IMAGINAIRE ET CONQUETE SPATIALE
Jean.Pierre PENOT
Centre national d'études spatiales, Toulouse
MOTS-CLES IMAGINATION LITTERAIRE - SOURCES D'INSPIRATION
-ASTRONAUTIQUE.
RESUME: Les écrits de Jules Verne ont exercé une indéniable influence sur les ingénieurs et sur les théoriciens qui ont créé l'Astronautique. Mais d'où ce fameux écrivain a-t-il tiré ses idées? comment a-t-il travaillé? était-il un visionnaire ou un hommeàl'écoute de son époque?
SUMMARY: Writings of Jules Verne had an influence over engineers and theoricians who created astronautics. But where did this famous French writter pick up his ideas?How <!id he work ? Was he a fantastic visionary or a man listening to his epoch.?
1. UNE INFLUENCE INCONTESTABLE
"(. ..) Je ne me souviens pas exactementdece qui m'a donné l'idée de faire des calculs sur
(les) mouvements(delafusée). Probablement les premiers germes de cette idée ont été fournis par le fantastique Jules Verne et,àla suitedece grand auteur, ma pensée, engagée sur une certaine voie, a stimulé un désir qui, ensuite, devait faire place au travaildel'esprit (...)".
Tsiolkovski (1857-1935), le père de l'astronautique, reconnaît sa detteà l'égard du plus célèbre des auteurs de science-fiction français. On doit au théoricien russe l'idée même de la fusée (capable de fonctionner dans le vide), le concept de fuséeàétages (qu'il appelait "train-fusée"), le choix du meilleur propergol utilisable (oxygène/hydrogène), etc.
"En Russie même, plusieurs raisons ont fait qu'il n'ait pas été tiré un profit immédiat des travaux de Tsiolkovski, notamment l'instabilité politique, la stagnation de l'économie, le défaut de moyens techniques et, comme partout ailleurs, l'incapacité des militairesàcomprendre la signification de ces découvertes" (Werner von Braun, Frederick Ordway,Histoire mondiale de l'astronautique, Paris Match/Larousse, 1968).
Deux autres précurseurs de la recherche spatiale ont reconnu la forte influence de la littérature de science-fiction sur la genèse de leurs recherches:
L'américain Robert H. Goddard (1882-1945) a rappelé combien, entre autres, laGuerre des mondes,de H.G. Wells etDe la Terre à la Lune, de Jules Verne avaient constitué une source d'inspiration: "(Ils) ont affecté considérablement mon imagination.Lapsyc!UJlogie merveilleusement vraisemblable des personnagesdeWells rendait les c!UJses très vivantes et m'incita à réfléchir sur les voies et les moyens possibles pour réaliser ces merveilles"
L'allemand Hermann Oberth (1894-1989) qui écrivit dans son autobiographie: "(..,)J'avais onze ans lorsque je reçus en cadeaudema mère les célèbres livres(00')de Jules Verne, quej'ailus au moins cinq ou sixfois, jusqu'à les connaitre par coeur.(...)"
C'est un fait établi: Jules Verne a profondément influencé ceux qui ont créé l'astronautique et permis la conquête spatialeà laquelle nous assistons. Mais lui, Jules Verne, où puisait-il ses idées? Comment travaillait-il? Faut-il voir en lui un génial visionnaire ou... un homme très attentifà ses contemporains etàson époque?
2. JULES VERNE, UN HOMME A L'ECOUTE DE SON TEMPS
Dans l'ouvrage intituléLeprintemps technologiquede Jules Verne (édition Courrier picard et Crédit agricole de la Somme, Amiens, 1985), plusieurs personnages sont indiqués comme influençant Jules Verne, et sa méthode de travail est décrite.
373 2.1. L'influence de Jacques Arago (p. 7)
En 1851, Jules Verne (alors jeune auteur dramatique parisien) "fait la connaissance de Jacques Arago, voyageur-écrivain. Le frère du célèbre mathématicien-astronome raconte, avec complaisance et sans omettre de détails, ses trois tours du monde. C'est l'un des premiers globe-trotters, espèce naissante de chemineaux se jouant des continents et des mers, défiant les hordes sauvages, les tempêtes, les pirates. :
"Ma vie a été une vie defatigues etderecherches.J'aifait plusieursfois le tour du monde,je me suis souvent élevé en ballon, les océans n'ont plus de secrets à me révéler et dès qu'un progrès m'est signalé, je /' accepte et le proclame". Une déclaration qui constitue le programme de l'oeuvre future de Jules Verne, littérature d'espaces aériens, d'océans. Les propos d'Arago enchantent Jules Verne qui les note sur des petits camets.Ala Bibliothèque nationale,ilest le lecteur assidu des livres de voyage de sciences, et d'exploration.
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donne matière au ferment créateurquigerme en lui.( ...) Les souvenirs personnels de Jacques Arago et de son frère Jean inspirent les deux premiers articles que Jules Verne fait paraître dans le Musée des Familles.
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annonceàson père la parution prochaine de ses contributions et lui conseille de s'abonner ." comme je suis disposéà y écrire le plus possible" .Les nouvelles publiées dans le Musée des Familles annoncent les futurs Voyages extraordinaires. Le Voyage en ballon propulse le lecteur dans des aventures exotiques sur fond d'explorations aériennes".
2.2. L'aide de Nadar (p. 11)
"L'air du temps (1) était au ballon. Entre 1850 et 1865, cent vingt communications ont été faitesà /,Académie des sciences sur /'aérostation. L'un des plus grands fervents promoteurs de ce moyen de locomotion était Nadar. Singulière figure que celledeGaspard-Felix Tournachon, qui avait pris comme pseudonyme Nadar.
Il était pamphlétaire, dessinateur, photographe, et avait participé activementàla révolution de 1848. Hetzel/' avait engagé comme caricaturiste. Nadar milite pour le "plus lourd que l'air". Ilfonde avec quelques amis la "Sociétécfencouragement pour la locomotion aérienne au moyen d'appareils plus lourds que l'air" ,où siège Jules Verne en qualitédesecrétaire général. Nadar lui apporte toute la documentation nécessaire pour la rédaction de ce premier roman qui narre l'expédition du docteur Fergussonà travers /'Afrique".
2.3. La méthode de travail de Jules Verne (p. 19)
Vers 1885, un journaliste italien, M. de Amincis, est reçu par Jules Verne et rend compte de sa méthode de travail :
"1/se livre d'abord àdenombreuses lectures historiques et géographiques relatives aux pays
qu'il envisage, comme s'il n'avait qu'à en faire une description complète et minutieuse. Les personnages, les faits principaux et les épisodes du roman surgissent de son esprit pendant la lecture. Ils lui sont inspirés par la lecture même.1/ne poursuit pas sa lecture avec l'impatience d'un chercheur de renseignementsàune fin spéciale: mais avec l'attention soutenue d'un passionné de ces études.
Quant aux connaissances variées que révèlent ses romans, en chimie, en astronomie et en histoire naturelle, il n'a plus besoin, la plupart du temps, de les rechercher dans les ouvrages scientifiques qui furent sa lecture de prédilection pendant sa jeunesse. Il trouve ses renseignements dans sa mémoire ou dans l'énorme recueil de notes qu'il prend continuellement dans les livres, les journaux, les revues. Il en avait plusde20 000 dans des petits casiers.
Il ne néglige rien de ce qui concerne les voyages, les découvenes, les événements et les personnages qu'il croit pouvoir servir à ses futurs travaux. Il envisage tous les aspects du pays où doivent se passer ses romans .. il est simplement guidé par un plan que j'étais loin d'imaginer: il s'est proposé de décrire toute la terre dans des voyages extraordinaires .. pour celailmarche de pays en pays et ne revient, que par absolue nécessité, à un pays qu'il a déjà parcouru.
L'après-midi il se rendait d'abord à la salle de lecturedela Société industrielle dont il était membre. Ily lisait les journaux, les revues, les publications scientifiques. Les faits divers lui suggéraient souvent des situations imprévues et sensationnelles pour ses romans et des traits pour poser ses personnages et les faire mouvoir dans un cadre approprié..."
3. L'IMAGINAIRE CREATEUR
Toujours dans ce même livre, on trouve une sorte d'état des lieux de la science et de la technique à l'époque de Jules Verne.
"(...) Le dernier tiers duXIXe siècle, que l'on peut prolonger jusqu'en 1905, se caractérise par une fantastique accélération de la révolution industrielle. Les innovations se multiplient dans presque tous les domaines. (. ..
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Cet exceptionnel Printemps technologique excite la curiosité du grand public. Ilfaut que le début de cette seconde révolution industrielle fasse l'objet d'un consensus populaire toujours plus large. Les Expositions universelles, dont la première a eu lieu à Londres en 1851, se multiplient. Chaque grande ville veut la sienne. On imagine mal aujourd' hui le succès extraordinaire de telles manifestations. Le publicyvenait en rangs serrés, et le succès était comparable à celui du Centre Pompidou.
Parallèlement à ces phénomènes, une presse hebdomadaire et mensuelle de vulgarisation scientifique joue volontiers le rôle d'amplificateur pour toutes ces innovations. C'est dans ce contexte que Jules Verne écrira ses plus célèbres romans.
Dans ces revues de vulgarisation, on ne trouve pas simplement des comptes rendus lapidaires d'innovation techniques concernant les seuls spécialistes. Le récit de ces innovations est toujours re-situé dans un climat d'exotisme, d'aventures et de voyages, et de nombreux auteurs moins célèbres que Jules Verne peuplent ces revues de feuilletons dont les héros sont souvent des ingénieurs et des scientifiques En feuilletant les pages jaunies de ces nombreux magazines, on s'aperçoit rapidement que Jules Verne en était un lecteur assidu, et que les utopies qu'il développe dans ses romans sont presque toutes caractéristiques de l'imaginaire populaire de cette fin du XIXe siècle.
Certains s'étonneront que des innovations comme l'automobile et la bicyclette n'aient pratiquement aucune place dans l'oeuvre de Jules Verne, alors que celles-ci donnent aux nouveaux moyens de transport une place de choix. Ces lacunes sont, à mon sens, normales: lafonction d'un romancier d'anticipation consiste avant toutàsolliciter l'imaginairedulecteur, et pour celaildoit se saisir de ce qui est le plus spectaculairedansle progrès scientifique et technique. Le ballon, l'avion, le canon, le paquebot, le sous-marin etc, sont des vecteurs qui conduisent les lecteurs, par le moyen d'inventions sublimes, vers des paysages imaginaires. L'automobile et la bicyclette se pr2tentmalau dépaysement et à l'exotisme.
Jules Verne et les autres romanciers de fiction et d'anticipation du XIXe siècle ont joué un rôle de première importance. Ils ont en effet construit patiemment des passerelles qui ont permis,à coup sar, de mettre la technique en culture.
On a souvent tort de croire que nos enfants ne s'éduquent qu'à l'école, en apprenant avec peine des connaissances imposées comme des certitudes àleur raison. L'imaginaire n'est pas pris en compte, et c'est là où Jules Verne intervenait.
Laissons passer cent ans. Ce dernier quart du XXe siècle, déjà bien entamé, voit se reproduire le mime phénomène. Des inventions fantastiques se multiplient: électronique, robotique, télématique, voyages dans l'espace, génie génétique, etc.
Comme au temps de Jules Verne, nous voyons que ces nouvelles technclogies sont prises en charge par des revues de vulgarisation, par des films de science-fiction, par de nouveaux musées scientifiques et techniques, ainsi que par des jeux électroniques.
Le succès actueldelascience-fiction nous montre à l'évidence que la fiction aura toujours un rôle important à jouer, et que c'est par elle que pourra se développer l'imaginaire créateur." (ibidem, p 32).
U( ...)Jules Verne a bien compris le bouleversement qu'apportait l'intrusiondela science dans la technique, le prodigieux essor des produits et des procédés de l'industrie qu'elle ne manquerait pas d'entraîner. En un mot, il est le prophète de la technologie car ce qu'il a anticipé avec tant de sûreté, n'allez pas croire qu'il l'a deviné au hasard. Il avait saisi la logique interne des objets techniques, leur génétique comme on dirait aujourd' hui. Il est un peu le Charles Darwin des machines et de l'industrie.
(.. .) Alors, Jules Verne fait-il peur? Lui, semble-t-il ne craignait rien et avait dans le progrès une foi simple et tranquille. Nous autres, ses descendants, avons parfois l'esprit moins au repos. Les successeurs de Jules Verne, les auteurs de science-fiction, traduisent de façon populaire certaines angoisses
La science-fiction est peuplée de monstres et d'envahisseurs. Le bouleversement de la société, consécutifà la révolution technologique, laisse en chacun un vague malaise et si nous parlons de martiens c'est peut-2tre que nous ne maîtrisons pas complètement la machine à laver". (ibidem, p. 587).
Depuis Jules Verne, certaines fictions sont devenues réalités: à un siècle d'intervalle les images sont presque identiques! (figures 1,2 et 3).
