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Le paradigme coopératif : une matrice philosophique dévoilant "l'Homo cooperatus" pour une oikonomia renouvelée

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Academic year: 2021

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Le paradigme coopératif : une matrice

philosophique dévoilant l’Homo cooperatus

pour une oikonomia renouvelée

Thèse

André Martin

Doctorat en philosophie de l’Université Laval

offert en extension à l’Université de Sherbrooke

Philosophiae Doctor (Ph.D.)

Faculté des lettres et sciences humaines

Université de Sherbrooke

Sherbrooke, Canada

Faculté de philosophie

Université Laval

Québec, Canada

© André Martin, 2016

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RÉSUMÉ

La présente thèse porte sur des postulats philosophiques qui fondent l’activité coopérative. La coopérative est une association de personnes réunies sur une base volontaire afin de satisfaire des aspirations et des besoins d’ordre économique, social et culturel par le biais d’une entreprise collective où le pouvoir est exercé démocratiquement. Une représentation particulière de l’être l’humain, un cadre normatif spécifique et des finalités existentielles singulières se dégagent de cette définition. Ainsi, de la coopérative émerge une autre vision du monde. Par conséquent, elle contraste avec le paradigme dominant actuel de type économiste, qui base toute sa praxis sur la logique interne de l’homo œconomicus et des valeurs qui transcendent cette posture héritée du libéralisme classique et confirmée par le nouveau libéralisme du 20e siècle. Hautement influencé par cette représentation du monde,

l’Occident est toujours aux prises avec les conséquences sociales, économiques, politiques, culturelles que provoque un système dont la chrématistique institutionnalisée tente de subordonner le politique et le du social à l’économique, conduisant ainsi au réductionnisme anthropologique et éthique. Devant l’impasse qu’il suscite, bon nombre d’auteurs en questionnent actuellement la pertinence et la justesse. Cela conduit aussi à l’évaluation d’un changement de paradigme pour notre temps et à l’analyse d’alternatives. Une question se pose : le coopératisme, malgré la méconnaissance de son objet, voire sa marginalité, peut-il être considéré comme un paradigme ayant des attributs suffisamment développés pour se présenter comme une perspective convenable pouvant répondre aux attentes d’aujourd’hui? Cette recherche tente d’analyser cette possibilité en resituant la coopérative dans un contexte paradigmatique et en revisitant les caractéristiques philosophiques et éthiques de l’homo cooperatus, c’est-à-dire cette personne comme être singulier, dynamique et multidimensionnel incorporé dans une communauté humaine concrète. Inspiré de l’idéal démocratique républicain et influencé par le libéralisme et le socialisme, le coopératisme propose un ensemble de valeurs qui s’imbriquent les unes dans les autres comme un tout ouvrant des perspectives différentes de développement d’humanité. L’analyse exposée dans cette thèse présente le coopératisme comme une alternative contemporaine qui tente de redonner à l’économie, comme oikonomia, toutes ses lettres de noblesse en intégrant continuellement cette dimension dans les autres sphères humaines qui se voient, par le fait même, rééquilibrées. Cette multidimensionnalité coopérative repositionne la personne au cœur d’un projet personnel et social d’envergure. Le coopératisme se dévoile ainsi comme la possibilité d’une démocratisation de l’économie. Il possède en son sein les caractéristiques philosophiques et éducatives nécessaires capables de susciter une transformation de la pensée et des institutions. Ainsi, le coopératisme ne se présente pas seulement comme une entreprise au sens classique du terme, mais aussi comme une école d’apprentissage démocratique et comme un paradigme à part entière capable de confronter l’actuel aux prises avec des anomalies qu’il tarde à résoudre. Le cadre normatif proposé par le coopératisme et la matrice anthropologique qu’il renferme nous portent à penser qu’il peut définitivement vaincre sa marginalité et s’inscrire comme un ouvrage de reconstruction du bien commun et d’un vivre ensemble authentique. En bref, le coopératisme est aussi une œuvre civilisationnelle pour notre temps.

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TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ ... iii

LISTE DES ABRÉVIATIONS, DES SIGLES ET DES ACRONYMES ... vii

REMERCIEMENTS ... xi

INTRODUCTION ... 1

CHAPITRE 1 - LA PROBLÉMATIQUE ... 11

1.1 SITUATION SOCIOÉCONOMIQUE ACTUELLE : UNE IMPASSE À RÉSOUDRE ... 14

1.1.1 Mise en contexte : l’économisme ... 17

Oikonomia ... 18

Chrématistique ... 21

1.1.2 Fondements du modèle socioéconomique actuel : vers l’homo œconomicus ... 23

Une dimension de propriété ... 24

John Locke : liberté et propriété ... 26

Adam Smith : la division du travail et l’importance du marché ... 38

Friedrich Hayek : l’ordre spontané et l’individualisme ... 46

Conséquences humaines ... 54

Remise en question ... 67

1.2 ÉPOQUE À LA RECHERCHE DE CHANGEMENTS ... 71

1.3 COOPÉRATISME : UNE ALTERNATIVE RAISONNABLE ... 79

1.3.1 Trois tendances coopératives ... 80

Léon Walras et l’école néoclassique ... 81

Le socialisme et Jean Jaurès ... 89

Charles Gide et la République coopérative ... 109

Quelques précisions sur les coopératives ... 113

1.3.2 Méconnaissance du modèle coopératif ... 121

1.3.3 Difficultés de la gestion coopérative ... 124

1.3.4 La coopérative : une autre vision du monde ... 129

1.4 MISE EN PERSPECTIVE DE LA QUESTION DE RECHERCHE ... 131

CHAPITRE 2 - LES RÉFÉRENTS CONCEPTUELS ... 137

2.1 NOTION DE PARADIGME ... 139

2.1.1 Science normale ... 149

2.1.2 Étape de transition vers la révolution scientifique ... 153

2.2 PARADIGME ET SOCIÉTÉ ... 159

2.2.1 Système social ... 159

2.2.2 Vision du monde délimitée ... 162

2.3 PARADIGME ET ÉDUCATION ... 167

2.3.1 Educare comme formation ... 171

2.3.2 Educere comme éducation ... 173

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2.3.4 Changement de paradigme et éducation ... 182

2.4 NOUVEAUTÉ PARADIGMATIQUE ... 187

2.4.1 Influence cartésienne ... 188

2.4.2 De la complexité ... 193

2.5 NOTRE GRILLE DE LECTURE ... 197

CHAPITRE 3 - LES PERSPECTIVES PHILOSOPHIQUES DU PARADIGME COOPÉRATIF ... 201

3.1 QUELQUES REPÈRES HISTORIQUES ... 202

3.1.1 Jean Jacques Rousseau et la notion de république ... 206

3.1.2 Question de propriété collective ... 220

3.1.3 Quelques penseurs-praticiens coopératifs ... 223

Robert Owen (1771-1858) ... 225

Louis Blanc (1812-1882) ... 227

William King (1786-1865) ... 228

Philippe Buchez (1796-1865) ... 229

Les Pionniers équitables de Rochdale (1844) ... 232

3.2 HOMO COOPERATUS : VERS UNE ANTHROPOLOGIE COOPÉRATIVE ... 244

3.2.1 Personne ou individu... 246

3.2.2 Collaborateur ou coopérateur ... 253

3.2.3 Homo cooperatus, homo ethicus ... 259

3.2.4 Éducateur ou formateur ... 267

3.3 VALEURS COOPÉRATIVES ... 273

3.3.1 Idéal démocratique : liberté et égalité ... 273

3.3.2 Solidarité, équité et responsabilité ... 279

3.4 FINALITÉS COOPÉRATIVES ... 286

CHAPITRE 4 - UNE DISCUSSION PHILOSOPHIQUE ... 297

4.1 APPORT DE KARL POLANYI ... 299

4.1.1 Une lecture de Polanyi aujourd’hui ... 301

4.1.2 Économie encastrée dans le social ... 308

4.1.3 Notion de mouvement ... 315

4.1.4 Continuité de l’avènement du nouveau libéralisme ... 318

4.2 COOPÉRATISME : UN PARADIGME D’AVENIR ... 321

4.2.1 Chrématistique à réquisitionner ... 323

4.2.2 Nouvelle oikonomia à caractère coopératif ... 326

4.2.3 Oikonomia et démocratie ... 328

4.2.4 Projet éducatif à réaliser encore ... 330

4.3 PARTICIPATION COOPÉRATIVE À UNE ŒUVRE CIVILISATIONNELLE ... 338

4.3.1 Une méthode à considérer ... 339

4.3.2 Une synthèse à envisager ... 347

CONCLUSION ... 355

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LISTE DES ABRÉVIATIONS,

DES SIGLES ET DES ACRONYMES

ACE Association of Cooperative Educators

ACI Alliance coopérative internationale BIT Bureau international du Travail

BM Banque mondiale

CQCM Conseil québécois de la coopération et de la mutualité FMI Fonds monétaire international

IRECUS Institut de recherche et d’éducation pour les coopératives et les mutuelles de l’Université de Sherbrooke

LADYSS Laboratoire Dynamiques sociales et Recomposition des Espaces OCDE Organisation de coopération et de développement économique OMC Organisation mondiale du commerce

ONU Organisation des Nations Unies PIB Produit intérieur brut

SCOP Société coopérative et participative

SOCODEVI Société de coopération pour le développement international UQAM Université du Québec à Montréal

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À deux sages qui ont croisé ma route et qui ont eu l’honnêteté de proposer des directions :

Ernest St-Jacques, mon grand-père maternel, le premier grand coopérateur qui, par sa vie, m’a affectueusement fait découvrir l’importance et la complémentarité du travail manuel et du travail philosophique. Avec sa truelle et sa grande humanité, il m’a appris les rudiments nécessaires à la construction d’un monde qu’on souhaite meilleur. Je lui serai éternellement reconnaissant.

Charles Granche (p.s.s), un ami de la famille dont les mots et la sensibilité étaient capables d’atteindre des profondeurs de l’être rarement côtoyées. Avec sa candeur et son sens à la vie, il m’a enseigné que l’unique richesse ne se crée pas puisqu’elle se trouve profondément dans le cœur de chaque personne et de l’humanité.

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REMERCIEMENTS

J’ai débuté ce travail doctoral avec celle qui m’accompagne dans tout. C’est un privilège de vivre avec une personne si riche, au cœur si grand. Nous nous étions entendus, Hélène et moi, que cette aventure universitaire en serait une aussi familiale. Il ne pouvait en être autrement. Cette thèse en philosophie fut rendue possible grâce à sa patience et son amour. Sans elle, point de salut doctoral! Mes premiers remerciements et toute ma reconnaissance lui sont d’emblée dédiés. Puisque la famille est la partie la plus importante de ma vie, je salue avec une étreinte affectueuse et amoureuse mes enfants David, Charles, Halida et Carolanne. Sans trop vous en rendre compte, vous m’avez accompagné quotidiennement dans cette aventure. À cette petite famille qui est le cœur de ma vie est venu s’ajouter, entre temps, notre premier petit-fils Malick, adorable petit garçon qui meuble désormais notre quotidien.

Des personnes très importantes ont aussi marqué le parcours de cette recherche :  Madame France Jutras, professeure de l’Université de Sherbrooke, eut l’audace

d’accepter de diriger cette thèse. Ses judicieux conseils, sa méthodologie, sa connaissance et sa science, sa rigueur, sa patience, son respect, son écoute, son encouragement et ses directives précises ont grandement aidé à rendre possible ce travail. Je rappelle ici une petite anecdote sympathique. Au début du processus, madame Jutras m’avait remis un dessin plein de vérité sur lequel apparaissaient Tintin et Milou marchant péniblement dans le désert. Tintin, déterminé malgré tout, se disait : « Courage Milou! Un doctorat, ça se mérite! ».

 Messieurs Thomas De Koninck, professeur de l’Université Laval, et André Lacroix, professeur de l’Université de Sherbrooke, ont accepté d’être initialement les membres du comité de thèse. Leur érudition respective m’a permis de préciser et de peaufiner des idées et des sujets porteurs de sens. Mes remerciements vont également à madame Allison Marchildon et monsieur Jean-Herman Guay de l’Université de Sherbrooke ainsi qu’à monsieur André Leclerc de l’Université de Moncton qui ont eu la tâche d’évaluer cette thèse. Leurs commentaires démontrent leur grande connaissance et leur authenticité.

 Je salue de façon toute particulière les personnes avec qui j’ai le privilège de travailler à l’Institut de recherche et d’éducation pour les coopératives et les mutuelles de

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l’Université de Sherbrooke (IRECUS). Votre soutien fut pour moi un appui fort important dans cette démarche. Je remercie Michel Lafleur, Claude-André Guillotte, Carole Hébert, Christiane Vilandré, Jocelyne Racine, Anne-Marie-Merrien, Josée Charbonneau, Étienne Fouquet ainsi que tous les étudiants qui, depuis 2004, m’obligent à être meilleur.

 Une partie de cette thèse sur le paradigme coopératif a fait l’objet de nombreuses conférences depuis 2006 dans la plupart des secteurs coopératifs et mutualistes du Québec. Les conférences ont été souvent pour moi des moments de discussions, d’échanges d’idées et de débats particulièrement vivifiants avec les participantes et les participants. Vous m’avez confirmé que la philosophie coopérative avait toute sa place parmi nous. Recevez ma reconnaissance pour ces moments privilégiés de partage et d’amitié. Vous avez été, sans trop le savoir, les premiers membres du jury de ma thèse.  Quelques personnes ont aussi joué un certain rôle depuis le début de ce processus. Je

m’en voudrais de ne pas les remercier puisqu’avec eux, des discussions philosophiques très pertinentes sur la coopération et la vie sont venues alimenter mon propre univers. Les prénoms suffisent, ils se reconnaîtront : Bastien, Mario, Andrée, Luc, Yves, Andréa, Ernesto, la marquise et le capitaine, Gabriel, Pierre, etc.

 Mon implication professionnelle et personnelle au sein du mouvement coopératif m’incite à nommer des groupes que j’ai côtoyés en souhaitant que les personnes s’y reconnaissent. Votre appui pour cette thèse compte à mes yeux : le conseil d’orientation de l’IRECUS, le comité d’éducation du Conseil québécois de la coopération et de la mutualité (CQCM), la Table des formateurs et éducateurs coopératifs et mutualistes du Québec, la Société de coopération pour le développement international (SOCODEVI), l’Association of Cooperative Educators (ACE), la Coopérative de solidarité du Mont-Orford, le Bureau international du Travail (BIT), secteur coopératif, et les membres du réseau uniRcoop dans les Amériques.

 Merci aux organismes qui m’ont permis d’obtenir des bourses au fil du temps. Un support financier est toujours nécessaire pour ce genre d’entreprise.

 Une pensée va vers monsieur Michel Marengo, véritable philosophe de la coopération.  Des saluts très sincères et sentis à ma famille et à la famille d’Hélène. Vos appuis sont

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INTRODUCTION

L’idée de cette thèse fut inspirée par des expériences personnelles très concrètes en coopération qui ont suscité, en parallèle, leur lot de questionnements d’ordre philosophique. Cette pratique qui fut la mienne demeure le point de départ d’une réflexion sur la situation de notre monde, ses dilemmes économiques, sociaux, politiques et éthiques auxquels les sociétés occidentales sont de plus en plus soumises et sur l’importance de trouver raisonnablement de possibles alternatives. Confronté sur le terrain de la praxis coopérative où cohabitent des discours ambivalents, des techniques de gestion peu différenciées de l’entreprise traditionnelle et une méconnaissance prononcée du modèle coopératif lui-même dans ses fondements, mon questionnement d’ordre plus philosophique demeure profond. Outre le fait de connaître et de réciter mécaniquement les valeurs et principes de la coopération, quelle compréhension avons-nous de la posture philosophique que contient le coopératisme? Existe-t-il une philosophie de la coopération? Si oui, offre-t-elle les caractéristiques suffisantes, malgré sa marginalité, pour se présenter comme une réelle alternative au système économique actuel? Là repose une partie de mes interrogations qui émergent de mes expériences tant comme sociétaire, administrateur ou fondateur de coopératives.

Depuis la crise du pétrole de 1973, nous pouvons répertorier une série de crises économiques dont les bouleversements importants affectent les structures sociales et politiques des cultures humaines. Les crises se répètent et s’amplifient. Elles sont de plus en plus complexes, interconnectées et globalisées. Les sociétés humaines semblent avoir de moins en moins d’emprise sur les enjeux d’une économie de marché déconnectée des réalités concrètes et humaines. Ces crises s’inscrivent dans une logique de plus en plus difficile à atténuer et à contrôler. La crise financière mondiale de 2008 sert d’exemple. C’est comme si la constitution même du système économique actuel, influencé par une logique de dérèglementation et de privatisation, provoque des crises qui affectent les personnes et les communautés. Certaines catastrophes humaines et environnementales contemporaines importantes rappellent les enjeux que représente une certaine vision du monde économique qui valorise, dans l’action, la maximisation du profit aux moindres

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coûts et à court terme. C’est ce qui dicte les façons de faire aux autorités publiques qui s’en remettent à la capacité du marché économique et financier de réguler la marche sociale et les orientations politiques des puissances mondiales. Cette procédure, soumise en partie à la force décisionnelle du grand capital, peut cependant conduire à des drames humains et écologiques.

Cette thèse cherchera à poser un regard critique sur les crises qui secouent nos sociétés en ce début de 21e siècle et tenter de voir comment l’idéal et la pratique de la

coopération peuvent essayer aujourd’hui de proposer des solutions. Plus spécifiquement, nous voulons scruter les fondements philosophiques du coopératisme et voir s’il constitue un paradigme alternatif au dominant actuel. Nous voulons faire le lien entre le système actuel et l’influence des paradigmes sociaux, qui fondent et guident, en amont, les décisions et les actions globales d’une société humaine. Nous voulons montrer que nous sommes, en Occident, les héritiers d’une représentation du monde et de l’être humain qui s’est cristallisée au tournant des années 1980 en un paradigme économiste et néolibéral. Une telle posture comporte des finalités particulières qui cultivent, en bonne partie, la pensée et les actions. C’est ce qui, potentiellement, crée et cause les dérives que nous répertorions de plus en plus. L’influence du paradigme économiste est donc particulièrement puissante sur les esprits et les institutions.

Cette problématique sera abordée plus en profondeur dans le premier chapitre de notre thèse. Elle sera articulée autour de trois éléments qui circonscrivent l’impasse sociale et paradigmatique à laquelle nos sociétés font face. En premier lieu, nous tenterons de mieux comprendre la situation socioéconomique actuelle à la lumière de certains concepts à caractère économique qui illustrent ce qu’est l’économisme actuel. Le paradigme sociétal qu’est l’économisme possède des racines philosophiques chez certains auteurs modernes comme John Locke, Adam Smith et le contemporain Friedrich Hayek. Cette réflexion permettra de préciser les contours philosophiques du concept connu de ce paradigme qu’est l’homo œconomicus. Si beaucoup constatent aujourd’hui les dangers d’une pensée qui fonde l’action sociale sous l’emprise de l’économie de marché libérée des autres dimensions humaines comme le social et le politique, il semble urgent de questionner cette posture et d’évaluer la possibilité d’un changement de paradigme. Comme de nombreux

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auteurs soulignent la nécessité d’une transformation sociétale, nous montrerons en deuxième lieu que cette revendication ne doit pas être limitée à une modification de structure, mais qu’elle doit introduire surtout une réforme de la pensée elle-même. Si le constat actuel nous oblige à poser un regard critique sur le paradigme dominant et à demander des modifications substantielles, un autre paradigme doit donc émerger et prendre la place. Certains considèrent que le coopératisme pourrait être une de ces alternatives. Nous analyserons cette possibilité et nous relèverons, pour le faire, trois tendances qui ont marqué et qui continuent d’influencer la compréhension que nous nous faisons du coopératisme. Né au sein du libéralisme économique et du capitalisme du 19e siècle et influencé par eux, le coopératisme reste aussi ancré dans le socialisme. La

réflexion sur la coopération essaiera de trouver au 20e siècle un compromis entre les deux

grands paradigmes qui se sont affrontés jusqu’à la fin du siècle dernier. À partir de cette analyse, c’est ainsi qu’en troisième lieu, la situation actuelle de la coopérative1 sera traitée.

Nous verrons que le modèle coopératif2 est confronté aujourd’hui à des situations

spécifiques qui l’empêchent, pour l’instant, de se considérer lui-même comme une source de changement paradigmatique et de se poser plus affirmativement comme solutions aux inquiétudes sociales et économiques de notre temps.

Puisqu’il est abondamment question des notions de paradigme et de changement de paradigme dans le premier chapitre exposant la problématique, nous dédions le deuxième

1 Une coopérative est définie comme : « […] une association de personnes, volontairement réunies pour

satisfaire leurs aspirations et besoins économiques, sociaux et culturels communs au moyen d’une entreprise dont la propriété est collective et où le pouvoir est exercé démocratiquement » (ALLIANCE COOPÉRATIVE INTERNATIONALE, « Déclaration sur l’identité coopérative. Déclaration approuvée par l’Assemblée générale de l’321) lors du congrès de Manchester – septembre 1995 », Réseau coop, vol. 3, no 2, novembre-décembre 1995).

Par souci d’économie, tout au long de ce travail, jamais ne seront utilisés conjointement les mots « coopérative et mutuelle ». Le mot « coopérative » inclura cependant celui de « mutuelle », considérant le fait que, fondamentalement, la coopérative et la mutuelle sont guidées par les mêmes principes de base et les mêmes valeurs. Cette réduction à un seul terme doit respecter l’esprit du mutualisme qui s’apparente essentiellement à celui du coopératisme.

2 Le mouvement coopératif au Québec est impliqué dans la plupart des secteurs de l’activité économique.

Nous pouvons penser à Desjardins, La Coop fédérée, Agropur, Citadelle, Exceldor. Outre les deux grands piliers de la coopération que sont les secteurs financier et agricole, il faut mentionner les coopératives d’habitation, les coopératives scolaires, funéraires, forestières, alimentaires, de santé et de services à domicile, etc. On doit aussi ajouter les mutuelles d’assurance comme SSQ, La Capitale, Promutuel. La coopération et la mutualité du Québec participent activement, par l’usage, à la consommation, à la production et au travail.

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chapitre à préciser ces référents conceptuels à la lumière des écrits de Thomas Kuhn. Nous verrons que la notion de paradigme définie par Kuhn, qui concerne davantage le monde de la science, s’applique bien à l’univers social. Kuhn met en relief l’importance de certaines étapes, par exemple, celles où se produisent des bouleversements épistémologiques et des révolutions qui mènent vers des changements de paradigme scientifique et sociétal. C’est ce qui nous amènera à considérer l’importance d’établir le lien entre paradigme et société, d’une part, et paradigme et éducation, d’autre part. Pour illustrer la notion de paradigme, nous arborerons l’influence du paradigme cartésien dans la logique de la mécanique économiste et l’émergence du paradigme alternatif qu’est celui de la pensée complexe. Cette description permettra de comprendre la transformation épistémologique qui doit accompagner tout changement de paradigme. En conclusion de notre deuxième chapitre, qui met en relief les référents conceptuels que nous utilisons, nous proposerons une grille de lecture que nous emploierons pour l’analyse subséquente. Cette grille montre que tout paradigme renferme trois éléments complémentaires : 1) chaque paradigme social comprend une conception particulière de l’être humain incluse dans un contexte social spécifique; 2) à la lumière de cette anthropologie se dessine un ensemble de valeurs tout aussi spécifique; 3) tout paradigme convie à intégrer ses pratiques dans un cadre de finalités existentielles qui se rattachent à la représentation anthropologique et éthique de base. Cette grille de lecture nous servira à analyser le coopératisme sous son angle paradigmatique.

Au troisième chapitre, les perspectives philosophiques du paradigme coopératif seront analysées. Avant d’aborder de façon plus systémique l’anthropologie, les valeurs et les finalités coopératives, nous nous permettons un saut dans l’histoire pour faire remarquer que la philosophie républicaine de Jean-Jacques Rousseau et les utopistes associationnistes nous aident à mettre en relief ce qui constitue le cœur du coopératisme : l’homo cooperatus. Cette anthropologie est plus spécifiquement développée par quelques penseurs-praticiens qui ont marqué profondément l’esprit coopératif à la fin du 18e siècle. Cela nous conduira à

préciser de façon plus systématique les trois volets proposés par notre grille de lecture : l’anthropologie coopérative, ses valeurs et ses finalités.

Les analyses du troisième chapitre montreront que le coopératisme n’est pas simplement un mode d’organisation économique et une entreprise au sens classique du

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terme. Il constitue en lui-même un modèle de pensée qui comprend une anthropologie philosophique différente et originale qui place la personne au centre d’un projet qui rallie toutes les sphères de la vie humaine (sociale, politique, économique et culturelle). Il demeure fondamental de mettre en perspective les liens épistémologiques qui existent ou qui devraient exister entre un idéal coopératif renouvelé et sa pratique dans un mouvement éducatif équilibré. Cette dimension nous semble fondamentle. Ainsi, nous tenterons de montrer que nous ne pouvons pas dissocier du coopératisme des concepts comme l’anthropologie, les valeurs démocratiques, l’éthique, la complexité, l’approche systémique et l’éducation. Si le coopératisme est souvent considéré comme un simple mode d’organisation économique, dans ce chapitre nous chercherons à concilier ces concepts et à faire valoir que des gens, avec des besoins et des aspirations bien identifiés, sont en mesure de faire émerger, à partir d’une vision particulière de l’être humain et du monde, un processus de construction sociale duquel l’univers contemporain aurait intérêt à s’inspirer pour mieux répondre éthiquement aux attentes et aux besoins de la société.

À partir de cette réflexion et de cette analyse du paradigme coopératif et aidé de notre grille de lecture, nous mettrons en parallèle au quatrième chapitre ce paradigme avec le paradigme dominant actuel de type économiste. Dans la foulée d’un éventuel changement de paradigme, nous prendrons en considération l’apport de Karl Polanyi qui a montré que l’économie de marché, qui suppose une société de marché pour se développer, constitue une fiction et que cette fiction fait émerger des contre-mouvements qui contestent les visées ultralibérales qui dépossèdent les citoyens de leur pouvoir politique et économique et provoquent une déshumanisation, voire une dislocation des dimensions humaines. Les études de Polanyi, quoique reliées davantage au contexte de la fin du 19e et le début du

20e siècle, manifestent une grande pertinence et nous permettent de comprendre que le

coopératisme est aussi une réaction humaine concrète aux abus du système basé sur cette fiction et cette croyance. Polanyi, par son analyse, justifie l’importance des alternatives qui positionnent l’être humain dans son ensemble au cœur même d’un projet de société plus équitable. Nous soumettons l’hypothèse que le coopératisme en constitue une importante.

Nous ferons valoir, avec lui, le fait qu’il existe des mécanismes sociaux d’autoprotection qui empêchent l’exagération du libéralisme qui prend en otage, d’une

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certaine façon, les personnes et les communautés. L’apport de Polanyi fait ressortir l’importance de l’homo cooperatus, fort différent de l’homo œconomicus, et la possibilité des changements. La situation actuelle nous invite à un changement de cap, à une réforme épistémologique, anthropologique et éthique. Cette réforme fera émerger de nouvelles façons de faire et de nouvelles exigences d’un vivre ensemble authentique. Ainsi, nous verrons que le coopératisme constitue un paradigme d’avenir parce qu’il répond aux besoins et aux aspirations de la société actuelle, où l’économie doit davantage être intégrée dans les sphères humaines desquelles elle dépend. Cette recherche nous permettra de comprendre que la coopérative constitue un paradigme particulier, porteur d’avenir et ayant une méthode spécifique que nous voulons faire valoir, et qu’il peut offrir des leviers pour la construction de la société. Les défis sont grands et la réalisation d’un tel changement demeure complexe, d’autant plus qu’aujourd’hui, nous devons tenir compte de nouvelles perspectives, comme celles de l’écologie et de la mondialisation. C’est ni plus ni moins une nouvelle pratique coopérative qu’il faut réinventer, tout en approfondissant l’anthropologie philosophique qui la fonde.

Les visées de notre recherche amènent à considérer le modèle coopératif comme un lieu organisationnel privilégié pour comprendre et promouvoir un paradigme spécifique en rétablissant les liens qui existent entre sa philosophie humaniste et sa praxis. Un tel humanisme est encore possible : celui de développer davantage la responsabilisation lucide et la prise en charge personnelle et collective, construisant ainsi une société plus libre, plus solidaire, plus équitable, plus conviviale, et ce, dans un environnement sain3. Le renouveau

des concepts fondateurs de la coopérative pourrait participer à l’éveil de la conscience, ou à tout le moins fournir le témoignage d’autres réalisations sociales à réinventer, donc être porteur de sens d'un projet de société basé sur la coopération. C'est là, encore aujourd'hui, une intention inspiratrice de sens4.

Pour tenter d’obtenir de tels résultats, la méthode que nous avons mise en œuvre pour écrire cette thèse se veut des plus classiques. Un peu comme l’anthropologue, le chercheur

3 M. MARENGO. Le coopératisme. Un humanisme inconnu, Sherbrooke, Éditions GGC, 2007, p. 148-152. 4 P. LAMBERT. La doctrine coopérative, Bruxelles, Propagateurs de la coopération, 1964, p. 41.

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« théorique » est celui qui séjourne sur le terrain de la documentation philosophique pour tenter d’extraire le sens caché d’un ensemble de textes et de réflexions pris isolément. Son travail est de constituer des liens nouveaux afin de faire apparaître une vision différenciée d’un phénomène5. Notre processus de recherche s’initie donc modestement par une prise de

conscience des problématiques évoquées et par la reconnaissance, dans la pratique et la théorisation, d’une certaine insatisfaction à l’égard d’un nombre d’idées, de thèses, de connaissances et d’argumentations concernant plus globalement la réalité du monde, et plus particulièrement la place qu’occupe le coopératisme à l’intérieur des dimensions humaines contemporaines. Nous proposons de poser, traiter et articuler la problématique différemment et d’y répondre d’une manière renouvelée pour que puisse apparaître une autre compréhension plus philosophique de la coopération en ce 21e siècle, compréhension

qui pourra potentiellement influencer, justifier et renouveler la praxis coopérative.

Par cette méthodologie du travail, il s’agit de donner du sens à un objet de recherche et de pratique en le reconstruisant à partir de nouveaux paramètres et cadres théoriques complémentaires. Cette méthode nécessite la reconnaissance de la subjectivité du chercheur, nourrie par l’expérience pratique, l’intuition, l’imagination, l’implication, ainsi que de l’objectivité, fruit d’une argumentation rationnelle et d’une interprétation des textes et des concepts que nous essaierons de mettre en liens6. Ainsi, pour répondre aux objectifs

théoriques de cette recherche doctorale, l’aspect qualitatif sera l’approche utilisée.

Selon Martineau, Simard et Gauthier, « [c]ette méthodologie joue le rôle de “dévoilementˮ »7. Elle devrait aider à poser un regard philosophique et pratique en

dégageant les savoirs fondamentaux du coopératisme, c'est-à-dire cette réflexion ouverte, libératrice et critique sur l'homme, les valeurs et les finalités, pour un savoir-faire et un savoir-être plus authentiques. Voilà une ouverture nécessaire pour mieux comprendre et vivre la coopération à l'intérieur de nos organisations démocratiques, là où le développement politique, économique et social est subordonné à la prise en compte des

5 S. MARTINEAU, D. SIMARD et C. GAUTHIER. « Recherches théoriques et spéculatives :

considérations méthodologiques et épistémologiques », Recherches qualitatives, vol. 22, 2001, p. 8.

6 Idem. 7 Ibid., p. 25.

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valeurs, des normes et des finalités humaines. Jusqu’à un certain point, de telles considérations philosophiques pourront s’enraciner méthodologiquement dans l’action elle-même.

Le besoin actuel de connaissances est, nous semble-t-il, très grand dans le domaine de la philosophie coopérative. En 1992, lors du Symposium de la Journée annuelle de l’Institut de recherche et d’éducation pour les coopératives et les mutuelles de l’Université de Sherbrooke (IRECUS), le professeur Paul Prévost faisait le constat que « […] les savoirs que nous avons développés sur les coopératives n’ont pas suivi les développements fulgurants que nos coopératives ont vécus. […] Tant et aussi longtemps qu’il n’y aura pas une base conceptuelle à la mesure du succès des coopératives, il va y avoir toutes sortes d’incohérences comme vécues aujourd’hui […] L’infiltration dans les coopératives en croissance, d’un mode de pensée inapproprié à la gestion coopérative est souvent insidieuse »8. Cette situation décrite il y a plus de 20 ans reste sensiblement la même.

Prévost reconnaissait que les mouvements libéraux et socialistes dominants dans l’histoire récente des deux derniers siècles en Occident ont développé, conformément à leurs bases conceptuelles « […] des savoirs variés capables de cadrer les nouvelles problématiques en émergence continuelle »9. Dès lors se sont construits les fondements

scientifiques et « tous les cadres de référence nécessaires pour agir à l’intérieur du système de valeurs privilégiées et pour le renforcer »10. En conséquence, une communauté humaine

est, pour un temps, mobilisée par « […] la production de “représentations socialesˮ, de représentations du monde, qui permettent à des acteurs de s’en saisir pour changer le cours des choses. Notre compréhension du monde emprunte ainsi une dimension normative, elle est marquée par des projets politiques, voire utopiques. Cette dimension normative consiste à ouvrir des espaces possibles »11. Influencée par les paradigmes sociaux dominants, la

8 P. PRÉVOST. « La problématique de la coopération : une trop grande faiblesse conceptuelle? », Le

coopératisme au Québec : le rose et le noir, Acte du symposium de la Journée annuelle de l’IRECUS sous

la coordination de Bastien Dion, Université de Sherbrooke, IRECUS, 1993, p. 88.

9 Ibid., p. 84 10 Ibid., p. 85

11 LA MANUFACTURE COOPÉRATIVE. Faire société : le choix des coopératives,

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coopération peine encore aujourd’hui à comprendre l’espace conceptuel et méthodologique qui lui est spécifique et à reconnaître des fondements philosophiques qui lui sont propres. Cela se remarque, par exemple, tant dans la vie économique que dans le système éducatif :

« L’époque néolibérale dans laquelle nous sommes se prête à tous les détournements du

système scolaire, système que les forces économiques et politiques dominantes veulent mettre au service de leur idéologie et intérêts »12.

L’histoire récente des idées montre que le développement conceptuel de la coopération n’a pas reçu la même attention que le libéralisme et le socialisme. En fait, écrit Prévost, « […] le développement intellectuel de sa pensée [la pensée coopérative] est demeuré marginal »13. Tout en demeurant pertinente, la pensée coopérative repose

néanmoins sur des bases théoriques jugées insuffisantes pour « […] supporter et encadrer un développement coopératif et un développement des organisations coopératives qui restent cohérents dans l’action, peu importe le niveau de complexité des expériences vécues »14. Dans le même ordre d’idées, le groupe nommé La Manufacture coopérative15

affirme que « […] des pratiques de travail collectif et horizontal émergent un peu partout sous forme d’associations, de coopératives ou de groupements d’indépendant-es, à qui il manque souvent les outils conceptuels et opérationnels pour construire des organisations économiques qui leur ressemblent »16.

Non seulement notre recherche peut-elle contribuer à l'avancement des connaissances, mais nous espérons aussi que ces connaissances puissent permettre aux coopérateurs dans leur pratique de trouver un sens renouvelé au coopératisme en étant toujours plus cohérent avec l’identité coopérative elle-même. Réintroduire la dimension philosophique du projet coopératif, c’est éviter de « […] réduire la vie de la coopérative à

12 C. LAVAL et R. TASSI. L’économie est l’affaire de tous. Quelle formation des citoyens? Paris : Éditions

Nouveaux Regards et Syllepses, 2004, p. 15.

13 P. PRÉVOST, « La problématique de la coopération […]», p. 85. 14 Ibid., p. 87.

15 La Manufacture coopérative est le nom d’un groupe qui résulte d’une recherche-action initiée par des

praticiens et des universitaires. Les SCOP Oxalis et Coopaname se sont associés à une équipe de chercheurs du laboratoire LADYSS composé principalement d’économistes.

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une stratégie de gestion »17. C’est également permettre aux personnes intégrées aux

organismes de coopération de reconnaître les possibilités mêmes du coopératisme comme paradigme dessinant un autre projet de société constructeur d’humanité. En bref, par notre analyse théorique et philosophique, nous voulons montrer que le modèle coopératif en est un de grande actualité et d’avenir pour nos sociétés. Notre réflexion pourra faciliter le rétablissement d’un lien plus étroit entre une philosophie qui reste à être redéployée et la pratique entrepreneuriale qui doit être peaufinée et plus conforme, en amont, à ses fondements coopératifs18. Il semble donc important de clarifier le tout pour permettre aux

coopératives et au mouvement coopératif de développer des pratiques coopératives en lien avec son idéal, et surtout possédant une plus grande force argumentative pour participer aux enjeux contemporains.

Nous espérons que notre recherche permettra, d’une part, d’éviter que les coopératives empruntent les valeurs dominantes qui l’amenuisent tout comme elles amenuisent la gouverne des sociétés actuelles, et d’autre part, de découvrir la richesse philosophique de la coopérative afin de permettre à l’organisation et à la société elle-même de distinguer d’autres possibles sociaux, économiques, politiques et culturels dans un monde en mutation. Ces réflexions théoriques sont au cœur de notre démarche pratique et les ouvertures qu’elles proposent devraient, nous le souhaitons, apporter une contribution au renouvellement de la pensée et de la pratique de la coopération au Québec et ailleurs.

17 J. PRADES. L’utopie réaliste. Le renouveau de l’expérience coopérative, Paris, L’Harmattan, 2012,

p. 157.

18 H. DESROCHE. Le projet coopératif : son utopie et sa pratique, ses appareils et ses réseaux, ses

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CHAPITRE 1

LA PROBLÉMATIQUE

L’année 2012 fut déclarée, par l’Organisation des Nations Unies (ONU), Année internationale des coopératives. Nous sommes ainsi à un moment propice pour faire le point sur ce que sont les coopératives, leur identité, leurs impacts, leurs possibilités et leur avenir. Cet événement particulier s’insère à l’intérieur d’un contexte socioéconomique global, incertain et perturbé par des crises importantes : crises financières et spéculatives, crises économiques, crises sociales, crises éducatives, crises écologiques. Ces crises qui touchent toutes les dimensions humaines fragilisées, compartimentées et séparées les unes des autres.

Pour expliquer ces crises, on évoque de plus en plus l’influence marquée d’une pensée dominante sur nos institutions, sur nos façons de faire et sur nos façons de concevoir le monde et l’être humain. Le discours de la pensée économiste domine et convainc encore de l’impossibilité pratique de faire autrement, comme si le système économique établi de type néolibéral relevait des lois de la nature.

D’entrée de jeu, permettons-nous de définir quelques notions faisant nôtres celles proposées par quelques auteurs. André Lacroix précise dans son ouvrage Critique de la

raison économiste la notion d’économisme comme une tentative sociale de recourir

exclusivement « […] aux outils économiques pour lire, comprendre, réguler et… moraliser l’espace public »19. Plus loin, il note que l’économisme est « […] une interprétation et une

explication des phénomènes sociaux s’appuyant sur la méthodologie économique, explication qu’on fait ensuite fonctionner comme une légitimation morale des choix, puisque cette dernière serait aussi présente dans le discours économique »20. David Harvey

explique, pour sa part, l’économisme comme étant :

[…] the first instance a theory of political economic practices that proposes that human well-being can best be advanced by liberating individual entrepreneurial freedoms and skills within an institutional framework characterized by strong

19 A. LACROIX. Critique de la raison économiste, Montréal, Liber, 2009, p. 11. 20 Ibid., p. 21.

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private property rights, free markets, and free trade. The role of the state is to create and preserve an institutional framework appropriate to such practices21.

L’économisme propose un référent conceptuel permettant une lecture de la réalité qui s’articule autour de concepts clés que nous proposerons et qui définit l’activité économique normalement intégrée aux autres dimensions humaines comme une science en soi. Ce cadre structure l’ensemble de la vie humaine puisqu’il facilite la dissociation de l’économie de toute relation sociale et politique. Étant ainsi libérée et émancipée, cette forme d’économie se colle au marché, favorisant une nette dépendance de la société et ses institutions envers cette spécificité économique qui caractérise notre société marchande. La régulation sociale n’est plus démocratique et politique, elle n’est qu’économiste. Cette pensée économiste est celle qui projette, par sa justification philosophique, le libéralisme classique vers une version renouvelée plus radicale qu’on appelle le néolibéralisme. L’économisme ouvre ainsi à une forme de scientisme qui cristallise en amont un discours permettant la subordination de toutes les dimensions humaines à la sphère strictement économique22.

Louis Gill souligne la portée empirique de ce nouveau libéralisme poussé à sa limite avec ses règles et ses dogmes :

Le terme « néolibéralisme » désigne le courant de pensée et de politiques économiques qui s’est implanté à partir de la fin des années 1970 en Grande-Bretagne et aux États-Unis, pour se généraliser à l’échelle mondiale au cours des deux décennies suivantes et régner dès lors en maître absolu, prétendant soumettre toute l’activité économique et sociale aux seules lois du marché. Ses mots d’ordre sont : libéralisation complète des échanges de marchandises et des mouvements de capitaux, rationalisation, flexibilité du marché du travail, globalisation, rôle minimal de l’État, hégémonie du secteur privé, réglementation minimale23.

En ce début de 21e siècle, les sociétés du monde semblent confrontées à une idéologie

néolibérale particulièrement tenace qui mine la plupart des ressources humaines et

21 D. HARVEY. A Brief History of Neoliberalism, New York, Oxford University Press, 2007, p. 2.

Traduction libre : […] le premier exemple d'une théorie des pratiques économiques et politiques qui propose que le bien-être humain peut être amélioré en libérant les libertés et les compétences entrepreneuriales individuelles dans un cadre institutionnel caractérisé par de puissants droits de propriété privée, le libre marché et le libre-échange. Le rôle de l'État est de créer et de préserver un cadre institutionnel approprié pour de telles pratiques.

22 A. LACROIX. Critique de la raison économiste, p. 14.

23 L. GILL. Le néolibéralisme, 2e édition entièrement revue et mise à jour, Montréal, Chaire d’études

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naturelles. Plusieurs dénoncent les dérives provoquées par une telle représentation du monde qui s’impose globalement, mais puissamment depuis une quarantaine d’années24.

Devant ces dérives, Michel Freitag fait certains constats dans son ouvrage L’impasse de la

globalisation, dont celui de reconnaître que notre représentation du monde actuel « […]

implique que la totalité de la vie sociale soit absorbée dans l’économie et régie selon les principes qui lui sont propres »25. La société est donc en étroite relation avec un modèle

théorique, une matrice disciplinaire et symbolique, un paradigme particulièrement imposant, voire « […] plus conquérant que jamais »26, dira Jean-François Draperi. Il

constate même que,

[a]près avoir détruit l’essentiel des économies publiques, il [le néolibéralisme] justifié par la pensée économiste menace l’économie de proximité constituée par les très petites entreprises en les engageant dans l’endettement. Il plonge également les États dans la dette et s’empare des gouvernements, y compris élus démocratiquement, comme en Grèce et en Italie où les banques d’affaires ont imposé les nouveaux dirigeants27.

Sous l’emprise d’un tel argumentaire, des gouvernements nationaux démocratiquement élus en sont arrivés à concéder devant l’imposition des lois du marché et des grandes instances de régulations et de représentations économiques, échappant ainsi à la souveraineté et au

24 Voir entre autres :

AKTOUF, Omar. La stratégie de l'autruche : post-mondialisation, management et rationalité

économique, Montréal, Éditions Écosociété, 2002; DE KONINCK, Thomas. La nouvelle ignorance et le problème de la culture, Paris, PUF, 2000; FREITAG, Michel. L’impasse de la globalisation. Une histoire sociologique et philosophique du capitalisme, Montréal, Écosociété, 2008; HARVEY, David. A Brief History of Neoliberalism, New York, Oxford University Press, 2007; KEMPF, Hervé. L’oligarchie ça suffit, vive la démocratie, Paris, Seuil, 2011; KEMPF, Hervé. Pour sauver la planète, sortez du capitalisme, Paris, Seuil, 2009; LACROIX, André. Critique de la raison économiste, Montréal, Liber,

2009; MINTZBERG, Henry. Le management : voyage au centre des organisations, 2e édition, Paris,

Éditions d'Organisation, 2004; PETRELLA, Ricardo. Pour une nouvelle narration du monde, Montréal, Écosociété, 2007; REICH, Robert. Supercapitalisme : le choc entre le système économique émergent et la

démocratie, Paris, Vuiber, 2007; STIGLITZ, Joseph. La grande désillusion, Paris, Fayard, 2002;

STIGLITZ, Joseph. Quand le capitalisme perd la tête, Paris, Fayard, 2003; STIGLITZ, Joseph. Le prix de

l’inégalité, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2012; TAYLOR, Charles. Grandeur et misère de la modernité,

Montréal, Bellarmin, 2007.

25 M. FREITAG. L’impasse de la globalisation. Une histoire sociologique et philosophique du capitalisme,

Montréal, Écosociété, 2008, p. 42.

26 J.-F. DRAPERI. « Pour un renouveau du projet politique du mouvement coopératif », Vié économique,

[En ligne], vol. 3, no 4, 2012, p. 6, http://www.eve.coop/?a=142 (Page consultée le 22 janvier 2013). 27 Idem.

Au sujet de la Grèce, Joseph Stiglitz en fera la même analyse dans son dernier ouvrage : J. STIGLITZ. Le

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contrôle des États nations28. Il s’agit là d’un exemple de la domination du néolibéralisme

actuel.

Cette mise en contexte nous amène à situer l’orientation de ce chapitre. Pour comprendre la problématique de notre recherche, nous analyserons la situation socioéconomique actuelle sous trois angles : 1) l’impasse provoquée par une vision du monde29 basée sur la pensée économiste et la philosophie néolibérale occidentale;

2) l’importance de plus en plus manifeste d’un éventuel changement de paradigme par des alternatives; et 3) la possibilité, par la coopérative, d’y répondre. Cette argumentation conduira à la formulation de la question de recherche.

1.1 SITUATION SOCIOÉCONOMIQUE ACTUELLE : UNE IMPASSE À RÉSOUDRE

L’Organisation des Nations Unies (ONU), lors d’une résolution adoptée par l’Assemblée générale le 13 juillet 2009, considérait que

[l]e monde traverse la pire crise financière et économique qu’il ait connue depuis la Grande dépression. Cette crise en évolution constante, qui a débuté sur les principales places financières du globe, s’est propagée à toute l’économie mondiale, et elle a de graves incidences dans les sphères sociale, politique et économique30.

L’hyperactivité économique et corporatiste ambiante, qui valorise le capital de façon dogmatique et autoritaire, est devenue la source principale, sinon exclusive de toute valeur et de toute mesure des autres dimensions humaines au point où l’économie apparaît « comme s’organisant en une sphère autonome, obéissant à des lois “naturellesˮ, auxquelles l’action politique ne peut que consentir »31.

28 L. GILL. Le néolibéralisme, p. 9-10.

29 Il nous semble que le mot allemand Weltanschauung traduit assez bien ce que nous entendons par « vision

du monde » comme une philosophie prise au sens large du terme.

30 ORGANISATION DES NATIONS UNIES. Document final de la Conférence sur la crise financière et

économique mondiale et son incidence sur le développement, [En ligne], 13 juillet 2009, p. 1,

http://www.ipu.org/splz-f/finance09/unga-63-303.pdf (Page consultée le 23 octobre 2009).

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Le libéralisme est un système économique que les sociétés occidentales ont accepté de se donner depuis la modernité. Il est la conséquence d’une valorisation excessive de l’individualisme moderne qui a fini par se dissocier des valeurs fondamentales proposées au Siècle des Lumières : la liberté et l’égalité comme sources d’un projet politique démocratique et solidaire prenant racine principalement chez John Locke et Jean-Jacques Rousseau32. L’idée du contrat évoqué au 18e siècle a permis de croire en la constitution

d’un espace public structurant les fondements mêmes de la vie sociale dans le but d’élaborer un vivre ensemble réfléchi. Mais, rappelle Yves Boisvert, « […] le contrat n’aura été qu’instrumental : il a permis d’instituer un ordre politique qui allait permettre de définir la société strictement comme un lieu d’espace privé où les individus peuvent se consacrer à leur stricte autonomie »33.

Cette « privatisation » de l’individu et son éloignement de la sphère communautaire qu’il provoque constituent un élément déterminant qui autorise que l’univers économique, jusque-là intégré aux autres dimensions humaines, s’en extraie. L’individualisation des dimensions humaines, en l’occurrence la valorisation de l’économie au stade de discipline scientifique et naturelle, ne permet plus la libération de la personne et ses virtualités telles que le postulait le libéralisme philosophique du 18e siècle, mais l’unique possibilité

maintenant de

[…] libérer le capitalisme à l’égard de la société, et conférer à sa logique immanente, désormais immédiatement objectivée de manière systémique, l’unique souveraineté sur la vie humaine : ce qui signifie aussi confier à sa nature de prédateur l’ultime puissance de régner sur la planète tout entière, en nom et place du genre humain34.

Si la pensée libérale classique proposait une vision du développement qui permettait une certaine forme d’émancipation de la personne et des communautés face aux pouvoirs traditionnels religieux et féodaux, le néolibéralisme contemporain, héritier du libéralisme classique, oblige maintenant les individus et les sociétés à s’adapter à la logique économiste

32 J. LOCKE. Traité du gouvernement civil, Traduction de D. Mazel, Paris, Flammarion, 1984, p. 173-185;

J.-J. ROUSSEAU. Du contrat social, Paris, Éditions Gallimard, 1964, p. 171-217.

33 Y. BOISVERT. « Éthique de société et redéfinition du politique : vers le renforcement de la démocratie »,

Éthique de société, sous la direction de Georges-A. Legault, Alejandro Rada-Donath et Guy Bourgeault,

Sherbrooke, Productions GGC, 1999, p. 29.

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sans tenir compte des nombreuses politiques sociales mises sur pied par un travail incessant de la démocratie et de la solidarité sociétale. C’est ce qui fera dire à André Lacroix que

[l]e néolibéralisme est à la source de la subordination du politique à l’économique […]. C’est la fiction libérale de l’agent économique. La seule contrainte qui s’impose au sujet agissant serait celle qui procède de l’accord concernant les conditions de la coexistence entendue comme compatibilité entre des individus porteurs d’opinions irréductiblement différentes sur le sens de la vie, et non comme participation à une œuvre collective ou comme partage d’une même conviction fondamentale sur le sens de l’existence35.

Si la pensée des Lumières36 et la base philosophique du libéralisme classique souhaitaient

vaincre le dogmatisme de l’époque, force est de constater que, dorénavant, « le néolibéralisme veut imposer partout, dogmatiquement, la “pensée uniqueˮ »37. Cette

idéologie économiste laissant toute la place à un formalisme anthropologique, l’homo

œconomicus, exerce aujourd’hui une domination planétaire et systémique faisant fi des

valeurs démocratiques et de la conception humaine qui lui ont permis sa propre émancipation. Selon Freitag :

[…] après la Deuxième Guerre mondiale, lorsque le néolibéralisme reprend la théorie libérale, ce n’est plus pour la tourner contre les institutions féodales et patrimoniales qui entravaient le développement du capitalisme industriel, c’est pour la diriger contre l’ensemble des institutions que les sociétés modernes avaient déjà reconstruites au XIXe siècle et surtout dans les deux premiers tiers

du XXe siècle sous la forme d’une réponse politique à cette logique structurelle

de développement du capitalisme38.

Depuis une cinquantaine d’années, la doctrine économiste affecte profondément les projets sociaux et politiques que les communautés concrètes se sont données pour assurer leur développement. Émanciper l’économie du monde social et politique occasionne des coûts sociaux très importants et ouvre la voie à des violences économiques sans précédent. Aux

35 A. LACROIX. Critique de la raison économiste, p. 158.

36 Les philosophes des Lumières nous enseignaient que nous n'avons plus à recevoir passivement les lois

politiques et morales. Nous avons rationnellement à les déterminer nous-mêmes par la raison et à les vouloir universelles. Voilà le devoir qui incombe à l'homme : se prendre en main. Si un tel devoir n'est pas rempli, l'homme devient esclave d'un autre, il s'enferme dans les prescriptions politique et morale d'un autre. En ce sens, le devoir est liberté. En morale comme en politique, la liberté consisterait pour les hommes à obéir aux lois qu'ils se fixent à eux-mêmes rationnellement et par devoir. Et seule la raison fournit à la liberté un contenu objectif et universel, mais applicable uniquement par la subjectivité. Aie le courage de te servir de ton propre entendement nous suggérait Kant… pour découvrir, pour élaborer et mettre en pratique les lois de la nature, les lois morales et les lois sociales dans le but de mieux transformer le monde en l'humanisant davantage.

37 M. FREITAG. L’impasse de la globalisation […], p. 23. 38 Ibid., p. 27.

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dires de Christian Lavialle, l’économisme apparaît comme une utopie dangereuse lorsqu’on applique au monde réel l’idéal du « dé-encastrement » économique du social39. C’est l’idée

qui sera défendue par Karl Polanyi40. La crise de 2008, de laquelle les Nations éprouvent

beaucoup de difficultés à sortir, illustre dans la réalité la portée d’une telle philosophie et d’une telle anthropologie.

Nous assistons au déploiement extraordinaire des marchés financiers et de la généralisation de la spéculation qui consiste à faire de l’argent avec de l’argent. La finance est de moins en moins un outil qui soutient la production réelle et la distribution de biens et services ou un outil qui contribue sensiblement à l’essor du bien commun. Par son caractère hautement spéculatif, l’activité du capitalisme financier actuel prône comme principe inviolable la libre circulation mondiale des capitaux et surtout de la recherche du profit toujours plus élevé. Les réclames publicitaires et le marketing qui les accompagnent en font la promotion. On assiste à

[…] la mondialisation des marchés et à l’extraordinaire influence, sans précédent, des marchés financiers qui déterminent désormais largement la valeur des monnaies des divers pays, leurs politiques économiques et sociales, sans même parler des publicités et des « produits culturels » standardisés qui débilitent et « théâtralisent » toujours davantage la vie sociale41.

Cette problématique invite à comprendre davantage ce qu’est l’économisme et à faire valoir ses postulats philosophiques, qui s’inscrivent dans une histoire occidentale spécifique depuis le 18e siècle.

1.1.1 Mise en contexte : l’économisme

Les nouvelles puissances mondiales qui ont émergé avec le néolibéralisme cherchent à maximiser les profits à court terme d’actionnaires de plus en plus anonymes. Se développe ainsi une obsession de l’accroissement de la valeur du capital qui ne se réalise

39 C. LAVIALLE. « Évolution de l'hétérodoxie en économie », La pensée économique contemporaine, La

Documentation Française, n° 363, juillet-août 2011, p. 20-25.

40 K. POLANYI. La grande transformation, aux origines politiques et économiques de notre temps,

Traduction de Catherine Malamoud, Paris, Gallimard, Bibliothèque des sciences humaines, 1983.

41 F. DUGRÉ. « Fictions anciennes et modernes du politique », Tangence, [En ligne], n° 63, 2000, p. 29,

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exclusivement que par la valeur de l’échange et non plus en fonction d’une valeur d’usage. L’économie n’est plus une activité pour les personnes et le développement de leur bien-être à long terme. Elle n’est plus oikonomia. Elle est devenue, par la logique du néolibéralisme, une chrématistique institutionnalisée et cautionnée idéologiquement par les grandes instances de

[…] régulation de l’économie mondiale, tels l’OMC, la BM, le FMI, ou encore les instances arbitrales internationales et supranationales mises en place par les traités de libre-échange, ces traités par lesquels les États signataires abandonnent une part essentielle de leur souveraineté au profit du « système économique globalisé »42.

C’est Aristote qui proposa le premier une distinction importante entre l’économie, comme

oikonomia, définie comme l’art d’administrer convenablement selon des règles communes,

les biens de la collectivité en vue d’un « vivre ensemble » authentique, et la chrématistique qui vise à l'acquisition et à l'accumulation sans réserve d’un capital financier et monétaire en vue de combler le désir propre et le plaisir individuel de posséder. « Or que l’art d’acquérir des richesses ne soit pas identique à l’art d’administrer une maison, c’est là une chose évidente […] »43, pense Aristote44. En quoi consistent l’oikonomia et la

chrématistique?

Oikonomia

Aristote définit l’oikonomia comme la dimension fondamentale et légitime de l’activité humaine qui consiste en l’art d’acquérir des biens pour les subsistances nécessaires et utiles à la famille et à la Cité. Ainsi, il existe un art d’acquérir des biens pour les rendre disponibles à la communauté. Cette acquisition de richesse, au sens collectif du terme, sert principalement d’approvisionnement nécessaire à la vie. Elle s’insère dans un

42 M. FREITAG. L’impasse de la globalisation […], p. 30. 43 ARIST. Pol.I.8,1256a10-15, trad. Tricot.

44 Karl Polanyi dira au sujet de cette distinction conceptuelle proposée par Aristote : « si nous jetons un

regard en arrière depuis les hauteurs rapidement déclinantes d’une économie de marché qui s’étend au monde entier, nous devons convenir que la fameuse distinction qu’il observe dans le chapitre introductif de sa Politique, […], est probablement l’indication la plus prophétique qui ait jamais été donnée dans le domaine des sciences sociales; encore aujourd’hui, c’est certainement la meilleure analyse du sujet dont nous disposions. » (K. POLANYI. La grande transformation […], p. 84).

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rapport communautaire et politique. Toujours selon Aristote, il semble que ce sont là les éléments constitutifs de la véritable richesse45.

La richesse authentique, dans le cadre de l’oikonomia, se caractérise en référence à l’usage et à l’utilité pour toute famille et toute communauté humaine des biens pour leur propre bien-être. « Aristote met l’accent sur le fait que la production d’usage, par opposition à la production tournée vers le gain, est l’essence de l’administration domestique proprement dite »46. Elle n’est jamais illimitée en quantité, ni extensible indéfiniment.

L’oikonomia se limite elle-même par l’atteinte des finalités auxquelles elle cherche à répondre. Elle est ainsi délimitée par l’usage et par les autres dimensions humaines à travers desquelles elle s’engage continuellement. Aristote poursuit :

Car un droit de propriété de ce genre suffisant par lui-même à assurer une existence heureuse n’est pas illimité, contrairement à ce que prétend SOLON dans un de ses vers : Pour la richesse, aucune borne n’a été révélée aux

hommes, car une limite a bien été fixée, comme dans le cas des autres arts,

puisqu’aucun instrument, de quelque art que ce soit, n’est illimité, ni en nombre, ni en grandeur, et que la richesse n’est autre chose qu’une pluralité d’instruments utilisés dans l’administration domestique ou politique47.

Le concept d’oikonomia désigne avant tout une organisation humaine qui se donne concrètement des règles et des normes pour accomplir la gestion de son patrimoine. Cette notion réfère ainsi explicitement à une action politique qui tente de répondre aux besoins des personnes incluses dans une communauté spécifique sur un territoire délimité.

La réalité recouverte par l’oikonomia, comprise en même temps comme un objet et comme une discipline, possédait donc deux pôles, qui correspondaient à ce que nous appelons d’un côté l’« économie ménagère » et de l’autre l’« économie nationale », [donc politique] toutes les deux orientées vers la réalisation de la prospérité dans l’autonomie, c’est-à-dire vers la recherche d’un idéal d’autosuffisance et d’autarcie dans la satisfaction des besoins48.

L’oikonomia est la pratique d’une dimension humaine fondamentale, c’est-à-dire l’économie comprise comme étant encastrée et interconnectée aux autres sphères comme la politique, le social, le culturel et même à l’écologie. C’est ce qui fera dire à Freitag que

45 ARIST. Pol.I.8,1256b20-30, trad. Tricot.

46 K. POLANYI. La grande transformation […], p. 84.

47 ARIST. Pol.I.8,1256b30-35, trad. Tricot. (C’est l’auteur qui souligne).

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