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Risque(s) et gouvernementalité. Reconstruction théorique et illustration empirique : les usages du risque dans l’économie du châtiment légal

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1 | 2006

Varia

Risque(s) et gouvernementalité

Reconstruction théorique et illustration empirique : les usages du risque

dans l’économie du châtiment légal

Gilles Chantraine et Jean-François Cauchie

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/socio-logos/13 ISBN : 978-2-8218-0276-6 ISSN : 1950-6724 Éditeur

Association française de sociologie

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Référence électronique

Gilles Chantraine et Jean-François Cauchie, « Risque(s) et gouvernementalité », Socio-logos [En ligne], 1 | 2006, mis en ligne le 12 avril 2006, consulté le 10 janvier 2020. URL : http://

journals.openedition.org/socio-logos/13

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Risque(s) et gouvernementalité

Reconstruction théorique et illustration empirique : les usages du risque

dans l’économie du châtiment légal

Gilles Chantraine et Jean-François Cauchie

Introduction1

1 La prolifération des risques dans le monde social, ou plus précisément les manières dont on les construit, les perçoit, les calcule, les dénonce, les expérimente, les gère ou les évite, trouve aujourd’hui un large écho dans les sciences sociales2, multipliant les approches théoriques et les cadres d’interprétation3. Pourtant, la présence du risque dans le monde social ne date pas d’hier et précède largement cet engouement effréné. Faut-il rappeler, avec A. Bourdin, que dès la Renaissance, le système des assurances a pris de l’importance en Europe, et que ce système nécessitait la définition et l’évaluation des risques qui se développent à travers le calcul des probabilités (dès le XVIIe siècle) et son application, le

calcul actuariel ? Que le capitalisme lui-même est indissociable du calcul sur les risques et que l’État-providence en a fait un outil majeur pour organiser la protection sociale ? Enfin, que la rationalité instrumentale, typique des sociétés « modernes » repose sur le calcul des risques (Bourdin, 2003, 6) ?

2 Malgré cette ancienneté relative, l’intuition sociologique actuelle persiste : les risques façonnent notre relation contemporaine au monde et aux autres avec une force inégalée ; leur prolifération et leurs usages sociaux recomposent la forme des inégalités sociales, inspirent les politiques publiques, modèlent nos subjectivités, objectivent nos anxiétés et guident nos choix quotidiens. La tentation est grande, face à cette apparente omniprésence, d’unifier différents ensembles de risque, depuis les méga-menaces qui pèsent sur l’humanité jusqu’aux micro-anxiétés des individus, dans une théorie interprétative globale.

3 Cet article détaille l’appréhension spécifique de la notion de risque dans le cadre théorique d’inspiration foucaldienne de la littérature sur la gouvernementalité (

governmentality studies), et la manière dont cette appréhension spécifique met à l’épreuve

certains postulats, certains fondements épistémologiques et certaines interprétations de la sociologie dominante du risque telle qu’elle se déploie notamment à travers le méta-récit de la « société du risque » d’U. Beck. Bien que certaines recherches françaises

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constituent des études pionnières et centrales pour la littérature gouvernementaliste (Donzelot, 1977 ; Castel, 1981 ; Ewald, 1991) et bien que la publication récente et simultanée de deux cours de Michel Foucault au Collège de France, Sécurité, territoire,

population (1977-1978) et Naissance de la biopolitique (1978-1979) (Foucault, 2004a ; 2004b)

consacrés massivement à la problématique générale de la gouvernementalité, accompagne le vif regain d’intérêt pour l’œuvre du philosophe dans l’Hexagone, cette approche n’est sans doute pas encore aussi populaire en France qu’en Australie, en Angleterre, en Allemagne ou aux États-Unis ; pays où il existe maintenant un corps substantiel de recherches appliquées qui, largement inspirés des analyses de Foucault, utilisent la notion de gouvernementalité de manière assez hétérogène4.

4 Dans ce cadre, la sociologie d’U. Beck, et plus particulièrement son livre phare, La société

du risque, fournira une référence centrale pour explorer ce qui distingue les deux

approches. Ouvrage qui a été l’objet de multiples louanges et critiques, La société du risque intègre la description d’une grande variété de phénomènes (mutations du système du travail, effritement de la répartition des rôles par sexe, détraditionnalisation des classes

et renforcement simultané des inégalités sociales, « perte de la vérité » au cœur de la

science comme corollaire de la réflexivité impulsée par l’épistémologie et l’histoire des sciences à l’intérieur de la science elle-même, description de ce qui est reconnu comme risque par les autorités publiques, les organisations sociales ou les individus, analyse des conséquences de cette reconnaissance, etc.) au sein non pas d’une, mais de deux théories : la théorie de la société du risque globalisé et la théorie de l’individualisation. L’enjeu central de l’ouvrage consiste à imbriquer ces deux théories distinctes au cœur d’une explication générale, la modernisation réflexive. Notre objectif n’est pas de synthétiser l’ensemble des thèmes développés par Beck5, mais plutôt à identifier quelques-uns des traits distinctifs et des lignes de ruptures qui l’opposent à l’approche gouvernementaliste, de manière à mettre en valeur la force descriptive et interprétative de cette dernière. Ce jeu d’oppositions mettra notamment au jour les différentes formes de postures constructivistes et les différents types de projets critiques qui fondent l’analyse sociologique d’un risque spécifique. Dans ce cadre, trois points seront successivement développés.

5 I Nous reviendrons tout d’abord sur deux aspects importants de la théorie d’U Beck : l’incommensurabilité annoncée des risques industriels contemporains (1.1) et une critique spécifique de la rationalité scientifique (1.2). Ces deux aspects nous permettront de poser les postulats épistémologiques réalistes, uniformes et totalisants qui sous-tendent cette description et cette critique (1.3).

6 II Nous introduirons ensuite quelques éléments clés de la notion de gouvernementalité, avant d’explorer la manière dont ces réflexions sociologiques en sont venues à former un programme de recherches appliquées pour constituer la « littérature sur le gouvernementalité ». Nous soulignerons en quoi la perspective gouvernementaliste offre un cadre d’analyse à la fois plus modeste (elle rompt avec la recherche d’un méta-récit uniforme et totalisant), plus empirique (notion philosophique permettant de penser l’État hors des schémas marxistes, elle constitue également un programme pour une sociologie appliquée) et plus diversifié (elle ne cherche pas d’unité ultime dans l’analyse du risque) que la théorie de la société du risque. L’analyse montra néanmoins qu’au delà de sa diversification, de son attachement à l’empirie et sa volonté de ne pas cloisonner l’analyse, l’approche gouvernementaliste ouvre des pistes pour prolonger les réflexions plus globales sur les stratégies de gouvernement propre au libéralisme – gouvernement

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« social », « social-actif », « néo-libéral » –, leurs ethos respectifs et leurs superpositions historiques.

7 III Enfin, nous illustrerons ce va-et-vient fécond entre particularisme de l’enquête et effort de montée en généralité en nous appuyant sur nos réflexions consacrées à l’analyse des transformations macrosociologiques de l’économie punitive et du châtiment légal dans les sociétés contemporaines (Chantraine, 2004a, 2004b, 2004c ; Cauchie, 2003, 2005 ; Cauchie, Chantraine, 2005 ; Chantraine, Kaminski, 2005), et plus spécifiquement sur une recherche consacrée à l’analyse des rapports sociaux dans les pénitenciers canadiens (Chantraine, 2006, à paraître). Nous explorerons ici la nature des « risques criminogènes », socles essentiels du savoir sur lequel se fonde l’expertise psycho-sociale des détenus, et l’impact de cette expertise psycho-sociale sur l’exercice du pouvoir en détention (Chantraine, Vacheret, 2005).

8 Cet effort de clarification théorique, de comparaison analytique et d’illustration empirique mettra au jour les différentes formes de postures constructivistes et les différents types de projets critiques qui fondent l’analyse sociologique d’un risque particulier, et permettra, in fine, de mieux cerner l’espace de pertinence des analyses d’Ulrich Beck.

1/ La « société du risque »

9 Si, chez Beck, la théorie de l’individualisation a sans doute été la plus discutée, autant pour ses perspectives stimulantes et son imagination sociologique incontestable que pour ses excès présumés – notamment dans la rapidité avec laquelle Beck annonce la mort des classes et des rôles sexués – c’est la théorie de la société du risque (industriel) globalisé qui formera notre point de départ. Ainsi, nous décrirons d’abord le vif intérêt que suscitent les réflexions de Beck sur le risque industriel pour étayer la critique des savoirs dominants (scientifiques, experts et technocratiques) et la dénonciation de leur participation active – à la fois idéologique et pratique – à la production de ce qui est considéré aujourd’hui comme les grandes menaces actuelles qui pèsent sur l’humanité. Cependant, au delà de cet apport consistant, nous suggérerons que l’approche réaliste, uniforme et totalisante d’U. Beck est relativement peu pertinente pour saisir l’inscription d’un risque spécifique dans un régime de gouvernement particulier.

10 La sociologie d’U. Beck, mue par l’idée selon laquelle il est possible de produire une caractérisation générale et globale de l’époque contemporaine à travers un méta-récit, s’inscrit dans une perspective d’analyse de la modernité et du processus de modernisation. Dans ce cadre d’interprétation, la modernité forme une sorte de méta-concept qui sert non seulement à décrire une phase de l’évolution des sociétés mais également à caractériser « le cœur du mouvement qui travaille les sociétés en mouvement » (Bourdin, 2003, 18). La notion de modernité caractérise l’histoire récente des sociétés qui, avec le triomphe du modèle industriel, se sont voulues radicalement en mouvement, se sont donc pensées comme totalement vouées à la modernité, et ont fait une idéologie de cela (ibid.). Dans ce cadre, la théorie de la « société du risque » cherche à dépasser les débats stériles du « isme » : modernité, industriel, post-histoire, etc., et va tenter de fournir une explication positive du présent, saisie comme une phase inaboutie du processus de modernisation, une phase transitoire de la modernité. Ce méta-récit prend ici la forme d’une critique alarmante de la dynamique qui anime l’industrialisme et le capitalisme industriel.

11 U. Beck est guidé par ce qu’il appelle un « optimisme stratégique » marqué par l’affirmation de la nécessité de passer d’une théorie critique de la société à une « théorie

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d’une autocritique sociale » (Beck, 1994a). Les finalités de cette autocritique ne sont ni plus ni moins que d’indiquer la voie que doit nécessairement emprunter l’humanité pour s’extirper de la dynamique fatale de production des méga-dangers industriels qu’elle a elle-même enclenchée. La société du risque se veut donc une description du mouvement par lequel la modernité deviendrait « réflexive » dans le sens où elle mettrait (enfin) radicalement en question sa dynamique, sa structure et la production des dangers qui leurs sont inhérentes. Simultanément, l’ouvrage assume un engagement normatif qui doit précisément, par la mise au jour et la dénonciation des « vrais » risques qui pèsent sur l’humanité, permettre et accélérer cette mise en réflexivité.

1.1 Le « volcan de la civilisation », ou comment les risques sont devenus incalculables 12 Pour Beck, si le passage de la société pré-industrielle à la société industrielle a marqué

une libération progressive des individus à l’égard du savoir religieux et des communautés de territoire, ce processus libérateur s’accompagne d’insécurités diverses qui, ne trouvant plus leur origine dans une réalité extérieure, divine, mais bien au sein des activités humaines, prennent la forme de risques (Cauchie, Hubert, 2002). Rompant avec l’idéologie naïve du « progrès », Beck affirme que dès l’origine du processus d’industrialisation, la production des « maux » (bad) (risques, dangers, menaces, dégradations écologiques) est un corollaire inhérent à la production des « biens » (good) (Beck, 2003 [2002]).

13 Beck (1999) soutient que les pratiques d’assurance privées et publiques ont été essentielles pour la légitimation du développement technique et économique de la société industrielle ainsi qu’à la réalisation d’un consensus autour de l’idée de progrès. La société industrielle trouve les moyens de calculer les risques, de créer une sécurité du présent face aux futurs périls qui sont le produit de la société : dans la société industrielle, les risques étaient prédictibles, calculables, réductibles et assurables. Paradoxalement, cette maîtrise a permis de prendre des risques toujours plus considérables : l’émergence de l’assurance collective face aux risques d’accidents de travail, prémisses de l’État-providence, est un moyen de réduire ces risques, mais aussi une modalité favorable à la prise de risques. Par contraste, une société du risque devient une société non assurée. Elle ne peut pas s’assurer contre le « pire accident imaginable » ou les méga-périls du pouvoir nucléaire et des industries chimiques parce qu’ils abolissent les quatre piliers du calcul du risque : compensation, limitation, sécurité et calcul. En effet, selon Beck, les risques sont maintenant globaux dans le sens qu’il n’est désormais plus possible de les localiser spatialement et temporellement. Les méga-catastrophes écologiques ne sont plus susceptibles d’être compensées monétairement parce que leurs dommages ne sont désormais plus limités. Les risques n’apparaissent bientôt plus comme collatéraux à la marche du progrès, réductibles et résiduels, mais au contraire inassurables, systématiques et inhérents au processus même qui devait en augmenter la maîtrise (Cauchie, Hubert, 2002), mettant en cause l’avenir même de l’humanité.

1.2 Une contestation des savoirs experts et scientifiques 14 Le projet sociologique de Beck est explicite :

« Écrire une sociologie politique et une théorie de la société du risque, c’est par définition écrire une sociologie du savoir, non pas une sociologie de la science, mais bien une sociologie de tous les mélanges, de tous les amalgames, de tous les acteurs qui sont en jeu dans le domaine du savoir, avec leurs connexions et leurs affrontements, leurs principes, leurs ambitions, leurs irrationalités, leurs vérités et leurs incapacités à savoir ce qu’ils prétendent savoir » (Beck, 2001 [1986], 98-99).

15 La construction des risques est donc ici un processus lié aux jeux d’acteurs multiples et variés, à la nature et l’intensité de leurs interactions. Le risque s’inscrit dans une

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conflictualité définitionnelle, éminemment politique. On est proche ici de l’un des types d’explication de la fabrique de risques identifiés par Gilbert (2003, 70) : les modalités de construction sociale des risques dépendent de la diversité des outils mobilisés, des intérêts de chaque catégorie d’acteur à catégoriser un phénomène comme constituant un risque, et de la configuration des réseaux qui constitueront les lieux de la fabrique des risques. La définition sociale des risques reste indéterminée : aucune distribution des rôles et aucune échelle des risques ne permettent de régler a priori les problèmes de mesure et de construction des risques6.

16 Dans ce cadre, l’enjeu – celui des citoyens, des militants lucides, de Beck – est d’opposer aux définitions techno-scientifiques du risque des contre-interprétations radicales, et par là même de visibiliser les évolutions majeures portées par la science sur la base d’un savoir en voie de « féodalisation », trop peu remis en cause ; en d’autres termes, il s’agit de constituer en problème politique et social ce qui était auparavant le domaine réservé de la science, domaine clôturé par des barbelés symboliques érigés à la gloire de sa prétention à la pureté et à la vérité. Dans la continuité d’Habermas, Beck va ainsi s’attacher à démystifier la « véracité » des discours technoscientifiques sur le risque. En décryptant le « faillibilisme » épistémologique qui caractériserait une « scientificisation simple », condamnée, par le biais d’une (re)production de « tabous scientifiques » et de « contraintes objectives », à gérer les symptômes des risques actuels plutôt qu’à en supprimer les causes, l’auteur offre là quelques pages stimulantes et décapantes.

17 Le problème, en effet, est qu’« au regard des risques encourus, le système régulateur qui contrôle ‘rationnellement’ les destructions industrielles ressemble à des freins de bicyclette montés sur un avion supersonique » (Beck, 2001 [1986], 376), et que la techno-science apparaît comme largement complice de cette situation. Non seulement le savoir scientifique et les institutions modernes censés constituer des garanties et fournir des solutions face aux risques ne semblent plus capables de les résorber, mais en outre, ils participent à leur production massive (Cauchie, Hubert, 2002). Les avancées scientifiques et techniques conquièrent un statut de nouvelle téléologie, voire de nouvelle théologie qui s’instaure comme un nouveau dogmatisme.

18 Ici, Beck dénonce en quelque sorte l’enfermement de la science dans ce que Wittgenstein puis Watzlawick (1988b7) appelaient la bouteille à mouche d’une « réalité » apparemment

évidente (avec des affirmations telles que « les remèdes aux risques écologiques doivent être trouvés sur la base d’une rationalité scientifique qui elle seule est capable d’identifier les contraintes objectives sur lesquelles on ne peut pas agir et les données sur lesquelles on peut faire quelque chose pour diminuer ces risques »). Une réalité dont l’ « objectivité » tient pourtant au seul fait que l’on ne la remet pas en question et qu’on l’a aveuglément acceptée comme vraie ; en ce sens précis, ces « évidences » sont d’abord des

réalités idéologiques8. Cette spirale dangereuse, qui, à en croire Beck, risque bien de tourner à l’apocalypse, est d’autant plus vicieuse que l’identification des risques et leurs tentatives de gestion n’assurent en rien un changement d’état d’esprit :

« Le risque est en train de devenir un fonds de commerce. L’insistance sur l’existence de menaces et de risques liés au progrès de la civilisation est loin d’être l’apanage du discours critique ; elle est aussi, en dépit de toutes les résistances et toutes les tentatives de diabolisation – un facteur de croissance économique de premier ordre. On s’en aperçoit très bien lorsqu’on considère l’essor des branches économiques concernées, ou l’augmentation des crédits publics alloués à la protection de l’environnement, à la lutte contre les maladies nées de la civilisation, etc. : le

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système industriel profite des abus qu’il engendre, et il ne s’en tire pas trop mal » (Beck, 2001 [1986], 101).

19 En bref, à l’intérieur de cette bouteille à mouche, le cadre conceptuel ne renferme aucune contradiction alors que, considéré de l’extérieur, ce cadre se révèle constituer un piège qui reconduit les conditions de l’échec auquel on cherche une solution9. En d’autres termes, ce nouveau dogmatisme, s’il n’est pas dénoncé et démonté par une véritable mise en réflexivité – passage de la scientificisation simple à la scientificisation réflexive –, nous condamne au toujours plus de la même chose10.

1.3 Une approche réaliste, uniforme, totalisante

20 L’approche développée par Beck repose sur trois éléments fondamentaux11 :

21 - Une volonté totalisante de saisir l’essence d’une époque à travers le concept de modernité – dont le statut est celui d’une période compréhensive : une époque, une attitude, une forme de vie, une mentalité, une expérience – qui devient alors la catégorie clé de ce type de récit.

22 - Une volonté d’uniformiser le risque de manière à en faire une caractérisation abstraite et générale dans un type de société donné.

23 - Une volonté réaliste de légiférer sur ce que sont les « vrais » risques, par ailleurs devenus incalculables. Plus précisément, les risques sont chez Beck à la fois réels – les méga-menaces écologiques qui pèsent sur l’humanité et participent à la « destruction des fondements naturels de l’activité humaine » – et construits à travers une conflictualité définitionnelle impliquant des acteurs variés (politiques, scientifiques, experts, acteurs et mouvements sociaux) à laquelle le livre prend explicitement une part active.

24 Cette position épistémologique, totalisante, uniformisante et réaliste, vise à démystifier le réalisme « dur » des perspectives techno-scientifiques qui appréhendent le risque comme un hasard, une menace ou un danger objectifs qui existe et qui peut être mesuré indépendamment de processus sociaux et culturels. Les questions clés de ces perspectives – partagées également par une part des sciences cognitives – sont : « quels sont les risques qui existent ? » ; « Comment gérer les risques ? » ; « Comment les gens répondent cognitivement aux risques ? » (Lupton, 1999, 35). À ces perspectives « dures », Beck oppose une position que l’on nommera avec Lupton « constructiviste faible » (weak

constructionist), selon laquelle le risque est bel et bien un hasard, une menace ou un

danger objectif, mais qui est inévitablement médiatisé à travers des processus sociaux et culturels ; il ne peut dès lors jamais être connu en étant isolé de ces processus. La question clé de la théorie de la société du risque est : « quelles sont les relations que le risque entretient avec les structures et les processus qui caractérisent la modernité tardive ? » (Ibid.).

25 Notre propos ici vise à explorer en quoi ce « constructivisme faible », selon lequel les risques existent « objectivement » mais sont également et inévitablement médiatisés et reconstruits par les acteurs sociaux, est effectivement fécond et stimulant12. Mais il consiste aussi à montrer que ce type de constructivisme reste insatisfaisant pour l’analyse sociologique des risques contemporains. Plus précisément, il nous semble qu’en présentant la théorie du risque globalisé comme une sociologie du savoir sur les risques, U. Beck ouvre des pistes importantes, mais que cette sociologie du savoir reste inachevée. En substance, il s’agit ici de prolonger une critique récurrente faite à la théorie de la société du risque selon laquelle l’auteur recherche un tel degré de généralité qu’il évide l’analyse du risque d’une part de sa substance sociologique et de son historicité concrète13. Par

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comparaison, l’approche gouvernementaliste propose une déconstruction plus aboutie qui permet de restituer la dimension stratégique de la production institutionnelle des savoirs sur les risques ; cette dimension fait du risque un outil pour l’orientation des conduites et l’exercice d’un pouvoir particulier sous-tendu par une rationalité politique spécifique.

2/ Risques et gouvernementalité

26 C’est au quatrième cours de l’année 1978 au Collège de France que le philosophe formule son projet de mener une « histoire de la gouvernementalité », saisie comme une nouvelle forme d’exercice du pouvoir, un nouvel art de gouverner caractéristique du libéralisme basé sur la gestion des risques et la sécurisation des populations. La notion de gouvernementalité consacre pour Michel Foucault l’entrée de la question de l’État dans le champ d’analyse des micro-pouvoirs (Senellart, 2004, 397). Cette entrée permet notamment à Foucault de réagir aux objections qui lui sont fréquemment adressées selon lesquelles l’attention accordée aux spécificités des relations de pouvoir et à la texture détaillée des techniques particulières le conduirait à ignorer les relations spécifiques entre l’État et la société (Gordon, 1991). Cette conceptualisation première puis, on le détaillera, son autonomisation relative de la question de la gouvernementalisation de l’État, constituent aujourd’hui une double source d’inspiration conjointe pour la littérature gouvernementaliste, renouvelant notamment l’appréhension sociologique des risques sociaux.

2.1 Risques et rationalité politique

27 La gouvernementalité est définie par Foucault comme une modalité d’exercice du pouvoir qui va émerger au XVIe siècle, prendre son essor avec l’émergence de l’économie et de

l’idée de « population » au XVIIIe, et ce jusqu’à reproblématiser et surplomber l’exercice

de modalités plus anciennes du pouvoir : la souveraineté (relative au système du code légal avec partage binaire entre le permis et le défendu, couplage entre un type d’action interdit et un type de punition) et la discipline (techniques de surveillance et de normalisation). Dans ce cadre, la gouvernementalité constitue une notion polysémique :

« Par « gouvernementalité », je veux dire trois choses. Par « gouvernementalité », j’entends l’ensemble constitué par les institutions, les procédures, analyses et réflexions, les calculs et les tactiques qui permettent d’exercer cette forme bien spécifique, quoique très complexe, de pouvoir qui a pour cible la population, pour forme majeure de savoir l’économie politique, pour instrument technique essentiel les dispositifs de sécurité. Deuxièmement, par « gouvernementalité », j’entends la tendance, la ligne de force qui, dans tout l’Occident, n’a pas cessé de conduire, et depuis fort longtemps, vers la prééminence de ce type de pouvoir qu’on peut appeler le « gouvernement » sur tous les autres : souveraineté, discipline, et qui a amené, d’une part, le développement de toute une série d’appareils spécifiques de gouvernement [et, d’autre part], le développement de toute une série de savoirs. Enfin, par « gouvernementalité », je crois qu’il faudrait entendre le processus, ou plutôt le résultat du processus par lequel l’État de justice du Moyen Âge, devenu aux XVe et XVIe siècles État administratif, s’est trouvé petit à petit

‘gouvernementalisé’ » (Foucault, 2004a [1978], 112).

28 La gouvernementalité désigne donc une forme d’exercice du pouvoir spécifique, et, de l’autre, elle désigne une ère marquée par la prédominance de cette forme de pouvoir sur les autres14. En ce sens, le récit foucaldien est lui aussi un méta-récit qui caractérise l’époque moderne. L’écart par rapport à la théorie de Beck est néanmoins d’emblée notable : là où l’auteur allemand appréhende le « risque » comme le produit d’un processus de modernisation qui semble être lui-même son propre moteur, l’enjeu est ici

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de restituer l’ensemble des savoirs et calculs qui sous-tendent la production d’un « risque » au cœur des transformations des modes d’exercice du pouvoir ; il s’agit en d’autres termes de resituer les savoirs-risques au niveau de la rationalité stratégique qui préside à leur déploiement.

29 Les mécanismes de sécurité, instrument technique essentiel de cette gouvernementalité, marquent ainsi une mutation des technologies du pouvoir spécifiques des sociétés modernes (Foucault, 2004a [1978], 36), indissociables d’une estimation de probabilités et du principe de gestion des risques. Après avoir détaillé minutieusement les principes de sécurisation des villes et de circulation au XVIIIe siècle, ainsi que de la gestion de la

disette aux XVIIe et XVIIIe siècles, Foucault entreprend de tirer d’une analyse fine de la

gestion de la variole (maladie endémo-épidémique grave au XVIIIe siècle) et du

développement des pratiques de vaccination quelques caractéristiques générales de ces dispositifs de sécurité. Il montre en quoi ces dispositifs sont inséparables d’une pensée du phénomène en terme de calcul des probabilités grâce aux instruments statistiques, mettant en œuvre quatre notions essentielles : le cas, le danger, la crise et le risque, « notion tout à fait capitale » (63) qui permet d’appréhender les trois autres15. La « population » devient à la fois la cible et le moyen par lesquels cette forme « gouvernementale » de pouvoir va s’exercer :

« C’est à partir de la constitution de la population comme corrélatif des techniques de pouvoir que l’on a pu voir s’ouvrir toute une série de domaines d’objets pour des savoirs possibles. Et en retour, c’est parce que ces savoirs découpaient sans cesse de nouveaux objets que la population a pu se constituer, se continuer, se maintenir comme corrélatif privilégié des mécanismes modernes de pouvoir » (Foucault, 2004a [1978], 112).

30 À l’aune de cette perspective, les « risques » liés par exemple à l’État-providence et décrits par Beck comme un « donné » auquel l’assurance-risque devait répondre pour poursuivre l’expansion industrielle, retrouvent leur historicité concrète et leur richesse sociologique. Les auteurs d’inspiration gouvernementaliste ont alors pu montrer comment la socialisation du risque a été amalgamée à des formes générales et abstraites de rationalité sociale et politique qui procurent une conception et une image de la société à des disciplines telles que la sociologie et la « nouvelle économie sociale », et une doctrine d’État aux politiciens et aux juristes (Donzelot, 1991). C’est en ce sens que la notion de société peut être autant perçue comme un artefact du risque que vice versa. La Troisième République en France, qui met en pratique un programme d’assurance sociale, est également une période de l’invention de la notion de société comme une réalité sui

generis. L’imaginaire politique de l’État-providence est celui d’une forme contractuelle de

justice qui n’est plus désormais établie par un ordre naturel des droits mais par les conventions de la société et par un idéal selon lequel les charges et parts respectives des membres sont fixées par un contrat social ; contrat qui n’est plus un mythe politique mais quelque chose rendu réel par des moyens techniques (Dean, 1999b). C’est en ce sens que l’assurance-risque a parfaitement épousé cet imaginaire – l’instrument est ici la « concrétisation d’une théorie »16 – en tant qu’elle a fourni « une forme d’association qui combine un maximum de socialisation avec un maximum d’individualisation » (Ewald, 1991, 204). En bref, la technologie du risque assurantiel a permis d’opérationnaliser très concrètement, à la fin du XIXe siècle, la naissance d’une sociopolitique (sociopolitics) au

cœur de laquelle la société devient son propre principe et sa propre fin, sa propre cause et sa propre conséquence (Ewald, 1991, 210). Par gouvernement (du point de vue du)

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« social », il faut donc entendre à la fois un gouvernement par le social (conçu comme réalité sui generis) et un gouvernement au nom du social (Rose, 1996b, 349).

31 En bref, l’analyse de la mise en place progressive des premiers outils d’un État « social » ancré sur une nouvelle gestion des risques (développement des techniques assurantielles, anticipation des conflits en jouant d’emblée sur leurs causes potentielles, mutualisation et bientôt socialisation des risques, invention de la solidarité et des ayants droits, (re)production et protection du marché du travail, (re)production et protection des postes de travail, etc.) (Ewald, Kessler, 2000, 59 ; Brion, 2003, 111) est réintégrée à celle de l’imaginaire politique auquel ces outils donnent une concrétude.

2.2 Analyses particularistes et montée en généralité : fécondité d’un va-et-vient analytique

32 Si Foucault réintègre la question de l’État dans son analyse, il reste néanmoins très attaché à ne pas le doter d’une essence particulière. Senellart montre ainsi que chez Foucault, l’analyse du pouvoir « n’exclut pas plus l’État qu’elle ne lui est subordonnée. Il ne s’agit pas de nier l’État ni de l’installer en position de surplomb, mais de montrer que l’analyse des micro-pouvoirs, loin d’être limitée à un domaine précis, doit être considérée « comme un point de vue, une méthode de déchiffrement valable pour l’échelle tout entière, qu’elle qu’en soit la grandeur » » (Senellart, 2004, 398, citant Foucault, 2004b [1979], 192).

33 Ainsi, dès 1979, la gouvernementalité ne va plus désigner uniquement les pratiques gouvernementales constitutives d’un régime de pouvoir particulier, mais plus généralement encore comme « la manière dont on conduit la conduite des hommes ». La gouvernementalité devient ainsi une grille d’analyse pour les relations de pouvoir en général. Outre les critiques des théories de l’État qu’il sous-entend – l’État n’est ni le monstre froid en face de nous, ni une fonction destinée au développement des forces productives et la reproduction des rapports de production – ce dernier aspect de la notion de gouvernementalité ouvre la grille d’analyse : la gouvernementalité devient coextensive au champ sémantique de la notion de gouvernement (Senellart, 2004, 406-407), entendue au sens large de techniques et procédures destinées à diriger la conduite des hommes (Foucault, 1980). La gouvernementalité est une forme d’activité ayant pour objectif d’influencer, de guider ou d’affecter les conduites d’une ou plusieurs personnes (Gordon, 1991).

34 Sous cette forme, le potentiel analytique de la notion s’ouvre plus franchement, offrant la possibilité de développer l’étude d’objets empiriquement situés. S’inspirant librement de ce cadre d’analyse – c’est-à-dire considérant les propositions du philosophe comme une boîte à outils pour des analyses contemporaines plutôt que comme un dogme historique ou théorique – le projet général des recherches sur la gouvernementalité consiste à explorer les différentes pratiques par lesquelles les autorités et divers organismes sociaux, communautaires et politiques tentent de diriger les actions des individus et des populations au nom d’idées éthiques, de fins politiques, d’une nécessité économique ou de buts sociaux (Dean, 1999b, 132-133). Les adeptes d’une lecture gouvernementale de la réalité sociale proposent des formes d’articulations originales entre, d’un côté, des stratégies gouvernementales – le gouvernement des autres – et, d’un autre côté, les formes de subjectivations individuelles – le gouvernement de soi. La littérature de la gouvernementalité cherche alors à identifier des régimes de gouvernement en révélant la manière par laquelle leurs modes d’exercice du pouvoir dépendent de manières spécifiques de penser, d’agir mais aussi de subjectiver (et d’objectiver) des individus et de

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gouverner des populations (Garland, 1997, 174). Une rationalité de gouvernement signifie une façon de penser la nature d’un gouvernement (qui peut gouverner ? qu’est-ce qui est gouverné ? qui est gouverné ?), de manière à rendre ces formes d’activité pensables et praticables tant aux yeux des opérateurs qu’à ceux sur lesquels on opère (Gordon, 1991). Les « régimes de gouvernement » peuvent non seulement être incarnés dans des dispositifs étatiques mais également dans les pratiques de toute une série d’autres acteurs sociaux (familles, agences privées, mouvements sociaux, collectifs divers, systèmes sociaux). Le « succès » d’un régime de gouvernement dépend ainsi d’une variété d’alliances et de compromis entre divers corps d’expertises, entre divers critères de jugement et enjeux techniques, bien loin d’un État conçu comme entité homogène (Rose, 2000, 323).

35 Il s’agit alors, lorsque la perspective gouvernementaliste croise l’analyse d’un « risque », d’observer, pour chaque type de risque étudié, qu’ils soient criminogènes, sanitaires, assurantiels ou autre (le modèle de l’assurance-risque n’est qu’un exemple parmi d’autres et l’analyse doit également prendre en compte la pluralité des « natures » des risques) les régimes de gouvernement au cœur desquels un « risque » vient s’inscrire. Chaque « mise en risque », chaque « fabrique » du risque fait l’objet d’une étude empirique et non simplement d’une dénonciation globale. La force d’une sociologie gouvernementaliste du risque est de prendre toute la mesure de l’enjeu qui consiste à déconstruire le savoir auquel la production d’un risque donne corps. La rupture théorique avec le réalisme – ou le constructivisme faible – de Beck est nette :

« Le risque est une chose qui n’existe pas en réalité. Le risque est une manière – ou plutôt un ensemble de différentes manières – d’ordonner la réalité, de la rendre sous une forme calculable. C’est une manière de représenter les événements telle qu’ils soient gouvernables de manières particulières, avec des techniques particulières, à des fins particulières. C’est une composante de formes diverses de rationalités calculatrices tournées vers le gouvernement des individus, des collectivités et des populations. Il n’est ainsi pas possible de parler de risques incalculables ou de risques qui échappent aux modes de calculs, et il est encore moins possible de parler d’un ordre social dans lequel le risque serait largement calculable, qui contrasterait avec un autre au sein duquel le risque serait devenu largement incalculable » (Dean, 1999b, 131, notre traduction).

36 Il s’agit également, dans la continuité de Foucault, d’observer l’exercice du pouvoir au delà et en deça de l’État (beyond the State), libéré de la figure, encombrante et déformante pour l’analyse, du souverain ; mais plus largement, il s’agit à la fois d’observer avec tout le particularisme nécessaire l’usage d’un risque dans un régime de gouvernement particulier, tout en gardant à l’esprit que l’ensemble des ces « risques », leur transformation et leur prolifération contemporaine sont autant d’indications des transformations mêmes des mécanismes d’exercice du pouvoir (i.e. d’orientation des comportements) et des modifications des processus de gouvernementalisation de l’État. 37 Cette perspective gouvernementaliste offre donc un cadre analytique souple et fécond17.

D’un côté, elle accorde au travail empirique une place primordiale et s’intéresse à la pluralité des « natures » des risques : loin de vouloir saisir le risque et les formes de gouvernement qui lui sont associées comme un bloc monolithique qui s’imposerait à tous et à tout de manière homogène, l’analyse décrypte au contraire la contingence et le localisme des configurations dans lesquelles l’outil-risque est mobilisé ; l’approche rompt ainsi avec l’approche totalisante ou uniformisante de Beck. D’un autre côté, les gouvernementalistes font l’hypothèse que cette prolifération du risque qui permet

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d’interroger les transformations plus globales des stratégies de gouvernement propre au libéralisme, depuis les formes de gouvernement visant la « solidarité » et le « social », jusqu’aux stratégies néo-libérales de gouvernement d’individus prudents, responsables guidés par la réalisation rationnelle de leurs propres intérêts. Dans cette lignée, la mise en corrélation de la désocialisation et de l’individualisation progressive des risques avec l’émergence d’un mode de gouvernement qui ne gouverne plus à travers le « social »18 mais à travers les aspirations à l’auto-réalisation et les choix régulés des citoyens-consommateurs, semble être aujourd’hui une piste féconde pour saisir l’émergence d’une stratégie de gouvernement ; stratégie que N. Rose nomme « libéralisme avancé » (Rose, 1996b). Cette stratégie en émergence constituerait alors une hypothèse globale pour expliquer la sophistication, l’apparente omniprésence et peut-être aussi l’isomorphie de bon nombre des risques contemporains19.

38 Ainsi, tout en s’attachant à décrire, sur la base d’un travail empirique, les particularités de chaque risque étudié, la perspective gouvernementaliste n’abandonne pas pour autant l’enjeu fondamental que Beck a bien pointé, qui consiste à interpréter le phénomène de prolifération contemporaine des risques sociaux, prolifération qui ne peut être le fruit d’un pur hasard historique. C’est ce va-et-vient analytique que nous voudrions maintenant mettre en valeur à travers l’exemple des usages du risque dans l’économie punitive des sociétés occidentales contemporaines.

3/ Risque(s) et pénalité

39 La sociologie du crime20 et du châtiment légal constitue un domaine de prédilection pour l’approche gouvernementaliste : la gestion de la déviance et l’organisation de l’économie punitive s’inscrivent pleinement au cœur des « technologies de sécurité » basées sur le calcul statistique et la gestion des populations, et le champ d’étude offre de multiples occasions d’explorer, à travers les problèmes de légitimité, de fonctionnement pratique, de crise, de réformes ou encore d’endogénisation de la critique21, la reconfiguration et la problématisation du triptyque souveraineté-discipline-gouvernement qui caractérise l’exercice libéral du pouvoir politique. Dans ce cadre, l’analyse des usages de la notion du risque dans le système pénal – que ce risque caractérise les personnes, les lieux, les situations ou les politiques – alimente les débats actuels entre sociologues, socio-criminologues et pénalistes sur les transformations contemporaines de la pénalité. 3.1 Risque et gouvernement du crime : l’hypothèse d’une transformation globale

40 Parmi les grandes lignes ordonnatrices du débat contemporain, l’hypothèse d’une mutation pénologique globale est, de fait, l’une des plus visibles et l’une des plus débattues actuellement (surtout dans la littérature anglophone, mais pas uniquement). L’hypothèse, massive, d’abord portée brillamment par Feeley et Simon (1992), peut s’énoncer succinctement comme suit : à une ancienne pénologie, propre à l’État-providence, basée sur la recherche des causes sociales du crime et le traitement correctif des infracteurs, se substituerait une « nouvelle pénologie » (new penology), basée sur la gestion actuarielle (statistique) des risques et le traitement de l’impact du crime.

41 Sans nécessairement s’y réduire, le gouvernement « social » du crime (« l’ancienne pénologie ») était porteuse d’une idéologie correctionnaliste et d’un idéal réhabilitatif. La loi pénale est mobilisée en vue de contraindre des individus à réintégrer le social et, au besoin, à se soigner en vue de cet objectif. La responsabilité est autant individuelle que collective, mais la première est toujours pondérée par l’examen des déterminations sociales qui ont joué sur l’infracteur (avantages et désavantages que conféraient son entourage familial, son groupe social et plus largement son inscription

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socio-économique). Le gouvernement « social » du crime, qui repose donc sur une pénologie clinique, individualisée et orientée sur la réhabilitation, suppose en outre une implication croissante de l’État dans la gestion du contrôle de la déviance, une différenciation croissante et une classification des déviants en catégories séparées, une ségrégation des déviants dans des ‘asiles’ (pénitenciers, prisons, hôpitaux fermés), ainsi que le déclin de toute punition qui implique l’infliction publique d’une douleur physique (Cohen 1985, 13-14).

42 La crise de l’État-providence aurait trouvé un écho significatif dans le domaine pénal, à travers une critique et une remise en question générale de l’idéal réhabilitatif au sein de nombreux systèmes pénaux occidentaux22. C’est dans ce cadre que la théorie critique de la nouvelle pénologie (Feeley, Simon, 1992) prend forme et qu’elle (d)énonce le passage d’un modèle réhabilitatif individualisé à une gestion stratégique et administrative de populations à risque23. Les discours et pratiques, outillés par le calcul du « risque », traduiraient l’avènement progressif d’une rationalité pénale non plus orientée vers les individus et leur transformation mais vers la gestion efficace de populations collectives. Cette nouvelle pénologie serait moins concernée par la responsabilité, la faute morale, le diagnostic, l’intervention et le traitement du délinquant que par son identification, sa classification, sa catégorisation et sa gestion, en tant qu’il est désigné comme appartenant à un groupe dangereux ou indésirable : « à risque ». Il s’agirait, par l’utilisation de techniques actuarielles, de calculer et de cartographier la distribution des groupes et des conduites à risque pour en minimiser l’impact (Chantraine, 2004c). La nouvelle pénologie renvoie ainsi à une conception du gouvernement « qui conduit peu à peu à l’abandon des fins sociales substantielles de la pénalité (normalisation, punition) au profit de fins managériales, et qui encourage ainsi un continuum gardien, à savoir un ensemble de ressources à allouer en fonction du degré de contrôle requis par le profil de risque des individus pénalisés d’une part, de leur coût d’autre part » (Brion, 2001). Inscrit au cœur d’évaluations portant davantage sur l’effectivité de procédures que sur les résultats que ces dernières peuvent produire (Dean, 1999b), l’usage du risque concourt à produire une intervention pénale dépouillée de tout objectif de transformation (de groupes) d’individus. En privilégiant la prévention et la simple gestion du rapport coûts/risques sur le traitement, le gouvernement du crime se met en porte-à-faux avec les criminologies et les pénologies modernes qui supposent que l’infracteur individuel peut être différencié et corrigé. L’intervention pénale préfèrera alors le traitement de données statistiques au traitement clinique, la gestion efficace de populations collectives à l’individualisation des sanctions.

43 La première serait motivée par ses finalités sociales, la seconde par l’efficacité de ses procédures. La première coïnciderait avec l’ethos d’un gouvernement à travers le « social », la seconde serait propre au souci d’efficacité néo-libérale. Le passage de l’une à l’autre – ou du moins leur mise en concurrence – serait l’une des causes de l’effritement de la réhabilitation comme mission première du système pénal, au profit de mesures dites d’ « incapacitation », ou de neutralisation. Ce récit théorique et synthétique, dont on ne donne ici que la trame essentielle, propose ainsi une conceptualisation forte pour tenter d’interpréter les transformations macrosociologiques du gouvernement du crime, soit l’essor d’une punitivité dite néo-libérale, qui accompagnerait le « tournant punitif » des sociétés occidentales contemporaines – tout particulièrement perceptible aux États-Unis. 44 La grande variété des domaines où l’outil risque est mobilisé dans le champ du contrôle du crime (prévention, prédiction, traitement du crime) accentue la force suggestive de

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l’hypothèse, comme il multiplie les occasions de la mettre à l’épreuve empiriquement, offrant là la possibilité d’un va-et-vient fécond entre analyses particularistes et effort prudent de montée en généralité. Nous voudrions donc maintenant poursuivre l’illustration de la démarche en présentant quelques résultats d’une recherche consacrée à l’analyse des rapports sociaux dans les pénitenciers canadiens24.

3.2 Gestion des risques et rapports de pouvoir dans les pénitenciers canadiens

45 Le système pénitentiaire fédéral canadien constitue une configuration relativement singulière : percée des droits des détenus depuis près de 30 ans, ouverture significative de la prison à un ensemble d’intervenants des champs juridiques, administratifs, politiques et associatifs, promotion et renforcement d’une sécurité dite "active" via l’implication des surveillants dans un modèle de détention basé sur la communication et les relations personnalisées, etc. Nous nous focaliserons ici sur un aspect particulier de cette configuration : la production de l’expertise psychologique outillée par un savoir-risque spécifique, et l’impact de cette expertise sur l’exercice du pouvoir en détention.

46 Dans le but de rationaliser les diverses prises de décisions à l’égard des populations captives et plus spécifiquement celles prises en matière de libérations conditionnelles, un processus formel et structuré alliant l’évaluation de facteurs de « risque de récidive » à une planification correctionnelle d’intervention, a été mis en place au début des années 1980. Ce système repose sur l’hybridation d’une gestion actuarielle (statistique) des « risques » et d’un mode de pensée clinique, structuré autour de l’identification des « besoins » ou « facteurs criminogènes » dynamiques des détenus.

47 La mobilisation de la notion de « risque » outille à la fois le mode de hiérarchisation du contrôle exercé sur les détenus via la mise en place d’établissements pénitentiaires diversifiés selon des cotes sécuritaires (unités spéciales de détention, établissement de sécurité maximale, moyenne, minimale), et la production de savoirs dans le domaine de l’expertise psychosociale des détenus. En bref, le dispositif de sécurité paramilitaire et guerrier-défensif de chaque établissement se redouble d’un continuum sécuritaire d’ensemble, sous-tendu par la production de savoirs individualisés qui doivent permettre d’assurer une circulation fluide et maîtrisée des détenus d’un type d’établissement à un autre, selon le degré de coercition jugé requis pour chaque détenu en fonction des « risques » qu’il est considéré représenter.

48 Parallèlement, les « problématiques criminogènes » considérées à l’origine de la délinquance sont appréhendées et définies comme des « besoins » individuels. L’action sur les « besoins » ou facteurs criminogènes s’enracine sur un processus de responsabilisation qui ne se fonde pas (ou plus) prioritairement sur les notions de cause ou de faute, mais plutôt sur un pôle « motivationnel », et la mise en avant de valeurs psychologiques individuelles, telles « l’initiative personnelle », « l’implication », la « prise en main personnelle » du détenu, etc. Les modes de construction catégorielle de ces besoins visent, autant que faire se peut, à organiser un plan correctionnel d’intervention par les agents de libération conditionnelle en détention.

49 L’objectif de l’intervention sur les besoins est de diminuer les risques que la personne est considérée présenter pour la collectivité. C’est sur cette base que l’ensemble des décisions concernant tant le placement en établissement que les possibilités de sorties anticipées sont prises. Elles donnent l’espoir au détenu d’obtenir une sortie après avoir purgé 1/3 de sa sentence ou d’être détenu dans un environnement relativement moins coercitif (d’un établissement de sécurité maximale vers un établissement de sécurité moyenne, d’un établissement de sécurité moyenne vers un établissement de sécurité minimale, etc.). Par

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ce biais, la participation aux programmes thérapeutiques est, de fait, réintégrée au jeu des privilèges qui caractérisent le fonctionnement de toute prison ; l’enjeu sociologique a consisté à saisir l’impact concret de cette « réintégration » sur l’économie relationnelle en détention (Chantraine, Vacheret, 2005).

50 L’analyse de cette réintégration a montré que les programmes psychosociaux basés sur l’hybridation des risques et des besoins s’inscrivent dans une donne qui n’épouse plus strictement le projet disciplinaire. Un aspect important de ces savoirs et techniques réside en effet dans le fait que ces programmes ciblés et « adaptés » aux « besoins » du détenu visent toujours la création d’un sujet normativement discipliné mais surtout que cette discipline implique désormais la construction d’un gérant prudent de ses risques/ besoins, responsable et capable d’identifier ses sources de risques, ses ressources et les situations qui peuvent produire un comportement criminel (O’Malley, 1992). En bref, le medium de la discipline n’est plus tant, comme M. Foucault l’avait décrit, une anatomie politique du corps mais de plus en plus (l’injonction à) l’autonomie, conçue comme le pivot à partir duquel le détenu est censé partager les objectifs des programmes et des experts. Le pouvoir de l’expert ne s’exerce pas de manière négative et répressive mais de manière incitative, et la grande force de cette modalité d’exercice du pouvoir tient au fait que son caractère arbitraire est beaucoup plus difficile à établir, puisqu’il s’auto-institue et s’auto-légitime non plus sur l’impératif de l’ordre, mais sur un savoir validé scientifiquement (Chantraine, 2006, à paraître).

51 Selon Hannah-Moffat (2005), qui a largement contribué à dynamiser la recherche critique sur ce thème, l’alignement du « risque » de récidive sur les « besoins » du prisonnier contribue l’appréhension du détenu comme un « sujet à risque évolutif », qui – à la différence des « sujets à risques fixes » – est propice aux interventions thérapeutiques ciblées25. Cet alignement permet ainsi de réaffirmer la nécessité de réintégrer le délinquant dans la communauté et de réduire les risques de récidive, et ce au delà des principes de gestion actuariels des risques. L’inclusion des « besoins » du prisonnier dans le calcul du risque reconfigure les efforts interventionnistes et lie les stratégies de gestion du risque à des stratégies réhabilitatives sous-tendues par une théorie psychologique et normative de la personne incriminée. En résumé, l’association risque-besoin et le mode de pensée hybride (clinique-actuariel) sur lequel elle repose forge le cœur d’un modèle néo-correctionnaliste. Le fonctionnement des établissements pénitentiaires canadiens infléchit ainsi l’hypothèse d’une opposition binaire entre le « welfare » d’un côté, la « gestion actuarielle des risque » de l’autre. K. Hannah-Moffat décrit ainsi un régime de gouvernement mixte qui n’est plus « social », mais qui ne relève pas non plus de la (seule) nouvelle pénologie (O’Malley, 1999). On assiste plutôt à un renouvellement de l’association problématique de la sûreté et de la correction (double vocation formelle qui caractérise de nombreux systèmes carcéraux contemporains), plus qu’à la disparition de cette seconde mission sous le coup de l’essor d’une nouvelle pénologie.

52 Trois remarques conclusives importantes doivent être émises ici.

53 D’abord, si l’analyse du risque constitue une porte d’entrée analytique pour explorer l’effritement incontestable d’une pénologie de l’État-providence et d’un welfarisme pénal au profit de nouveaux modes de contrôle et de gestion du crime influencés par le néo-libéralisme, la rigueur empirique et la prudence interprétative rappelle l’erreur qui consisterait à substituer une approche totalisante (la société du risque par exemple) à une autre. Il ne faudrait pas que la dénonciation de la pensée néo-libérale dans un cadre gouvernementaliste devienne à son tour une doxa paresseuse et sans finesse qui ferait de

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cette rationalité politique l’explication des changements de tout ordre (Franssen, 200226). La nouveauté procède par aménagement, par complexification et superposition plutôt que par suppression et remplacement ; en outre, la nouveauté est relative et les temporalités se chevauchent » (Franssen, 2002, 239 ; voir également Garland, 1985, 76). Ainsi, si les réflexions originelles de Feeley et Simon ont ouvert l’espace de réflexion d’une manière remarquable, on sait maintenant que non seulement les techniques actuarielles n’ont pas constitué l’unique alternative à la pénologie correctionnaliste, mais que la mutation elle-même a largement été surestimée (Simon, Feeley, 1995 ; Garland, 1995 ; O’Malley, 2004, ch. VII). Il s’agit donc, au cas par cas, selon les études et les contextes nationaux spécifiques, de débattre, critiquer, infléchir, tester l’hypothèse de la nouvelle pénologie (voir O’Malley, 1992 ; Crawford, 2001 ; Brion, 2001, 2003 ; Mary, 2001 ; Kaminski, 2002 ; Chantraine, 2004b pour n’en citer que quelques-uns).

54 Ensuite, et conséquemment, il est plus prudent d’admettre que les savoirs-risques sont flexibles et capables de s’inscrire dans une multiplicité de stratégies pénales et correctionnelles. Outre la variété des domaines où l’outil risque est mobilisé (prévention, prédiction, traitement), la lecture de la littérature académique relative au contrôle du crime impose d’abord le constat d’une grande polymorphie normative qui peut être faite de l’usage du risque – normativité d’autant plus invisibilisée que le risque se présente comme une donnée « scientifique », « apolitique » et « neutre ». Les politiques de « prévention situationnelle » des risques ne sont pas l’équivalent d’une politique de réduction des risques en matière de drogues, tout comme la « gestion actuarielle des risques » n’est pas, on vient de le décrire, l’équivalent d’un traitement dynamique et personnalisé des « risques » et de la « dangerosité » d’une personne incarcérée. Ainsi, la catégorie-risque, si elle n’est pas déconstruite, masque l’hétérogénéité des politiques publiques et sous-estime les tensions et les fractures idéologiques à l’intérieur même du système pénal, ainsi que la coexistence simultanée, dans les discours comme dans les pratiques, de divers régimes et rationalités de gouvernement.

55 Enfin, l’approche gouvernementaliste n’est en rien exclusive d’autres perspectives théoriques et méthodologiques. Elle vient au contraire compléter et enrichir d’autres étapes de la production de connaissance sociologique. Ainsi, par exemple, la recherche consacrée aux rapports sociaux dans les prisons canadiennes prolongeait la mouvance interactionniste qui sous-tend traditionnellement la recherche de terrain en milieu carcéral. Plus précisément, notre double optique (gouvernementaliste et interactionniste) a permis d’opérer une coupe analytique bi-face : isoler, d’un côté, les traces d’un projet punitif correctionnaliste et d’une gouvernementalité pénitentiaire partiellement renouvelés, et, d’un autre côté, faire émerger les règles des interactions de la vie quotidienne et comprendre les expériences des acteurs en détention. C’est l’analyse du frottement entre ces deux ensembles et la manière dont le premier surdétermine le second ou pas (enrôlements, contre-conduites, résistances, lignes de fuites, mises à l’abri, écarts pragmatiques, déconnexion) qui constitue le véritable objet de l’étude. Ainsi, loin d’une représentation d’un sujet passif face à un projet de régulation des conduites dans lequel l’acteur s’appliquerait à mobiliser toutes ses ressources personnelles pour s’auto-transformer en suivant les programmes qu’on lui prescrit, l’analyse des entretiens a fait émerger trois formes principales de réaction par rapport au rôle qu’il est censé endosser : l’ « enrôlement27 », la « conformité tactique28 », le « rejet29 », ainsi qu’une critique ordinaire solide et polymorphe de ces expertises psychologiques, axée principalement sur la dénonciation de leur caractère arbitraire, incertain et aléatoire, et, surtout, de

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l’instrumentalisation de l’expertise à des fins de production de l’ordre carcéral via un chantage à la libération conditionnelle.

Conclusion

56 On a situé la question clé de la théorie de la société du risque (« quelles sont les relations que le risque entretient avec les structures et les processus qui caractérisent la modernité tardive ? ») comme s’opposant à l’approche techno-scientifique du risque. Là, l’approche gouvernementaliste du risque, relevant du « constructiviste fort » (strong constructionnist), oppose à cette question clé une autre : « comment les discours et les pratiques sur et autour du risque opèrent dans la construction de la subjectivité et de la vie sociale ? » (Lupton, 1999, 35). En épousant le projet intellectuel de Foucault d’étudier les conditions historiques du savoir vrai, un des enjeux des gouvernementalistes sera d’ausculter les différents modes de calcul du risque, les technologies politiques et morales, ainsi que les imaginaires sociaux qui utilisent le risque et ses techniques tout en puisant en lui leur inspiration (Dean, 1999b).

Continuum des approches ÉpistÉmologiques du risque dans les sciences sociales30

Perspectives et théories associées

Position épistémologique Questions clés Perspectives

technoscientifiques Réalisme : Le risque est un hasard, unemenace ou un danger objectif qui existe et qui peut être mesuré indépendamment de processus sociaux et culturels, mais dont l’interprétation peut être déformée ou biaisée dans un cadre socioculturel donné.

Quels risques existent ? Comment devrions-nous les gérer?

THÉORIE DE LA « SOCIÉTÉ DU RISQUE »

Constructivisme faible : Le risque est un

hasard, une menace ou un danger objectif qui est inévitablement médiatisé par des processus socioculturels ; il ne peut dès lors jamais être saisi indépendamment de ces processus.

Quelles sont les relations que le risque entretient avec les structures et les

processus qui

caractérisent la modernité tardive ? Approche

gouvernementaliste Constructivisme fort : Rien n’est risque ensoi. Ce que nous concevons comme un « risque » (ou un hasard, une menace, un danger) est le produit de « manières de voir » historiquement, socialement et politiquement contingentes.

Comment les discours et les pratiques sur et autour du risque opèrent dans la construction de la subjectivité et de la vie sociale31 ?

57 Là où Beck appréhende le risque comme une caractéristique de la condition ontologique des humains à l’intérieur de formes sociales actuelles, les gouvernementalistes l’appréhendent comme une composante d’assemblages de pratiques, de techniques et de rationalités orientées vers le « comment gouverner ». Si, pour Beck, le risque forme un principe axial qui caractérise les types de sociétés et les processus qui les modifient, il est

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avant tout, dans l’explication « gouvernementaliste », une rationalité calculatoire attachée à différentes techniques assorties en vue de la régulation, la gestion et l’arrangement de la conduite humaine au service de fins spécifiques et aux effets précis mais pour certains imprévus. Enfin, là où Beck appréhende le risque dans le cadre d’une « société du risque » comme une entité globale naissante à l’intérieur des processus de modernisation, les notions de risque, dans la perspective gouvernementaliste, sont appréhendées comme des représentations spécifiques qui donnent à la réalité une forme propice à différents types d’action et d’intervention (Dean, 1999a, 1999b32).

58 Les lectures beckiennes et néo-foucaldiennes des risques ne sont cependant pas totalement irréconciliables. Qu’ils soient « faibles » ou « forts », les constructivismes développés ici relèvent en effet d’abord de ce qui est commun à tout projet constructiviste : une volonté de sensibilisation critique sur quelque chose de particulier (Hacking, 2001 [1999], et ne cèdent en rien à un constructivisme universel, ce que I. Hacking (1975, 182) appelle « l’idéalisme linguistique », doctrine selon laquelle n’existe que ce dont on parle, et que rien n’aurait de réalité avant que l’on ait dit ou écrit quelque chose à son propos33. Une posture constructiviste « forte » sur un fait social particulier – un groupe, un genre, un savoir, un risque – n’implique pas nécessairement une ontologie radicalement constructiviste des faits sociaux, mais s’inscrit, plus simplement (et originellement) dans une volonté du chercheur de déstabiliser, par la déconstruction, l’observation et l’érudition, une forme de pouvoir qui s’exerce sur la base d’un savoir au moins partiellement arbitraire et dont la problématisation critique lui apparaît comme relevant d’une urgence politique particulière. Ainsi, force est de reconnaître que bien que le fossé théorique entre la théorie de la société du risque et l’approche gouvernementaliste soit indéniable, toutes deux partagent, du moins dans leur noyau dur, le même désir de démystifier un ensemble de savoirs scientifiques et institutionnels. Prendre acte de ce premier axe de rapprochement permet en retour de ne pas jeter, chez Beck, le bébé de la critique industrielle avec l’eau du méta-récit totalisant. Débarrassé de ses prétentions généralisantes, La société du risque reste un ouvrage d’une importance majeure pour remettre en question la toute puissance scientifique-experte dans ses prétentions à garder le monopole du traitement des risques industriels34.

59 Le livre de Callon, Lascoumes et Barthe (2001) peut nous aider à comprendre plus profondément l’apport précieux et les limites des propositions développées dans La société

du risque. Sur la base d’une observation de terrain, les auteurs montrent comment un réel

dialogue démocratique entre « experts » et citoyens « ordinaires » fait éclater les prétentions des experts à isoler seuls la totalité des variables pertinentes pour traiter d’un problème scientifique : ce problème « scientifique » apparaît alors comme un problème éminemment « social » dont la complexité ne peut être appréhendée qu’au terme d’un croisement des points de vue, croisement qui résulte d’une série de débats démocratiques intenses. L’exploration concrète de ces formes de « démocratisation de la démocratie » au sein des « forums hybrides » redouble, en contre-exemple, la force des passages où Beck démontre le « faillibilisme scientifique » et les opérations par lesquelles les différents experts entendent défendre leur pré-carré, loin des préoccupations de la société civile pourtant essentielles à la compréhension des phénomènes considérés ; ces descriptions redoublent également l’intérêt de l’inquiétude de Beck lorsqu’il annonce l’incompatibilité entre l’activité démocratique et une politique uniquement basée sur une certaine forme de gestion des risques :

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La société du risque a tendance à générer un totalitarisme « légitime » de la prévention qui, sous couvert d’empêcher que ne se produise le pire, finit par créer, selon un mécanisme trop bien familier, les conditions d’apparition de ce qui est encore pire. Les « effets induits » politiquement par les « effets induits » de la civilisation menacent le système politico-démocratique dans son fondement même. En face des dangers systématiquement produits, on se retrouve coincé entre la Charybde du renoncement et le Scylla de la destruction des principes démocratiques de base, sapés par l’autoritarisme et la répression. Sortir de cette alternative, voilà l’une des tâches principales de la pensée et de l’action démocratique dans le futur contemporain de la société du risque (Beck, 2001 [1986], 145).

60 Si l’analyse de Callon, Lacoumes et Barthe permet de souligner les apports de Beck, ces mêmes auteurs montrent bien en quoi la notion de risque, trop figée et déjà soumise à la seule parole experte, porte en elle ses propres limites ; les auteurs lui préfèrent la notion d’incertitude, beaucoup plus ouverte sur l’avenir. La distinction permet de comprendre un peu mieux pourquoi la tentative d’imposer le risque comme un paradigme global et totalisant présente le danger de sous-tendre des projets politiques a priori largement éloignés de ceux que Beck prétend désirer, à savoir le renouveau de la démocratie par l’extension de la politique à tous les domaines de la vie (Beck, 2001 [1986], 395-399). Obnubilée par la catégorie du risque, la politique tend à se réduire à la négociation des risques et à leur distribution. « Dans une telle perspective, l’enjeu pour les acteurs n’est pas de partir à la recherche d’un monde commun, encore inconnu, mais d’en choisir un parmi tous ceux qui sont connus ou anticipables (…) [Faire du risque] le premier et le seul point de l’ordre du jour, c’est refuser par une sorte de mépris aristocratique, de prendre au sérieux les multiples tentatives faites par les acteurs pour inventer les formes d’organisation des forums hybrides qui leur permettent non pas de choisir entre des scénarios mais de les concevoir » (Callon et al., 2001, 31235). C’est donc en relisant Beck sur la base resserrée d’une critique de la récupération par les experts eux-mêmes (le toujours

plus de la même chose évoqué plus haut)36 des conceptions des « risques » industriels et des « bonnes manières » de les gérer, bref en reconstruisant les opérations de mise en risque et en objectivant l’imaginaire politique au sein duquel il se déploie (les conceptions du rôle des experts), que Beck redevient le plus intéressant ; au delà de l’actualité politique incontestable du questionnement, cela commence à ressembler fortement à une lecture gouvernementaliste du phénomène.

BIBLIOGRAPHIE

Baker, T., Simon, J. (Eds.) 2002, Embracing Risk. The Changing Culture of Insurance and Responsability, Chicago, University of Chicago Press.

Baudrillard, 1997 [1978], À l’ombre des majorités silencieuses ou la fin du social, Paris, Sens & Tonka. Beck, U., 1994a, "D'une théorie critique de la société vers la théorie d'une autocritique sociale",

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