les nuages» in Baudelaire: nOl/veaux chantiers, Jean Delabroy et Yves Chamet (dir.), Paris, Presses Universitaires du Septentrion, 1995, p. 188.

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