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Le violon enchanté dans les contes littéraires québécois du XIXe siècle /

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Amy McCallum Université McGill, Montréal

mars 2006

A thesis submitted to McGill University in partial fulfilment of the requirements of the degree of Masters of Arts

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Ce mémoire de maîtrise est consacré au motif du violon magique dans six contes littéraires québécois du XIXe siècle. Après avoir suivi les trajets historiques et géographiques du motif dans les cultures indo-européennes et sa présence dans la tradition orale de l'Europe et du Canada français, l'analyse s'attarde à la transformation du motif qu'ont effectuée les auteurs du renouveau littéraire au Québec au XIXe siècle. La morphologie structuraliste de Vladimir Propp sert à définir la fonction de l'instrument comme auxiliaire magique dans chaque conte du corpus. Une lecture mythocritique des contes fournit des hypothèses sur la valeur symbolique et sur les origines

ethnographiques possibles du violon enchanté.

Master's thesis abstract: The Enchanted Violin in Literary Tales of nineteenth century Québec

This Master's thesis is centered on the enchanted violin and its role in six literary tales from nineteenth century Québec. The motif is traced throughout its history and its developments in various Indo-European contexts. The importance of the enchanted violin in the oral traditions of Europe and French-Canada is underlined. The motif s literary transformation in the nineteenth century is also analyzed; authors of the tales studied were chiefly concemed with the creation of a nationalliterature, and this affected their portrayal of the enchanted violin in several ways. Vladimir Propp's structuralist morphology is used in order to define the function of the viol in as a magic object in each ofthe works. Lastly, a mytho-critical reading ofthe six tales concentrates on the

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Je voudrais exprill1er ll1a gratitude à Catherine Grech, étudiante de 3e cycle au départell1ent de langue et littérature françaises de l'Université McGill. Ses cOll1ll1entaires et corrections ont été bénéfiques et ont sill1plifié la rédaction de ce ll1éll1oire dans une langue seconde. Je rell1ercie aussi le professeur Yvan Lanaonde, qui ll1'a fait découvrir les joies de la recherche et de la bibliographie, et le professeur Aurélien Boivin de l'Université Laval dont le rapport externe a porté des corrections et précisions

constructives à ce ll1éll1oire. Enfin, j'ai eu le grand plaisir de COll1poser ces pages sous la direction du professeur François Flicard. Il a prêté son œil critique, apporté ses

refornaulations élégantes et ses suggestions judicieuses à ce ll1éll1oire, et a offert un agencell1ent structuré au désordre initial de ll10ts et d'idées. Je suis très reconnaissante de son soutien et de celui du départell1ent.

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TABLE DES MATIÈRES

Introduction

Le violon enchanté: une arme musicale à double tranchant 1

Premier chapitre

Histoire du motif de l'instrument enchanté dans le folklore indo-européen et dans la tradition orale canadienne française

1.1 Présentation du mtif et de l'école historico-géographique 8

1.2 L'instrument enchanté de l'antiquité occidentale Il

1.3 L'influence de l'Inde sur le motif de l'instrument enchanté et sur le

folklore de l'Europe 13

1.4 L'ancienne Irande, les bardes et d'autres influences celtiques 16

1.5 Le gitan et son violon 21

1.6 « The Singing Bone » et la parenté corps-instrument 24

1.7 L'instrument enchanté dans le folklore québécois: Le conte

populaire français de Delarue et Ténèze et les précurseurs

français 25

1.8 Les contes oraux québécois ou franco-ontariens 27

1.9 Conclusion 33

Deuxième chapitre

Thèmes et variations: le violon enchanté dans le conte littéraire et le structuralisme

2.1 Passage du conte oral au conte écrit 39

2.2 Le narrateur intermédiaire. los Violon et Les marionnettes de

Louis Fréchette 44

2.3 Les narrateurs intermédiaires dans Le baiser d'une morte de

Faucher de Saint-Maurice 46

2.4 Un exemple à part: la narration du conte Les trois diables de

Paul Stevens 49

2.5 Théories proppiennes 51

2.6 L'auxiliaire magique dans la Morphologie de Propp 53

2.7 La fonction de l'auxiliaire magique dans Le violon de Santa

Claus. Une aubaine de Louis Fréchette 54

2.8 La fonction de l'auxiliaire spécifique dans les autres contes

littéraires du corpus 57

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Troisième chapitre

La musique des sphères mythiques: le violon enchanté sous l'angle d'une lecture mythocritique

3.1 Greimas, Propp et l'objet magique 64

3.2 La voix et la traversée 65

3.3 Lecture mythocritique : justification, définition, méthodologie 66

3.4 Les trois diables: les descentes d'Orphée et du Christ aux enfers,

le salut des âmes, la baguette magique du sauveur 68

3.5 Le violon de Santa Claus. Une aubaine: le rite d'initiation et le

sacrifice, la baguette magique du guérisseur 72 3.6 Le curé jouant du violon à ses paroissiens: la musique de Pan et

le troupeau de fidèles 75

3.7 Les marionnettes: la danse des esprits, la punition du ciel, la

paralysie 78

3.8 Le baiser d'une morte: la boîte aux esprits, Éros et Thanatos 82

3.9 Le Mardi gras de la mère Adrien: la boîte aux esprits et le retour

de L'Étranger 88

3.10 Conclusion 91

Conclusion 93

Appendice

Contes oraux québécois ou franco-ontariens du XIXe et du XXe siècles 98

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Introduction

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Les instruments de musique sont parmi les objets magiques les plus exploités dans le folklore de diverses traditions, y compris celle du Canada français. Le pouvoir inné de la musique ou de l'instrument est bien des fois amplifié par un enchantement, surtout dans l'imagination populaire. Comme on le sait, la musique peut évoquer toute une gamme d'émotions chez l'être humain. La musique d'un instrument ensorcelé est d'autant plus intense et ambivalente. Talisman qui blesse ou qui bénit, le violon enchanté est le sujet de ce mémoire. Au Québec, pendant le XIXe siècle, quand les veillées de danse incitaient au péché, le violon était le porteur principal d'une voix séductrice. Ce« roi des instruments » et son interprète menaient leur auditoire tantôt au paradis, tantôt aux enfers. Outil de Satan, de l'homme et de Dieu, l'énigmatique violon magique est notre motif central.

D'origine aussi mystérieuse que variée, le violon existe depuis environ 500 ans dans différentes cultures indo-européennes. Au cours des siècles et dans divers pays,

l'instrument a acquis une grande popularité et une richesse symbolique non moins remarquable. En quittant la vieille Europe pour le Nouveau Monde, quelques

colonisateurs ont fait de la place dans leurs bagages pour cet instrument peu encombrant. Ainsi, le violon physique et mythique s'est répandu à travers les paysages et les légendes de l'Amérique. Il a facilement pris racine dans le sol fertile de la Nouvelle-France.

Peuplé de mythes, de chansons et de contes, le folklore canadien-français présente cet instrument comme une arme à double tranchant. Aux environs de 1840, son destin s'est altéré lorsque certains écrivains lettrés se sont réunis autour d'un projet de création d'une « littérature nationale ». En s'inspirant des contes populaires, ces auteurs en ont adopté certains thèmes pour confectionner leurs propres contes écrits. Les

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réécritures littéraires empruntaient surtout leurs sujets au fantastique populaire. Genre prolifique abritant le loup-garou, le feu-follet, le violon enchanté et le Malin lui-même, le fantastique offrait l'embarras du choix aux auteurs de l'élite. C'est ainsi que les

croyances et les superstitions du peuple ont été mises au service du renouveau religieux et culturel. Le ton carnavalesque des récits populaires a subi une métamorphose importante dans les œuvres écrites, et nous verrons plus loin que les transgressions illustrées par les contes d'origine sont toujours punies dans les versions littéraires. Nous puisons les œuvres de notre corpus chez des auteurs qui ont participé à cette récupération de la tradition orale, soit Louis Fréchette, Narcisse-Henri-Édouard Faucher de Saint-Maurice, Paul Stevens, Nazaire Levasseur et un auteur qui ne nous a laissé que ses initiales, J.T.

Le violon enchanté dans ces récits sera examiné plusieurs angles. Les origines du motif plongent loin dans le temps comme dans l'espace, et nous établirons d'abord ses racines littéraires et folkloriques. Ensuite, sa fonction d'auxiliaire (selon le

structuralisme proppien) et son passage de la tradition populaire à la littérature écrite seront envisagés. Finalement, nous aborderons une lecture mythique des contes et de leurs instruments, en considérant les possibilités ethnographiques du symbole du violon comme objet magique.

Les contes de la tradition populaire orale comptent des centaines de violons magiques, et l'instrument apparaît assez souvent à l'arrière-plan des contes littéraires. Cependant, les visées de notre travail exigeaient que le violon soit plus qu'un accessoire, et que le conte soit littéraire, non pas folklorique. Nous avons dû débusquer les écrits plus rares dans lesquels l'instrument est doté d'une personnalité et d'un rôle majeur. Notre corpus primaire contient les six contes suivants: Les trois diables de Paul Stevens,

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Le baiser d'une morte de Narcisse-Henri-Édouard Faucher de Saint-Maurice, Le violon

de Santa Claus. Une aubaine et Les marionnettes de Louis Fréchette, Le Mardi gras de

la mère Adrien de Nazaire Levasseur et Le curé jouant du violon à ses paroissiens par

« J. T. » 1. Dans chaque texte du corpus, la présence du violon est importante; il figure

comme personnage clé, ce qui permet une comparaison intéressante entre les textes. La problématique de ce projet concerne surtout les raisons et les conséquences de l'enchantement du violon dans les contes littéraires québécois du XIXe siècle. Pourquoi le violon est-il l'instrument magique le plus souvent évoqué dans le folklore canadien-français? Est-ce une puissance divine, satanique ou autre qui l'enchante? Comment l'instrument entre-t-il en relation avec son interprète dans les œuvres? Quelles modifications son entrée dans les contes littéraires lui a-t-elle fait subir? Quelles associations mythiques contribuent au pouvoir du violon comme symbole? À quelles origines primitives des objets magiques le violon se rattache-t-il ?

Oral ou écrit, le conte jouit d'un statut particulier dans ses rapports avec la poétique et avec la théorie littéraire. L'apparente simplicité du conte populaire est illusoire, et les théoriciens qui ont cherché à formuler des hypothèses à son sujet se sont heurtés à des difficultés considérables. Le genre ne se prête pas facilement aux classements rigoureux

ni aux grilles d'analyse. Tout de même, des folkloristes, des structuralistes et des mythocritiques ont conçu des systèmes pour décrire la matière et la forme extrêmement variées du conte. Notre approche méthodologique emprunte à chacune de ces trois écoles théoriques. Le classement folklorique, la praxis structuraliste et l'interprétation

mythocritique inspireront chacun une facette de notre analyse.

1 Afin de sélectionner les contes du corpus, nous avons consulté l'ouvrage d'Aurélien Boivin, Le conte:

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Dans l'ensemble de cette étude, il y a un va-et-vient entre le littéraire et le populaire qui reproduit, en quelque sorte, l'empreinte du folklore dans les œuvres que nous

envisageons. Malgré leurs liens plus ou moins évidents avec la tradition orale, il ne faut pas oublier que les contes du corpus sont des œuvres littéraires, mises en forme par des écrivains. Chaque auteur adapte le violon enchanté à sa motivation et à sa thématique propres. Afin de bien structurer notre analyse, nous considérons d'abord l'instrument dans l'histoire et le folklore avant d'explorer son rôle dans les contes écrits; le premier chapitre vise surtout la présence du violon magique dans les contes populaires

internationaux ou canadiens-français. Le deuxième chapitre examine la transformation du motif lors de son passage dans les contes littéraires et propose une analyse structurelle de cet objet magique dans chaque œuvre étudiée. Enfin, l'approche mythocritique du dernier chapitre cherche à identifier et à relever l'importance de certaines influences mythiques dans les contes du corpus. Nous suggérons également une origine

ethnographique qui complète ou approfondit la fonction particulière du violon dans chaque récit.

Nous n'avons pas recensé d'autres analyses portant sur le thème du violon enchanté dans la littérature ou dans le folklore canadien-français au cours de nos recherches. Il n'en va pas de même pour d'autres motifs du fantastique québécois. S'intéressant surtout aux aspects surnaturels des contes littéraires, les chercheurs des trente dernières années ont choisi leurs sujets parmi tout un troupeau d'épouvantails; leurs travaux sont consacrés au Diable lui-même, au diable beau danseur, au diable faiseur de pactes, aux revenants, aux loups-garous, aux lutins et aux feux-follets.

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Moins ombrageux que ces derniers, le violon enchanté s'entend parfois lors de leurs sabbats. Dans l'un des contes du corpus, il accompagne une danse des esprits, mais dans un autre, c'est à la Fête-Dieu qu'il laisse vibrer ses accords. Dans un troisième conte, on joue de l'instrument tout simplement lors des soirées solitaires d'un homme mortel. L'humble « crin-crin» est le jouet de l'homme, mais il est aussi devenu celui des dieux et des démons. Examinons la route qu'il a suivie avant de se retrouver au milieu d'une compagnie aussi disparate.

(13)

Le violon enchanté dans les contes littéraires québécois du XIXe siècle

Premier chapitre

Histoire du motif de l'instrument enchanté dans le folklore indo-européen et dans la tradition orale canadienne-française

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1.1 Présentation du motif et de récole historico-géographique

Le chercheur qui veut déterminer les origines d'un conte populaire se trouve à la porte d'un labyrinthe imposant. Même le conte le plus simple se démonte dans un kaléidoscope de personnages-types, d'objets magiques et d'affabulations farfelues. Un conte intégral abrite ipso facto des motifs moins importants et hétéroclites qui ont chacun leur propre héritage. La combinaison et la structure des motifs d'un conte sont déterminées par une variété de facteurs, et se transforment d'époque en époque, de culture en culture et de conteur en conteur. Dans cette analyse, les motifs seront considérés comme éléments de l'intrigue ou objets récurrents et conventionnels du folklore qui forment un conte en soi ou qui agencent des trames plus complexes2• Dans la préface de son œuvre de classification

des contes populaires3, Antti Aarne indique combien le surnaturel et le fantastique sont

privilégiés par les motifs du folklore. Sa longue énumération de motifs montre, par exemple, que le diable a tendance à hanter les danses4 et que les morts conduisent les chevaux5 dans bien des contes populaires de provenances diverses. N'empêche qu'il existe autant de motifs tirés du quotidien que de l'imaginaire. La vertu de l'hospitalité et les repas des veuves 7 en sont deux exemples. Ces motifs sont les composantes des contes, et deviennent les fils d'Ariane du chercheur. En étudiant la carrière et le parcours historique de chaque motif, on parvient aux significations les plus riches du conte étudié.

Notre but dans ce premier chapitre n'est pas tant de retracer des séries de motifs qui forment une narration complète que d'emprunter le chemin d'un seul motif

millénaire, celui de l'instrument enchanté. Il semble que les objets magiques sont plus tenaces que d'autres éléments des mythologies héritées par les colonisateurs canadiens, et le violon magique n'est pas une exception. Marius Barbeau, l'un des premiers chercheurs

2 Les définitions du "motif' varient selon les fins de la critique. La signification proposée ici est celle des folkloristes

comme Antti Aarne, Stith Thompson et Paul Delarue.

3 Antti Aarne et Stith Thompson, The types of the folk-talc; a classification and bibliography, New York, B. Franklin, 1971.

4 Ibid..,MotifG303.10.4.0.l "Devi! haunts dance halls". 5 Ibid .. ,MotifE582 "Horses are driven by dead person". 6 Ibid..,MotifWI2 "Hospitality as a Virtue".

7 Ibid., Motif J335.1 "Widow's Meal". Stith Thompson a recensé plus de 40 000 motifs distincts dans les six volumes

de son index Motif-index offolk-literature; a classification ofnarrative elements infolktales, ballads, myths,fables,

mediaeval romances, exempla,fabliaux,jest-books, and locallegends, volumes 1-6, Bloomington, Indiana University Press, 1955-1958.

(15)

à étudier le conte folklorique au Canada français souligna dès 1916 l'endurance des motifs d'objets enchantés dans le folklore du Québec.

Presque la moitié des contes jusqu'ici recueillis en Canada sont d'origine et de nature purement païennes. Le merveilleux y est le principal ressort, et les personnages sont ceux des mythologies païennes de l'Europe. Si ces personnages disparaissent dans les contes plus modernes, il n'en est pas ainsi des objets merveilleux, qui se sont perpétués avec ténacité au-delà des révolutions religieuses. Ainsi dans les contes chrétiens, on trouve des charmes de toutes sortes, tels que: le sac magique, la baguette merveilleuse, les cartes qui gagnent à souhait, et les taches indélébiles de sang. 8

Notre étude portera sur les violons enchantés des contes littéraires québécois du XIXe

siècle - un motif qui s'inscrit dans la lignée des charmes décrite par Barbeau. Les contes populaires du XIXe et des siècles précédents inspirèrent en grande partie les

auteurs littéraires qui avaient en tête des intentions bien différentes de celles des conteurs traditionnels9. Toutefois, les contes plus «savants» des hommes de lettres

canadiens-français renferment un ensemble imposant d'objets merveilleux qui sont issus d'une généalogie disparate, remontant bien au-delà des traditions des colonisateurs français. Ces immigrants ont apporté avec eux un patrimoine folklorique qui illustrait la diversité culturelle de l'un des carrefours de l'Europe. Une fois arrivés en Nouvelle-France, les contes subirent d'autres métamorphoses et tracèrent des trajectoires inédites parce qu'ils véhiculaient l'esprit et les expériences d'un peuple de plus en plus autonome. La création de cette mythologie et son impact sur les contes littéraires sont envisagés dans notre troisième chapitre qui portera sur une mythocritique du corpus et de son motif principal.

La France profite depuis longtemps de sa tradition populaire. Stith Thompson, dans son étude The Folktale from Ireland to India, note le caractère surdoué des conteurs analphabètes de ce pays qui furent d'une importance primordiale dans la vie culturelle de l'Europe. Si la France n'est pas le berceau des contes les plus connus, elle les soutient bien et contribue à leur développement et à leur diffusion JO. Les Français confèrent

souvent des titres nobiliaires aux humbles expressions folkloriques, comme en

témoignent les cantos des troubadours, les aventures des géants de Rabelais ou les contes

8 Marius Barbeau, « Introduction: Contes populaires Canadiens», Journal of American Folklore, vo1.29, no. 111, 1916, p.5-6.

9 Leurs objectifs sont discutés dans les chapitres suivants de la présente étude. 10 Stith Thompson, The Folktale, Berkeley, University ofCalifomia Press, 1977, p. 18.

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de Chartes Perrault. Les Français immigrèrent donc en Amérique avec leurs contes en bouche. Thompson observe dans son recensement que les collectes de données

folkloriques sur les bords du fleuve Saint-Laurent et en Louisiane furent parmi les plus fécondes Il. Mais quelle est l'origine de ces contes préservés avec tant de soin par les cultures francophones? Quelles tribus nomades ou civilisations anciennes les virent naître? Comment se fait-il que certains motifs ou contes-types soient entrés dans les traditions d'un peuple?

La méthode historico-géographique de Finlande a examiné ces énigmes. Cette école dite

«

folklorique» a tenté d'établir l'essence du conte et a fourni des outils

indispensables à n'importe quelle étude de contes populaires ou littéraires. Née à

Helsinki pendant les premières décennies du

:xx

e siècle, cette tradition est hantée par les origines; elle veut trouver les archétypes, l' Urform du conte. Avant tout, l'universalité du conte est affirmée, et le procédé de base pour cette généalogie est un classement thématique, axé sur les motifs récurrents des contes. Critiqué par Propp et d'autres structuralistes comme étant incomplet, trop thématique et arbitraire, ce système de

classement pratique a été développé dans les années 1920 à Helsinki par Antti Aarne12• Il a été traduit et répandu mondialement par Stith Thompson, et c'est cette expansion internationale qui fait sa grande richesse 13 • La quantité et la variété des contes recueillis et classifiés par les chercheurs de cette école expliquent sa réussite et sa popularité parmi les folkloristes du

:xx

e siècle. Suivant le format des index de « types » ou « motifs », les

Folklore Fellows14 ont effectué une gigantesque collecte de données de contes populaires mondiaux, selon les modèles que fournissent Aarne et Thompson. Ce système nous a permis d'identifier et de comparer une gamme de contes de musique ou de musiciens enchantés à travers le monde et de situer les contes québécois dans cet héritage international.

Dans un premier temps (sections 1.2 à 1.6), notre recherche tentera de répondre aux questions posées ci-dessus et aux questions suivantes. Quel est l'historique culturel de l'instrument enchanté dans les contes indo-européens avant le XIXe siècle? À quelles

11 Ibid.

12 A. Aarne et S. Thompson, The types ofthefo/k-ta/e.

13 S. Thompson, Motif-Index offolk-/iterature.

14 Un groupe de chercheurs internationaux dans le domaine du folklore qui a adopté la méthodologie

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époques et panni quels peuples la voix du violon enchanté se fit-elle entendre? À quelles traditions appartiennent les ancêtres du violon ou des violoneux enchanté des contes québécois? Le deuxième volet du chapitre (sections 1.7-1.9) propose une brève analyse des contes oraux québécois ou franco-ontariens qui ont pour thème ou motif un violon enchanté. Un bref recensement de ces contes effectué pour cette étude

(Appendice) révèle des comparaisons intéressantes entre ces expressions populaires et les contes littéraires du corpus.

1.2 L'instrument enchanté de l'antiquité occidentale

Il n'est pas étonnant que les instruments de musique soient panni les objets magiques les plus exploités dans le folklore de plusieurs cultures. Un instrument se personnifie naturellement grâce à sa capacité d'évoquer la voix humaine ou le chant d'un animal, à sa forme physique parfois anthropomorphe et à son intégration au corps de l'interprète par le biais du souffle, de la gorge ou des doigts. La musique que produit l'instrument exprime les émotions les plus profondes et calme ou excite selon son rythme. Compagne de la danse et des heures de vénération ou de loisir, la musique exerce des influences contrastées: soit elle est sainte et sacrée, soit elle est provocatrice et passionnée. Elle est ambivalente dans ses transports, capable d'amener son auditoire vers les cieux ou vers les enfers. La tendance presque universelle des traditions

populaires est d'amplifier le pouvoir ensorceleur des instruments au moyen de leur enchantement. Une harpe est channante, mais une harpe enchantée est irrésistible. L'instrument, doté d'un aspect séducteur même sans magie, devient encore plus redoutable quand le surnaturel entre en jeu.

Le pouvoir énigmatique de la musique ou du musicien enchanté alimente l'imaginaire humain depuis des millénairesl5• Déjà dans les mythes de l'antiquité, la

musique côtoie la mort; elles sont des compagnes sur le chemin des enfers. Si Apollon est le dieu de la musique à l'époque classique, il ne communique pas l'ensorcellement

15 Chaque instrument enchanté n'est pas forcément entre les mains d'un interprète surnaturel. L'enjeu instrument-joueur sera considéré aux chapitres suivants de cette étude.

(18)

euphorique comme son confrère Dionysos (ou Bacchus pour les Romains). Époux d'Ariane, ce fils de Zeus et de Semele est dieu du vin, des récoltes et du délire

mystique 16. Il évoque la passion déchaînée et les transports artistiques et psychiques. Sa

nature complexe et contradictoire reflète l'effet ambivalent du vin. Associé aux orgies et aux festins néfastes où la participation est quasiment obligatoire et souvent périlleuse, Dionysos représente à la fois la fête, lajoie de l'abondance de la récolte, la résurrection après la mort, l'extase religieuse et la délivrance du quotidien par le biais de l'ivresse physique ou spirituelle. Par coïncidence, le diable folklorique québécois manifeste une pareille attitude envers la danse, la musique et l'alcool. Le Malin du XIXe siècle révèle des caractéristiques dionysiaques lorsqu'il met les âmes chrétiennes des fêtards en péril en les faisant danser après minuit, le dimanche matin ou, pire encore, le mercredi de cendres.

La base des légendes sur la musique enchantée en Occident se trouve dans les périples de deux protégés de Dionysos. Le premier, qui engendra d'innombrables variations et imitations au cours des siècles, est la célèbre histoire d'Orphée. Ce héros, dévoué à Dionysos, descendit le premier aux enfers « armé » de sa lyre. Profitant de la force protectrice de sa musique, il ensorcela Hadès, et le convainquit de laisser remonter sur la terre l'âme de sa bien-aimée Eurydice. Ce mythe représente un cas primaire du marchandage musical des âmes. Ce thème tantôt tragique, tantôt amusant est repérable dans beaucoup de contes populaires et littéraires 17.

Ulysse, autre favori du dieu de vin, eut plus de succès. Il sut résister au chant des sirènes séductrices qui entraînaient leurs victimes vers la mort. Les marins se jetaient à

l'eau ou mouraient de faim tant ils étaient captivés par la douceur du chant de ces femmes-oiseaux. De la cire aux oreilles et de la corde autour du mât firent triompher Ulysse et ses hommes contre ces monstres. Ces liens entre la chanson enchantée, l'eau et la noyade survécurent longtemps en Occident, enfouis dans les répertoires sinistres des fées et des diablesl8• Au Nord de la France, les jeunes danseurs qu'attire le dimanche

16 W. R. Benét, « Dionysos» dans The Reader's Encyc/opedia, New York, Crowell, 1965, p. 273.

17 Les trois diables de Paul Stevens et Les marionnettes de Louis Fréchette en sont deux exemples dans notre corpus.

18Paul Delarue et Marie-Louise Tenèze, Le conte populaire français, Paris, Maisonneuve, vol.l, 1964, p 270-274. Le

conte-type 316 « L'enfant promis à la Sirène» (<< The Nix of the Mill Pond ») explore cette thématique et existe dans

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matin un violoneux diabolique finissent au fond d'un lac19 ; en Écosse, des femmes et des

enfants attirés par la musique des nix dracae sautent dans les étangs2o• Même le

fossegrim norvégien, fée qui donne l'art de jouer aux violoneux, habite sous les chutes d'eau21• Le rôle de la musique enchantée dans l'histoire, la littérature et le folklore

reprend pendant plus que deux mille ans ce double enjeu de protection et de perdition.

1.3 L'influence de l'Inde sur le motif de l'instrument enchanté et sur le folklore de l'Europe

Plus riche en sources primaires que l'Occident, l'Inde est la terre d'origine d'une grande partie des contes populaires qui devinrent européens au cours des siècles, après de longues migrations. La littérature écrite de ce vaste territoire devance Homère de

centaines d'années. La pluralité étonnante de la population et de l 'histoire indienne trouve son écho dans son folklore foisonnant. Un paysan illettré pourrait de nos jours raconter un récit de deux mille ans, paru dans le Pancatantra 22. Il ne saurait peut-être

même pas que son histoire a des origines littéraires, car les plus anciens recueils

littéraires se sont intégrés dans les répertoires des conteurs populaires. Avant leur arrivée éventuelle en Occident, les récits de cette grande anthologie hindoue subirent plusieurs traductions au cours des siècles, du sanskrit au perse au sixième siècle, du perse à l'arabe au huitième siècle, de l'arabe à l'hébreu au milieu du treizième siècle et, enfin, de

l'hébreu au latin en 127023• Ce n'est qu'après une longue métamorphose linguistique et

géographique que les contes se sont assimilés au folklore des différents pays. Vincent Demers, dans son étude sur les Mille et une nuits, commente l'odyssée comparable d'une autre source folklorique24. Il soutient que les contes de l'Inde sont à la base des

chroniques renommées de Schéhérazade. Son hypothèse veut que les contes soient nés en Inde et que, par voie orale, ils aient atteint la Perse où un premier recueil, le Hezar

Efoane, aurait été écrit.

19 Claude Seignolle, Les évangiles du diable. Paris, R. Laffont, 1998, p. 32-33.

20 Sir Walter Scott, Minstrelsy of the Scottish Border, Edinburgh, Oliver & Boyd, vol. 2, 1932, p. 313-314. 21 Reidon Christianson, Folktales ofNorway, Chicago, University of Chicago Press, 1964, p. xxxii.

22 S. Thompson, The Folktale, p. 15.

23 Joseph Campbell, "The history ofthe tales" dans Grimm Complete Fairy Tales, London, Routledge, 2002, p. 756. 24 Vincent Demers, Mille et une nuits [En ligne], 2004. http://pages.infinit.netJvdemers/nuits.html#_ftn6

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Ce recueil primitif, de même que les contes oraux, se seraient ensuite propagés dans le monde arabe grâce, entre autres, aux marchands avides de récits pour briser la monotonie de leurs voyages. Les conteurs arabes, autour du VIlle siècle, auraient par la suite traduit le Hezar Efsane et répandu ces histoires en les

modifiant et en les adaptant selon leur culture, leur religion et leur langue tout en conservant plusieurs éléments originaux25•

Des milliers de motifs - dont le nôtre - durent suivre un parcours semblable, pour, finalement, être intégrés aux contes des lointains pays européens.

Les ressemblances entre les contes indiens et le folklore européen frappèrent les chercheurs du début du XXe siècle. Une théorie diffusionniste a soutenu que les divers peuples de l'Inde seraient à l'origine de tous les contes populaires européens; on en trouverait même des traces dans les Canterbury Tales de Chaucer et le Décameron de

Boccace26• Cependant, des chercheurs modernes ont réfuté cette théorie universelle, dont

la simplicité ne reconnaîtrait pas les contributions des groupes indigènes du continent européen27• Malgré cela, des ancêtres de la plupart des éléments fantastiques et surnaturels se retrouvent dans les index des motifs des contes indiens. Les

métamorphoses en animal et les génies demi-dieux font référence au polythéisme hindou; le fait de retarder la mort en contant des fables ou en jouant de la musique est l'un des éléments typiquement indiens que l'on retrouve dans le Pancatantr~8. Les tribus nomades de l'Inde possèdent également une myriade de contes purement oraux, et abritent une merveilleuse ménagerie d'instruments enchantés. Parmi ces contes oraux que Stith Thompson et Jonas Balys ont mis en index en 195829, l'on retrouve les motifs suivants:

25 Ibid

26 Le Pancatantra est la source de plusieurs recueils de contes bien connus, y compris les Mille et une nuits (p.

1566-1618, vol. B), Le Décameron (p. 1963-1991,vol. B) et les Canterbury Ta/es (p. 2045-2119, vol. B). [En ligne]

http://www.wwnorton.comlnawol/s7_overview.htm.An Online Companion to The Norton Anth%gy ofWorld

Literature.

27 S. Thompson, The FolkJale, p. 15-16.

28 Nikita Éliséeff, Thèmes et motifs des Mille et une nuits, Beyrouth, Institut de français, 1949, p. 33. Le fait de retarder la mort en jouant du violon revient dans un conte de notre corpus, Le violon de Santa Claus de Louis Fréchette, et aussi dans le conte-type 592 « La danse entre épines» dans lequel le héros fait danser le méchant, le juge et son bourreau entre les épines avec un violon magique et se préserve ainsi la vie. Voir aussi « The Jew among Thorns », dans Grimm Camp/ete Fairy Tales, p. 442-446.

(21)

TABLEAU 1: Instruments enchantés des contes oraux indiens

The Oral Tales of Index des motifs des contes oraux indiens rédigé par Stith India: Thompson et Jonas Balys (1958): Motif

No. de motif.

D 1210 Magical musical instruments

D 1211 Magicdrum D 1213 Magic bell D 1213.1 Magic gong D 1223.1 Magic flute D 1224 Magic pipe D 1231 Magicharp

D 1233 Magical violin (fiddle)

D 1233.1 Magical musical bow

D 1234 Magic guitar

D 1275 Magic song

D 1275.1 Magic music

D 1472.1.32 Magic fiddle provides food

D 1531.9 Magic flying by means of magic fiddle

D 1610.34.1 Fiddle made from wood secret has been confided to reveals it E632 Reincarnation as musical instrument

Selon Sir Walter Scott et ses études sur le fantastique des Îles britanniques30, les

méchantes fées perses et arabes aux traits démoniaques sont les rejetons des esprits malins du folklore indien. Ces dives, qui mènent la guerre contre les êtres humains et contre les peris3l ou bons esprits femelles, contribuèrent à l'image diabolique naissant en Europe avant le XIIe siècle. Les caractéristiques physiques de cette race mâle rappellent la figure européenne de Satan au moyen âge: «with ugly shapes, long horns, staring

eyes, shaggy hair, long tails .... such horrible difJormity ... they are cruel, wicked and of the most hideous aspect »32. Notre but dans la présente étude n'est pas de retracer l'histoire de Lucifer; néanmoins, sa capacité d'enchanteur ou de violoneux et sa participation directe ou indirecte aux contes du corpus lui assurent plus qu'une mention dans ces pages. Sans entrer dans les détails de sa genèse, citons ici l'œuvre de Robert Muchembled, Une histoire du diable. Le chercheur partage la position de Jeffrey Burton Russell selon qui « la notion proprement chrétienne du diable se trouve fortement

30 Sir W. Scott, Minstrelsy of the Scottish Border, p. 310.

31 Le mot perse peri, prononcé "feri" par les arabes, serait à l'origine étymologique du mot flUlrie. Ibid., p. 309. 32 Ibid.

(22)

influencée par des éléments folkloriques, issus de pratiques et de traditions devenues

inconscientes )}33. En général, il paraît que l'enchanteur, l'instrument et les contes à leur

sujet sont tous issus de racines populaires et de sources analogues.

Un autre parallèle intéressant existe entre les origines du violon et celles des contes. Le développement de l'instrument suivit la même route vers l'Europe que les motifs fantastiques. Les contes indiens parurent en Europe aux alentours du siècle grâce

aux croisades et aux liens commerciaux avec les pays de l'Oriene4• Les anciennes

formes d'un instrument qui deviendrait le violon se seraient rendues en Occident un ou

deux siècles plus tard, vers la fin du XIIIe ou au début du XIVe siècle. Le « violon », tel

qu'on le conçoit aujourd'hui, apparaît en Italie au XVIIe siècle (vers1630) mais doit ses

origines au rabob, type de luth provenant du nord de l'Inde autour du Xe siècle. Un

rejeton arabe du rabob, le rebec à trois cordes apparaît au Moyen-Orient au XIIIe siècle.

En forme de poire, joué avec archet sur la clavicule, ce petit instrument aurait inspiré la

forme des violons à cinq cordes de la Renaissance et de la lira di braccio à sept cordes

qui est l'ancêtre du violon moderne35•

1,4 L'ancienne Irlande, les bardes et d'autres influences celtiques

Le rôle de la musique enchantée en Inde reflète celui qu'elle joue à l'autre extrême de la grande étendue territoriale indo-européenne. Selon récole

historico-géographique, il y aurait des ressemblances importantes entre les motifs d'un territoire

délimité par l'Inde à l'est et par l'Irlande à l'ouest. Selon Stith Thompson, les cultures

bornées par ces deux pôles créèrent un secteur distinct qui donna lieu à la « civilisation

occidentale )} et qui méritent d'être étudiées dans leur ensemble. Ces régions, énumérées

dans The Folktale, sont: l'Inde, les pays musulmans (du Maroc jusqu'en Perse), la

population juive du Moyen-Orient, les pays slaves, les régions baltiques, la Scandinave,

33 Robert Muchembled, Une histoire du diable. XIIe-XXe siècle, Paris, Seuil, 2000, p. 24.

34 J. Campbell dans Grimm Completefairy tales, p. 756.

35 Flora M. Goulden et al., « Violon et alto », Encyclopédie de la musique [En ligne], 2005.

(23)

les populations teutoniques du centre de l'Europe, la France, la péninsule ibérique, l'Italie, l'Angleterre, l'Écosse celtique et l'Irlande36•

Les populations celtiques de ces dernières régions - les hautes terres et les îles de l'Écosse ainsi que l'Irlande - sont d'un intérêt particulier pour notre étude. Tout d'abord, elles ont préservé jusqu'à l'époque moderne une culture orale active et dynamique qui accorde une place dominante à la musique; les harpes et plus tard les violons

-assument dans le légendaire celtique un rôle indispensable. Ces instruments magiques et leurs fables profitèrent d'une diffusion à grande échelle. Les populations celtes

d'aujourd'hui sont les rejetons des ancêtres nomades qui parcouraient l'Europe continentale de la Scandinavie jusqu'en Espagne et même au Nord de l'Afrique et se mélangèrent avec des peuples indigènes, disséminant leurs traditions aux quatre vents. Ces tribus errantes influencèrent directement et indirectement la France, ancienne et nouvelle37• Les composantes celtes, qui entrèrent dans les contes québécois après leur

migration en Amérique, sont étudiées par Luc Lacourcière et Nancy Schmitz, pour qui

« il semble exister dans la mentalité du conteur canadien une réceptivité à l'élément celtique des contes. »38

Les anciens textes irlandais, comme leurs équivalents indiens, sont à la fois source et récipient du conte populaire et leurs sujets remontent aux débuts de la civilisation celte dans cette île, il y a au moins 4000 ans. La dialectique entre le populaire et le littéraire donna aux belles-lettres celtes une souche légendaire féconde. Tom. P. Cross a mis en index les motifs de cette ancienne littérature en 1952, et son recensement révèle une imagination ensorcelée aussi féconde que celle du sous-continent indien39• En guise de

comparaison, ajoutons l'énumération de motifs concernant les instruments enchantés dans la littérature et les contes de l'ancienne Irlande. Le violon ne paraît pas encore comme instrument enchanté, tout simplement parce qu'il ne fut introduit dans cette région que vers le milieu du XVIIe siècle, et l'index de Cross se limite aux œuvres plus anciennes.

36 S. Thompson, The Folktale, p. 14-20.

37 La culture bretonne, à base celtique, est particulièrement bien représentée dans les contes recueillis au Québec.

38 Luc Lacourcière, Le conte populaire français en Amérique du Nord, Québec, Archives de Folklore, Presses de

l'Université Laval, 1959; Nancy Schmitz, « Éléments gaéliques dans le conte populaire canadien français», dans Mélanges en l'honneur de Luc Lacourcière. Folklorefrançais d'Amérique, Montréal, Leméac, 1978, p. 386.

(24)

TABLEAU 2: Instruments enchantés de l'ancienne littérature irlandaise

Motif-Index of Early Index des motifs de la littérature de l'ancienne Irlande rédigé

Irish par T. P. Cross: Motif

Literature: No. de motif.

A 465.2.0.1 God as harper

D 134.5 Song as protection on journey

D 1210 Magical musical instruments

D 1223.1 Magic flute

D 1224 Magic pipe

D 1231 Magic harp

D 1275 Magic song

D 1361.31 Magic song renders invisible

D 1364.25 Musical instrument causes magic sleep D 1382.16 Magic song protects from demons D 1402.11.1 Magic music kills person

D 1507.7 Magic harp restores speech D 1549 Magic object controls elements

F245 Fairy harper

Ce tableau montre que la harpe fut la reine des instruments dans la vieille tradition celte - son pouvoir est presque synonyme d'enchantement grâce aux associations

bardiques et à sa triple capacité magique. Le célèbre sorcier Merlin était, dit-on, grand maître de ces trois arts: le pousse-aux-rêves ou Suantraidhe, le pousse-aux-Iarmes ou

Goltraidhe, et le pousse-aux-rires ou Geantraidhe4o• Tout barde respecté devait posséder cette même capacité de susciter le sommeil, la tristesse ou la joie chez son auditoire en utilisant comme seul outil sa harpe41• Le légendaire des saints celtiques contient aussi

deux motifs intrigants, qui s'insèrent presque rituellement dans les récits oraux québécois que nous examinerons, comme dans Les trois diables de Paul Stevens et Le Mardi gras

de la mère Adrien de Nazaire Levasseur. La vertu de l'hospitalité envers les voyageurs et le Saint qui enseigne comment jouer de l'instrument sont deux motifs thématiques de la légende de St. Brigid and the Harps, qui raconte le voyage de la sainte Brigid au royaume d'un pauvre roi. Malgré l'absence des bardes et du roi lui-même et malgré l'indigence de ses sujets, Brigid et les femmes qui l'entourent sont bien reçues par les fils du roi.

40 Une légende en particulier, « La harpe du Dagda », explique le pouvoir personnifié de l'instrument du chef du clan,

(ou Dagda), en vertu de ces trois capacités.

41 Robin Williamson, "Introduction", dans English, Welsh, Scottish and Irish Fiddle Tunes, New York, Oak, 1976, p.

(25)

Hélas, ces derniers se trouvent dans l'embarras - ils ne savent pas jouer des harpes accrochées aux murs pour divertir leurs invitées. Sainte Brigid remercie les princes de leur accueil chaleureux en touchant leurs doigts avec les siens. De suite, ils sont dotés d'un pouvoir exceptionnel qui ne les quitta plus - ils devinrent dès lors les meilleurs harpeurs d'Irlande42•

Le XIIe siècle marqua l'irruption des motifs celtes dans la littérature du continent européen, sous la forme des romans de chevalerie. L'univers féerique et chevaleresque du moyen âge européen doit presque tous ses motifs aux Celtes. La princesse séquestrée dans le château enchanté, l'épée plantée dans l'arbre, le dragon se tapissant dans la caverne surgissent tous de l'imaginaire celtique43• La naissance des

lettres françaises est particulièrement redevable aux légendes arthuriennes, et à leur expression dans les romans courtois. Ces romans sont étroitement liés aux « lais »

chantés dans les cours de France et des îles britanniques par des harpeurs qui

poursuivaient l' œuvre poétique des bardes. Dans sa préface aux Romans de la table

ronde de Chrétien de Troyes, Jean-Pierre Foucher définit le rôle majeur des « lais» bretons du style illustré par Marie de France au XIIe siècle. Créations des harpeurs bretons et armoricains, ces œuvres, en courts vers réguliers, contaient des histoires traditionnelles, des épisodes fantastiques et mystérieux et des récits d'amour; les harpeurs, surtout ceux de la Bretagne armoricaine, allaient de cour en cour, récitant ces poèmes en gallois ou en français, les enrichissant selon leur imagination« d'emprunts et d'enjolivements »44.

L'histoire des bardes et des harpeurs du XIIe siècle peut paraître éloignée de notre thème principal, mais elle souligne une vérité essentielle qui domine la dynamique conte - musique. Entre le conte littéraire ou populaire et la chanson, il n'y a qu'une question de style, une divergence formelle et esthétique. Les fondements et les

circonstances de présentation sont pareils pour ces deux formes artistiques. L'interprète parle avec son instrument, avec sa voix ou avec les deux en même temps. Peu importe la 'présence ou l'absence des paroles chantées, la structure même de la chanson rappelle

42 St. Brigid and the Harps. [En ligne], http://www.sacred-texts.comlneu/celtllfic.htm

43 1. Campbell, Grimm Complete fairy tales. p. 756.

44 Jean-Pierre Foucher, « Introduction », dans Chrétien de Troyes, Romans de la table ronde, Paris, Gallimard, 1970, p. 15-16.

(26)

celle du conte folklorique; le conte et la chanson s'appuient sur les méthodes de la répétition, du développement, et de la variation 45. Soeurs artistiques, la narration

folklorique et la musique créent par degrés des effets intenses et exigent de l'imagination humaine un procédé homologue de mémorisation et d'évolution modale. Les interprètes de musique et les conteurs partagent l'art de transporter leur auditoire dans un autre monde pendant la durée du spectacle, et de l'influencer par leur représentation, pour le meilleur ou pour le pire,.

Les veillées québécoises du XIXe siècle sont un très bon exemple de ce rapport étroit entre les deux arts. Il suffit d'évoquer le sobriquet judicieux du conteur fétiche de Louis Fréchette: Jos Violon. Louvigny de Montigny présente aussi un joli modèle de

cette collaboration dans son conte littéraire, Le rigodon du diable (1899). La danse du

Mardi gras chez le maire Lafantaisie doit finir à minuit pour éviter des conséquences tragiques. L'hôte fait taire le « crin-crin »46 malgré les plaintes des convives. Les

danseurs s'arrêtent uniquement quand Lafantaisie (ancien violoneux, de surcroît) offre de narrer « quelques récits plus ou moins invraisemblables» 47. Il s'explique ainsi avant de poursuivre son récit: « J'ai tout justement un fion d'histoire qui va vous montrer

pourquoi j'veux pas vous laisser danser» 48. Le conte et la musique vont ici de pair, comme dans plusieurs contes littéraires québécois, l'avantage du conte étant qu'on y ajoute facilement une leçon morale. La musique traduit moins bien les exhortations didactiques et peut même entraîner de graves conséquences morales ou ternir la réputation du musicien49.

4S Pour une exploration approfondie de ce thème, voir l'étude de 1. Russel Reaver, « A Comparative Study ofFolktale

Structure and Musical Form» dans Fabula, no. 16, 1975.

46 Nommé pour les crins de cheval de l'archet, le « crin-crin» est l'un des sobriquets québécois pour le violon au XIXe

siècle.

47 Louvigny de Montigny, « Le rigodon du diable» dans Aurélien Boivin, Les meilleurs contes fantastiques québécois

du xIJf siècle, p. 352.

48 Ibid

(27)

1.5 Le gitan et son violon

Avant de nous attarder aux contes oraux québécois qui ont pour motif le violon enchanté, nous devons nous arrêter à un groupe culturel qui englobe, dans sa longue histoire, maints éléments discutés dans les pages précédentes. Accablé de mépris depuis des siècles, la figure du gitan50 fait partie intégrante de l'imaginaire occidental. Au sein de ce peuple paria se trouvent des conteurs de talent, des violonistes et d'autres

musiciens ou danseurs exceptionnels. Symboles par excellence de l'étranger menaçant et de l'exotisme séduisant, les gitans sont originaires du Nord de l'Inde5l, et sont partis pour

l'Occident par vagues successives. Les premiers départs remontent au Xe siècle; les causes théoriques de cette migration abondent, mais sa motivation réelle reste une énigme. Le XIVe siècle voit les premières références aux gitans en Europe de l'Est, et à l'aube du XVIe, leur présence est attestée dans chaque pays du continent et des Îles britanniques52• Ces nomades à la complexion sombre connaissent depuis toujours les

persécutions et les antipathies des citoyens plus sédentaires qu'eux. Rejetés des habitants de tous les pays, ils sont néanmoins parvenus jusqu'à l'ouest de l'Irlande, et leurs périples bouclent l'étendue géographique de cette première partie de notre étude. Leur

contribution des gitans au folklore de l'Europe ne peut être surestimée. La diffusion des contes et de légendes fut longtemps entre les mains de ces voyageurs.

On a déjà noté la fonction de musicien et de conteur qu'exerce le gitan; parmi divers autres métiers traditionnels il y a ceux de charpentier ou menuisier, de cordonnier, de forgeron, de tireur (ou tireuse) de cartes et de marchand de chevaux. Est-ce une pure coïncidence si le diable se mêle de ces activités dans les contes populaires de la France, du Canada français et de pratiquement tous les autres pays de l'Occident? Les figures du diable violoneux et du gitan musicien se ressemblent étrangement. Si nous soulignons cette équivalence, c'est parce que le diable intervient dans la majorité des contes

littéraires du corpus comme esprit mauvais en général et enchanteur de violon en

particulier~ Dans 60% des contes que nous étudierons, l'enchantement de l'instrument a

50 Ce groupe est connu également sous les appellations de tsiganes ou tziganes, et comprend le peuple Rom, parmi d'autres. Pour de plus amples renseignements sur la définition ou l'appellation de ces peuples, voir Jean-Pierre Liégeois, Tsiganes, La DécouvertelMaspero, 1983.

51 Ces origines ont pu être déterminées grâce aux études linguistiques. Voir l-P. Liégeois, Tsiganes, p.39-44.

(28)

une cause ou une conséquence diabolique. Certes, il n'y avait pas une grande population de Rom dans le Canada français du XIXe siècle; toutefois, leur impact réel et mythique en France et dans tout le territoire européen fut profond, et nous savons que la tradition québécoise est née des craintes et des croyances héritées de ces pays. En revanche, n'importe quel recensement folklorique canadien-français de la même époque révèle une surabondance de diables, de diablotins et d'objets endiablés. À en croire les récits du peuple, ces avatars du diable habitent les chantiers et les carrefours, les cimetières et les campagnes du Québec, sans parler des forges53. Ces mêmes endroits furent-ils occupés par d'autres figures étrangères dans la vieille Europe? Nous postulons que la parité entre le diable et le gitan n'est pas une simple coïncidence; l'inconnu infernal de la tradition populaire européenne porterait vraisemblablement les vestiges de l'aversion envers les gitans qui remonte au moyen âge.

La culture tsigane et le gitan lui-même existent dans les mythes aussi bien que dans le monde réel. Jean-Pierre Liégeois constate dans son étude des Tsiganes que le

bohémien « sale, voleur, qui inquiète et même effraie» 54 s'améliore dans les esprits des sédentaires au fur et à mesure qu'il s'éloigne d'eux; le tsigane mythique est « beau, artiste et mène une vie sans contraintes, symbole de la liberté, accepté s'il est situé et repéré dans une marge connue qui est celle du folklore: musique et danse, cirque, vie en roulotte, et en longue jupe pour les femmes. [ ... ] Le seul Tsigane accepté et valorisé est celui, mythique, qui n'existe pas. »55

Liés ainsi à l'inconnu, aux divertissements et aux métiers qui demandent de la débrouillardise, les groupes nomades représentaient tant une menace physique qu'une perturbation idéologique. La simple présence d'un peuple qui prisait son originalité et son indépendance au lieu de son assimilation sociale constituait une dissidence, voire une séduction pour les populations sédentaires :

Prince mendiant, mendiant princier, avec musique et danse à fleur de peau, le Tsigane sert de bouc émissaire à l'opinion publique. Il est d'autant plus rejeté (on pourrait dire « refoulé », au sens psychologique du terme) qu'il est attirant, d'autant plus interdit qu'il est insaisissable.56

53 Les forges de Saint-Maurice sont renommées pour leurs associations diaboliques; Le diable des Forges de Louis Fréchette en est l'un des témoins littéraires.

54 J.-P. Liégeois, Tsiganes, p. 286-287.

55 Ibid

(29)

Il est à noter que ce mélange d'interdiction et de tentation constitue l'un des traits indispensables du conte littéraire moralisateur du XIXe siècle, dont les intrigues sont souvent déclenchées par une quelconque transgression des normes sociales ou religieuses qui appelle un châtiment surnaturel. Le curé arrive à la rescousse pour rappeler à l'ordre ses paroissiens égarés, mais le personnage principal dans cet univers manichéen est bien le diable ou l'un de ses subalternes. Cette incarnation d'une opposition quotidienne et fonctionnelle est aussi le propre du gitan.

Rois de la dissidence, les diables des contes québécois du XIXe siècle partagent tant de caractéristiques gitanes qu'ils semblent être tous de la même famille. Combien de fois a-t-on vu le diable arriver en ville pour fêter? N'est-il pas souvent un bel étranger aux traits sombres et aux cheveux noirs, monté sur un cheval aussi charbonneux que lui-même et qui fait renvie des hommes du village? Restant à l'écart de l'assemblée, il

séduit une fille du voisinage par sa belle musique ou sa danse effrénée; son air

mystérieux et l'obscurité de ses origines ne diminuent aucunement son charme. La belle oublie son fiancé et met son âme en péril en se promenant au bras de son nouveau

chevalier. Elle finit soit en enfer, soit au couvent; dans tous les cas, elle est enlevée à sa famille et à sa communauté par sa brève association avec l'Autre. C'est la tragédie de Rose Latulipe maintes fois racontée au Canada français 57. Le conte emblématique du

«diable beau danseur» est le sujet des enquêtes de Jean du Berger 58. Ce thème côtoie le

nôtre et nous y reviendrons, mais passons aux origines de l'instrument fétiche des gitans. Dans la tradition Rom, c'est le diable, au sobriquet de Pied-de-chèvre, qui suggère à une jeune gitane qu'elle pourrait gagner l'affection de l'homme qu'elle veut séduire par le biais d'un instrument enchanté. Cependant, elle doit sacrifier sa famille. Le Malin change son père en violon, sa mère en archet (ses longs cheveux blancs deviennent les cordes de l'archet). Quant aux quatre frères, chacun se métamorphose en corde de violon. Le diable offre des leçons de violon à la jeune femme qui apprend rapidement et gagne bientôt son mari par la plus belle musique du monde. Les mélodies jouées sur le nouvel instrument provoquent une amnésie temporaire qui enraye tout problème,

57 La version de ce conte de Philippe Aubert de Gaspé fils, porte le titre révélateur de L'Étranger. Le conte parut en 1837 dans le premier roman québécois, rédigé par le même auteur, L'influence d'un livre, Montréal, Bibliothèque québécoise, 1995.

(30)

supprime toute responsabilité et qui éloigne les malheurs de toutes sortes. Après quelques années de bonheur, la fille et son mari se promènent dans la forêt, jouant du violon et cherchant des baies. Ils déposent sur le sollïnstrument, que le diable

s'empresse de cacher. En rentrant, les deux amoureux sont kidnappés par le carrosse du diable et disparaissent à jamais. Le violon reste dans le bois pendant un temps

indéterminé. Un jour, un autre groupe de gitans s'installe près de la forêt et un petit garçon retrouve le violon en cherchant du bois de chauffage. Un morceau de bois frappe par accident rune de ses cordes, et produit un bruit intense et effrayant. Le jeune garçon s'enfuit, mais demeure enchanté par le son magique. Il revient chercher le curieux objet et apprend à enjouer; le chant des oiseaux s'arrête, et le vent se calme. Une chanson triste sortie de cet instrument provoque une douleur réelle, une chanson frénétique, la folie. La musique du violon est seule capable de transformer les émotions pour les gitans, et depuis la trouvaille du garçon, ils n'arrêtent pas d'en jouer 59.

1.6 « The Singing Bone » et la parenté corps-instrument

Ce mythe d'origine du violon, à part ses explications diaboliques, est significatif en raison de l'anthropomorphisme qu'il évoque. La réincarnation d'un être humain en instrument (ou d'un instrument en être humain) a lieu bien des fois en conjonction avec la révélation d'une vérité dissimulée ou d'un secret meurtrier. Il s'agit souvent du conte-type 780, «The Singing Bone »60, dans lequel deux frères ou deux sœurs sont en proie à

une rivalité excessive; l'un tue l'autre, cachant le cadavre soit dans la terre soit sous l'eau. Dans les cas d'enterrement, les os de la victime sont découverts par un berger qui en fait une flûte, ou bien un arbre pousse sur la dépouille et un passant fabrique une harpe ou un violon avec le bois de cet arbre. Dans les récits de noyade, le cadavre se

transforme souvent en cygne ou en un autre oiseau, qui est ensuite métamorphosé en instrument à cordes ; les doigts ou les cheveux deviennent les cordes, la clavicule donne le bois, et ainsi de suite. Dans tous les cas, l'instrument est joué devant la famille de la

S9 D. Tong, Gypsy Folk Tales, p. 45-47. Le conte est suédois, d'un gitan prénommé Taikon.

60 A. Aarne et S. Thompson, The Types of the Folktale, p. 269. Type 780 « The Singing Bone » se trouve au moins

(31)

victime, et son chant révèle la mort de la victime et le vrai coupable. Ce conte-type est très connu. Soixante-cinq versions en ont été recensées en Irlande (où il s'appelle souvent « The two sisters »). En France, il existe au moins trente-six versions du même type. 1. Lacourcière et M. Barbeau en ont répertorié une quinzaine de versions dans l'Amérique française61•

À la base de ce conte-type se trouve un symbolisme fascinant qui indique l'importance de la forme physique du violon. Les volutes des anciens violons ou violoncelles étaient parfois ornées de sculptures de visages de femmes. D'ailleurs, les rondeurs de l'instrument, son « nombril », son « cou », ses « épaules », son « dos »

évoquent tous le corps humain. Autrefois, les cordes étaient faites d'intestins de chèvre ou de vache, et même de nos jours, c'est le crin de cheval de l'archet qui produit le son. Les vibrations de la boîte sonore vivent sous les doigts et sous le menton du joueur, l'instrument est très sensible au froid et à la chaleur. Avec la harpe, la guitare et le violoncelle, le violon rappelle facilement la figure de la femme. En plus, il chante. Sa capacité pour l'imitation sonore des rires ou des soupirs est très marquée. Le violon possède déjà un corps et une voix. De sa musique vient l'esprit -« le bruit qui pense »,

comme disait Victor Hugo - mais c'est le conte qui lui livre son âme.

1.7 L'instrument enchanté dans le folklore québécois: Le conte populairefrançais de

Delarue et Tenèze et les précurseurs français

Le conte populaire français de Paul Delarue et Marie Tenèze analyse en trois

volumes les contes-types les plus répandus en France et dans les anciennes colonies françaises, y compris le Canada français. Cet ouvrage est indispensable pour mettre en contexte les variantes folkloriques québécoises. Un conte-type est une série de motifs qui forment une intrigue dans un pattern qui traverse plusieurs cultures. L' œuvre de

classement d'A. Aarne et S. Th~mpson The Types of the Folktale, invente la taxinomie en

donnant des titres et des numéros à plus de 700 types62• Dans ces pages sont recensés de

61 Ces versions sont identifiées dans The Types a/the Folktale A. Aame et S. Thompson.

(32)

simples épisodes d'un ou deux motifs ainsi que les contes fantastiques les plus complexes.

Les diverses régions géographiques et leurs appellations présentent quelques difficultés. Aarne et Thompson englobent le Canada français sous la rubrique French-America, avec les groupes francophones des États-Unis. Delarue est plus soucieux de

bien définir le territoire en question puisque son étude est moins globale et ne concerne que les régions francophones. Il divise les versions par chercheur; ses sources

canadiennes sont les collectes que Marius Barbeau a effectuées au Saguenay, l'étude lavaloise de Sœur Marie-Ursule, les recherches dirigées par Luc Lacourcière pour les Archives de folklore à l'Université Laval, et les données de Carmen Roy au sujet de la littérature orale gaspésienne.

Il est essentiel d'observer que les contes-types utilisés par Delarue correspondent à ceux crées par A. Aarne et S. Thompson63• Les types auxquels nous faisons référence

font partie de cette synthèse internationale, et ne sont pas uniquement français. «Barbe-bleue» (T. 311-312) a peut-être soixante-quinze versions francophones, mais il existe aussi des versions scandinaves, russes, espagnoles et arabes. Les croisements culturels qui donnent le jour à un motif ou à un conte particulier sont discutés dans les pages précédentes, et une histoire que Delarue analyse dans son expression française n'est qu'une étoile dans la constellation plurilingue des formes internationales de ce même conte. Il est donc impossible de dire sans équivoque qu'un conte est « français»; il est plus exact d'affirmer qu'il existe des versions françaises d'un conte.

Tous les types qu'a recueillis Delarue ont des racines galliques, mais aussi des ancêtres irlandais, scandinaves (danois, finnois, estoniens) ou allemands64• Presque tous

les contes-types du Conte populaire français de Delarue ont une ou plusieurs variantes

canadiennes. Il est très rare de trouver un type populaire au Québec qui n'aurait pas au moins quelques prédécesseurs parmi les versions françaises, mais on retrouve

couramment des types ayant plus de versions en Amérique française (French-America)

que dans le vieux pays. Par exemple le type 328, « Le garçon qui vole les trésors de l'ogre », compte 58 versions recensées en Amérique française, mais seulement 12 en

63 A. Aame et S. Thompson, The Types of the Falktale.

64 Voir dans l'Appendice lIa rubrique « Nombre de versions "franco-américaines" et pays ayant une forte représentation du conte type dans Aarne-Thompson ».

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France. Dans l'Appendice, nous visons seulement les contes qui mettent en scène un violon enchanté dans une version canadienne-française.

Nous avons souligné dans les premières pages du chapitre que les collectes de données folkloriques sur les bords du fleuve Saint-Laurent étaient très fécondes, et que les colonisateurs français avaient eu tendance à garder et à continuer leur tradition orale dans leur pays d'adoption. Sans nous livrer à une étude de comparaison régionale exhaustive, nous constatons d'après les trois volumes du catalogue raisonné de Delarue que les contes-types populaires au Canada français ont souvent des cousins proches en Basse et en Haute Bretagne, en Picardie, en Guyenne, en Nonnandie, en Savoie et dans le Poitou. L'emprise celtique est perceptible dans les parallèles remarquables entre les contes canadiens et les contes du Nord-Ouest de la France. Dans ces deux territoires, une flûte ou une pipe enchantée est souvent remplacée par un violon dans les variations d'un conte-type 65.

Quant aux enchanteurs, le diable québécois et ses avatars ont évidemment fait leurs

« classes» chez les diables français; Claude Seignolle fournit plusieurs exemples de ces démons dans ses Évangiles du diable. On y rencontre non seulement un diable violoneux de Donon, mais aussi tout un monde para-infernal peuplé par le Servan savoyard qui épuise les chevaux en les faisant galoper la nuit, les Fi/oUets bessans, les Lupeux

berrichons66• Ce sont fort probablement les précurseurs des lutins, des feux follets et des

loups-garous du Canada français.

1.8 Les contes oraux québécois ou franco-ontariens

Nous discuterons maintenant des contes oraux québécois dont l'un des motifs est le violon enchantë7• Cette enquête sert à bien défInir le rôle de l'instrument dans un

échantillon de contes oraux. La plupart de ces contes furent recueillis par des chercheurs

65 Paul Delarue, Le conte populaire français, T. 328 « Le garçon qui vole les trésors de l'ogre» ; T. 503, « Les deux bossus» ; T. 592, « La danse entre épines». La comparaison des instruments musicaux dans les versions françaises et internationales montre une tendance à privilégier le violon dans certaines régions, dont le Canada français, la Bretagne, la Picardie et la Nonnandie

66 Claude Seignolle, Les Évangiles du Diable. p. 8-9,32-33.

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du

xx

e siècle, entre 1920 et 1980. Mais ils remontent facilement les siècles dans la mémoire du conteur. Les présentations des récits comprennent, à quelques exceptions près, une histoire familiale du conte. Les Tours de Ti-Jean au Géant, par exemple, est un

«récit traditionnel raconté à Eel River Crossing, N.-B., le 8 septembre 1960, par Charles Allain (72 ans) qui l'avait appris, vers 1900, de son père, Michel, alors âgé de 50 ans »68.

Par cette parenthèse vers la tradition orale, nous espérons découvrir la source de certaines associations symboliques et la place que l'instrument magique tenait dans l'imaginaire populaire avant son intégration aux contes littéraires du corpus.

L'Appendice présente sous forme de tableau les motifs des contes de notre corpus (axe vertical) ainsi que leur présence dans les contes oraux ayant pour thème principal ou secondaire un violon, enchanté ou non (axe horizontal)69. Le conte-type du catalogue de Delarue pour chaque conte oral paraît à la deuxième page du tableau, avec le nombre de versions franco-américaines et une brève énumération des cultures internationales qui offrent plusieurs variantes de ce même conte. Gardons à l'esprit que chaque index et recensement a ses limites, et que l'absence d'un type dans un index de Thompson ou dans le catalogue de Delarue ne veut pas forcément dire qu'un conte particulier n'existe pas

dans une région donnée. Ses conteurs potentiels étaient peut-être absents ou non

disponibles lors de la visite du l'enquêteur, ou ce dernier ne s'est tout simplement pas rendu dans les villages où se cachaient des trésors folkloriques. Nous ne pouvons faire autrement que de nous fier à ce qui est bel et bien enregistré dans les collectes dont les résultats sont confiés aux archives.

Pour trouver les vingt contes oraux de l'Appendice il nous a fallu parcourir l' œuvre de Sœur Marie-Ursule, qui recense une foule de récits dans son étude des Lavalois7o• Nous avons également trouvé un conte dans Au royaume de la légende, un recensement

du folklore du Saguenay qu'a effectué Bertrand Bergeron71• Un autre récit vient de Beau

sauvage, une étude de Clément Légaré sur les contes de la Mauricie72. La plus riche source orale a été de Germain Lemieux, dans les volumes de Les vieux m'ont conté.

Cette anthologie de contes oraux, avec son index thématique, permet un dépouillement

68 « Tours de Ti-Jean au Géant» dans Germain Lemieux, Les vieux m'ont conté, vol. 20, p. 77-85. 69 De tous les contes oraux du violon recensés, dix-sept des vingt contes affichent un violon enchanté. 70 Sœur Marie-Ursule, Civilisation traditionnelle des Lavalois. Sainte-Foy, Université Laval, 1951. 7\ Bertrand Bergeron, Au royaume de la légende. Chicoutimi, Éditions JCL, 1988.

Figure

TABLE DES  MATIÈRES
TABLEAU 1:  Instruments enchantés des contes oraux indiens
TABLEAU 2:  Instruments enchantés de l'ancienne littérature irlandaise  Motif-Index of Early  Index des motifs de la littérature de l'ancienne Irlande rédigé
TABLEAU 3:  Distribution des contes-types dans les contes oraux québécois du  violon enchanté
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