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Le romanesque dans le theatre de Corneille.

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(1)

. AUTHOR : TITLE : DEPARTMENT : DEGREE SOUGHT : DATE .: ABSTRACT. . ADELE FINLAYSON LE ROMANESQUE DANS LE THEATRE DE .CORNEILLE

FRENCH IANGUAGE AND LITERATORE . McGILL UNIVERSITY' •

. M.A.

(2)

..

, ~

Le romanesque est un courant psychologique et stylistique, qui, prenant·ses sources dans le Moyen-Age, a eu une profonde influence sur les écri-vains de la première moitié du XVIIe siècle. Dans cette thèse, nous tenterons d'examiner l'étendue de cette influence dans l'oeuvre théâtrale de Corneille. Dans le premier chapitre, nous verrons que dans la structure de plusieurs de ses pièces, Corneille a utilisé certains procédés romanesques tels que: les chassés-croisés amoureux, l'illusoire, les déguise-ments, les quiproquos et les reconnaissances.

Le deuxième chapitre sera un examen de la psychologie des personnages chez Corneille, qui

s'allie au romanesque par les conceptions héro!ques ostentatoires et précieuses de ses héros et de ses héro!nes. Dans La Conclusion, après une brève ana-lyse de l'opinion des critiques sur la présence d'é-léments romanesques dans ce théâtre, nous tenterons de clarifier l'importance et la portée de ces éléments.

(3)

THEATRE DE CORNEILLE

by

FINLAYSON, Adèle, B.A.

A thesis submitted to

the Faculty of Graduate Studies and Research McGill University,

in partial fulfilment of the requirements for the degree of

Master of Arts

Department of French Language

and Literature. August 1969

l

®

Ad~1e

Finlayson 19'70

.1

'.~'

(4)

TABLE DES MATIERES

INTRODUCTION

Page

l

CHAPITRE l - Le Romanesque de 11 intrigue 10 CHAPITRE II- Le Romanesque des personnages • 34 CONCLUSION • BIBLIOGRAPHIE .•

.

. .

. . .

67 74

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(6)

e

INTRODUCTION

Qu'est-ce que le romanesque? La définition la plus simple semblerait 'être "ce qui se rapporte au roman." Mais alors à quel roman? En effet, il y a un monde entre le roman de l'époque de Corneille, et le roman tel que nous le concevons aujourd'hui. D'ail-leurs dans son analyse Le Roman jusqu'à la Révolution, Henri Coulet suggère que "le romanesque n'est pas le

1

fond du roman", et met nettement en contraste le cou-rant réaliste et le coucou-rant romanesque, déjà présents au XVIIe siècle. L'un cherche à décrire le naturel et le vrai: - l'autre représente un transport vers le bril-lant, le sublime et l'imaginé. L'un est d'inspiration bourgeoise, - l'autre est profondément aristocratique.

La tendance romanesque, "ce que les Anglais appellent - romance - a longtemps répondu au besoin de merveilleux

2

dans chaque âme humaine." Nous pouvons donc faire un

1. Henri Coulet, Le Roman jusqu'à la Révolution, t.l, Paris, 1967. p. 7

(7)

rapprochement entre le romanesque et II illusoire mer-veilleux; mais ce serait insuffisant pour expliquer la portée du romanesque et pour montrer dans quelle mesure li oeuvre de Corneille sly rattache. Examinons donc, brièvement, II évolution de ce courant.

Le terme "romanesque" remonte au Moyen-Age, à llépoque des Cours dlamour et aux conceptions des trou-badours. Durant cette époque, le romanesque représente une alliance du 1 chevaleresque 1 et de Illamoureux l • Ce

sera la conception du chevalier sans faille et sans. peur, pour qui tout llunivers est une arène et toute

la vie un tournoi; et ce sera celle de sa belle dame impérieuse dont i l doit mériter les faveurs. Deux des grands cycles romanesques' du Moyen-Age seront: le cycle arthurien et le cycle de' Lancelot. Ces notions aristocratiques se propagent dans les cours du Quattro-cento italien pour ensuite atteindre la Erance de la Renaissance. Durant ce siècle les influences étran-gères sur la civilisation et la culture françaises sont nombreuses. La poésie de Pétrarque, les épopées spectaculaires du Tasse et de IIArioste, connaissent une vogue considérable. LIEspagne de LIAmadis (1508)

(8)

- 3

-de Montemayor et -de Cervantes offre une veine exal-tée qui sera souvent utilisée d'abord dans la pasto-rale à travers L'Arcadie et L'Arninta (1573) ensuite dans les tragédies et les tragi-comédies de Garnier, Bradarnante, par exemple, celles de Hard~lde Rotrou et plus tard de La Calprenède. Et enfin, ces influen-ces vont jouer aussi dans les romans de l'époque.

Entre 1593-1600, il Y a trente-deux romans français; entre 1600 et 1610 la production s'enfle de plus de 60 t~tes, et tout ceci avant L'Astrée qui sera publié de 1610 à 1625. Ces oeuvres où les sen-timents et leur expression sont outrés, (parler Ner-vèze ou des Escuteaux, sera un synonyme de parler un galimatias), n'en préfigurent pas moins celles des auteurs qui vont suivre; tels d'Urfé~et les précieux. Chez ceux-ci, il y aura un raffinement de la psycholo-gie et de l'expression. Mais leurs oeuvres seront animées par les mêmes sentiments héroïques et surpre-nants, que les romans du tout début du siècle.

Ce sera dans ce climat, que Corneille aura sa formation intellectuelle et commencera sa carrière

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de dramaturge. Mais avant d'en venir à Corneille, il s'agit d'examiner une oeuvre qui a eu une profonde in-fluence sur lui et d'ailleurs sur presque tous les dramaturges et romanciers de la premi~re moitié du XVIIe si~cle: ce sera L'Astrée d'Honoré d'Urfé •.

Dans ce roman, tous les procédés stylistiques romanesques semblent être résumés. Il y aura les

triangles, Astrée, - Céladon - Aminthe, CléonTircis Laonice, et les doubles triangles, Florice -Hylas - Dorinde - Ténombre. A ceux-ci s'ajoutent les feintes amoureuses: Céladon feint d'aimer Aminthe, sur l'ordre d'Astrée: Tircis feint d'aimer Laonice,

à la demande de Cléon: Hylas feint d'aimer Dorinde parce que Florice l'exige: il faut noter ici, la

puis-sance de la femme sUr l'homme. A ces feintes, s'ajou-te un autre procédé fort courant dans l.Jordre r"omanesque: ce sera ~e déguisement. Céladon sera déguisé à plusieurs reprises: d'abo~d en berg~re, ensuite en nymphe, et

en-fin en druidesse. Il va de soi qu'une intrigue marquée de péripéties enchevêtrées sera le résultat de tous ces chassés-croisés, de toutes ces feintes et de tous ces déguisements.

(10)

- 5

-Dans L'Astrée, il y a une assimilation de plusieurs catégories de romanesque:

"Le roman chevaleresque, le roman d'aventures, l'histoire tragique ••• mais toutes sont détournées de leur véritable nature et subordon-nées au roman sentimental" 3

Ce sera une forme où l'intrigue est basée sur un problème sentimental, et où les personnages n'exis-tent que pour tourner dans la ronde amoureuse formée par les péripéties qui naissent de la feinte et du déguisement. Mais dans ce roman, le "sentimental" ne se limite pas à la technique de l'intrigue, mais s'é-tend aussi à la psychologie profonde des personnages. En effet, L'Astrée représente une véritable casuistique de l'amouro Ce roman prône comme lois: la pureté des actes et la soumission du coeur à la raison. L'amour sensuel représenté par Hylas ne sera pas à recommander, et c'est Sylvandre qui lui fait cette magnifique leçon:

"Savez-vous bien ce que c'est qu'aimer? C'est mourir en soi pour revivre en

autrui, c'est ne se point aimer qu'autant que l'on est agréable à la chose aimée,

et bref c'est une volonté de se transformer ••. " 4

3. Ibid. p. 149.

4. H. d'Urfé, cité par P.H. Simon, in Le Domaine hérolgye des Lettres francaises. paris, 1963. p. 134.

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Dans cette optique, i l est clair que dans L'Astrée~

i l ne s'agit pas simplement de bergers qui poursui-vent des bergères à longueur de tomes: mais bien d'un art d'aimer qui donne comme idéal: la transformation et le surFa~sement de l'être dans l'amour.

Ce sera aussi une conception que les précieux et Madeleine de Scudéry n'auraient pas désavouée.

Dans son Domaine du Tendre, Astrée et Céladon pourraient évoluer tout aussi bien que Cyrus et Mand~e.

A ce courant sentimental et parallèlement, s'ajoute le courant "héro!que": d'ailleurs les deux tendances sont entrelacées dans les romans de Gomber-ville, de Desmarets, de La Calprenède et de Mlle. de Scudéry. Les romans héro!ques "racontent des grandes

5

actions et décrivent de grands sentiments". Le roman, tel qu'on le conçoit à cette époque, est al-lié à l'épopée. Boisrobert dira que les "beaux

6

romans tiennent de la nature du poème épique". Mais i l s'agit de savoir en quoi. Ces romans seront "épi-ques" par - la beauté et la grandeur des prouesses

5. Henri Coulet, Le Roman jusgu'à la Révolution, t.l, p.160. 6. Boisrobert, cité en Ibid. p. 162.

(12)

7

-- et courtois, par la soumission du chevalier à la dame. Ils le seront également par la fougue osten-toire de l'hérolsme qu'ils présentent. Dans ces oeuvres, malgré leurs longueurs et leurs défauts, le vrai héros est, selon la formule de P.H. Simon,· "à

l'instant où sa grandeur se décide, un demi-dieu

eni-7

vré. Il C'est bien dans ce climat de fougue et de

mer-veilleux qu'évolue Corneille: à cette époque où "1es vieux th~mes moraux de l'aristocratie ont revécu avec

8

le plus d'intensité.1I Il ne faut jamais oublier que

pour Corneille l'atmosphère de cette premi~re moitié du siècle a été celle dans laquelle sa pensée et son imagination ont baigné.

Il connaissait sûrement la littérature médiéva-le et médiéva-les romans des XVe, XVIe et XVIIe siècmédiéva-les. Il fera

9

mention dans Le Menteur, des fées "Urgande et Mélusine",

7. P.H. Simon, Le Domaine héro!que des Lettres françaises,

p. 132.

8. Ibid. p. 139.

9. Corneille, Le Menteur, II, l, V353. Toutes les citations de Corneille seront tirées de: Pierre Corneille, Oeuvres Complètes, L'Intégrale, paris, Ed. du Seuil, 1963.

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-personnages de L'Amadis de Gaule et des romans de Jehan d'Arras. Il montre l'influence de L'Astrée sur son oeuvre quand Mélisse dans La Suite du Menteur dira:

Il Je puis bien lire L'Astrée

Je suis de son village et j'ai de bons garants

Qu'elle et son Céladon étaient de nos parentslllO

La plupart des héro!nes de ses comédies auraient pu prononcer les mêmes paroles. La Calprenède et la plu-part des autres romanciers présentent plusieurs fois dans leurs oeuvres une situation analogue à celle de Pauline, Sévère et Polyeucte. Il est donc évident, que tout en les surpassant, Corneille a participé aux mêmes tracli-tions héro!ques et sentimentales que ses contemporains. En analysant le IIr omanesque ll qui ne forme qu'un aspect

de son théâtre; il s'agit de mesurer l'étendue de son influence. Le romanesque se fera sentir particulière-ment dans: la construction de l'intrigue et la

psycho-logie des personnages.

Ce sera surüout dans la psychologie, dans one conception héro!que de l'existence et une illustration

(14)

- 9

-de la -destinée glorieuse -de l'homme que le romanesque paraît dans ce théatre. Le héros cornélien rejoindra Don Quichotte; comme lui, il luttera en fonction d'un

Il

idéal, il sera l'homme "qui se donne" à lui-même, à l'être aimé et au monde. C'est par cet idéal glorieux que Corneille a atteint et continuera d'atteindre la sensibilité d'un public qui goûtera toujours ce mélange

12

enivrant de "l'aventureux et du sentimental" qu'est le romanesque.

Mais voyons d'abord les intrigues de quelques-unes odes pièces pour mesurer jusqu'à quel point le style de Corneille peut être"romanesque".

Il. André Rousseaux, Corneille ou le mensonge héro!que in Corneille and Racine, Parallels & Contrasts, Prentice Hall, 1966. p. 107.

12. A. Cioranescu, L'Arioste en France, Paris, 1963.

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(16)

,

10

-Parler de style 1 romanesque 1 pour décrire une

oeuvre aussi essentiellement 'dramatique ' que celle de Corneille, pourrait sembler une anomalie. Mais la dif-ficulté se résout en définissant les termes. Il va de soi que Corneille nIa jamais trempé dans IIlell style

ro-manesque, puisqu'il n'a pas écrit de romans, mais il s'agit de voir jusqu'à quel point son style personnel peut être considéré comme IIromanesque".

Dans son étude du roman, Henri Coulet définit le romanesque stylistique selon les critères suivants:

"Générosité des coeurs, étrangeté des aventures, beauté des prouesses, com-plexité des intrigues sont les consti-tuants d'un romanesque noble et poé-tique" 1

Albérès voit dans le romanesque "La mise en

oe~vre de l'imagination libre ••• vouée à ••• une totale 2

gratuité. Il On pourrait ajouter que la trame romanesque

nI existe que pour résoudre un problème sentimental ou chevaleresque; et si, dans cette résolution, il y a des travestis, des identités dissimulées et des

1. H. Coulet, ~ Roman jusqu'à la Révolution, t.l, p.164. 2. R.M. Albérès, Histoire du roman moderne, Paris, 1962,

(17)

evenements ~nattendus, l'oeuvre n'en sera que plus captivante. N'est-ce pas une description exacte de l'intrigue des comédies cornéliennes qui s'ouvrent sur un double-triangle et se terminent souvent par un double-mariage? Et, c'est dans ses comédies, qu'il

faut chercher le Corneille, créateur d'intrigues ro-manesques, et de personnages qui n'existent que pour

évoluer dans le royaume du Il tendre Il • Examinons de plus pr~s quelques-unes de ces intrigues.

Mélite met en sc~ne cinq jeunes gens dont les amours vont mener à un bel imbroglio. La pièce s'ouvre sur une conversation entre deux amis dont le sujet est l'amour. Eraste se plaint de l'indifférence de celle qu'il aime, son ami Tircis se déclare à l'abri de tous les charmes; Eraste parie qu'il ne pourra jamais soute-nir ces opinions devant la beauté de Mélite. Tircis,

tel que prévu, se transforme en un instant de bel in-différent en amant passionné;

"J'ai connu mon erreur aupr~s de vos appas Il vous 1; avait bien dit" 3

(18)

- ~2·

-et devient ainsi le rival de son ami Eraste. Celui-ci, convaincu que Tircis jouit de plus d'avantages que lui auprès de Mélite, écrira une série de fausses lettres qui auront pour résultat de brouiller les amours de Tircis et de Mélite, et celles de Philandre et de Cloris, la soeur de son rival; Eraste a donc une double vengeance, Tircis, convaincu de la dupli-cité de Mélite, se retire. Mélite se pâme de douleur, un autre personnage la voyant dans cet état la croit morte, et en porte la nouvelle à Eraste, qui sombre dans la folie. Le tout se règlera, grace à l'interven-tion de la nourrice et lrintrigue sera couronnée par un double mariage. Nous voyons déjà dans cette pièce, les péripéties que peuvent susciter les feintes et les méprises qui en résultent. Pourtant les contemporains ont jugé que dans Mélite, il y avait trop peu d'effets, et trop peu draction: Corneille y mettra bon ordre dans sa pièce suivante Clitandre qui donne une illustration parfaite du romanesque baroque tant vanté à lrépoque. Dans son Examen, Corneille compare les deux pièces:

(19)

ilLe style en est véritablement plus fort que celui de l'autre: mais c'est tout ce qu'on y peut trouver de supportable" 4

Donc, d'après l'auteur, cette pièce ne vaut que par son style, et on ne saurait mettre en doute la virtuosité de cette intrigue. L'aventure se déroule en Ecosse, pays romanesque sBil en fut

jamais. Le rideau se lève sur une scène de forêt et une jeune fille qui parle d'amour et de trahison. C'est l'aurore et Caliste attend pour voir son amant Rosidor: elle craint une trahison dont elle a été avertie par sa soeur Dorise qui est sa rivale.

Rosidor est en effet dans la forêt, mais c'est pour répondre à un cartel présumé de Clitandre. Donc, dans ces premières scènes, paisibles en elles-mêmes, il y a double méprise de la part des amants, Caliste et Rosidor. La scène suivante introduit pymante, amoureux maltraité par Dorise, qui, par jalousie, a envoyé ce cartel à Rosidor pour pouvoir le tuer.

(20)

14

-Suit le reste d'un premier acte qui contient à lui seul: Trois déguisements - Pymante et deux serviteurs de Clitandre, - deux tentatives d'assassinat - Pymante et les valets contre Rosidor, et Dorise qui tente de tuer Caliste. Celle-ci sera sauvée quand Rosidor

5

surgit "tout sanglant" et arrache l'épée de la main de Dorise pour se défendre contre ceux qui l'attaquent. Une double évasion suivra, puisque Rosidor et Caliste se réfugient dans une maison de paysan. Est-il surpre-nant que

"le moindre défaut ou d'attention du spectateur, ou de mémoire de l'acteur, laisse une obscurité perpétuelle en la suite, et ôte presque l'entière intelli-gence de ces grands mouvements ••• ?" 6

D'ailleurs le reste de la pièce répond à la frénésie de son premier moment. Nous aurons par la suite, une fausse arrestation, Clitandre sera accusé d'avoir provoqué Rosidor en duel et de l'avoir assassiné. Le seigneur Pymante, déguisé en paysan, rencontre

5. Corneille, Clitandre, l, 10.

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dans la forêt, Dorise, déguisée en, jeune homme, la prend pour un ami et veut l'embrasser; elle résiste, croyant qu'il veut la poignarder. Il la reconnaîtra, se plaindra de son indifférence et tentera d'user de force avec elle. Pour se défendre, elle lui cr~vera

un oeil, et elle ne sera sauvée que de justesse, par l'arrivée du Prince. Grace au témoignage de Dorise, le roi reconnaîtra ses torts envers Clitandre, et Pymante sera puni de ses forfaits. L'intrigue est couronnée par un double mariage, Rosidor - Caliste, Clitandre - Dorise.

Cette pi~ce comporte tous les éléments

ty-piques du romanesque baroque: déguisements, imbroglios, quiproquos, poursuites dans la forêt, duels, et un dé-nouement heureux. Malgré son charme et sa virtuosité, il faut admettre que ce mélodrame romanesque est quel-que peu confus. Corneille dit qu'il avait, en la com-posant, l'intention d'écrire une pi~ce "pleine d'inci-dents .•• mais qui ne vaudrait rien du tout: en quoi

7

je réussis parfaitement". Mais il est intéressant de

(22)

- ~6·

-noter que c'est dans cette veine romanesque, que le jeune Corneille a conçu sa première tragédie.

Dans sa troisième pièce, La Veuve, Corneille nous offre une intrigue beaucoup plus subtile, qui fut particulièrement goûtée par les contemporains. Comme dans les autres pièces, il s'agit d'un double triangle; deux amis Philiste et Alcidon sont rivaux pour la main de Clarice. Elle aime Philiste, et Alcidon feint d'aimer la soeur de son rival, Doris, qui est aimé de Célidan. Quand celle-ci accepte la

~

main d'un autre, Alcidon, jouant le dépité, fait enlever Clarice, sous prétexte de vengeance. Ses plans seront déjoués gr~ce à la finesse de Célidan, et la pièce se termine par un double-mariage. Nous aurons aussi le spectacle piquant d'un couple d'amants, Clarice - Philiste, qui s'adorent, qui le savent, et qui n'osent en parler; et d'un autre couple, Alcidon -Doris, qui ne s'aiment pas du tout, qui le savent, et qui se content néanmoins fleurette. Le romanesque sentimental est imprégné de ce genre d'inconséquences. Le même schéma reparaît également dans les autres

(23)

Mais i l Y a une pi~ce dans l'oeuvre de Corneille qui représente la quintessence du romanesque de l'in-trigue, et c'est L'Illusion Comique. Dans son étude de cette pi~ce, Léon Emery pose la question suivante:

"Qu'est-ce? Un conte, un roman pica-resque ••• une fable édifiante?" 8

et répond ainsi à sa propre question:

"Mais tout à la fois, c'est la vie en son indivision, la vie faite indiffé-remment pour le rire et les larmes et qui ••• ne prend sa forme que par une forme" 9

C'est le propre de l'art romanesque de forger une nouvelle réalité, et cette pi~ce est un chef-d'oeuvre de cet "art". Les personnages sont illusoires au second degré; Clindor, Isabelle, Matamore et Lyse, n'existent que sur l'écran du magicien, et jouent

ainsi le rôle de leur propre personnage. Au cinqui~me

acte, ils seront illusoires à un degré de plus,

8. Léon Emery, Corneille, le superbe et le sage, Lyon~;

s.d. p. 30. 9. Ibid.

(24)

18

-10 puisqu'ils sont alors des "spectres parlants", devenus comédiens, interprétant une tragédie. Ain-si Corneille a renchéri sur la technique utilisée par ses prédécesseurs, en créant la comédie de la "comédie des comédiens". Le romanesque 'réside dans cette pièce, dans tout le jeu de l'illusoire, et aussi dans le noeud sentimental de cette intrigue.

Le premier acte se déroule dans une campa-gne, près de la "grotte obscurell du magicien Alcandre .•

Pridamant a chassé son fils. Inquiet, il consulte le magicien pour avoir le coeur net. Il apprend que son fils, Clindor,est vivant, après avoir connu de nombreuses aventures.

Les trois actes suivants, peuplés par les "spectres" du magicien, sont une représentation des événements les plus importants de l'existence de

Clindor; c'est-à-dire, ceux qui entourent sa conquête de la ravissante Isabelle. Donc c'est une question sen-. timentale qui forme le noeud de cette intrigue. Dès les premiers vers, le lecteur est plongé en plein

(25)

pays romanesque avec Matamore qui parle de ses con-quêtes, de ses disputes avec le Grand Turc, et de ses menaces à Jupiter: tous des éléments imaginaires

à l'intérieur de la pièce. Nous verrons bientôt que. Clindor, même déguisé en valet, est maître du coeur d'Isabelle: mais pour la posséder, il devra affronter la mort. A la fin de chacun des actes de cette comé-die irrégulière, Clindor est en danger. Il remporte un duel, est jeté en prison et condamné. Il ne sera sauvé que par l'entremise de la suivante Lyse, qui séduit son geôlier. Cette partie de l'intrigue se termine par la promesse d'un double mariage.

-

La troisième partie de l'intrigue concerne aussi une affaire de coeur, et pourrait être la suite de tout ce qui a précédé. Clindor, à cause d'une question amoureuse, sera en danger de mort ••• mais le rideau s'ouvre quelques secondes plus tard, pour montrer les personnages, devenus comédiens, en train de compter leur recette. Dans ce monde de l'illusion:

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20

-"L~ un tue, l'autre meurt, l'autre vous fait pitié, Leurs vers font leur combat, leur mort

. sui t leur s paroles Mais la scène préside à leurs inimitiés."ll

Cette pièce est donc le triomphe de l'illu-soire, et c'est là que réside son aspect romanesque. Mais dans ses autres comédies, Corneille semble a-voir voulu mettre en oeuvre cette maxime "r éaliste."

"La comédie n'est qu'un portrait de nos actions et de nos discours, et la perfection des portraits consiste en la ressemblance" 12

Mais même s'ils habitent Paris, ses personnages s'appellent: Mélite, Doris, Tircis, Daphnis, Ama-rante, Lysandre, Hyppolite et Célidée. Ils ont des affinités psychologiques avec Astrée et Céladon, plutÔt qu'avec les jeunes aristocrates de la ville. Comme le suggère Octave Nadal:

Il. Ibid. V, 5, V.1620-l622.

(27)

"Partout ce sont mêmes !imbroglios sen-timentaux, reconnaissances, enlèvements; partout une petite comédie d'amour, avec ses nuits d'amants à la belle étoile, ses lettres égarées ou fausses, ses filles en garçon ou ses garçons en fille ••• " 13

Le climat des comédies de Corneille est bien celui des romans et des tragi-comédies de l'époque baroque. Mais cette atmosphère se retrouve non seulement dans

les premières comédies, mais aussi dans des pièces qui datent de la maturité de Corneille, telles que: Don Sanche d'Aragon, Andromède, Héraclius, Pulché-ri~ et Tite et Bérénice. Deux de ces pièces sont particulièrement intéressantes à cet égard, ce sont Héraclius et Don Sanche.

Dans Héraclius, comme dans les comédies, nous aurons un chassé-croisé amoureux typique du romanesque, dans le double triangle Héraclius Pulchérie Martian -EuXode. Mais ce seront les thèmes de la feinte, du dé-guisement, et les imbroglios qui seront les plus im-portants dans cette pièce. Les deux héros vivent sous

13.

o.

Nadal. Le Sentiment de l'amour dans l'oeuvre de Pierre Corneille. Paris, 1948, p. 74.

(28)

22

-de faux noms. Héraclius est cru Martian, mais connaît sa véritable identité; le vrai Martian ~st connu comme, et se croit, Léonce. Leur identité a été changée par Léontine, qui, les a élevés.

L'intrigue tournera autour de cette feinte. L'empereur Phocas, a acquis l'empire par le meurtre de toute la famille de Maurice, le dernier empereur; sauf une de ses filles, Pulchérie. Des rumeurs cou-rent que Héraclius, un d~s fils de Maurice, n'est pas mort et va reparaître pour reprendre son héritage et punir l'homicide. Phocas cherche donc la vérité de ces rumeurs qui ont provoqué une conjuration contre lui.

Héraclius est prêt à se révéler,- mais avant qu'il en ait la possibilité, un des conseillers de Phocas, Exupère, paraît avec un billet que Maurice lui a laissé avant de mourir. La lettre indique que celui qui porte le nom de Léonce est en réalité Héra-clius. Ce thème du billet livré sur le lit de mort est une constante de l'affabulation romanesque, et

(29)

son utilisation ici est d'autant plus intéressante, que cela mène à un double imbroglio. Exupère livre le faux Héraclius à Phocas, et le vrai révèle son

identité; il Y a donc deux Héraclius qui se présentent devant Phocas.

Une série d'événements inattendus vont sui-vre: Phocas condamne le faux Héraclius à mort.

-Les chefs de la conspiration contre lui seront livrés

à l'Empereur par ExUpère; mais ce n'est qu'une ruse puisque Exupère est lui-nteme dans le complot. Il n'a livré ses co-conspirateurs que pour leur donner accès à la personne de Phocas pour l'assassiner. Une deuxième feinte sera révélée quand Léontine donne les renseignements exacts au sujet de li identité de Héra-clius. Elle dévoile un second biller. mortuaire, celui-ci de l'impératrice Cornélie qui révèle que Léontine a par deux fois trompé Phocas.

Il Sachez qu'elle a deux fois trompé notre tyran

Celui qu'on croit Léonce est le vrai Martian Et le faux Martian est vrai fils de Maurice"14

(30)

- 2~

-Nous retrouvons donc dans cette pièce le romanesque sentimental qui se traduit dans le chassé-croisé amoureux. Et un romanesque aventureux représenté par l'enchevêtrement de la structure provoqué par

les feintes et les quiproquos.

Dans Don Sanche d'Aragon se côtoient deux formes de romanesque. D'abord le romanesque galant, illustré par le chassé-croisé que représentent la suite de trois amants qui s'attachent à Donne Isa-belle, reine de Castille,- et le double triangle

Isabelle - Carlos - Elvire- Alvar. L'anoblissement de Carlos par Isabelle découle aussi de ce romanesque galant. Carlos est anobli parce qu'il est valeureux, mais aussi parce que cette valeur a su plaire; il est

à noter que la reine remet entre les mains d'un simple cavalier, sa bague et son destin. Carlos est le héros parfait qui saura plaire à deux reines.

sa

dialecti-que amoureuse consiste à les servir toutes les deux, puisqu'il ne saurait prétendre ni à l'une, ni à

(31)

Donne Isabelle~ Donne Elvire le lui reproche et lui ordonne

" ••••••••••••••• pensez à ce que j'aime Et ménagez son sang conune le vôtre m~e" 15

La demande est volontairement ambiguê: quel est ce "sang" si précieux, celui de Don Alvar, ou celui de Carlos? L'entrevue avec Donne Isabelle soulève le même problème. Elle lui reproche "d'exposer au trépas

16

l'objet de mon amour" • tout en se gardant de révé-1er l'identité de cet "objet". D'ailleurs ces équi-voques amoureux sont typiques de ce romanesque galant et précieux si goûté à l'époque.

Mais sur ce romanesqae sentimental se greffe un romanesque qu'on pourrait appeler celui de

"l'en-17

fant perdu". Donne Elvire entrevoit la possibilité de la noblesse héréditaire de Carlos.

15. Corneille, Don sanche d'Aragon, II, 4, Vo729-730. 16. Ibid. II, 2, V.560.

17. G. Couton, Corneille et la Fronde, Clermont-Ferrand, 1951. p. 38.

(32)

2.6

-"Mais combien a-t-on vu de princes déguisés Signaler leur vertu sous des noms supposésll18

Et Donne Léonce, la mère d'Elvire et aussi celle de Carlos., lui dira qU'elle ressent dans son coeur

". ••••••••• un secret mouvement Qui le penche vers vous ••••••••• 11 19

Ce sera la voix du sang. La révélation de l'identité de Carlos se fera de la façon la plus romanesque qui soit. Il Y aura "un petit écrin qui s'ouvre sans clef

·20

au moyen d'un ressort secret ll et qui contient: - un " tissu de cheveuxll , deux portraits, deux pierres rares et un billet du feu Roi d'Aragon. Cette intrigue com-porte l'alliance de deux grands thèmes romanesques: celui de l'amour entre la princesse et le soldat -et celui de la reconnaissance, où une mère r-etrouve dans un brillant guerrier, le fils qu'elle a perdu.

Nous voyons donc que Corneille n'était pas un étranger dans ce monde romanesque où IILes aventures

18. Corneille, Don Sanche d'Aragon, l , l , V.sl-s2 19. Ibid. IV, 3, V.1304-l30s

(33)

21

sont fantastiques mais les sentiments sont vraisll •

Il a même créé un personnage qui trouve l'expression de son existence réelle dans des aventures imaginées, ce sera le Menteur.

Dans Le Menteur, Corneille utilise les procédés de l'intrigue romanesque dont nous avons déjà parlé. Il Y aura le double triangle qui aboutit dans la pro-messe d'un double mariage, Dorante ~ Lucrèce, Clarice -Alcippe. Il Y aura le quiproquo engendré quand Dorante

se trompe sur l'identité de celle qui lui pla1t, et prend Clarice pour Lucrèce. Mais l'originalité et

le brio de la pièce réside dans la personnalité de son héros éponyme.

Qui est Dorante? Un jeune homme sortant de la faculté de Droit de Poitiers, qui voudrait faire bonne figure dans ce Paris

22

et des galanteries.1I

Il pays du beau monde

21. H. Coulet, Le Roman jusqu'à la Révolution, p. 28.

(34)

28

-Cette volonté n'a rien d'extraordinaire, puisque comme.le souligne Cliton:

liParis est un grand lieu plein de marchands mêlés, L'effet n'y répond pas toujours à l'apparence

On s'y laisse duper autant qu'en lieu de France" 23

D'ailleurs, ces paroles de son valet sont presque une incitation pour Dorante. Quelques secondes plus tard, il s'approchera de Clarice et de Lucr~ce et sa pre-mi~re fabulation va commencer. Il leur dit qu'il

est soldat, qu'il a fait les guarres d'Allemagne où il s'est distingué: mais étant à paris, il a vu Clarice et a quitté son régiment pour la retrouver et la servir. Notons les deux th~mes de ce premier mensonge: la

guerre et l'amour. Ce sont deux des sujets clefs dans l'univers sentimental et romanesque. Dorante s'est forgé en un instant, une réputation d'aventurier et d'amant: il sait tr~s bien que pour plaire, le titre de"vaillant" est supérieur au titre d'avocat.

D'une illustration de sa vaillance, il passera

à une mise en sc~ne qui montre ses talents imaginés

(35)

pour la galanterie. Il racontera avec des détails minutieux une collation qU'il a offerte à sa bien-aimée. Il aurait loué cinq bateaux, le dîner com-prenant " ••• douze plats et ••• six services" • Et le rendez-vous s'est terminé quand

Il

. .

. .

.

. . .

. .

. .

. . .

.

. . . .

.

.

mille et mille fusées

S'élançant vers les cieux, ou droites ou croisées Firent un nouveau jour •••••••••••••••••• Il 24

Comme dans le premier mensonge, le thème, la galan-terie, est romanesque.

Les deux premiers mensonges de Dorante ont eu pour but de lui donner une certaine prestance devant les femmes et devant ses amis. Le troisième mensonge, celui qu'il dit à son père, sera dicté par la nécessi-té de sortir d'une impasse. Il est à noter que même ici, Dorante ne perd pas sa virtuosité; l'histoire qu'il raconte à son père est des plus palpitantes. Il a rencontré une jeune femme dont il s'est épris. Un soir, il est allé chez elle et ils ont été surpris par le père de la jeune fille. Il s'est caché, mais

(36)

30

-une série de mésaventures s'est acharnée contre lui: sa montre a sonné - son pistolet s'est déchargé par accident - le père a appelé et Dorante a dû se dé-fendre seul contre trois. Il s'en tirait, quand par malheur, son épée s'est brisée. Il n'a donc pas eu

le choix; pour sauver sa vie et l'honneur de sa dame, il a dû l'épouser. Notons que d~ns cette fabulation comme dans toutes les autres, Dorante fait bonne fi-gure puisqu'il se montre courageux et amoureux. Il a endossé encore une fois la cape du conquérant glorieux et galant.

Mais il s'agit de mesurer jusqu'à quel point les aventures créées par l'imagination de Dorante sont romanesques. Les thèmes ~,'il traite: amour, galanterie et conquête, le sont très certainement. Il tisse ses contes pour un public de choix, Clarice, Lucrèce, Alcippe et son père, qui les accepte, parce qu'ils correspondent à une conception courante à l'é-poque. Cliton, par exemple, apparente les fictions de Dorante à celles de L'Amadis de Gaule.

(37)

Il • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • Urgande et Mélusine N'ont jamais sur-le-champ mieux fourni leur cuisine Vous allez au-delà de leurs enchantements

Vous seriez un grand maltre à faire des romans Ayant si bien en main le festin et la guerre

Vos gens en moins de rien courraient toute la terre" 25

En effet, Dorante n'est pas un menteur, mais plutôt un romancier et un troubadour. Il chante les exploits d'un héros, sa vaillance et sa galanterie; et le héros, c'est lui-m~me. Dorante ment moins pour tromper autrui que pour donner plus d'éclat et de splendeur à lui-même et à l'univers. En fait, si Dorante avait participé aux guerres d'Allemagne; il se serait sans doute illus-tré; il est de la trempe de ceux qui s'illustrent. Il faut noter qu'il n'y a pas une seule tache de mesquine-rie dans l'éclat de Dorante. Dans La Suite du Menteur,

nous le verrons mentir par générosité; et il n'a

ja-mai~ perdu sa bonne réputation; personne ne prend ses mensonges pour de la fourberie ou de la bassesse d'âme.

(38)

32

-"Dès lors à cela près vous étiez en estime

D'avoir une 3me noble et grande et magnanime Il 26

On a dit que Dorante est la "réplique de Rodrigue"; et Péguy mettra en parallèle Le Menteur et Le Cid.

"La même tendresse secrète et la même noblesse et la même ardente et ferme jeunesse qui anime et soulève et peuple Le Cid, anime aussi et soulève et peuple Le Menteur. C'est le même poète et c'est le même ~tre et la même grandeur sur deux plans. • •• Le Menteur est la comédie de l'hon-neur et de l'amour comme Le Cid en est la tra-gédie." 28

Ne pourrait-on pas dire que tous les héros conquérants de Corneille, trempés dans l'orgueuil légitime de leur gloire, trouvent leur réponse pa-rallèle et comique dans Dorante? Comme lui, ils se créent et s'inventent. Le héros cornélien

26. Corneille, La Suite du Menteur, I, 1.

27

27. André Rousseaux, Corneille ou le mensonge héro!gue, p.66.

28. Charles Péguy, Morceaux choisis, Prose, Paris, 1928. p. 146.

(39)

agit toujours en fonction d'une conception de ce qu'il veut être. C~mme Dorante, i l agit et se conçoit par splendeur d'~e.

(40)

CHA P I T R E II

(41)

Qui est le "héros cornélien"? Et surtout quels sont ses traits romanesques?

Le héros cornélien est d'abord un héros che---valeresque, illustrant la gloire de son nom, et la gloire de son "moi" dans ],a conquête. Son attitude sera essentiellement une ostentation, c'est-à-dire,

un déploiement de ses qualités. Le "chevalier" est _ légataire d'un héritage familial et social. Il a

un "nom": il est le "généreux héritier d'une

illus-1

tre famille"-. Rodrigue -' dans s"a provocation de Don Gormas, justifiera ce que ce dernier appelle

2

de la "vanité" , par la gloire de sa naissance:

"Je suis jeune, il est vrai, mais aux âmes bien nées

La valeur, n'attend point le nombre des années" 3

Il est d'ailleurs à noter, combien de fois, dans l'oeuvre cornélienne, la "valeur" et la "générosité" s'allient tout naturellement à la "naissance".

1. Corneille, Le Cid, IV, 3, V.1209. 2. Ibid. II, 2, V.407.

(42)

25·

-Dans cet univers, "la générosité suit la belle

4

naissance". Ce qui est vrai du chevalier, le sera encore plus du prince:

"Les princes ont cela de leur haute naissance: Leur âme dans leur rang prend des impressions Qui dessous leur vertu rangent leurs passions. Leur générosité soumet tout à leur gloire" 5

La grandeur de l'âme va de pair avec la qualité de ~a naissance. Un être de naissance vile man-que toujours de noblesse:

"Jamais un affranchi n'est qu'un esclave infâme

Bien qu'il change d'état, il ne change point d'ante"6

L'exception sera notoire, et sera commentée; l'af-franchi Philippe dans La Mort de Pompée, montre,

7

"dans une âme servile un généreux courage." Nous voyons donc chez Corneille, une conception

4. Corneille, Héraclius, V, 2, V.1603.

5. Corneille, La Mort de Pompée, II, 1, V.370-374. 6. Corneille, Cinna, IV, 6, V.1409-14l0.

(43)

profondément aristocratique du monde, qui est bien celle de l'univers féodal et des flromansfl du Moyen-Age. Mais il ne suffit pas d'être bien-né, il

faut être flillustre fl , grace à ses propres exploits. Quand Rodrigue dit:

flMes pareils à deux fois ne se font point connaî.tre Et pour leurs coups d'essai veulent des coups

de ma1tre fl 8

il parle de lui-même, et non pas seulement de son père. C'est le fils de Don Diègue qui triomphe du Comte mais c'est Rodrigue qui défait les Maures et devient Le Cid. Dans la même lignée, Horace réclame son acte et en fait la mesure de lui-même.

flJe ne vanterai point les exploits de mon bras Votre majesté, Sire, a vu mes trois combats

Il est bien mal aisé qu'un pareil les seconde. fl 9

Nicomède sait très bien ce qu'il vaut et n'a pas peur de le déclarer, non sans ironie, devant son père et son roi.

8. Corneille, Le Cid, II, 2, V.409-4l0. 9. Corneille, Horace, V. 2, V.1573-l575.

(44)

- 17

.-"Sous le joug de vos lois, j'en ai bien rangé d'autres Et dussent vos Romains en être encore jaloux

Je ferai bien pour moi, ce que j'ai fait pour vous."lO

cette invocation d'une gloire personnelle est intrin-sèque dans l'~me cornélienne. Celui qui peut, osera même se priver de sang illustre: ce sera Carlos lan-çant sa devise aux comtes:

"Se pare qui voudra des noms de ses a!eux Il Moi, je ne veux porter que moi-même en tous lieux".

La reconnaissance du dénouement ne change rien, Carlos est tout aussi valeureux que Don Sanche. D'ailleurs dans cette pièce le nom n'est qu'un habit et Don San-che respecte Don Alvar pour avoir vu au-delà des apparences:

"Il hODorait en moi, la vertu toute nue." 12

Il Y aura d'autres héros qui ne jouissent pas de la plus haute naissance et qui par leur seule générosité acquièrent un lustre qui les rapproche des monarques.

10. Corneille, ,Nicomède, IV, 3, V.1360-l362.

Il. Corneille, Don Sanche d'Aragon, I, 3, V.248-249. 12. Ibid. V, 7, V.18l9.

(45)

.

La jeune reine Viriate ne trouvera pas le vieux Sertorius à dédaigner:

"Mais je veux un héros, qui par son hyménée Sache élever si haut le trône où je suis née

Qu'il puisse de l'Espagne être l'heureux soutien

Et laisser de vrais rois de mon sang et du sien.1I 13

Le héros sait même pousser sa gloire jusqu'au

ris-que de la mort: le cornélien refuse la déchéance. Ce sera Suréna qui " ••• sait rétablir les Rois dans

14

leurs Etats" et qui saura aussi mourir sans:

"Souiller en vain mon nom et vouloir qu'on m'impute D'avoir enseveli ma gloire sous ma chute" 15

Mais la gloire du héros n'existe pas seulement dans la valeur intrins~que de sa naissance et de son êtrep

mais bien dans la mise en oeuvre de cette valeur. Chez les cornéliens, cette illustration se fait par la "conquête". En effet, le héros cornélien est un chevalier et "un conquérant.

13. Corneille, Sertorius, IV, 2, V.1289-l292. 14. Corneille, Suréna, l, l, V.60

(46)

-

39-Il se conquiert d'abord lui-même. C'est la première des victoires et qui mène à toutes les autres. Ce sera Rodrigue dont la douleur

écla-16 te; mais même "percé jusques au fond du coeurll

i l saura soutenir sa gloire et s'exhorter à l'actioni

"Je m'accuse déjà de trop de négligence Courons à la vengeance

Et tout honteux d'avoir tant balancé Ne soyons· plus en peine.1I 17

Ce sera également le cas d'Horace, de Nicomède, de Sertorius, d'Othon, d'Agésilas, qui savent tous mettre le bien d'autrui et surtout celui de l'Etat avant leur volonté personnelle. Mais l'exemple le plus illustre de cette conquête de soi, sera Augus-te. Déjà "Maître de l'univers", il saura l'être de lui-même à deux reprises: d'abord à l'encontre de sa propre inclination, il accepte de rester l'Empereur, de soutenir

" ••••••••••••••••••••••••••• cette grandeur suprême Odieuse aux Romains et pesante à moi-même" 18

16. Corneille, Le Cid, l , l , V.29l. 17. Ibid. V.345-348.

(47)

il exprimera sans détours jusqu'à quel point sa ta-che est lourde:

liMon repos m'est bien cher, mais Rome est la plus forte Et quelque grand malheur qui m'en puisse arriv'ar

Je consens à me perdre afin de la sauver.1I

19

Ainsi Auguste chemine vers la gloire en assumant pleinement les responsabilités qu'elle implique. Elle sera couronnée à jamais par sa clémence envers des ~tres qui, jouissant de sa pleine confiance, avaient conjuré contre lui. S'il est toujours

vrai que "plus l'offenseur est cher, et plus grande 20

est l'offense;" Auguste, plus que tout autre 20

lisait l'affront et tient la vengeance. Il Il se

domine, il pardonne, il ensevelit dans un lIoubli 21

magnanime Il la conjuration. Et c'est à ce moment

précis, qu'Octave devient Auguste en puissance:

19. Ibid. II, 1, V.622-625.

20. Corneille, Le Cid, l, 5, V.285-286.

(48)

41

-"Je suis maî.tre de moi comme de l'univers

Je le suis, je veux l'être, ô siècles, ô mémoire

Conservez ~ jamais ma dernière victoire." 22

D'ailleurs en se conquérant lui-même, Auguste con-quiert aussi autrui. La réaction d'Emilie ne sera pas une vOlte-face, mais bien un éblouissement et une reconnaissance:

"Et je me rends, Seigneur, à ces hautes bontés Je recouvre la vue auprès de leurs clartés ••• "23

En effet le héros cornélien provoque, par sa vertu brillante, l'admiration de son entourage. Rodrigue, en faisant son récit du combat contre les Maures, raconte comment autour de lui, une armée s'est formée spontanément pour défendre la patrie. Lu~qui n'a jamais commandé une armée, se voit tout naturelle-ment le chef victorieux. Il saura également éblouir Chimène et lui arracher des aveux frémissants.

22. Ibid. V.1696-1698. 23. Ibid. V.17l5-l7l6.

(49)

"Va, je ne te hais point. Tu le dois.

Je ne puis." 24

Polyeucte aura ce même don de provoquer l'admiration. Sa mort est à tous les points de vues conventionnels le comble de l'ignominie, puisqu'il meurt au bûcher. Et pourtant, POlyeuc-te entraîne dans une ascension tous ceux quril aime. Il avait énoncé sa volonté de sauver Pau-line:

25 "C'est peu d'aller au ciel, je vous y veux conduire"

et c'est exactement ce qui se produit:

liMon époux en mourant m'a laissé ses lumières

Son sang, dont tes bourreaux viennent deme~.co.uvrir

M'a déssillé les yeux et me les vient d~ouvrir." 26

Félix aussi subira l'effet de l'amour divin de POly-eucte. Ce sera un enlèvement jusquWà IWéternité.

24. Corneille, Le Cid, III, 4, V.963. 25. Corneille, Polyeucte, IV, 3, V.1284. 26. Ibid. V, 5, V.1725-1727.

(50)

43

-Nicomède sera aussi le conquérant d'autrui par

l'éblouissement. Ses ennemis ne pourront se défendre d'admirer sa grandeur. Arsinoé lui tient un discours qui ne diffère pas du tout de celui que prononce Emilie devant Auguste:

"Seigneur, faut-il, si loin pousser votre victoire

Et qu'ayant en vos mains et mes jours et ma gloire La haute ambition d'un si puissant vainqueur

Veuille encore triompher jusque dedans mon coeur. 1127

Suréna est aussi de cette race éclatante chez qui

28

"la victoire" est "passée en habitude" et son roi

lui dira non sans dépit:

"Vous traînez en tous lieux dix mille antes à vousll

En effet, le héros cornélien, dans la grande 29

lignée du héros chevaleresque et féodal est un conqué-rant militaire. De Rodrigue à Suréna, en passant par Horace, Nicomède, Lysandre dans Agésilas, Carlos et

27. Corneille, Nicomède, V, 9, V.1807-1810. 28. Corneille, Suréna, III, 2, V.893.

(51)

-

--Sertorius, nombreux sont les héros, chevaliers au service de leur roi. L'Infante admettra franche-ment à Chimène toute l'importance du rôle de Ro-drigue dans les affaires de l'Espagneo

"Rodrigue maintenant est notre unique appui L'espérance et l'amour d'un peuple qui l'adore

Le soutien de Castille et la terreur du More. "30

Dans l'univers cornélien comme dans le monde féodal, le suzerain ou le roi doit souvent sa suprématie aux talents militaires de son vassal. Tulle sera roi gr~ce à la victoire d'Horace.

IISanS lui, j'obéirais où je donne la loi

Et je serais sujet où je suis deux fois roi." 31

Le héros martial est donc unique, et sa présence assure la protection et l'évolution de l'Etat. Prusias, doit admettre, non sans dépit, au sujet de son fils Nicomède

Il • • • si je lui laisse un jour une couronne

Ma tête en porte trois que sa valeur me donne. 1132

30. Corneille, Le Cid, IV, 2, V.1176-ll78. 31. Corneille, Horace, V, 3, V.1745-l746. 32. Corneille, Nicomède, II, l, V.424~425.

(52)

45

-Carlos se présente à Isabelle en vantant ses ex-ploits sur le champ de bataille. Il a arraché l'étandard de la Castille aux mains de l'ennemi. Il a sauvé la vie du roi et il se distingua sur les murs de Séville. N'est-ce pas en fonction de son courage que la reine "l'anoblit" et se permet m~e de l'aimer discrètement? Nous voyons donc chez le héros conquérant, une exaltation de son rÔle de soutien de l'état et de représentant glorieux de sa race.

Mais le chevalier tout en étant un guerrier est aussi un amant. En effet, à cette ostentation chevaleresque chez le cavalier, correspond l'effusion "précieuse" du moi chez sa dame. Dans ce théâtre, les notions chevaleresques se doublent de la concep-tion courtoise.

La femme "précieuse" et romanesque pose certaines exigences concernant son amant. Nombreu-ses sont les cornéliennes qui s'attachent à la no-blesse héréditaire de l'amant, puisque comme nous

(53)

l'avons déjà vu, la haute naissance est une con-dition de la qualité de l'âme. Le cavalier doit ~tre du même rang social que sa dame. Nous ver-rons maintes princesses qui n'acceptent qu'un mo-narque pour époux. Ce sera l'Infante qui, tout en reconnaissant la valeur de Rodrigue n'accepterait

33 jamais de "démentir" son "rang".

"Je me dis toujours qu'étant fille de roi

Tout autre qu'un monarque est indigne de moi" 34

Aglatide dans Agésilas, rejette Spitridate dont le seul "défaut" est de ne pas ~tre roi; pour elle

:: pourvu qu'un amant soit Roi

Il est trop aimable pour moi." 35

Honorie, à la cour d'Attila, exprime les mêmes sen-timents à Valamir.

33. Corneille, Le Cid, l, 2, V.92. 34. Ibid. V.99-l00.

(54)

47

-"Régnez comme Attila, je vous préfère à lui

Mais point d'époux qui n'ose en dédaigner l'appui Point d'époux qui m'abaisse au rang de ses sujettes Enfin je veux un Roi: regardez si vous l'êtes." 36

Mais le problème se pose du roi qui n'a pas le pou-voir de son rang. Mandane, dans Agésilas, soulève cette question:

"Mais je pourrais être assez vaine Pour dédaigner le nom de reine

Que m'offrirait un roi qui n'en eût qt'!~ ~e nom." 37

En effet, la femme veut un héros en puissance, il faut que ses actions soutiennent son titre. Viriate, re-fuse la main de plus d'un roi, pour s'attacher à Ser-torius précisément parce que c'est un grand commandant.

"Je veux bien un Romain, mais je veux qu'il commande Et ne trouverais pas vos rois à dédaigner

N'était qu'ils savent mieux obéir que régner." 38

Pulchérie nous offre un exemple de la division inté-rieure que peut provoquer cette exigence. Elle parle d'abord en amante:

36. Corneille, Attila, II, 2, V.487-490. 37. Corneille, Agésilas, II, l, V.466-468. 38. Corneille, Sertorius, II, 2, V.526-528.

(55)

"En vain mon triste coeur en vos maux s'intéresse Et vous rend en faveur de nos communs désirs Tendresse pour tendresse et soupirs pour soupirs

••• C'est l'amante qui parle, oyez l'impératrice."39

En tant qu'impératrice elle doit "nommer un maître et 40

choisir un époux" qui sera

" ••••••••••••••••••••••••• le plus grand homme

Qui respire aujourd'hui dans l'une et l'autre Rome. "41

Pourquoi les cornélie~~es exigent-elles cette qualité et cette puissance chez leurs amants? Quelquefois, c'est à cause de l'orgueil du "rang" et du "sang". Ce sera le cas de l'Infante. A Lé on or qui exprime sa surprise devant cet attrait pour Rodrigue

42 aVous souvient-il encore de qui vous êtes la fille"

elle répondra fermement

39. Corneille, Pulchérie, III, 3, V.914·-9l7. 40. Ibid. V.928.

41. Ibid. V.933-934.

(56)

49

-"Il m'en souvient si bien que j'épandrai mon sang Avant que je m'abaisse à démentir mon rang." 43

Domitie aura également la fierté de son sang.

44 "En naissant je trouvai l'Empire dans ma famille"

elle est de plus profondément ambitieuse

"Toi qui vois tout mon coeur, juge de son martyre L'ambition l'entra!ne, et l'amour le déchire." 45

Mais à ces deux impulsions, s'ajoute une troisième, qui est de loin la plus importante. La femme se sent vulnérable dans le monde féodal. Pour maintenir et sauvegarder sa. position, il lui faut l'appui d'un conquérant. C'est bien pourquoi Viriate, cette "reine qui sait porter une couronne",s'attache à

Sertorius. Même s'il meurt

"Sa mort me laissera pour ma protection

La splendeur de son ombre et l'éclat de son nom Sur ces deux grands appuis ma couronne affermie Ne redoutera point de puissance ennemie." 46

43. Ibid. V.9l-92.

44. Corneille, Tite et Bérénice, l, 1. V.79. 45. Ibid. V.146-l47.

(57)

C'est aussi pour cette raison que Sophonisbe quitte Syphax pour s'attacher à Massinisse.

47 liMa gloire est d'éviter les fers que vous portez.1I

Maintes autres cornéliennes seront dans cette situation: Mandane dans Agésilas, Honorie dans Attila, Plautine et Camille dans Othon. Il existe, bien sûr, des exc'ep-tions à la règle.

Cléopâtre dans 'Rodogune', n'a besoin de per-sonne pour assurer son pouvoir, mais c'est une crimi-nelle. Médée bouleversera l'ordre normal par sa ma-gie. Entre elle et Jason, il y aura un renversement des rôles, puisque c'est elle qui protège Jason contre les taureaux et le dragon, et lui assure la capture de la Toison d'Or. Mais ni l,' ure ni l'autre ne sont typiques de la femme telle que Corneille l'a conçue. Dans cet univers féodal, la femme, PQur assurer son honneur

et

m~me quelquefois son existence, se doit de choisir le plus grand et le plus puissant des hommes. Ce choix nécessaire de l'homme par la femme,

(58)

51

-mène à une "conquête du conquérant." C'est le but primaire de ces dames romanesques et précieuses, et

il est souvent atteint.

Ces conquérants superbes sont soumis à leur dame., Ils sont d'abord fid~les et constants. Ro-drigue indique clairement ce devoir.

"L'infamie est pareille, et suit également

Le guerrier sans courage et le perfide amant. Il 48

La fidélité à la dame est aussi importante, et part de la même source que la générosité et le courage. Le Cid veut mourir pour avoir offensé Chim~ne, et il le lui .~ép~te à deux reprises. Et ses paroles à ce sujet ne sont pas du chantage amoureux, puisqu'il dira exactement la mÎeme chose à son p~re.

"Et ne pouvant quitter, ni posséder Chim~ne 49 Le trépas que je cherche est ma plus douce peine."

La fidélité est donc essentielle dans l'amour roma-nesque. Sév~re conserve son amour pour Pauline, et César n'oubliera jamais Cléopatre. Massinisse, malgré des refus, aime Sophonisbe pendant des années, et il

48. Corneille, Le Cid, III, 6, V.1063-l064. 49. Ibid. V.1069.

(59)

n'est revenu à Carthage que pour la conquérir.

"

et qui si j'ai porté la guerre en vos états Vous étiez la conqu~te où prétendait mon bras." 50

L'amant mérite l'estime de sa dame par la conquête et la soumission. Rodrigue combat en duel pour l'a-mour de Chimène: et tout superbe qu'il soit, après

l'avoir conquis, il se prosterne à ses pieds.

"Ne vous offensez point, Sire, si devant vous

un

respect amoureux me jette à ses genoux." 51 C'est la conception médiévale du tournoi, où 'les

guerriers s'affrontent pour mériter les faveurs d'une darne.

L'amant est totalement soumis à sa dame: il accepte même de ne pas posséder celle qu'il aime. Ce sera Don Sanche:

"Malgré l'intér~t de mon coeur amoureux

Perdant infiniment, j'aime encore ma défaite 52 Qui fait le beau succès d'une amour si parfaite."

Sévère exprime les mêmes sentiments:

50. Corneille, Sophonisbe, II, 4, V.657-658. 51. Corneille, Le Cid, V, 7, V.1775-l776. 52. Ibid. V.1759-l762.

(60)

53

-"Puisse le juste ciel, content de ma ruine 53 Combler d'heur et de jours.Polyeucte et pauline."

C'est en ceci que Sévère mérite le titre de "trop

54

parfait amant." D'ailleurs Sévère sera le type même du héros cornélien romanesque; d'abord par ses qualités de conquérant et ensuite par sa soumission parfaite. Quand il se présente devant pauline, il n'est plus l'humble chevalier sans fortune qu'il était au moment de leurs ~dieux. Grace à son

coura-ge, il est devenu le favori de l'Empereur. Quand il vient en Arménie pour retrouver sa Pauline qu'il aime toujours, il est tout ce que Rome a de plus grand et de plus valeureux; il est le héros en puissance. Il dépose ses lauriers aux pieds de celle qu'il adore. Il Y déposera aussi son respect total de l'honneur de sa bien-aimée et sa soumission à ses volontés.

53. Corneille, Polyeucte, II, 3, V.565-566. 54. Ibid. V. 572.

(61)

"Ah! puisque votre gloire en prononce l'arr~t

Il faut que ma douleur cède à son intérêt

Est-il rien que sur moi cette gloire n'obtienne?

Elle me rend les soins que je dois à la mienne."55

Cette gloire et cette soumission, si caractéristiques de la psychologie romanesque, seront typiques du héros cornélien.

Ce héros accepte m~me de courtiser une autre, si c'est la volonté de sa bien-aimée. Notons l'ana-logie avec la situation de Céladon devant Astrée. Léon épousera Justine, pour obéir à son impératrice qu'il aime.

56 IIJ'obéis donc, Madame, à cet ordre suprême."

Othon accepte de coùrtiser Camille puisque

Plautine le lui demande. L'amant se soumet donc aux désirs de sa bien-aimée même au prix de son pro-pre bonheur. Le but essentiel de la femme est donc accompli, puisque le héros conquérant lui est soumis.

Le héros poursuit aussi sa victoire pour

pro-téger sa dame. Les exemples seront nombreux:

55. Ibid. V.55l-554.

(62)

e

55

-Sévère s'engage à utiliser son crédit auprès de l'Empereur pour tenter de sauver Polyeucte et Pauline:

Nicomède sent que Laodice n'est pas en sûreté puisqu'elle est

"

exposée aux fureurs d'une femme

Qui pouvant tout ici, se croira tout permis." 57

Et Laodice de répondre

"Seigneur"votre retour, loin de rompre ses coups Vous expose vous-même et m'expose après vous.n 58

Nicomède sera son ~eul appui, et il n'hésitera pas

à passer aux menaces sourdes à deux fois pour as su-rer la liberté et la proteation de celle qu'il aime:

"Traitez cette princesse en Reine comme elle est Ne touchez point en elle aux droits du diadème Ou pour les maintenir je périrai moi-m~me." 59

La portée de ces paroles sera amplifiée par une ré-pétition du même thème:

57. Corneille, Nicomède, l, l, V.68-70. 58. Ibid. V.76-77.

(63)

"Une seconde fois , avisez, s'il-vous-plaît, A traiter Laodice en Reine comme elle est: C'est mqi qui vous en prie." 60

Quand Othon courtise Camille, c'est pour protéger Plautine et son père Vinius: celle-ci l'incite à vivre et à régner:

"pour me sauver un père et pour me protéger

Quand vous voyez ma vie à la vôtre attachée."Gl

A la protection de sa dame, s'ajoutera le désir de l'amant de déposer aux pieds de celle qu'il chérit, ses conqu~tes, en hommage amoureux. Othon fera attendre le Sénat, pour aller auprès de Plauti-ne, pour lui offrir sa foi et son amour. A Albin qui le presse d'aller au Capitole, il répond:

"J'y cours, mais quelque honneur, Albin, qu'on m'y destine Comme il n'aurait pour moi rien de doux sans Plautine Souffre du moins que j'aille, en faveur de mon feu, Prendre pour y courir son ordre et son aveu. Il 62

60. Ibid. V, V.725-727.

61. Corneille, Othon, l, 4, V.300-301. 62. Ibid. V, 8, V.1825-1828.

(64)

57

-Héraclius aussi ne s'intéresse à l'Empire que dans la mesure où il pourra le partager avec sa chère Euxode:

"Vous, Madame, acceptez et ma main et l'empire

En échange d'un coeur pour qui le mien soupire."63

César est fier d'offrir à Cléop!tre les marques de sa "grandeur"

"Qui flatte mes désirs d'une illustre apparence, Et fait croire à César qu'il peut former des voeux Qu'il n'est pas tout à fait indigne de vos feux N'ayant plus que les dieux au-dessus de ma tête."64

Il Y a donc gloire et conquête de la part du cheva-lier qui se soumet ensuite aux voeux de sa dame.

Mais, cette gloire et cette soumission repré-sentent un "masque", une image que les cornéliens, que ce soit l'homme ou la femme, se font d'eux-mêmes et une éthique glorieuse qu'il leur faut soutenir à

tout prix. En effet, chez le héros et sa dame, le chevaleresque et le courtoi:s: 's'intègrent pour former

63. Corneille, Héraclius, Empereur d'Orient, V, 8, V.1909-l9l0.

(65)

un panache spectaculaire et éblouissant. Les corné-liens et les cornéliennes ne voudraient jamais ces-ser de pouvoir s'admirer; et pour contempler pleine-ment leur éclat, i l leur faut le miroir des yeux d'autrui. Ce que le héros dépose aux pieds de sa dame n'est pas lui-m~me, mais l'illustration de lui-même, c'est-à-dire, sa conquête. L'attrait qu'exerce

la femme sur l'homme est comparable aux "puissances" du chevalier. Le personnage se conçoit et se crée

,

.

lui-même, afin d'agir sur son entourage.~· Paul Ben1-chou dans ses Morales du Grand Si~cle verra dans l'oeuvre cornélienne un double spectacle,

"puisque les grandeurs qu'elle représente sont déjà spectacle dans la vie, avant de le devenir au second degré sur la sc~ne." 65

Les autres personnages ainsi que l'auditoire sont témoins de la gloire du héros, qui joue le rÔle qu'il a choisi pour lui-même avec une étonnante virtuosité. Rodrigue provoque le Comte pour sauve-garder son honneur à ses propres yeux, mais il agit

65. Paul Bénichou, Morales du Grand Si~cle, Paris, 1967, p.29.

Figure

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