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La notion d'honneur dans l'Heptaméron de Marguerite de Navarre

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(2)

La notion d'honneur dans

l' Heplllllléroll de Marguerite de Navarre

par

Lyne MONDOR

Mémoire de maîtrise soumis à la

Faculté des études supérieures et de la recherche cn vue de l'obtention du diplôme de

Maîtrise ès L~ttres

Département de (a 'Igue et littérature françaises Université McGill

Montréal, Québec

(3)

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(4)

Cette étude propose de démontrer que le principal sujet de l'Heplaméro/l de Marguerite de Navarre n'est pas, comme le soutiennent de nombreux critiques, l'amour, mais la notion d'honneur. II s'agit du véritable principe unificateur qui indéniablement confère à l'œuvre sa pénétrante unité.

Si la forme dialogique privilégiée par la reine crée une polyphonie qui, de prime abord, peut paraître déstabilisante et semble entraver la cohésion Oe l'œuvre, une lecture attentive nous montre toutefois qu'un certain nombre de lignes directrices en rapport avec la notion d'honneur traversent le recueil de façon récurrente. En repérant les constellations et les ensembles, nous découvrons des jeux de corrélations - toujours en rapport avec la notion d'honneur - qui se tiennent par des liens intelligibles et forment des unités homogènes tout à fait signifiantes. Ce qu'elles révèlent, c'est que, derrière le conservatisme apparent des personnages des nouvelles et des membres du cercle conteur de l'Heptaméroll, se faufile une remise en question, voire une critique de la double valence du code de l'honneur dans les relations entre les hommes el les femmes .

(5)

The purpose of this study is to demonstrate that the main the me of Hept(lllléroll, by Marguerite de Navarre, is not love, ilS numerous erities maintain, hut the notion of honour. This notion is the real unifying prineiple that indisputahly confers its penetrilling unity to the book.

If the kind of dialogue favoured by the Queen ereates a polyphony whieh, at first, may seem destabilizing and hinder the coherence of the book, nfter reading it carefully, however, one notices that a certain number of guidelines relating to the notion of honour permeate the book. By identifying systems and ensembles, one diseovers different sets of correlations -in eonnection with the notion of honour, that are connected" by intelligible links and form homogeneous units that are eompletely meaningful. This reveals that, hehind the obvious conservatism of the charaeters and members of the storyteller cirele of He pt (llll é rOll, the bivalence of the honour code, in the relationships between men and women, is challenged, even criticized.

(6)

(7)

INTRODUCTION

CHAPITRE 1

Le cercle conteur de l'Heptaméroll

La formation du groupe de Sarrance 1 1

Les personnages de Sarrance et leur notion d'honneur 1 5

Approche du texte 20

CHAPITRE II

La notion d'honneur

L'honneur à la Renaissance L'honneur dans l'Heptaméro/l

Le thème de l'honneur et de la conscience

CHAPITRE III

Le mariage

La fidélité dans le mariage Le mariage et les religieux

CONCLUSION BIBLIOGRAPHIE 28 32 47 61 66

75

77

(8)

Lc~ fCIIJIIlC~ n'ont pas tort du tout quand clics refusent les

rciglcs de vic qui sont introduites au monde. d'autant que cc

"juill Ic!\ hOlJllllc~ qui les ont fuictc"J sans clics.

Michel de Monlaigne, Essais, livre III, chap. V Ces p:luvrcs cré'llurcs [.,,) ne désirent pas être un homme pnur sc rendre plus pur!'ailes, mais pour avoir la liberté et fuir le pouvoir que les hommes se sont arrogés sur elles de leur propre autorilé.

Buldussar Castiglione. L(' livre du courtisa". livre HI. chap. XVI Je dis que les nHisles ct femelles sont jettez en mes me

moule: sauf l'IIlS1llutÎon ct l'usugt:. la difference n'y est pas grande.

Michel de Montaigne. Essais, livre III, chap. V

On a souvent parlé de l'HeptClllléroll, œuvre de profonds dissentiments, comme d'une «œuvre mobile», aux «facettes changeantes», d'une œuvre difficile à cerner1, On a souvent dit que ses significations étaient multiples et que son principal sujet était l'amour, S'il est un point sur lequel s'entendent la majorité des critiques, c'est bien sur ce dernier2 , Ainsi, selon Marcel Tetel, «Le

1 Nicole Cazauran. L'Heptaméroll de Marguerite de Navarre, Paris, Sedes, 1991, 2e éd.. Avant-propos, p. 7. Lucien Febvre écrivait à propos de Marguerite de Navarre: «Une des plus irritantes énigmes de son siècle»,

Amour sacré, ill/lOUr profalle: Autour de [' Heptaméron, Paris, Gallimard

(coll. «Idées»). [1944] 1971. p. 12.

2 Yves Delègue est l'un des rares à faire classe à part. «L'amour, écrit-il, n'est pas le vrai sujet de l'Hep t a m é ro n, ce n'en est que le sujet apparent, un prétexte pour décrire autre chose, qui est la pratique généralisée de la "dissimulation".» (<<La présence et ses doubles dans l'Heptaméroll», dans

Bibliothèque d'Humallisme et Renaissallce, LII-2 (1990), p, 278,) Si nous

sommes d'accord avec sa première proposition. nous ne saurions l'être avec

la seconde, La dissimulation ne représente pour nous que l'une des

nombreuses conséquences de la double valence de la notion d'honneur, comme nous le verrons.

(9)

sujet de est d'abord et avant tout l'amour [...

1,,\

Jules

Gelernt en fait même le primat de l'œuvrc cntièrc de la rcinc: <<If there is one the me which consistcntly l'uns through Margut~rilc's works, it is the primacy of lovc in the schcmc of cxistcncc.,,4 Il nous

semble que plusieurs critiques sc laisscnt trompcr par Ic

vocabulaire de l'Hept(lIIIéro/1 et confondent Ic thèmc dc l'amour avec celui, plus fréquent, du désir masculin. Commcn' peUl-on, cn effet, évoquer l'amour dans ces relations si souvcnt cmprcintt's dc violence, où les femmes, la plupart du temps, nc sont cnvisagécs par les hommes que comme de simples objets de satisfaction dc leurs frustes désirs, où elles sc font fréquemment prcndre par force, où elles se font quelquefois tuer, souvent humilier?

Les nombreuses occurrences, dans l'Hept(lm é1'0/l, du mot

«h0nne u1'» 5, lesquelles s' inscri vent majori tairement dans le cadre

3 Marcel Tetel. L 'Hep/allléroll de Margueri/e de Navarre: /hèllle.'. lallgage el strac/ure, traduit de l'américain par Benoit Beaulieu. Paris. Klincksieck,

1991, p. 17.

4 Jules Gelernt, World of MOllY Loves: The Hep/(lllléroll of Marguerite de Navarre, Chapel Hill, University of North Carolina Prcss, 1966, p. 30. Laurence Mail fait également dc l'amour le principal sujet de l'Hetl/alllérOIl :

«La plupart des nouvelles de l'Hepl<1l11érOIl ont l'amour pour sujet. [...1 Parcourant l'entière scala d' alllore, l' œuvre se déploie en gradations entre les pôles du pur instinct sexuel et de la sublimation en amour divin ... «<"Pierres ou bestes": le corps dans la dixième nouvelle de l'Heplaméron de Marguerite de Navarre», French Forum, XVII-1 Uanvier 1992), p. 169,)

5 Et de ses corrélats «honneste», «honestemenl», «honnesteté», etc. Par exemple, pour la seule nouvelle XV, nous avons relevé pas moins de sept

occurrences du mot «honneur», cinq du terme «honnête», quatre du

substantif «honnêteté .. , Enfin, le mot «déshonneur.. apparaît une fois. Marguerite de Navarre, L' Hep/améron, texte établi sur les manuscrits avec

une introduction, des notes et un index des noms propres par Michel

François, Paris, Classiques Garnier, 1991, p. 159-172. Selon "index général du Groupe d'Études Quantitatives Interdisciplinaires sur la Langue du XVIe siècle réalisé en 1991, "Hep/allléron édité par Michel François ne compte pas moins de 644 substantifs se rapportant directement à la notion d'honneur. Les termes relatifs à la notion de vertu font leur apparition à 247 reprises.

(10)

d'une description de la condition de l'homme et de la femme au sein de leur relation, nous ont amenée à nous interroger sur leur signification. Bien que des soixante-douze nouvelles qui nous sont parvenues soixante-trois d'entre elles traitent des relations entre les hommes et les femmes - de l'amour écrivent certains - , le véritable leitmotiv de l'Heptallléroll est, à notre avis, l'honneur mondain. Bien plus, il s'agit, pour nous, du principe unificateur qui indéniablement confère à l'~uvre sa pénétrante unité. Il suffit de jeter un regard attentif aux nouvelles qui, de prime abord, semblent ne pas véritablement entretenir de liens avec les autres pour s'en convaincre. Par exemple, qu'ont en commun les nouvelles XVII et XI, la première mettant en scène un roi face à un comte allemand et la seconde, madame de Roncex baignant dans la fan g e? L'une et l'autre renvoient à un aspect de la notion d'honneur. Dans la première, elle se traduit par la «vraie et naifve hardiesse» qu'a démontrée le roi en affrontant seul celui qui préméditait son assassinat. La hardiesse apparaît alors comme la vertu cardinale des seigneurs, ce sur quoi ils fondent leur honneur. Dans la seconde nouvelle, la notion d'honneur, envisagée cette fois sous un aspect moins reluisant, se traduit par la «grande honte» et le déshonneur qu'a éprouvés madame de Roncex en se voyant nue, «au pire estat que une femme se porroit monstrer», devant des hommes venus à son secours. C'est que, en entendant madame de Roncex crier au déshonneur, la chambrière a immédiatement

(Institut national de la langue française, Index de l'Heptaméron, p. 84, 150-151, 266-267.)

(11)

force dans le «retraict»6. La honte, le déshonneur, le recours il la force par les hommes pour soumettrc les l'cm mes 11 leur volonté concupiscente, la hardiesse, {(lUS ces thèmes sont liés il la notion

d'honneur et se font écho à travers tout l'Heptllllléron.

Si donc l'on porte attent:on aux multiples représentations de la notion d'honneur mises en scène dans les nouvelles ct aux interprétations les plus antagoniques qu'en font les memhrcs du cercle conteur, ce qui s'y révèle est une analyse subtile des difficultés sur lesquelles achoppe le code de l'honneur et de ses effets néfastes et dramatiques, ou parfois risibles, en raison de .l'Il double valence. Car l'honneur avait, l'on s'en doute,

«traditionnellement un sens bien différe'lt pour l'homme et pour la femme [...

J.»

7

Trop de fois la double valence rattachée 11 l'honneur est mise en évidence pour qu'il ne s'agisse pas de la véritable problématique de l'Heptalllé ron8. «L'honneur d'un homme et d'une femme ne sont

6 Bien que la nouvelle XI s'inscrive dans la tradition du fabliau, elle aborde

néanmoins un thème discuté dans de nombreuses nouvelles, celui des

hommes qui prennent par force les femmes qui refusent de leur eéder. Ce thème est directement lié à la notion d'honneur entendue au masculin, puisque la vertu de hardiesse commande à l'homme de réussir toutes ses entreprises. Toutefois, dans le cas des religieux, nous verrons que la signification de ce thème présente une autre dimension.

7 Jean-Claude Carron, «Les noms de l'honneur féminin à la Renaissance», Poétique, 67 (septembre 1986), p. 269.

8 Si elle n'a pas véritablement analysé toutes les implications de la notion d'honneur dans l'Heptaméron, Krystyna Kasprzyk a bien souligné du reste son importance: «II n'est pas exagéré de dire que, dès le Prologue, les deux camps s'affrontent, sans aménité, souvent avec aigreur. Le sujet principal de la dissension c'est le problème de l'honneur [... 1.» (<<L'amour dans

L'Heptaméron: de l'idéal à la réalité». dans Mélanges d'histoire lil/éraire

(XVie-XVIIe siècle) offerts à Raymond Lebègue par ses collègues. ses élèves el ses amis. Paris. A.-G. Nizet, 1969. p. 53-54.) Gary Ferguson soutient lui aussi

(12)

pas semblables»: les personnages. masculins ct féminins, le répètent, les mises en scène le démontrent à satiété. Trop souvent l'action tragique de certaines nouvelles est inscrite dans le double statut de l'honneur pour que nous ne percevions pas qu'il s'agit de la difficulté à laquelle sc heurtent les personnages9 • L'amour, la dissimulation, la violence. le mariage. l'adultère, l'amour parfait. la séduction, le désir. principaux thèmes abordés par Marguerite de Navarre. deviennent translucides. pourrait-on dire. à être envisagés par rapport à la notion d'honneur. Pour son honneur. la femme se doit d'être chaste: mais. pour le sien. l'homme doit prouver sa hardiesse. Dans l'Heptaméroll. lorsqu'elle passe de l'art de la guerre à celui de la séduction. la vertu masculine s'exerce toujours aux dépens de la femme. Mais nous aurons l'occasion d'y revenir plus longuement.

que l'Heptaméron «opposes a male 10 a female code of behavior in matters

concerning the relationship of the sexes. Intimately related to this problem is a lheme so recurrent lhat il must be considered a leitmotif of the work as a

whole: lhe admonltioo of women to beware of the noble sounding but

thoroughly deceitful rhe:oric of men." (<<Gendered Oppositions in Marguerite de Navarre's Hep tam é

"III.

The Rhetoric of Seduction and resistance in

Narrative and Society... dans Renaissance lVomen Writers: French

Tats/American COlllexts. Anne R. Larsen et Colette H. Winn (éds.), Detroit.

Wayne State University Press. 1?91, p. 143.) Pour nous cependant. le thème de l'exhortation des femmes à se défier de la rhélorique fallacieuse des hommes ne représente. parmi tanl d·autres. que l'une des nombreuses conséquences

de la double valence du code de l'honneur concernant les relations

hommes/femmes. Du reste, notre lecture converge en plusieurs points avec la sienne.

9 C'est l'un des enjeux que fait ressortir Nicole Cazauran dans son arlicle ,,"Honneste". honnestete" el "honnestement" dans le langage de Marguerite de Navarre.. , dans La catégorie de l'honneste dans la culture du XV/e siècle,

Acles du colloque international de Sommières II. septembre t983, Institul d'Études de la Renaissance et de l'Age Classique. Université de Saint-Étienne.

(13)

le projet de l'auteur, compte tenu du contexte socio.historique dans lequel elle s'inscrit, ne peut être que celui d'une remise en question de la recevabilité du code de l'honneur masculin. Pourtant, plusieurs critiques s'accordent pour affirmer que Marguerite de Navarre ne conteste pas les contraintes tant sociales, matrimoniales que politiques dont les femmes sont victimes ct que. en outre, elle est on ne peut plus allachée aux valeurs institutionnelles véhiculées par l'idéologie dominante de son époque: «[IJa conception [qu'elle se fait] de la femme. de sa place au sein de la famille ct de la société. ne diffère guère de celle que s'en faisaient les doctrinaires mâ 1es.»10 Il est vrai que, à première vue. elle ne semble pas soulever de pavé. pas plus qu'elle ne semble revendiquer une place nouvelle pour la femme ou un véritable changement d'altitude de la part de l'homme. Aussi. s'il est juste que la reine ne questionne pas le rapport sociétal de domination de l'homme sur la femme1 l, néanmoins, l'Heptallléron présente un caractère beaucoup plus

10 C'est ce que soutiennent Anne R. Larsen ct Colelte H. Winn dans la présentation du dossier sur les écrits de femmes à la Renaissance dans la revue Éll/des lilléraires, XXVII-2 (automne 1994), p. 6.

II «C'est raison, dist Parlamente. que l'homme nous gouverne comme nostre chef, mais non pas», a-t-elle soin d'ajouter, «qu'il nous habandonne ou traicte mal.» (Nouvelle XXXVII, op. cil.. p. 269.) À ce sujet, Diane Desrosiers-Bonin nous rappelle que l'égalité dans la différence était encore un impensable à la Renaissance en vertu notamment du principe aristotélicien du tiers exclu et du principe de non·contradiction selon lesquels ce qui est différent np peut être ni équivalent ni par conséquent égal. Ce n'est qu'au XVIIIe siècle que l'on commence à envisager l'égalité dans la différence et ce n'est qu'en 1789, à la veille de la Révolution française, que les véritables revendications «féministes» se font entendre. (<<Le Même et l'Autre dans deux recueils de nouvelles de la Renaissance française». à paraître dans la revue

Carrefour.) Enfin. ajoutons que le terme «féminisme» fait son apparition

dans la langue écrite seulement en 1837 et que celui de «féministe», issu du préeédent, n'apparaît qu'en 1872.

(14)

subversifl2 qu'il ne le laisse paraître de prime abord et,

subtilement, la reine élabore une critique des règles éthieo-sociales qui régissent la conduite des hommes ct des femmes au sein de leurs relations. L'Heplaméron est, en ce sens, le reflet d'une préoccupation grandissante des femmes de la Renaissance.

Notre thèse consistera donc à montrer que, derrière le conservatisme apparent des devisants et devisantes, se faufile une remise en question, voire une critique du code de l'honneur masculin dans les relations de couple. L'Hep la mé rOll, selon nous, impose cette lecture. car toutes les dissensions et discordes qui opposent les personnages masculins et féminins ont pour principal objet le problème de la bivalence du code de l'honneur, selon qu'il régit les comportements de l'homme ou ceux de la femme.

Bien que nous n'ayons pas par cette étude la prétention de réduire à l'univocité la polyphonie des voix - marque de sa modernité - que fait entendre cette œuvre si riche et si dense, nous sommes néanmoins persuadée que la notion d'honneur constitue la pierre angulaire d'une interprétation probante et juste. Nous n'avons d'autre ambition que de proposer un nouvel éclairage et d'en indiquer la voie. Ainsi, si de nombreux critiques ont présenté des lectures on ne peut plus intéressantes et instructives de l'œuvre, ils ont toutefois souvent négligé le dessein fondamental de Marguerite de Navarre: une plaidoirie pour l'avènement de l'égalité des codes de l'honneur dans le cadre des relations entre les

12 Nous utilisons le mot «subversif», non dans son sens le plus fort qui signifierait que l'Heptaméron .(détruit l'ordre établi». mais dans le sens qu'il est «susceptible de menacer les valeurs reçues». (Petit Robert l, 1989, p. 1877.)

(15)

hommes et les femmes, en accord avcc la loi dc Dicu. Là, croyons-nous, est le point de dépan et la raison d'êtrc de l'Hepttlllléroll.

L'œuvre est, en ce sens, une vaste enquêtc sociologiquc sur Ics difficultés d'être que favorise la double valencc du code de l'honneur dans les rapports entre les hommes et les femmes. Et, pour paraphraser Madeleine Lazard, <<il se veut une tentati ve pour réviser la notion d'honneur et améliorer ces rapports.» 13

Il ne s'agit donc pas, comme l'écrivait le bienveillant Michel de Montaigne, simplement d'un «gentil livre pour son estoffe»14, ni

d'un ouvrage purement ludique. S'il distrayait les lecteurs de la Renaissance, il était assurément doublé d'une fonction moralisante. L 'œuvre, derrière l'apparente disparité de ses propos, a une cohérence et une portée beaucoup plus large que celle du simple «passetemps» proposé aux devisants du cercle conteur, dans la fiction, et au lecteur, dans la réalité.

Notre étude se divise en trois chapitres. Dans le premier, nous rappellerons quelles sont les circonstances de la formation du groupe de Sarrance et exposerons ensuite la conception de la notion d'honneur de chacun des membres du groupe. Nous proposerons

13 Madeleine Lazard, Images littéraires de la femme à la Renaissance, Paris, Presses Universitaires de France. 1985, p. 130.

14 Michel de Montaigne, Essais. dans Oeuvres complètes, lextes établis par Albert Thibaudet et Maurice Rat, Paris, Gallimard (coll. La Pléiade), 1962, livre II, chap. XI, p. 409.

(16)

par la suite une réflexion sur notre approche du texte compte tenu de la difficulté que présente sa forme dialogique. Dans le deuxième. nous aborderons la notion d'honneur à la Renaissance et analyserons ensui te celle que présente l'Heptaméron afin d'en montrer les implications. Enfin. dans le dernier chapitre, une fois constaté le désordre auquel mène la problématique de l'honneur, nous nous attacherons à présenter la solution que semble nous indiquer la reine ct nous traiterons finalement du cas particulier des religieux.

Pour les fins de cette étude. notre choix s'est arrêté sur l'Heptaméro/l édité par Michel Françoisl5 , édition recommandée pour le concours français d'agrégation des lettres de 1992, de préférence à celle d'Yves Le Hirl6 dont la lecture, en raison de sa graphie. est fastidieuse. Si l'édition promise par Renja Salminen17

eut été disponible, elle aurait sans aucun doute fait l'objet de notre choix. Par sa qualité, il y a fort à parier qu'elle deviendra, dans un avenir que nous souhaitons rapproché, cette édition critique que nous attendons tous avec impatience.

15 Toutes les citations de l'Hep IIImé roIl seront désormais tirées de cette

édition. Les chiffres romains renverront à la nouvelle, les chiffres arabes à la page.

16 Marguerite de Navarre, NOl/vet/es. texte critique établi et présenté par Yves Le Hir, Paris. Presses Universitaires de France, 1967.

17 Marguerite de Navarre. Heplaméron. tome l, Helsinski, Academire

Scientiarum Fennica:. 1991. En novembre 1994. on annonçait, en complément du tome 1. la publication du tome II (analyse linguistique, notes. apparat critique, glossaire, bibliographie).

(17)

Bien que l'index de Suzannc HanonlK soil lc plus complcl el le plus rigoureux qui nous ail élé donné jusqu'à mainlclHl11l, nous

avons préféré cclui du groupc d'Éludes QUllnlillllives

Interdisciplinaires sur III Languc du XVIe siècle l9 qui li élé établi à

partir de l'Heptaméroll édilé par Michcl François.

18 Le vocabulaire de l'<<Heptaméron>> de Marguerite de Navarre: Index et

concordance, Paris-Genève, Champion-Slatkine, 1990, 196 p. Cet index a été

établi à partir de l'édition d'Yves Le Hir.

19 Études Quantitatives Interdisciplinaires sur la Langue du XVIe siècle (EQuILl, Institut National de la Langue Française, Index de l'Heptamérun, Clermont-Ferrand, décembre 1991. 276 p.

(18)

CHAPITRE 1

LE CERCLE CONTEUR DE L'HEPTAMÉRDN

La formation du groupe de Sarrance

Cinq hommes et cinq femmes issus de la noblesse se trouvent

«miraculeusement» réunis au chemin du retour des bains de

Cauterets à l'abbaye de Notre-Dame de Sarrance. Les pluies

diluviennes et la fureur des éléments ayant tout emporté, la compagnie est prisonnière de l'abbaye dix ou douze jours, le temps qu'un pont soit construit. Pour adoucir et repousser les dangers de l'ennui. Parlamente demande à Oisille, en vertu de son expérience et de son âge, de suggérer un passe-temps. Oisille propose la lecture de l'Écriture Sainte:

Mes enfans. vous me demandez une chose que je trouve fort

difficille. de vous enseigner ung passetemps qui vous puisse delivrer de vos ennuyctz; car. aiant chergé le remede toute ma vye. n'en ay jamais trouvé que ung. qui est la lecture des sainctes lellres en laquelle se trouve la vraie et parfaicte joie de l'esprit. dont procede le repos et la santé du corps20.

Sur quoi Hircan intervient et fait remarquer que, bien qu'elle soit louable, cette occupation ne répond pas aux besoins du corps:

(19)

Ma dame, ceulx qui ont leu la saincte Escripture [...J confesseront que vostre dict est tout veritable; mais si fault il que vous regardez que nous sommes encore si mortiffiez qu'il nous fnult quelque passetemps et exercice corporel; car si nous sommes en noz mnisons,

il nous fault la chasse ct la vollerye, qui nous faict oblier mil folles pensées [...121 .

Hircan propose alors à mots couverts, tout en sachant qu'il ne sera pas retenu, un divertissement charnel:

Quant à moy, dist-i1, si je pensois que le passetemps que je vouldrois choisir fust aussi agreable à quelcun de ln compaignie comme à moy, mon opinion seroit bientost dicte; dont pour ceste heure je me taimy et en croiray ce que les aultres diront22 .

Pour concilier les besoins de l'esprit et de la chair ct pour permettre à tous les membres de la compagnie une égale participation, Parlamente leur suggère que chacun raconte chaque jour, à tour de rôle durant les dix jours d'attente, une histoire, de sorte que, à la fin

de leur séjour, ils auront «parachevé la centaine» qu'ils

rassembleront pour former un recueil de nouvelles à la manière de Boccace. À la différence du D'écaméron toutefois, leurs nouvelles devront être de véritables histoires. C'est donc par l'entremise d'un acte narratif (et littéraire puisque les récits seront éventuellement mis par écrit) que les membres du cercle conteur seront amenés à analyser le conflit des sexes.

Enfin, le prologue permet de poser l'égalité des membres: «au jeu, soutient Hircan, nous sommes tous esgaulx»23. Cette précision évoque et occulte à la fois, pour un temps limité il va sans

21 Ibid., p. 8.

22 Ibid.

(20)

dire, une profonde réalité: tous les membres ne sont précisément pas égaux, soit en vertu de leur titre de noblesse soit, et surtout, de leur sexe24 . Dans cette égalité factice, la reine crée un espace où tous ct toutes auront donc le loisir de s'exprimer, et désormais

Parlamente n'aura plus à demander «congé à son mary de

parler»25. La recherche d'égalité apparaît clairement aussi dans la

manière dont les nouvelles sont distribuées, en alternance

quotidienne sur la base de l'appartenance sexuelle. Si bien que, dans le prologue de la huitième journée, lorsque Saffredent s'aperçoit que l'alternance n'a pas été respectée, afin de rétablir l'équité, il dit: «Vous m'avez faict l'honneur d'avoir commencé deux Journées; il me semble que nous ferions tort aux dames, si une seulle n'en commençoit deux.»26 Comme le souligne Deborah N. Losse,

Repeated reference to respecting woman's right to speak, the parity of numbers of both sexes within the fictional and historie context,

mention of doing injustice to women these are signs of an

authorial strategy to put men and women on an equal footing 27 .

Le nombre égal de participants de chaque sexe, leur égalité dans le jeu et dans la répartition des nouvelles, nous font bien pressentir

que les membres du groupe de Sarrance vont s'examiner et

échanger des critiques, peut-être même quelques coups de

24 Michel Bideaux, Marguerite de Navarre: «L'Heptaméron» de ['enquête au

débat, Mont-de-Marsant, Éditions InterUniversitaires. 1992. p. 35.

2S Prologue, p. 6.

26 Prologue de la huitième journée, p. 421.

27 Deborah N. Losse. «Women Addressing Women: The Differentiated Tex!>,•

dans Renaissance Women Writers, French TextslAmerican Conte.~ts,op. cit.,

(21)

semonce, surtout s'il est question de relations entre hommes et femmes.

Il n'est donc pas innocent de la part de la reine d'avoir choisi un nombre égal de voix masculines et de voix féminines28 pour

illustrer une gamme d'opinions qui varie de la plus haute spiritualité - position incarnée par Oisille - à la sensualité la plus charnelle - position défendue par Hircan - en passant par les opinions et les croyances intermédiaires. Cette compagnie mi-partie est clairement marquée par la différence sexuelle29 , bien qu'hommes et femmes s'accordent à l'occasion sur certains points, notamment sur la définition de l'honneur féminin. Encore que nous aurons à nuancer cette assertion, car la position des hommes à cet égard présente de profondes contradictions. Mais nous aurons plus loin l'occasion de revenir sur cette importante question.

28 Rappelons que le cercle conteur du Décaméron de Boccace, modèle avoué

de l'Heplaméron, était composé de 3 hommes et de 7 femmes. Il faut aussi

souligner que dans Le livre du courlisan (1528, traduction française 1537) de Baldassar Castiglione, les devisantes ne prennent que rarement la parole au cours des échanges qui les concernent pourtant au premier plan. Ainsi,

contrairement aux devisantes de l'Heptaméron, elles assistent aux

conversations plus qu'elles n'y participent, ce qui, selon Madeleine Lazard, devait davantage refléter la réalité. (Op. cil., p. 102.) L'on ne saurait oublier que ces deux ouvrages - le Décaméron et le Livre du courtisan· étaient connus de la reine. Sur les parallèles entre J'Heplaméron et le Livre du

courlisan, on pourra consulter l'article de Régine Reynolds, «L'Heplaméron

de Marguerite de Navarre: Influence de Castiglione», Sludi di Lel/erature

Francese, V·154 (1979), p. 25-39. Pour une étude comparant les prologues de

l'Heplaméron et du Décaméron, on pourra consulter l'artiele de Yves

Delègue, «Autour de deux prologues: l'Heplaméron est-il un anti·Boccace 7»,

Travaux de linguislique et de lilléralure, Strasbourg, 4 (1966), p. 23-37.

29 Consulter à ce sujet J'article d'Edward Benson, «Marriage Ancestral arod Conjugal in the Heplaméron», The Journal of Medieval and Renaissance

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Les personnages de Sarrance et leur noiion d'honneur

Par rapport à la conception que se font les membres du groupe de Sarrance de la notion d'honneur, l'on peut clairement distinguer deux factions en fonction du sexe (où Dagoucin ferait toutefois classe à part), même si, bien sOr, des nuances interviennent en fonction de la personnalité de chacun d'eux.

Parmi les membres du cercle conteur, Oisille est placée au sommet de la hiérarchie en vertu de son âge et de son expérience. La plupart de ses opinions sont fondées sur ses lectures pieuses et c'est elle qui, matin et soir, lit et commente les Saintes Écritures aux membres du groupe30 . Dans le prologue comme à travers l'Heptaméron, elle incarne «the complete renunciation of desire in favor of spiritual pursuits [...].»31 Elle invite ses compagnes à se garder même de l'affection honnête ou vertueuse, car, dit-elle, «d'autant que nostre cueur est affectionné à quelque chose terrienne, d'autant s'es loigne-il de l'affection celeste [...].»32 La conception qu'elle se fait du mariage «is far removed from the

30 Notons qu'à cette époque il est inhabituel au sein de l'Église chrétienne catholique qu'une femme commente les Écritures. Beatrice Gottlieb en fait d'ailleurs un élément de subversion qu'elle associe au mouvement réformiste: «If we are looking for an element of subversion in a supposed early feminism, it is hidden in the religious message.» (<<The Problem of Feminism in the Fifteenth Century», dans Women of the Medieval World. Essays in Honor of John H. Mundy, Julius Kirshner et Suzanne F. Wemple

(éds.), New York, Basil Blackwell, 1985, p. 361.)

31 Carla Freccero, «Rewriting the Rhetoric of Desire in the Heptaméron»,

dans Contending Kingdoms, Marie-Rose Logan et Peter L. Rudnytsky (éds.),

Detroit, Wayne State University Press, 1991, p. 309. 32 LXX, 418.

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medieval view of marriage as a condition inferior to celibacy.»33 À

ses yeux, la cellule conjugale représente «le plus beau et le plus seur estat qui soit au monde [... ].»34 Enfin, elle loue la chasteté féminine et insiste pour que les femmes soient toujours fidèles à leur époux, même lorsqu'ils manquent à leur engagement.

Parlamente, que l'on tient généralement pour la porte-parole de la reine, incorpore souvent dans ses opinions les principes et les doctrines soutenus par Oisille et par Dagoucin, sans jamais cependant oublier les exigences du corps. À l'opposé de Hircan son époux, elIe réserve un statut élevé à la chasteté et à la fidélité des conjoints dans le mariage35 . Seule l'affection conjugale accordée à la· loi de Dieu trouve grâce à ses yeux. Elle condamne sévèrement et sans appel les hommes et les femmes infidèles, et loue rarement ces dernières pour leur patience envers les maris déloyaux: elle considère plutôt leur passivité avec exaspération. Dans cette perspective, elIe voudrait que toutes les femmes se contentent de leur mari, comme elle fait du sien36.

Ennasuit1:e connaît les stratégies masculines de séduction: les hommes commencent leurs discours par l'honneur et la vertu, et les terminent par des réclamations de nalure charnelle37 . Si elIe loue la

33 Betty J. Davis, The Storytellers in Marguerite de Navarre Heptaméron,

Lexington, French Forum, 1978, p. 20. 34 XXXVII, 269.

35 Marcel Telel, «The ~Heptaméron", a Simulacrum of Love", dans Women

Writers of the Renaissance and Reformation. Katharina M. Wilson (éd.),

Athens, University of Georgia Press, 1987, p. lOI. 36 XXXV, 261.

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vertu des femmes 38 , elle-même ne semble pas toujours vouer une parfaite fidélité à son mari. En effet, à la manière dont elle réagit au commentaire de Parlamente qui suggère, on l'a dit, que les femmes doivent sc contC'nter de leur mari, nous pouvons présumer qu'elle entretient quelques «amitiés» hors mariage39 . Notons enfin que, parmi les devisantes, elle est la seule à témoigner une certaine ·:ommisération envers la femme adultère dans le cas où elle est

longtemps témoin des déboires amoureux de son mari et

abandonnée de 1ui41l.

Longarine, veuve depuis peu, adhère elle aussi aux principes de l'honneur féminin et de la vertu, et exalte l'amour conjugal. Toutefois, en raison de son expérience et de ses observations, elle redoute «les équivoques entretenues par l'amour courtois» et «dénonce [00'] le double langage dont il se couvre,,41: «tous les serviteurs que j'ay jamais eu, m'ont tousjours commencé leurs

propos par moy, monstrans desirer ma vye, mon bien, mon

honneur; mais la fin en a esté par eulx, desirans leur plaisir et leur gloire.,,42

Nomerfide, la plus jeune femme du groupe dont les récits sont le plus souvent brefs et cocasses, estime «que la personne qui ayme parfaictement d'un amour joinct au commandement de son Dieu, ne

38 IV, 34.

39 Au mot de Parlamente, Ennasuitte qui «se ~entyt touchée, en changeant de couleur, luy dist : "Vous debvez juger que chascun a le cueur comme vous, ou vous pensez estre plus parfaicte que toutes les autres.» (XXXV, 261)

40 XV, 128.

41 Michel Bideaux, op. cil.. p. 142. 42 XIV, 115.

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congnoist honte ni deshonneur, sinon quant elle default ou diminue de la perfection de son amour.»43 Parmi les devisantes. elle est la seule à mettre en doute les enseignements de Dagoucin au sujet de l' amour44 . À deux reprises elle se courrouce contre les devisants Hircan et Saffredent - qui soutiennent le bien-fondé d'infléchir par la force les femmes aux désirs charnels des hommes45 .

Hircan, le mari de Parlamente, voit en la femme un pur objet de gratification sexuelle: «Est-il raisonnable [... ] que nous morions pour les femmes, qui ne sont faictes que pour nous, et que nous craignions leur demander ce que Dieu leur commande de nous donner ?»46 Pour lui, l'honneur et la valeur d'un homme se mesurent essentiellement à la réussite de ses conquêtes féminines: «je me tiendrois pour deshonoré si je ne venois à fin de mon intention.»47 Partant, l'homme fait un «grand acte de vertu» lorsqu'il parvient à ses fins, et a fortiori lorsqu'il y parvient à deux reprises dans la même matinée48 . II défend <<la raison de nature». Comme l'a observé Edward Benson, il adhère à un code de conduite martiale, «a code which competes with rather than complements the code of conduct toward women.»49

Simontaut et Saffredent sont les alliés de Hircan. Souvent ils partagent ses opinions et confirment plus d'une fois ses propos et 43 XL. 279. 44 XXXII.246. 45 IV, 34 et XVlll, 142. 46 IX. 53. 47 IV, 34. 48 XLV. 307.

49 Edward Benson, «Marriage Ancestral and Conjugal in the Heplaméron",

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ses conceptions de l'honneur féminin et masculin, Ils doublent en quelque sorte son rôle,

Géburon avoue avoir partagé dans sa jeunesse les idéaux masculins du trio. Sans être un repenti, ses propos sont désormais ceux d'un homme d'âge mOr qui se plaît à découvrir le véritable dessein .des hommes; derrière leurs discours empreints d'honnêteté, ils cherchent à séduire les femmes pour leur plus grand plaisir et pour leur gloire: «Ne pensez pas que ceulx qui poursuyvent les dames prennent tant de peyne pour l'amour d'elles; car c'est seullement pour l'amour d'eulx et de leur plaisir.»50 Il soutient les femmes et s'accorde le plus souvent à leurs récriminations.

Enfin, Dagoucin est le tenant du platonisme qu'il propose comme modèle de conduite à suivre, ce qui lui attire les pires railleries de la part de ses congénères mâles surtout:

je ne croys pas que jamais vous ayez esté amoureux; car, si vous a'Jiez senty le feu comme les autres, réplique Simontaut, vous ne nous paindriez icy la chose publicque de Platon, qui s'escript et ne s'experimente poinct51 .

Et Hircan de renchérir ailleurs: «vous avez une si haulte

philosophie, qu'il n'y a homme icy qui l'entende ne la croye; car vous nous vouldriez faire acroyre que les hommes sont anges, ou pierres, ou diables.»52 Son idéal est si élevé que l'amoureux ne doit pas révéler ses sentiments de crainte que la réalité ne leur fasse 50 XIV, 114·115. Et plus loin: «nostre gloire, nostre felicité et nostre contentement, c'est de vous veoir prises et de vous oster ce qui vous est plus cher que la vie." (XVI, 133.)

51 Vlll, 48.

52 Llll, 341. Voir aussi la réplique de Hircan, XIV, 115; celle de Saffredent, XIX, 152: celle de Nomerfide, XXXll, 246.

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offense. L'amour doit donc être secret et silencieux. Enfin, l'homme marié est, à ses yeux, bien insensé «quant il a de quoy se con tan ter, et veult chercher autre chose.»53

Ainsi, à l'exception de Dagoucin, hommes et femmes forment véritablement deux groupes distincts, car tout au long de l'œuvre la polémique sur la notion d'honneur les oppose sans cesse, les poussant à critiquer et à mettre en doute la conduite de l'autre sexe54 .

Approche du texte

En dépit du fait qu'il nous soit possible d'établir pour chaque personnage sa conception de l'honneur, la difficulté liée à l'interprétation du texte demeure. En effet, tandis que les nouvelles se veulent des exemples adressés aux femmes 55 , les débats qui les

suivent minent irrémédiablement leur valeur exemplaire.

L'honnêteté d'un personnage y est fréquemment convertie en

hypocrisie, sa vertu devenant vice, son honneur se transformant en turpitude et en infamie: «Voilà, dit Oisille, comme toutes les

53 VIII, 47.

54 Nicole Cazauran, L' Heptaméron de Marguerite de Navarre, op. cit., p. 87.

55 Les nouvelles de l'Heptaméron se donnent à lire comme des exempta

s'adressant aux femmes: les formules «Voilà, mesdames, comment [...1'" «Vous ne pouvez ici nier, mesdames, que [...

1"

et leur nombreuse variantes apparaissent au début de la majorité des débats qui suivent l'exposition des nouvelles. Aussi, le mot d'exemple revient fréquemment sous la plume de la reine et. à l'instar du discours féminin des traités de morale mondaine, le discours de l'Heptaméron «se veut démonstratif. plutôt que prescriptif."

(Colette H. Winn, «La "dignitàs mulieris" dans la littérature didactique

fémini~e (du Xve au XVIIe siècle), Études lilléraires. XXVII-2 (automne 1994),

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bonnes œuvres que les femmes font sont estimées mal entre les hommes !»56 Et ailleurs s'adressant à Hircan, elle dit: «vous monstrez bien la malice en vostre cueur: d'un bon acte, faictes ung mauvais jugement.»57 Aussi, du fait qu'aucun des membres du cercle conteur ne joue le rôle de maître de la discussion, aucune des opinions n'a valeur d'autorité incontestable. Pour reprendre l'expression de Philippe de Lajarte, l'Heptaméron est une «chose quasi monstrueuse: un recueil d'exempta contradictoires.»58 Par conséquent, pour Marcel Tetel, à l'instar de nombreux critiques, les débats posent problème:

the discussions following the tales pose a fundamental question of how to read the commentaries. Are the viewpoints of the more hedonistic, sardonic, disillusioned storytellers simply used as foils to valorize exclusively the opinions of Parlamente, Oisille, and Dagoucin 59?

Certes pas. Visiblement la reine a intentionnellement fait des débats un lieu de confrontation et de mésentente. En privilégiant le mode dialogique, elle a clairement choisi de représenter des points de vue divergents, «sorne good, sorne negative, and thereby to embrace a muItivocal epistemology that iIIustrates the human situation.»60 Elle a mis en présence cinq hommes et cinq femmes dont le code d'honneur est aux antipodes et qui discutent le plus souvent de relations entre les hommes et les femmes ! En outre, ils 56 LVII, 355-356. Variante notée par Michel François, p. 489. note 710.

57 XXXVIII. 271.

58 «Modes du discours et formes d'altérité dans les "Nouvelles" de Marguerite de Navarre», Littérature. 55 (octobre 1984), p. 72.

59 Marcel Tete\. «The "Heptaméron". a Simulacrum of Love». op. cit.. p. 102.

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interprètent les nouvelles à travers le prisme de leur code d'honneur et de leur personnalité propres. Si la forme dialogique privilégiée par la reine crée une polyphonie qui, de prime abord, peut paraître déstabilisante et semble entraver la cohésion de l'œuvre, une lecture attentive toutefois nous montre qu'un certain nombre. de lignes directrices traversent l'ensemble de façon récurrente. Selon nous, c'est à travers ces lignes directrices que la reine, de loin en loin, dévoile sa pensée. Ce faisant, Marguerite de Navarre opère une critique du code de l'honneur de façon beaucoup plus subtile qu'elle n'aurait pu le faire, étant femme à la Renaissance, par le biais d'un raisonnement argumentatif, d'une· critique directe ou d'un exposé didactique. Il y a beaucoup plus de finesse à laisser parler des faits «authentiques»61 commentés par des «hommes et des femmes de bien».

Nous nous sommes donc moins attardée à observer la

structure formelle de l'Hepta méro n qU'à discerner, à travers le tout-venant, les discours ou les commentaires récurrents des personnages des nouvelles ou des membres du cercle conteur. Ainsi, dans l'épaisseur et la mobilité du texte, nous avons tenté de repérer les constel1ations et les ensembles relatifs à l'honneur afin de pénétrer les jeux de corrélations. Ces derniers se tiennent par

61 Dès le prologue, les personnages insistent pour «n'escripre nulle nouvelle qui ne soit veritable histoire» (p. 9.) Aussi, pour créer l'illusion de l'authenticité de ses récits, la reine, souligne Marcel Tetel, «introduit des

figures historiques soit comme protagonistes soit comme sources des

histoires.» (L' Heptaméron de Marguerite de Navarre: thèmes. langage et

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des liens clairs et intelligibles, et forment, à la clôture, des unités homogènes et tout à fait signifiantes.

Ainsi, en cherchant à débusquer les commentaires et les

propos récurrents échangés au cours des débats qui font

constamment écho aux nouvelles, nous avons vu qu'ils

apparaissaient en nombre relativement restreint. Nous pouvons résumer les principaux comme suit (entre parenthèses, nous avons indiqué s'ils sont émis par des hommes (h) ou par des femmes (f): l'honneur des hommes et des femmes n'est pas semblable (h et f); hommes et femmes sont sujets aux vices et aux vertus (h et f); l'honneur des hommes vise à déshonorer les femmes (f et h); la hardiesse autorise les hommes à prendre les femmes par force (h); il est inacceptable de prendre les femmes par force (f et h); un adultère bien celé ne porte pas à conséquence (h); l'honneur de la femme réside en sa chasteté et sa fidélité (f et h); l'homme doit être fidèle (f); l'homme peut être infidèle (h); la femme peut être infidèle (h); la femme infidèle est hypocrite (h et f); la femme fidèle est hypocrite (h); les hommes ne pensent qu'à leur plaisir (f et h); le mariage doit se faire avec l'accord des parents (h et f); le mariage est la meilleure institution (f et h); il faut se contenter de son mariage (f et h); sans la grâce de Dieu, nul ne peut échapper aux péchés (h et f).

De ce simple relevé, nous pouvons d'emblée constater le potentiel de dissension lié à la double perspective qui est celle des sexes et, plus étroitement, des codes de l'honneur. Mais ce qui importe par dessus tout, comme l'a observé Michel Bideaux, c'est

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«de ne jamais perdre de vue qu~ toutes les propositions qui s'y expriment ne pèsent pas le même poids, en raison de leur auteur, des circonstances qui les appellent, de l'accueil I~nfin qu'elles rencontrent.»62 En effet, il est clair que les propos des membres du cercle conteur n'ont pas tous la même portée et la même valeur. Par exemple, en suivant les réflexions et les affirmations du trio misogyne (Hircan, Saffredent et Simontaut), nous découvrons, d'abord, qu'ils mentent plus d'une fois 63 , ensuite qu'ils se contredisent et, enfin, que leurs commentaires sont souvent empreints de cynisme et sentent la provocation64 . En laissant parler les faits, la reine montre que leur position est insoutenable puisqu'elle est source de désordre social, qu'elle encourage la violence faite aux femmes et, surtout, qu'elle est en profond désaccord avec les enseignements bibliques. Aussi, le platonisme de Dagoucin est-il rejeté par les membres: sa vision sociale est irréaliste, car el1e néglige les besoins de la chair, ce que les membres ont soin de lui rappeler à maintes reprises. La reine sait bien que «la chose publicque de Platon [... ] s'escript et ne s'experimente poinct.»65 La position d'Oisille, si elle est respectée

62 Michel Bideaux, op. cil., p. 193.

63 Par exemple, tandis que Hircan s'empresse de déclarer qu'il se «soucye [...1

peu de baiser 'les femmes, hors mys la [slienne» (LVII, 356.), ailleurs il dit qu'il voudrait bien «que Dieu print aussi grand plaisir à [s]es plaisirs [...], car [il] luy donneroi[t] souvent matiere de se resjouir.» ( XXV, 207.)

64 Par exemple, dans le débat qui suit la nouvelle XLI, pour excuser la conduite du cordelier qui le soir de Noël a tenté de faire des attouchements sexuels à une jeune fille,' Simontaut déclare: «voylà qui augmente son excuse [...], car, tenant la place de Joseph auprès d'une belle vierge, il voulloit essayer à faire ung petit enfant, pour jouer au vif le mistere de la Nativité.»

(285.) 65 VIII, 48.

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par tous les membres du groupe, ne présente pas non plus une solution viable. Comme sa contrepartie masculine, ene ne supporte pas la confrontation avec la réalité. Si les positions de ces personnages - trop idéalistes chez les uns ou trop «pratiques» chez les autres - ne répondent manifestement pas aux attentes ou aux besoins des hommes et des femmes, il faut néanmoins tenir compte de certains de leurs propos lorsqu'ils font clairement écho à ceux d'autres personnages. Mais nous verrons au chapitre suivant comment la reine organise les échanges et les répliques pour exercer une critique.

Ainsi, dans cette multitude de contes et de débats, dans cette polyphonie discordante, toute tentative de vouloir discerner une voix propre à Marguerite de Navarre se solderait sans aucun doute, à notre avis, par un échec, tant l'œuvre doit être appréhendée dans sa globalité. Il est donc tout à fait vain, comme plusieurs critiques ont tenté de le faire, de vouloir réduire le discours personnel de la reine à celui de Parlamente. En outre, de tous les critiques qui s'autorisent l'association Marguerite-Parlamente, aucun ne fournit de raisons ou de preuves satisfaisantes pour soutenir son opinion66 . 66 Par exemple, voici quel est, en substance, le raisonnement de Lucien Febvre: «[ ...J il ne faut pas beaucoup de malice pour retourner les lettres et trouver Hanric. Forme béarnaise d'Henri. Donc, Henri d'Albret [...

J.

Mais si Parlamcnte est la femme d'Hircan, il faut voir en elle Marguerite ? Et rien ne s'y oppose: au contraire.» (Amour sacré. amour profane, op. cir., p. 231.) Dans un univers de fiction, pareil raisonnement est tout à fait inapproprié et ne fournit aucune preuve probante. Se serait-elle inspirée de son époux pour

construire le personnage de Hircan que rien ne forçait la reine à se

dépeindre dans Parlamente. En outre, à l'instar de Deborah N. Losse, nous croyons qu'en faisant pareille association, «we risk negating the diegetic authority of the other nine story-tellers and to forget that Marguerite de

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Il semblerait que ce soient Paul Lacroix et Le Roux de Lincy qui, au milieu du XIxe siècle, en préambule à leurs éditions aient donné le ton à ces tentatives d'identification des personnages. «Depuis, écrit Nicole Cazauran, éditeurs et critiques reprennent inlassablement ce jeu de l'identification des devisants, considérant volontiers qu'il y va du réalisme de l'œuvre, ou même de sa signification.»67 Nous ne nions pas que la reine ait pu s'inspirer de personnes qu'elle connaissait plus ou moins intimement pour créer et donner la couleur à ses personnages, toutefois, nous croyons que leur identific::tion n'est pas absolument nécessaire pour appréhender l'œuvre et en saisir toute la portée. C'est à chaque page de

l'Heptaméron qu'il faut chercher l'expression de la pensée de la

reine en débusquant, dans les voix qui s'y font écho, les idées récurrentes. L'Heptaméron est subversif, non pas tant par le contenu des dialogues qui sont fidèles, dans l'ensemble, au code de l'honneur tel que le connaît la reine, mais par la peinture de la dynamique sociale qui régit les relations entre les personnages: voilà des hommes et des femmes de bien, des gens honorables qui,

Navarre is, after ail, the creative force behind ail of the devisants.» (<<Authorial and Narrative Voice in the Heptaméron», Renaissance and

Reformation/Renaissance et Réforme, XI-3 (été 1987), p. 223.)

67 Nicole Cazauran, L'Heptaméron de Marguerite de Navarre, op. cit., p. 28·29. Sur les tentatives d'identification des personnages, on pourra consulter entre autres: A. J. Krailsheimer, «The Heptaméron Reconsidered», dans The

French Renaissance and its Heritage, Essays Presented to Alan M. Boase by

Colleagues, Pupils and Friends, London, Methuen & Co Ltd, 1968, p. 75·92; J.

Palermo. «L'historicité des devisants de l'Heptaméron», Revue d'Histoire littéraire de la France, 69 (1969), p. 193-202; et Pierre Jourda, Marguerite

d'Angoulême, Duchesse d'Àlençon, Reine de Navarre (/492·/549), Paris.

Honoré Champion, 1930, p. 761-766. Il est à remarquer que les critiques des dernières années ont maintenant tendance à penser que les personnages de Sarrance seraient plutôt des créations littéraires pures et simples.

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selon l'idéologie dominante, se conforment à un code d'honneur, construit, on le sait, aux dépens du «sexe faible», mais qui sont incapables de vivre des relations harmonieuses. Il faut chercher au-delà des voix individuelles et c'est paradoxalement la polyphonie

qui permet de dégager un fait qui, au fur et à mesure de

l'alternance récit-discussion, devient de plus en plus probant: la double valence de la notion d'honneur, selon qu'elle s'applique à l'homme ou à la femme, mine les relations qu'ils entretiennent68 . En effet, que dépeint la reine sinon un univers où les hommes et les femmes se heurtent à des contradictions insurmontables liées à la bipolarité du mot honneur? Que montre-t-elle sinon que les deux codes d'honneur sont inconciliables tant leurs exigences sont opposées et antinomiques? Comment lire la problématique tant de fois répétée dans les nouvelles comme dans les débats, «l'homme a la hardiesse pour demander et la femme la chasteté pour refuser»? «L'honneur d'un homme et d'une femme ne sont pas semblables»? Un simple et anodin constat sans répercussion? Que non. Cette dichotomie est la source même de l'univers de duplicité, de dissimulation et de violence que dépeint l'Heptaméron.

68 Plusieurs critiques ont analysé celte double valence de la notion d'honneur sans jamais toutefois en tirer toutes les conséquences qui s'imposent, à savoir que, les nombreuses mises en scène dans les nouvelles des effets dans les relations entre les hommes et les femmes de celte double valence, constitue justement une critique de la situation féminine au sein de l'idéologie masculine dominante. Si dans sa pénétrante étude L' Heptaméron

de Marguerite de Navarre Nicole Cazauran est celle qui a exprimé avec le plus

de finesse l'impasse à laquelle mène celle double valence, elle n'en a toutefois pas souligné le caractère subversif et elle ne semble pas avoir vu que de cette façon la reine s'appliquait à remettre en question la vérité d'un code de conduite jusqu'à ce jour admis par tous.

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CHAPITRE II LA NOTION D'HONNEUR

L'honneur à la Renaissance

Il n'est passion plus pressante que celte cy [la concupiscence de la chair], à laquelle nous voulons qu'elles resistent seules, non simplement comme à un vice de sa mesure. mais comme à l'abomination ct cxccralion, plus qu'à l'irreligion et au parricide; et nous nous y rendons cependant sans coulpe et reproche. Ceux mes me d'entre nous qui ont essayé d'en' venir à bout onl assez avoué quelle difficulté ou plustost impossibilité il y avoit, usant de remedes materiels, à mater, affoiblir et refroidir le corps. Nous, au contraire, les voulons saines, vigoreuses. en bon point. bien nourries, el chasles ensemble, c'est à dire el chaudes et froides: car le mariage, que nous disons avoir charge de les empescher de bru1er, leur apporle peu de rafrechissemenl, selon nos meurs.

Michel de Montaigne, Essais, livre III, chapt V

Pour bien cerner l'enjeu de l'Heptaméron, il nous faut nous arrêter à la notion d'honneur telle qu'elle était conçue et véhiculée par les doctrinaires mâles de la société française de la Renaissance. Au XVIe siècle particulièrement, la question de l'honneur et de l'honnêteté, qui modèle la plupart des comportements, suscite un vif intérêt. Elle .représente à n'en pas douter l'une des clefs des préceptes éthiques de la Renaissance occidentale69 • Au nom des lieux communs véhiculés, notamment, par le discours médical et

69 Jean-Claude Carron, «Les noms de l'honneur féminin à la Renaissance", op. cil., p. 269.

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philosophique, et selon les principes de la tradition chrétienne fermement établie et rigoureusement enseignée, la femme s'est vu attribuer des vertus essentiellement passives se résumant, avant, pendant et longtemps après la Renaissance, à la patience, à l'obéissance et, par-dessus tout, à la chasteté qui commande toutes les autres70 . À ce sujet, rappelons ce qu'écrit Michel de Montaigne dans sa vaste enquête sur la vie:

Cette fievreuse solicitude que nous avons de la chasteté des femmes,

fait aussi qu'une bonne femme, une femme de bien et femme

d'honneur et de vertu, ce ne soit en effect à dire autre chose pour nous qu'une femme chaste; comme si, pour les obliger à ce devoir, nous mettions à nonchaloir tous les autres, et leur lachions la bride à toute autre faute, pour entrer en composition de leur faire quitter cette-cy 71.

70 Nicole Cazauran, «"Honneste", "honnesteté" et "honnestement" dans le langage de Marguerite de Navarre», op. cil., p. 152. Voir aussi Jean-Claude Carron, «Les noms de l'honneur féminin à la Renaissance», op. cil., p. 269 et Ruth Kelso, The Doclrine of Ihe Lady of Ihe Renaissance, Urbana, University of Illinois Press, 1956, p. 97.

71 Essais, op. cil., livre II, chap. VII, p. 364. Il convient ici, afin de mieux saisir

le sens et la portée de l'Heptaméron, de rappeler que les représentants des différentes sphères intellectuelles de la Renaissance véhiculaient l'image de la femme lascive et moralement faible. Les «preuves» théologiques, médicales ou philosophiques faisaient d'elle une créature inférieure à l'homme, dont il fallait se méfier et sur laquelle il fallait exercer un contrôle rigoureux, notamment en matière sexuelle. En réalité, les discours des porte.parole des divers domaines intellectuels ne faisaient que transcrire les préjugés tenaces

sur la femme en les inscrivant dans des systèmes en apparence d'une

extrême cohésion et en leur conférant ensuite le statut d'autorité. En outre, comme le soulignent lan Maclean et Madeleine Lazard, les différentes autorités s'empruntaient mutuellement des arguments pour traduire «les représentations mentales élaborées par la société». (Madeleine Lazard, op.

cit., p. 22; lan Maclean, «The Renaissance Notion of Woman», W0 man

Triumphant, Feminism in French Literature 16/0-1652, Oxford, Clarendon

Press, 1977, p. 24.) Ainsi, si le mot de Renaissance «sonne clair et doux», pour reprendre l'expression d'Émile Telle (L'Œuvre de Marguerite d'Angoulême

reine de Navarre et la Querelle des femmes, Genève, Slatkine Reprints,

[193711969, p. 69.), cette période est marquée par le recul du pouvoir (relatif, il va sans dire) qu'avaient acquis les femmes aux siècles précédents. En effet, les femmes de ('aristocratie, écrit Joan Kelly, «loS! considerable economic, political and cultural power in relation not only to their feudal forebears but to men of their own class.» (<<Early Feminist Theory and the Querelle des

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En liant indissolublement la chasteté au terme d'honneur, ce que fait apparaître Montaigne, c'est l'importance suprême qui est accordée à cette vertu toute féminine. En conséquence, comme l'a noté Ruth Kelso, «in women honor and chastity were exchangeable terms.»72

Si la femme «se trouve soumise aux exigences d'un honneur inférieur, limité à la chasteté par la société gardienne de sa vertu» 73, l'homme de la société aristocratique, lui, s'est emparé des vertus actives. Son honneur se traduit essentiellement par sa hardiesse, son audace et sa vaillance dans la profession des armes. Rappelons que Baldassar Castiglione, dans son Livre du courtisan

traduit dès 1537 en langue française, attribue à son courtisan idéal, parmi la myriade de qualités qu'il se doit de posséder, celle de l'excellence dans le métier des armes. Le parfait courtisan, écrit-il, doit:

Femmes, t400-t789», Signs, VIlI-1 (automne 1982), p. 7.) Durant la

Renaissance, ajoute-t-elle ailleurs, «there was no "renaissance" for women

[00.1.» (The Social Relation of the Sexes: Methodoligical Implications of Women's History», Signs, 1-4 (été 1976), p.811.) Ainsi, tous les discours

officiels, ayant marqué la femme au coin de l'infériorité, s'accordaient pour la maintenir en sujétion. L'on peut imaginer les répercussions de ces représentations mentales sur le gouvernement des relations entre les hommes et les femmes. Notons enfin que, en dépit de la Querelle des femmes

qui oppose à l'infériorité de la femme sa supériorité, le statut des descendantes d'Eve n'évolue guère. Ces deux positions infériorité versus supériorité - , en apparence irréconciliables, ne diffèrent pas dans leurs fondements épistémologiques. Elles reposent sur la même impossibilité de dépasser le statisme que représente le simple renversement des hiérarchies établies conformément au topos du mundus in versus. (Diane Desrosiers-Bonin, «Le Même et l'Autre dans deux recueils de nouvelles de la Renaissance française», à paraître dans la revue Carrefour.)

72 The Doctrine of the Lady of the Renaissance, op. cit., p. 98.

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êtrc très résolu, tant dans les choses qui précèdent Ic combat que

dans le combat lui-même, cn se montrant toujours prompt et

couragcux, et ne faisant pas comme certains qui perdent du temps cn discussions sur des points dc détail 74 .

Plus loin, il ajoute:

Il cst convenable également de savoir nager, courir, sauter, jeter la pierre, parce qu'outre l'utilité qui peut en être tirée pour la guerre, il cst nécessaire souvent de faire ses preuves dans des exercices de ce gcnre, par lesquels on s'acquiert une bonne réputation [...]75.

Michel de Montaigne, donnant l'étymologie du mot de vaillanc.:, en fait aussi la vertu suprême des seigneurs:

Nostre nation donne à la vaillance le premier degré des vertus, comme son nom montre, qui vient de valeur; et que, à notre usage, quand nous disons un homme qui vaut beaucoup, ou un homme de bien, au stile de nostre court et de nostre noblesse, ce n'est à dire

autre chose qu'un vaillant homme, d'une façon pareille à la

Romaine. Car la generale appellation de vertu prend chez eux etymologie de la force. La forme propre, et seule, et essentielle de

noblesse en France, c'est la vacation militaire76 .

Partant, l'honneur féminin n'a pas le même statut que celui de l'homme et, à certains égards, il en est le miroir inversé, notamment en ce qui concerne l'amour et la sexualité. Comme l'explique Ian Maclean,

the dominant vice for each sex becomes the antithesis of the

dominant virtue (Iack of chastity, cowardice), and the most

excusable vice the antithesis of the dominant virtue of the other sex.

74 Baldassar Castiglione, Le livre du Courtisan, traduit de l'italien par Alain

Pons d'après la version de Gabriel Chappuis (1580), Paris,

Garnier-Flammarion, 1991, livre l, chap. XXI. p. 48.

7S Ibid., chap. XXII, p. 49.

(39)

Thus for men il is mosl unforgivable to be cowlIrdly, lInd most forgivable 10 be unchaste; for women, the vice of illlp"cliciliCl is most

10 be abhorred, and cowardice the least reprehensible vice. Chaslity and courage are s~en, therefore, in sorne sense liS opposite virlues

when placed on a sexual spectrum77.

L'honneur dans l'Heptaméron

La hardiesse dans le maniement des armes n'est jamais qu'un motif accessoire dans l'Heptaméron. Cette dimension n'apparaît la

plupart du temps en filigrane que pour évoquer combien les héros sont séduisants et combien est grande leur renommée78 . En toutes autres circonstances, la hardiesse qualifie essentiellement le jeu des séducteurs dont le vocabulaire reste celui de la guerre ct de la chasse auxquelles se rattache cette vertu. Le rapprochement entre guerre et séduction est omniprésent ct, comme l'a observé Nicole Cazauran, nombreuses sont «les formules qui pourraient s'entendre aussi bien des guerriers que des séducteurs.»79 C'est que le code de

l'honneur masculin conduit les hommes à adopter, comme l'a

exprimé Lucien Febvre, une «morale de guerriers»80. Ainsi, au dire de Simontaut, l'homme vertueux ct honnête est celui qui n'a «ny en

77 lan Maclean, «The Renaissance Notion of Woman», Woman Triumphanl:

Feminism in French Literature 1610-1652, Oxford, Clarendon Press, 1977,

p. 19.

78 Nicole Cazauran, L'Heptaméron de Marguerite de Navarre, op. cit., p. 20\.

79 Ibid., p. 203.

80 Lucien Febvre, Amour sacré, amour profane. Autour de l'Heptaméron,

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armes ny en amours nulle faulte de hardiesse.»81 Les seigneurs de l'H""lluméron sont donc de véritables conquérants, au double sens du terme, et estiment que la force est la puissance qui doit leur permettre de triompher de tout, des ennemis à la guerre comme des femmes dans la lutte incessante qu'ils leur livrent pour satisfaire leur plaisir et leur besoin de gloire82. Et s'il le faut, l'homme «fort et hardy» ne craint pas d'assaillir deux femmes en mêm temps et, surtout, «ne fault poinct d'en venir à bout», soutient Hircan83 .

Si «la fureur et la concupiscence augmente [sic]» l'honneur de l'homme et qu'il est estimé plus noble compagnon «quant il en

ayme une douzaine avecq sa femme», l'honneur des femmes,

déclare Parlamente, «a autre fondement: c'est doulceur, patience et ch as te té.» 84 Alors que la hardiesse est une vertu. proprement aristocratique et n'est louée que lorsque qu'elle est le fait d'un seigneur, la vertu de chasteté ne connaît pas de frontières de classe: elle appartient aux femmes de toutes conditions, depuis les plus modestes jusqu'aux plus nobles.

Tandis que les femmes doivent être chastes et demeurer fidèles à leur mari pour être estimées honorables, les hommes tirent la gloire de leur vertu de hardiesse par la réussite de leur 81 LVIII. 357.

82 Nicole Cazauran. L'Heptaméron de Marguerite de Navarre. op. cit., p. 203.

83 LX,364.

84 XLIII. 3D\. «Et bien malheureuse est la dame», dit Geburon, «qui ne garde bien soingneusement le tresor [la chasteté) qui luy apporte tant d'honneur. estant bien gardé, et tant de deshonneur au contraire. (V, 37.) «Bienheureuses». dit Longarine. «celles en qui Dieu se montra en chasteté• doulceur, patience ct longanimité !» (XVI, 128.) Voir aussi le commentaire de Oisille (II, 2\.) ct celui de Longarine (XLVII. 314.)

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