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Le drôle de roman : rire et imaginaire dans les oeuvres de Marcel Aymé, Albert Cohen et Raymond Queneau

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Rire et imaginaire dans les oeuvres

de Marcel Ayme, Albert Cohen et Raymond Queneau

par

Mathieu Belisle

Departement de langue et litterature franfaises Universite McGiH, Montreal

These soumise a l'Universite McGill en vue de l'obtention du grade de Ph. D. en langue et litterature fran9aises

Juillet 2008

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1*1

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1 * 1

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RESUME

Le drole de roman regroupe des oeuvres de Marcel Ayme, Albert Cohen et Raymond Queneau, romanciers qui appartiennent a la meme generation, partagent les memes lecteurs et des modeles communs. Surtout, leurs romans proposent une meme vision non serieuse. Leurs imaginaires puisent dans la riche matiere de la tradition comique, allant de ses manifestations les plus tranches (la farce, le burlesque) aux plus subtiles (l'ironie, la parodie). Dans leurs romans, le rire n'occupe pas une position de secondarite ni ne se reduit a un simple effet de lecture. A vrai dire, ce sont souvent les personnages et les narrateurs eux-memes qui rient, qui manifestent la joie rabelaisienne de l'esprit et du corps et qui multiplient les indices de complicity.

En outre, le drole ne se limite pas aux manifestations habituellement associees au rire. II designe egalement ce qui, pour parler le langage de l'histoire litteraire, se demarque des conventions realistes heritees du XIXe siecle et qui, en l'occurrence, peut egalement susciter le rire : l'irrealisme, le merveilleux et la fantaisie. Ce faisant, Ayme, Cohen et Queneau inventent leur propre reponse face a 1'adequation du roman et du monde caracteristique de l'esthetique realiste. Plutot que de renoncer au pouvoir de la fiction, ainsi que le proposent notamment Gide et Valery, plutot que d'en denoncer le mensonge, ils lui donnent des pouvoirs encore plus etendus.

En prenant appui sur les propositions de l'histoire du roman et sur des etudes touchant aux divers elements de sa composition (la frontiere entre realite et fiction, la conception du personnage et de sa relation avec la communaute, les formes de l'intrigue), cette etude cherchera a mettre en evidence l'oeuvre du rire au sein de trois grands domaines de l'imaginaire : la comedie, la communaute et l'enchantement.

ABSTRACT

The drole de roman gathers works by Marcel Ayme, Albert Cohen and Raymond Queneau, French novelists who belong to the same generation, share common readers and inspiration and, most of all, a specific vision: the nonserious. Their novels draw from the most obvious manifestations of the comical tradition (farce, burlesque) to its most subtle (irony, parody). In their works, laughter does not occupy a secondary position nor does it simply provide some reading impressions. In fact, laughter is often expressed by the characters and narrators themselves, whose sense of mischeviousness demonstrates the Rabelaisian joy of body and soul.

Besides, the drole is not restricted to its usual comical characteristics. In the prospect of literary history, it also refers to what stands apart from the realistic conventions inherited from Balzac and Zola. In other words, the drole is made of antirealism, merveilleux and fantasy. Thus, Ayme, Cohen and Queneau put forward their own response to the mimetic function of the 19th century realistic novel. Instead of renouncing the power of fiction, as Gide and Valery will often suggest, instead of denouncing its falseness, the three novelists give fiction even greater powers.

Based on the conclusions of the history of the novel and on studies concerning various aspects of its construction (the relation between reality and fiction, the conception of character and of its place in the community, the forms of the plot), this thesis wishes to shed light on the role and value of laughter through the study of three major themes: comedy, community and enchantment.

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REMERCIEMENTS

Je remercie d'abord mon directeur de these Fran?ois Ricard, pour son amour des romans et sa courtoisie a l'egard de leurs artisans. Je le remercie de m'avoir fait confiance et de m'avoir enseigne, patiemment, l'art de lire et l'art d'ecrire. Sans son engagement personnel et son appui indefectible, cette these n'aurait pas ete rendue possible.

Je remercie Isabelle Daunais pour sa lecture attentive de mon manuscrit, pour ses conseils eclaires et pour son invitation genereuse a participer aux travaux du TSAR (groupe de Travaux Sur les Arts du Roman).

Je remercie les membres du TSAR, dont les presentations et les interventions relevees ont contribue a nourrir ma reflexion. Ce groupe remarquable m'a transmis le gout de la recherche.

Je remercie mes collegues et amis du comite de redaction de la revue L 'Inconvenient, formidable lieu de discussion et de mise a l'epreuve des idees.

Je remercie le departement de lettres et la direction du College Jean-de-Brebeuf de m'avoir permis de concilier, pendant plus de quatre ans, le travail et les etudes.

Je remercie le Fonds quebecois de recherches sur la societe et la culture (FQRSC), la Chaire James McGill de litterature quebecoise et roman moderne, le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH, via le TSAR), le Departement de langue et litterature fran9aises de l'Universite McGill et le College Jean-de-Brebeuf pour leur indispensable appui financier.

Je remercie enfin Naomi, sans qui ces annees de labeur n'auraient pas de sens. Cette these lui est dediee.

Mathieu Belisle Fevrier 2008

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TABLE DES MATIERES

Resume- abstract Remerciements Table des matieres Liste des abreviations INTRODUCTION

1. Tout commence par le rire 2. Le roman, un art serieux?

3. Le XXe siecle et la remise en cause de l'heritage realiste 4. Le retour a Rabelais

5. L'invention du drole de roman 6. Une etude en trois parties 7. Questions de methode

Premiere partie : LA COMEDIE AU SECOURS DU ROMAN

Introduction 31 Chapitre 1 : Profiter des ressources de la comedie 37

1. Ayme : occuper l'espace laisse vacant par la comedie 39 2. Queneau : emprunter le detour de la comedie pour recouvrer

la liberie du roman 43 3. Cohen : faire entendre la voix du personnage 48

Chapitre 2 : La parodie de l'interiorite 52

1. Des personnages transparents 52 2. L'enfermement de la vie interieure 56 3. Echapper a la vie interieure 59 4. Donner a voir l'interiorite par le jeu du corps 62

5. Des pantins desarticules 64

Chapitre 3 : L'imperatif ludique 67

1. La « decouverte » de la theatralite 67 2. La mise en scene a grand deploiement 71 3. Entre la mise a distance et la complicite 75

Chapitre 4 : Role des personnages comiques 80

1. Quelques roles de soutien 81 2. Des heros comiques 87

2.1. Jules Haudouin 88 2.2. Mangeclous 93 ii iii iv vii 1 3 8 10 18 22 26

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Chapitre 5 : Les visages de l'agon 96

1. La Jument Verte : la rumination de la farce 98 2. Mangeclous : un monde deserte par le conflit 102 3. Gueule de Pierre : le triomphe du comique sur l'epique 107

Chapitre 6 : L'humanite comme parasite 115

1. Une laideur native 115 2. Des hommes sans qualites 119

Deuxieme partie : LA COMMUNAUTE DES RIEURS

Introduction 127 Chapitre 1 : L'eclosion de la communaute des rieurs 133

1. La foule rieuse comme personnage romanesque 133

2. Une figure d'exception 142 3. Tirer profit de l'avalement de l'individu par la communaute 150

3.1. Queneau, Ayme et le desir de communaute 151 3.2 .La Jument verte, parodie du roman experimental 154

3.3. L'epopee comique de Cohen 157

Chapitre 2 : Des communautes hors des murs 160

1. L'apport de la comedie et de la parodie 160

2. L'appel de l'ailleurs 163 3. Ayme et la ruralite fabuleuse 167

4. Le palimpseste cohenien 170 5. Queneau et les choses cachees 173

Chapitre 3 : La violence des rieurs 178

1. Le caractere problematique du rire sacrificiel 179

2. Les rates du rire sacrificiel 184 3. Une rivalite polemique 189

3.1. Cohen et 1'innocence du poete 190 3.2. Ayme, mauvaise conscience de la poesie 194

3.3. Queneau : la subjectivite mise en cause 198

Chapitre 4 : Une communaute a echelle humaine 203

1. Le roman comme espace d'accueil et de liberte 205

2. Le romancier parmi les rieurs 208 3. La conscience prosai'que 213

Troisieme partie : LES DEREGLEMENTS DE L'ENCHANTEMENT

Introduction 219 Chapitre 1 : Quelques considerations theoriques

1. Le roman et le desenchantement du monde 2. Le rire comme agent du dereglement

225

226 233

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2. Des demiurges derisoires 246 3. Quelques naissances 253

3.1. La jument verte : une redemption comique 255

3.2. Mangeclous : le malheur d'etre ne 258 3.3. Gueule de Pierre et la Ville Natale : des personnages embryonnaires 263

Chapitre 3 : Les metamorphoses du merveilleux 271

1. Le merveilleux et le non serieux 272 2. La suspension de l'adhesion 277

3. Le contre-exotisme 283

Chapitre 4 : L'epreuve de I'ironie 290

1. Le drole de roman et le surrealisme 290 2. Le merveilleux aymeen et ses paradoxes 293 3. Cohen et Queneau : la fabulation comme desinvestissement du reel 299

4. L'immaturite des personnages 306

CONCLUSION 315

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Par ordre alphabetique :

Marcel Ayme

BI: La Belle Image CI: Le Confort intellectuel DM : Derriere chez Martin JD : Les Jumeaux du Diable JV : La Jument verte

PM : Le Passe-Muraille TI: Les Tiroirs de I 'inconnu TR : Travelingue VO : La Vouivre Albert Cohen BS : Belle du Seigneur LM : Le Livre de ma mere M : Mangeclous S : Solal V : Les Valeureux Raymond Queneau CH: Le Chiendent DJ : Les Derniers jours DV : Le Dimanche de la vie EL : Les Enfants du limon GP : Gueule de Pierre LR : Loin de Rueil O : Odile

PMA : Pierrot mon ami RH : Un Rude Hiver SG : Saint Glinglin TM : Les Temps meles VI: Le Vol d'Icare Z : Zazie dans le metro

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INTRODUCTION

"The great Comic poet remains without a fellow." George Meredith, Essays on Comedy.

1. Tout commence par le rire

Apposer au roman l'epithete « drole » peut paraitre relever de la tautologie, tant il est vrai que la dimension du risible est intimement liee a son destin. Pour le roman, tout commence en effet par le rire. Songeons seulement au Merlin de Robert de Boron, oeuvre en prose du XHIe siecle qui narre les fortunes d'un etrange devin hilare, au Decameron de Boccace, qui convie a la reunion joyeuse des devisants florentins ayant fui l'epidemie de peste, ou au Roland furieux de l'Arioste, qui parodie les ideaux chevaleresques. Pensons egalement au Momus d'Alberti, un contemporain de l'Arioste et de Rabelais, qui raconte les aventures d'une divinite rebelle profitant de son exil sur terre pour se convaincre de la superiorite de la condition humaine sur la condition divine. Son hilarite temoigne de la joie a laquelle voudront desormais gouter les dieux, presses de faire 1'experience de ce rire que Ton designe comme «le propre de l'homme » : « En entendant les propos de Mercure, ecrit Alberti, Momus ne put retenir, tant son ame etait rejouie, un enorme eclat de rire qui fit se tourner vers lui tous les visages1. »

Cet acces d'hilarite annonce, a quelques annees de distance, l'eclat de rire assourdissant, hors de toute mesure, du Pantagruel et du Gargantua de Rabelais, qui ouvre pour l'imagination un champ de possibilites nouvelles, l'equivalent romanesque, suggere Erich Auerbach, des grandes decouvertes. Le rire rabelaisien du rabaissement et de l'outrance carnavalesques libere le corps, continent oublie, du discredit qui 1'affligeait. II temoigne de l'enthousiasme d'une humanite devenue la compagne des geants. Ce rire liberateur precede de quelques decennies le rire a la fois plus spirituel et plus grave du Don Quichotte de Cervantes. A l'heure du desenchantement renaissant, ce roman met en evidence, plutot que les triomphes comiques des heros de Rabelais contre les Turcs, les Dipsodes, les Geans et autres creatures fabuleuses, le poids des limites humaines. Le chevalier errant est la proie de son imagination, maitresse d'erreur; son enthousiasme

1 Leon Battista Alberti, Momus ou le prince, traduit de l'italien par Claude Laurens, Paris, Les Belles Lettres, 1993 [1520], p. 125.

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debordant, au contraire de celui qui anime Panurge et ses compagnons, ne manque pas de susciter l'hilarite moqueuse de son entourage. En effet, rien ne parait plus ridicule, aux yeux des bagnards, des marchands et des autres voyageurs qui peuplent les routes de Castille, qu'un homme qui, apres s'etre lui-meme sacre chevalier, se lance a la poursuite de chimeres.

Entre le rire enchante de Rabelais et le rire desenchante de Cervantes se dessine une tension essentielle, fondamentale, qui pour plusieurs historiens et critiques confere aux ceuvres de ces deux romanciers une valeur inaugurale. Dans sa celebre etude sur 1'oeuvre de Rabelais, Mikhail Bakhtine note que celle-ci a « grandement preside aux destinees non seulement de la litterature et de la langue litteraire fran<yaises, mais aussi de la litterature mondiale (probablement au meme degre que Cervantes)1. » Le critique Albert Thibaudet pense de meme :

Les deux seuls romans qui alors aient porte la marque du genie, qui se soient incorpores de fa?on durable a la litterature universelle, c'est le roman de Rabelais et celui de Cervantes, des romans anti-romanesques, des parodies du vieux roman et des eclats de rire devant lui. Le vrai roman debute par un Non! devant les romans, comme la vraie philosophie debute par un Non! devant la philosophic. Avec eux, et pour la premiere fois, le roman tient dans la litterature la place supreme, celle d'une Odyssee et d'une Divine Comedie. Don Quichotte surtout, qui n'a pas plus ete depasse dans son genre que les poemes d'Homere et de Dante dans le leur .

Milan Kundera, qui accorde a 1'oeuvre de Cervantes l'insigne merite d'avoir le premier dechire le « voile de la preinterpretation », estime que l'histoire du roman commence avec 1'oeuvre de Rabelais, « moment exceptionnel de la naissance d'un art nouveau » : avec cette oeuvre, «le papillon du roman s'envole en emportant sur son corps les lambeaux de la chrysalide4. » Sans sous-estimer l'importance de Papport de Rabelais, d'autres critiques insistent davantage sur la contribution decisive de 1'oeuvre de Cervantes. Pour George Steiner, Cervantes est le romancier qui a accompli le «travail prealable » a la definition du « domaine du roman » en ce qu'il a lance « le dernier adieu

1 Mikhail Bakhtine, L'Oeuvre de Frangois Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et a la Renaissance, traduit du russe par Andree Borel, Paris, Gallimard, « Tel », 1970, p. 10.

2 Albert Thibaudet, Reflexions sur le roman, Paris, Gallimard, 1938, p. 246-247. 3 Milan Kundera, Le Rideau, Paris, Gallimard, « Folio », 2005, p. 8.

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a 1'epopee1. » Marthe Robert evoque «l'unite donquichottesque de la litterature romanesque moderne2 », tandis que Rene Girard considere Cervantes comme « le pere du roman moderne3 » en ce qu'il est le premier a devoiler la nature du desir mimetique.

Compte tenu de 1'importance que la critique accorde aux oeuvres de Rabelais et de Cervantes et de la place qu'elles occupent dans la reflexion de leurs successeurs (pensons seulement a 1'admiration de Hugo pour le grotesque rabelaisien, a Flaubert se reclamant de Cervantes), on peut s'etonner que leur posterite soit demeuree, a quelques exceptions notables, si peu visible. Non pas que ces oeuvres aient ete ignorees, loin s'en faut, que leur humour, leur legerete de composition et leur fantaisie n'aient pas suscite de continuateurs. On trouve dans les romans picaresques et les anti-romans des XVIIe et XVIIIe siecles, ceux de Scarron, de Sterne, de Diderot ou de Jean-Paul, l'exemple d'oeuvres qui se jouent avec le meme humour et la meme fantaisie des conventions du genre et des limites imposees par la doctrine classique. Meme au XIXe siecle, alors que l'esthetique realiste atteint son apogee, on trouve encore des romans comiques, tels Bouvard et Pecuchet de Flaubert et Tartarin de Tarascon d'Alphonse Daudet, qui perpetuent et reinventent la vision du monde mi-amere mi-joyeuse du comique renaissant. Mais de telles oeuvres, aussi belles et dignes d'admiration qu'elles soient, demeurent relativement isolees en regard de revolution generale du roman. Aussi, la question demeure entiere : comment se fait-il que le roman, et plus particulierement le roman franfais tel qu'il se developpe a partir du XIXe siecle, soit devenu aussi peu comique?

2. Le roman, un art serieux?

Dans 1'introduction de son etude sur Rabelais, Bakhtine avance l'hypothese de la marginalisation progressive du rire dans le roman moderne, qui y aurait perdu sa valeur de conception du monde :

L'attitude du XVIIe siecle et des siecles suivants a l'egard du rire peut etre caracterisee de la fa<?on suivante : le rire ne peut etre une forme universelle de conception du monde; il ne peut que concerner certains phenomenes partiels et

1 George Steiner, Tolstoi ou Dostoievsky traduit de l'anglais par Rose Celli, Paris, Le Seuil, 1963, p. 27. 2 Marthe Robert, L 'Ancien et le nouveau. De Don Quichotte a Kafka, Paris, Payot, « Petite bibliotheque Payot», 1967, p. 6.

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partiellement typiques de la vie sociale, des phenomenes d'ordre negatif; ce qui est essentiel et important ne peut etre comique; l'histoire et les hommes qui Fincarnent (rois, chefs d'armee, heros) ne peuvent etre comiques; le domaine du comique est restreint et specifique (vice des individus et de la societe); on ne peut exprimer dans la langue du rire la verite primordiale sur le monde et l'homme, seul le ton serieux est de rigueur; c'est pourquoi dans la litterature on assigne au rire une place parmi les genres mineurs, depeignant la vie d'individus isoles ou des bas-fonds de la societe; le rire est soit un divertissement leger, soit une sorte de chatiment utile dont la societe use a l'encontre des etres inferieurs et corrompus1.

Pour expliquer cette degenerescence, Bakhtine fait etat d'un changement majeur survenu au cours du XIXe siecle, alors qu'un premier ensemble du roman (le roman de la « premiere ligne » : univoque, pathetique, ideologique) fusionne progressivement avec un second ensemble (le roman de la « deuxieme ligne » : plurivoque, satirique, sceptique). L'une des consequences importantes de cette fusion a ete la disparition progressive des romans non serieux appartenant a la tradition romanesque du risible et le « reinvestissement» de leurs innovations esthetiques a l'interieur d'un nouvel ensemble en emergence, celui du roman dialogique et polyphonique dont 1'oeuvre de Dostoi'evski offre l'exemple. Si la conception non serieuse du roman continue de poindre 9a et la sous la forme d'un « rire reduit: humour, ironie, sarcasme, etc. » ou, avec une certaine vigueur, dans 1'oeuvre d'Anatole France, Bakhtine conclut qu'elle s'ecarte desormais de la grande route du roman moderne.

Alors que Bakhtine deplore la perte d'influence du rire renaissant sur le roman moderne (la rhetorique emportee du critique ne laisse guere planer le doute sur son point de vue), Thomas Pavel, dans La Pensee du roman, dresse un constat en apparence plus neutre. Pour lui, les traditions romanesques du risible ne peuvent pas pretendre au rayonnement que l'histoire retrospective du roman leur accorde puisque « la singularity des oeuvres qui [les] representent est telle qu'elles ont rarement engendre une veritable posterite4. » Par cette affirmation, Pavel cherche a refuter le point de vue de ce qu'il nomme la « critique moderniste », critique qui, pour instruire le recit d ' « u n genre

1 Mikhail Bakhtine, L 'CEuvre de Frangois Rabelais, p. 76.

2 Mikhail Bakhtine, Esthetique et theorie du roman, traduit du russe par Daria Olivier, Paris, Gallimard, « Tel», 1978, p. 88.

3Mikhai'l Bakhtine, L 'CEuvre de Frangois Rabelais, p. 125.

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antagoniste, rebelle1 », choisit ses exemples parmi les oeuvres « ironiques et incertaines », a l'exemple de celle de Sterne, dans laquelle les formalistes russes verront un precurseur. Or Pavel ne reconnait aux oeuvres d'inspiration comique que des vertus de resistance et de conservation qui font, par exemple, des romans de Fielding et de Diderot les doublets parodiques et anti-idealistes des romans de Richardson et de Rousseau. S'il ne souscrit pas entierement a l'hypothese de Bakhtine au sujet de la reconversion des themes comiques dans les romans realistes, Pavel considere neanmoins que Part ironique de Fielding et de Diderot - qu'il considere comme le rival « retrograde » du realisme formel - engendre une posterite indirecte : « ses echos sont clairement audibles chez Walter Scott et chez Dickens» et exercent, conclut Pavel, «une influence tout aussi determinante sur l'essor du roman du XIXe siecle . »

En somme, et de quelque maniere qu'on l'envisage, le roman du XIXe siecle semble gagne par une esthetique et des visees nouvelles qui temoignent d'une mutation importante, affectant non seulement sa forme mais aussi sa nature. Dans Frontiere du roman, Isabelle Daunais juge qu'a partir de 1850 « le roman devient [...] peu a peu un lieu de coincidence avec le reel, non plus un espace ou construire et penser la modernite, mais un espace ou la refleter3. » Pour Daunais, le roman passe alors d'une conception sui

generis (c'est-a-dire une conception qui s'elabore a meme les romans, sans le secours d'une poetique prealablement definie) a une conception en tant que genre. Ce changement de conception ouvre pour le roman des possibilites nouvelles de definition. II fait desormais l'objet d'enonces instaurateurs qui pavent la voie a de vastes chantiers romanesques comme ceux de la Comedie humaine et des Rougon-Macquart. La «Preface» de Germinie Lacerteux (1864) offre un autre exemple probant de ce changement. Dans le but de faire accepter du public lecteur le recit de la decheance de Fheroine, les freres Goncourt ambitionnent, comme Balzac, de faire du roman le relais de l'Histoire. Surtout, ils proposent de realiser par le roman la transposition moderne de la tragedie, de lui accorder une valeur et des fonctions semblables. De meme que la tragedie

1 Ibid., p. 28. 2 Ibid., p. 37.

3 Isabelle Daunais, Frontiere du roman. Le personnage realiste et ses fictions, Paris-Montreal, Presses universitaires de Vincennes - Presses universitaires de Montreal, « Espace litteraire », 2002, p. 177.

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representait jadis les conflits et les aspirations de la cite antique, le roman, jouissant d'un prestige nouveau, pourra desormais refleter celles de la cite nouvelle :

II nous est venu la curiosite de savoir si cette forme conventionnelle d'une litterature oubliee et d'une societe disparae, la Tragedie, etait defmitivement morte; si dans un pays sans caste et sans aristocratie legale, les miseres des petits et des pauvres parleraient a l'interet, a l'emotion, a la pitie, aussi bien que les miseres des grands et des riches; si, en un mot, les larmes qu'on pleure en bas, pourraient faire pleurer comme celles qu'on pleure en haut. [...] Aujourd'hui que le Roman s'elargit et grandit, qu'il commence a etre la grande forme serieuse, passionnee, vivante de 1'etude litteraire et de l'enquete sociale, qu'il devient, par l'analyse et par la recherche psychologique, l'Histoire morale contemporaine; aujourd'hui que le Roman s'est impose les etudes et les devoirs de la science, il peut en revendiquer les liberies et les franchises1.

A l'aube de sa carriere de romancier, Emile Zola ecrit sa propre histoire du roman, qu'il inscrit a l'interieur d'une vision progressiste. Pour Zola, le roman nait au temps des Grecs et des Romains, sans atteindre a la grandeur de l'epopee dont il n'offre jamais que l'imitation degradee. En face de l'epopee, il demeure un art dechu, primitif, « un poeme vulgaire, un conte merveilleux qui charmait leur vive imagination, un entassement de fables d'autant plus attrayantes qu'elles etaient plus compliquees [...] . » Le roman de chevalerie, « dont le cadre ressemble singulierement a celui des contes grecs », n'apporte pas de progres veritable : il s'agit d'un art du recit ou Ton trouve les « memes amours pueriles promenees au milieu de mille obstacles, la meme pauvrete d'invention3. » Selon Zola, il faut attendre les romans du XVIIe siecle, ceux de Madame de La Fayette notamment, pour que le roman delaisse les facilites de l'imagination pour la rigueur de l'observation. Cette avancee culmine dans la civilisation du XIXe siecle, qui donne naissance a un roman plus « serieux », plus conforme a la rigueur scientifique. Avec 1'oeuvre de Balzac, estime Zola, le roman se defait des ridicules du conte pour renouer, sans jamais s'y confondre, avec le genie et la grandeur de l'epopee antique :

J'entends parfois certaines personnes reclamer le poeme epique fran^ais qui n'existe pas, disent-elles. Certes, il n'existera jamais pour elles si elles attendent une nouvelle Made, si elles veulent que l'humanite retourne en arriere, dans les matinees et dans les reveries lumineuses de son adolescence. Nous ne pouvons, 1 Edmond et Jules de Goncourt, « Preface » a Germinie Lacerteux, Paris, Gamier Flammarion, 1993 [1864], p. 13-14.

2 Emile Zola, « Deux definitions du roman », dans (Euvres completes, tome 2, Le feuilletoniste : 1866-1867, Paris, Nouveau monde editions, 2002, p. 504.

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nous les esprits savants et inquiets, causer face a face avec les dieux et croire aux beaux mensonges de 1'imagination. Mais, pour les penseurs qui ont interroge l'histoire et qui savent comment se comportent les forces creatrices de Intelligence, l'epopee moderne est creee en France. Elle a pour titre La Comedie humaine, et pour auteur Honore de Balzac.

L'epopee, lorsque le genie de la Grece a decline, est devenue le conte; le conte, sous les tendances scientifiques et methodiques des Temps modernes, s'est transforme de nouveau et s'est change en roman d'observation et d'analyse. La filiation est evidente; on peut suivre, en s'appuyant sur l'histoire, le large mouvement qui a conduit l'esprit humain a l'etude de l'homme vivant et de la nature reelle1.

Ce sont des velleites comme celles des Goncourt et de Zola qui permettent a l'historien et critique Erich Auerbach d'affirmer, dans Mimesis, que le roman du XIXe siecle s'est constitue, et particulierement en France, en un ensemble d'« oeuvres realistes de style et de caractere serieux2.» Pour lui, le roman realiste a profite du decloisonnement des genres et des formes auquel a preside le romantisme pour renouer avec le « style eleve » de la tragedie et de l'epopee. Son prestige nouvellement acquis, le roman l'a certes obtenu en rompant avec un certain sentimentalisme, celui des romans de Richardson et de Rousseau par exemple, mais plus encore, en eloignant de lui tout ce qui pouvait rappeler son attachement a l'univers comique. Le roman ne pouvait pas devenir une grande forme serieuse tant qu'il demeurait lie a la part comique, non serieuse de son histoire. Cela ne signifie pas que le rire, dans ses formes plus subtiles, ait deserte le roman du XIXe siecle, pretention a laquelle on pourrait opposer plusieurs contre-exemples; mais qu'il n'y joue plus le role moteur de l'invention romanesque. Ce n'est sans doute pas un hasard si Auerbach en vient lui-meme a ecarter de son objet d'etude les oeuvres qui participent de l'imaginaire comique . Pour lui, cet imaginaire semble s'eloigner de la tendance historique a representer de plus en plus fidelement la realite. Au terme du XIXe siecle, le triomphe du realisme contribue, en depit de certains ecarts, a

1 Ibid., p. 510-511.

2 Erich Auerbach, Mimesis. La representation de la realite dans la litterature occidentale, Paris, Gallimard, « Tel », 1968 [1946], p. 551.

3 II faut faire exception de l'oeuvre de Rabelais. Mais la lecture que Auerbach propose, pour brillante et penetrante qu'elle soit, ne deroge pas de son cadre. Les romans de Rabelais apparaissent non pas comme des chefs-d'oeuvre d'irrealisme bouffon, ainsi que le propose Leo Spitzer dans ses Etudes de style, mais comme des recits mimetiques. Ainsi, l'entree de l'armee dans la bouche de Pantagruel sert essentiellement a faire voir le corps humain comme un Nouveau monde a explorer. Voir Erich Auerbach, « Le monde que renferme la bouche de Pantagruel », dans Mimesis, p. 267-286.

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« l'adequation du monde et du roman », ecrit Isabelle Daunais, adequation qui continue « d'assurer la fortune du genre romanesque au sein de la litterature, d'en faire le lieu de la representation sans cesse reconduite de notre condition d'homme moderne1. »

3. Le XXe siecle et la remise en cause de l'heritage realiste

C'est en partie cette definition assuree du roman, tendant a le transformer en academisme, qui entrame le genre dans une periode de remise en question au debut du XXe siecle. La definition d'une esthetique nouvelle, en rupture avec l'heritage realiste, est au coeur de la crise du roman, dont Michel Raimond a montre l'etendue dans sa celebre etude2. Les ecrivains qui cherchent pour le roman une forme ou un propos neufs hesitent a se considerer en tant que romanciers, comme si cette qualite devait les confiner dans une voie esthetique toute tracee : avant Les Faux-Monnayeurs (1925), Gide refuse 1'etiquette de roman et prefere se tenir a la lisiere du genre en proposant, non sans ironie, des cahiers (La Symphonie pastorale), des recits (L 'Immoraliste, Isabelle), une « sotie » (Les Caves du Vatican) ou, plus simplement, un «livre » (Paludes); Valery Larbaud prefere faire « oeuvre d'imagination », estimant que le monologue interieur pourrait renouveler le roman, voire s'y substituer3; Paul Valery publie La Soiree avec Monsieur

Teste (1896), oeuvre limite pourfendant la gratuite du genre; Breton s'attaque au prosai'sme avec Nadja (1928), recit poetique qui tente de remedier a un constat de fatigue de l'imaginaire romanesque.

De telles oeuvres remettent en cause l'adequation du roman (realiste) et du monde et le font entrer dans l'ere du soupfon. Elles participent de ce que Henri Godard norame le « courant critique », courant dont l'effort consiste a « demontrer que le roman peut se passer de la fiction, et meme qu'il est, sans elle, plus pres d'une part essentielle de sa verite4. » Dans le roman realiste, estiment les romanciers qui prennent part a ce courant

1 Isabelle Daunais, Frontiere du roman, p. 177.

2 Michel Raimond. La Crise du roman. Des lendemains du naturalisme aux annees 1920, Paris, Jose Corti, 1966.

3 A propos des Lauriers sont coupes d'Edouard Dujardin, Larbaud ecrit en effet: « Mais surtout je fus

stupefait de penser qu'un tel livre d'une valeur litteraire si evidente, et qui contenait toute la technique d'une forme nouvelle, seduisante, riche en possibilites de toute sorte, capable de renouveler le genre "roman" ou de s'y substituer completement [...]. » (Valery Larbaud, « Edouard Dujardin », Ce vice impuni, la lecture. Domaine frangais, Paris, Gallimard, 1941 [1924], p. 25)

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critique, la fiction, plutot que de contribuer a creuser un ecart avec la realite empirique, a servi essentiellement a la reconduction de cette realite. En se dormant pour l'illusion de la vraisemblance, la fiction n'est plus devenue qu'un substitut de la realite. Pour plusieurs, c'est cette substitution mensongere qu'il convient de combattre en prenant le parti de la forme, en montrant par exemple le roman en train de se faire (pensons a Paludes et a son heros Tityre, que Gide represente en train d'ecrire un roman), en dormant a voir les « ficelles » qui lient le narrateur, les personnages et 1'intrigue.

Paradoxalement, la crise du roman ne nuit en rien a l'ascendant que le genre exerce dans le champ litteraire au debut du siecle : il apparait aux yeux de plusieurs critiques

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comme le « genre supreme de la periode », exer?ant une veritable « hegemonie . » Les remises en question semblent contribuer a faire entrer le roman dans une periode d'effervescence qui, pour Olivier Rony, se manifeste par «la multiplicity des recits, la liberte des formes, le choix des angles d'attaque du reel, l'eclatement croissant des techniques traditionnelles . » Cet eclatement se traduit par la poursuite de visees nombreuses et contradictoires : le roman doit recreer l'unite poetique du monde (Giono), representer les grands conflits humains (Mauriac), repondre aux interrogations les plus profondes de l'homme (Bernanos) ou guider son action (Sartre). Mais l'eclatement frappe aussi le genre lui-meme, qui se distribue suivant un nombre grandissant de categories: psychologique, realiste, naturaliste, fantastique, d'idees, historique, d'aventures, familial, bourgeois, catholique, proletarien, paysan, de moeurs, etc.4

Au debut des annees 1930, la crise semble connaitre un denouement provisoire, certains romanciers prenant le parti de revenir a une forme plus conventionnelle, conforme au canon realiste. Michel Raimond parle d'assagissement:

Les auteurs entreprennent des oeuvres plus longues, voire de veritables cycles, qui assimilent les apports techniques et psychologiques de la decade precedente, et

1 Pierre Brodin, Les Ecrivains de I'entre-deux-guerres, New York, Brentano, 1945, p. 23.

2 Claude-Edmonde Magny, « L'epoque auree du roman », Litterature et critique, Paris, Payot, 1971, p. 385. 3 Olivier Rony, Les Annees roman 1919-1939. Anthologie de la critique romanesque dans I'entre-deux-guerres, Paris, Flammarion, 1997, p. 15.

4 Dans une etude publiee en 1929, le critique Andre Billy s'interesse aussi au roman « russe » (c'est-a-dire le roman « de pure sensibilite »), au roman « patriotique » et, non le moindre, au « roman sportif a tendance sociale » (Andre Billy, La Litterature frangaise contemporaine. Poesie, roman, idees, Paris, Armand Colin, 1929, p. 71-72).

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qui, dans le cas de Lacretelle, et surtout de Jules Romains, denotent une belle confiance dans le roman : celle-la meme qui avait anime les Balzac et les Zola1. Au cours de ces annees, les grandes fresques romanesques prennent leur essor (pensons aux Destinies sentimentales, la trilogie de Chardonne) ou atteignent leur apogee (c'est le cas du cycle familial des Thibault de Martin du Gard), tandis que l'histoire se charge de diriger les nouveaux ecrivains potentiellement romanciers, constate Henri Godard, « vers des preoccupations d'un tout autre ordre, plus urgentes que la critique du genre, qui justif[ient] qu'on s'accommode, en tout cas partiellement, du modele existant2. » Ce sont

les romans de la conscience ou les romans dits « existentiels », notamment ceux de Malraux, de Bernanos, de Sartre et de Camus. Aussi, tandis que des oeuvres comme Le Brave soldat Chveik de Hasek, La Metamorphose de Kafka et Ferdydurke de Gombrowicz, dignes representants de ce que Kundera nomme l'« aventure centre-europeenne », renouent avec l'heritage comique, le roman fran^ais ne semble guere enclin au rire4.

4. Le retour a Rabelais

Au cours de ces memes annees 1930 - decennie qui coincide d'ailleurs avec le quatre centieme anniversaire de la parution de Pantagruel et Gargantua - , de jeunes romanciers manifestent un interet marque a l'egard de 1'oeuvre de Rabelais. C'est Louis-Ferdinand Celine qui, le premier, renoue avec cette oeuvre, se reclamant de sa lignee pour justifier la nouveaute radicale de son style :

Ou est la posterite de Rabelais, la vraie litterature ? disparue. La raison en est claire. II faudrait comprendre une fois pour toutes (assez de pudibonderie !) que le franfais est une langue vulgaire, depuis toujours, depuis sa naissance au traite de Verdun. Seulement 9a, on ne veut pas 1'accepter et on continue de mepriser Rabelais. « Ah ! c'est rabelaisien ! » dit-on parfois. Qa veut dire : attention, c'est

1 Michel Raimond, La Crise du roman, p. 18. 2 Henri Godard, Le Roman modes d'emploi, p. 64. 3 Milan Kundera, Les Testaments trahis, p. 41.

4 Ou alors les romans qui participent de l'imaginaire comique presentent un interet esthetique negligeable. Destines a un lectorat populaire, ils sont rediges dans un style convenu, presentent des personnages typiques et proposent des intrigues entendues. Aeropolis, roman comique de la vie aerienne (1909) de Henri Kistemaeckers, L'Impuissance d'un puissant general (1925) de Charles Pettit, Monique, poupee frangaise (1926) de Theodore Trilby, Ribouldingue (1926) de Vincent Brion et Zulfa (1933) de Maurice

Bedel, remportent tous en leur temps un vif succes populaire. Voir Yves-Olivier Martin, Histoire du roman populaire en France de 1840 a 1980, Paris, Albin Michel, 1980, p. 107 et passim.

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pas delicat, ce truc-la, 9a manque de correction. Et le nom d'un de nos plus grands ecrivains a ainsi servi a fafonner un adjectif diffamatoire1.

A l'instar de l'auteur du Voyage au bout de la nuit, Marcel Ayme, Albert Cohen, Raymond Queneau se reclament ouvertement, et de la maniere la plus forte, de 1'heritage oublie de Rabelais. Mais a la difference de Celine, qui cherche a legitimer son recours a une langue et a des sujets populaires (a cette fin, il invoque aussi l'exemple de Zola), Ayme, Cohen et Queneau renouent avant tout avec la part comique de Rabelais : leur univers romanesque, leurs personnages, leurs intrigues, leurs sujets, leur vision evoquent tous la puissance de son rire.

A l'evidence, Albert Cohen ecrit des romans « rabelaisiens », des oeuvres ou Ton rencontre le meme plaisir de la nomination et de I'enumeration, le meme deliement de la langue, une meme absorption et digestion du monde, la meme liberation des contraintes de la bienseance et des contraintes formelles, une meme predominance de 1'expression corporelle. Considere par la critique de son temps comme le Virgile des Juifs ou comme un Rabelais juif2, Cohen s'impose comme un romancier, ecrit son ami Marcel Pagnol, « d'une drolerie extraordinaire . » Au sujet de l'humour de SolaI (1930), le premier roman de Cohen, Pagnol ecrit d'ailleurs qu'« il faudrait citer le quart du livre pour donner une idee valable du rire immodere qui deferle et s'etale4. » Pour sa part, Joseph Kessel compare l'ecriture de Mangeclous (1938), le deuxieme roman de Cohen, a celle de l'auteur des Cinq Livres : « C'est comme dans Rabelais : on accepte tout. On accepte tout parce qu'il y a un amour du personnage, parce qu'il y a une maniere demesuree de le traiter qui fait que simplement on est ebloui5. » Et Felicien Marceau d'ajouter, en filant la comparaison :

Mangeclous, livre plein d'une verve triomphale, livre d'une liberie extraordinaire (nous sommes a l'epoque des livres contraints), livre riche (nous sommes a

1 Louis-Ferdinand Celine, « Rabelais, il a rate son coup », dans Le Style contre les idees, Rabelais, Zola, Sartre et les autres, Paris, Editions Complexe, « Le regard litteraire », 1987 [1957], p. 172.

2 Au sujet du compte-rendu de la critique de Solal et Mangeclous, voir Jean Blot, Albert Cohen. Biographie, Paris, Balland, 1995.

3 Marcel Pagnol, « En marge du probleme juif », Les Nouvelles litteraires, artistiques et scientifiques, no 844, 17 decembre 1938, p. 1

4 Marcel Pagnol, « Avez-vous lu Solal? », Les Nouvelles litteraires, 3 janvier 1931, dans Olivier Rony, Les annees roman 1919-1939, p. 428.

5 Joseph Kessel, « Belle du Seigneur, un livre complet... », Radio Suisse Romande, Lausanne, 15 decembre 1972, repris dans Le Magazine litteraire, 147, avril 1979, p. 14.

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l'epoque des livres pauvres), livre gras (nous sommes a l'epoque des livres maigres), grand livre enfin1.

L'appetit de Mangeclous, auquel rien ne resiste, pas meme les clous, rappelle celui de Gargantua. C'est un homme «tres ogre avec diverses fourchettes petites et grandes et divers couteaux dans ses mains» (M, p. 375), qui se vante pour rire de « gouts cannibales » et qui attribue a sa faim un caractere surnaturel:

Et secundo, tu m'ameneras dans ma chambre un poulet cuit avec son frere, ce qui en fera deux en quelque sorte, et des pommes de terre en nombre sufflsant et frites a grand feu dans l'huile, et du pain, et de la salade, et des macaronis aux tomates pour quatre, bien que je sois un, comme l'Eternel. Mais tel est mon mystere. (M, p. 265)

Interroge vers la fin de sa vie sur la nature de son personnage, Cohen rend a Rabelais un hommage comique. Apres avoir chante les louanges de Panurge et des geants, Cohen finit par admettre que Mangeclous leur est... superieur: « Mangeclous a une richesse et une splendeur et une finesse et une tendresse et une perspicacite que n'ont jamais les heros rabelaisiens. » Et le romancier d'ajouter : « Gargantua est si terne a cote de Mangeclous. [...] II profite seulement d'avoir ete ecrit il y a quelques siecles. Au regard de 1'interpretation morale des personnages, Mangeclous est un 'gentilhomme', et Gargantua un 'horrible bonhomme'2. »

Un peu comme Rabelais - a qui il voue une grande admiration - , Marcel Ayme passe a son epoque pour un « ecrivain drole, mais inconvenant, un barbare gothique, heurtant le gout et la raison au meme titre que l'architecture et la statuaire des temps obscurs de la prehistoire de l'honnete homme3. » Avec la parution de La Jument verte, en 1933, roman qui, pour Michel Lecureur, fait entendre « dans la France de la Troisieme Republique un immense eclat de rire rabelaisien4 », Ayme confirme son talent de romancier. Dans une

1 Felicien Marceau, « Mangeclous, une epopee comique », Radio Suisse Romande, Lausanne, 15 decembre 1972, repris dans Le Magazine litteraire, p. 17.

2 Pascal Bruckner et Maurice Partouche, « Les amours fous d'Albert Cohen, Le Monde dimanche, 6 janvier 1980, p. XVII.

3 Marcel Ayme, « Preface aux Cinq Livres », Paris, Magnard, 1965, dans Confidences et propos litteraires, edition preparee et presentee par Michel Lecureur, Paris, Les Belles Lettres, 1996, p. 165.

4 Michel Lecureur, La Comedie humaine de Marcel Ayme, Lyon, La Manufacture, 1985, p. 12. Tous les critiques ont vu dans La Jument Verte un recit ecrit a la maniere de Rabelais, le Gaulois typique. Jean Cathelin y retrouve l'« epopee de la gauloiserie campagnarde » (Jean Cathelin, Le Paysan de Paris, Paris, Debresse, 1958, p. 17); « exaggeration assumes Rabelaisian proportions », ecrit Charles W. Scheel {Magical Versus Marvellous Realism as narrative modes in French fiction, Texas, These University of Texas at Austin, 1991, p.76); « avec une verve gauloise, dans la pure tradition rabelaisienne, Ayme ne

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reponse a sa soeur Camille qui lui reproche d'avoir abuse dans son roman des grossieretes, Ayme fait l'eloge de la legerete de Rabelais et de Boccace :

Au contraire (pour me reporter en toute modestie aux termes de ta comparaison), les obscenites de Rabelais et de Boccace sont toujours gratuites, sans exception, et si elles n'etaient pas avalisees par l'Universite, il n'y a pas une personne convenable qui oserait en rire. Chez Rabelais, elles viennent pour ainsi dire superfetatoirement, on les considere comme un debordement de gaite que l'essentiel rend supportable, mais pour Boccace, elles sont a la fois le but et le pretexte1.

La preface aux Cinq Livres qu'Ayme fait paraftre en 1965 montre qu'il n'a pas varie dans son opinion. Pour lui, ce qui confere a l'art de Rabelais toute sa puissance, c'est l'absolue gratuite de son imagination, qui entraine le lecteur dans les lieux les plus inattendus. Aussi, le romancier deplore 1'indifference de ses contemporains a l'egard d'une oeuvre qui n'a jamais occupe dans la litterature franfaise la place qu'elle meritait:

II me semble que Rabelais n'a pas eu le sort auquel pouvait pretendre un ecrivain de sa taille et que l'influence de son genie aura ete beaucoup plus reduite qu'on ne se plait a le croire. Cette Renaissance dont nous sommes fiers, a laquelle il a participe avec tant d'eclat, devait rapidement l'ensevelir ou a tout le moins le faire reculer dans je ne sais quelle brume moyenageuse. Dans la deuxieme moitie de ce XVIe siecle qui n'a meme pas retenu la date de sa mort ni celle de sa naissance, il n'y en eut que pour les Latins et les Grecs, et ce ne fut pas Pantagrael qui forma une nouvelle generation d'ecrivains, mais L 'Made, mais L 'Eneide2.

Chaque generation d'ecrivains, croit Ayme, a trouve des raisons de ne pas estimer les romans de Rabelais a leur juste valeur. Ceux-ci ont ete dedaignes par les classiques, parce que leur « richesse verbale » et leur « fantaisie ne passaient plus dans l'etranglement d'un langage precisement calibre », ils ont ete ignores par les romantiques, qui auraient du y

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voir l'occasion d'une « veritable revolution » et surtout, ils ont ete denatures par les

cache rien des pratiques amoureuses », rencherit Yves-Alain Favre (« Preface », Marcel Ayme, CEwres romanesques completes, I, Paris, Gallimard, « Bibliotheque de la Pleiade », 1989, p. XII). Pour un compte rendu de la reception « rabelaisienne » de La Jument verte, nous nous permettons de renvoyer a notre article : Mathieu Belisle, « Le drole de roman de Marcel Ayme », Cahier Marcel Ayme, Paris, Editions de la Societe des Amis de Marcel Ayme, no 21, automne 2003, p. 121-122.

1 Marcel Ayme, « Lettre a sa soeur Camille Ayme » (21 juillet 1933), dans Lettres d'une vie, reunies et presentees par Christiane et Michel Lecureur, Paris, Les Belles Lettres, 2001, p. 95.

2 Marcel Ayme, « Preface » aux Cinq Livres, dans Confidences et propos litteraires, p. 168.

3 Ayme denonce la faible ambition du mouvement romantique : « La revolution romantique n'etait pas une vraie revolution. II ne s'agissait pas de rompre avec le classicisme, mais de prendre des libertes avec lui, de l'attenuer en s'appliquant a creer une confusion entre l'idee et la sensation, en introduisant dans le vocabulaire le flou et 1'imprecision. Le vrai chambardement eut ete de mettre au rancart la langue academique, de repartir d'une langue populaire, abondante, coloree, charnue, livrant le monde sous des

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romanciers realistes qui n'ont jamais eprouve le besoin « d'un vocabulaire foisonnant », « sans compter qu'ils se prenaient terriblement au serieux et que le grand rire de Pantagruel ne pouvait leur inspirer que de la mefiance1. » Au XXe siecle, constate Ayme, Rabelais n'a ete rehabilite qu'a la faveur d'un malentendu, voulant que son oeuvre soit la premiere en date des charges anticlericales . Aussi, parvenu au terme de sa carriere, le romancier deplore encore l'absence du rire de Rabelais, 1'incomprehension dont il fait toujours l'objet dans l'univers des lettres franfaises :

Pour 1'instant, la tendance de la jeune litterature parait etre a une expression neutre, impersonnelle, dont le modele accompli serait l'inventaire de grand magasin ou le constat de commissaire de police. Parmi nos ecrivains des siecles passes, il n'en est aucun qui soit a la fois plus eloigne et plus proche de nous que Rabelais : plus proche par le besoin que nous avons de sa presence, de tout ce qui dans son oeuvre nous parle d'une certaine generosite de la vie, sur le ton d'un optimisme foncier, visceral; eloigne par son art chaleureux, populaire, sans appret, n'eveillant que de rares echos dans un monde contracte hesitant entre des perspectives de servitude et de suicide, un monde ou sa joie est devenue aussi genante, aussi incongrue qu'un eclat de rire dans la chambre d'un agonisant3. Alors que le rapprochement entre les romans de Cohen et d'Ayme et l'ceuvre de Rabelais n'est guere contestable, celui qui lie Queneau a Rabelais semble plus problematique. Plusieurs critiques eprouvent un malaise certain a l'egard de la part rabelaisienne de l'ceuvre de Queneau. Hormis quelques exceptions notables - comme Henri Godard et Andree Bergens - , rares sont ceux qui parviennent a concilier les qualites formelles et philosophiques de cette oeuvre avec leur intention averee de faire rire. Depuis la parution des articles de Maurice Blanchot dans le Journal des debats politiques et litteraires, la tradition philosophique s'est en effet emparee de l'oeuvre quenienne pour y rechercher les allusions a I'existentialisme, a la theorie de la relativite, aux theories mathematiques, a Heraclite, a Descartes, etc. Si de telles recherches sont

angles varies et dans des lumieres changeantes, telle par exemple la langue de Rabelais. Mais, precisement, on tenait a ne rien chambarder, sinon quelques disciplines purement formelles. » (Ibid., p. 166)

'Ibid., p. 167-168.

2 Au XXe siecle, un debat portant sur la croyance ou l'incroyance de Rabelais dechire les milieux savants. Ainsi, tandis qu'Abel Lefranc (L'ceuvre de Rabelais d'apres les recherches les plus recentes, Groningen, Wolters, 1932) en fait l'annonciateur de la la'fcite tous azimuts, l'historien Lucien Febvre propose l'image d'un Rabelais plus paradoxal, adepte d'une nouvelle forme de christianisme (Le Probleme de l'incroyance auXVf siecle. La religion de Rabelais, Paris, Albin Michel, « L'evolution de l'humanite », 1942).

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legitimes, il semble parfois que dans leur volonte de mettre en evidence la substance des oeuvres, elles negligent de tenir compte du rire qui lui est intimement lie.

Le malaise au sujet du caractere rabelaisien de 1'oeuvre de Queneau est particulierement evident dans les etudes de Pierre Macherey. Dans un article ou il cherche a faire la preuve du classicisme de Queneau, le critique s'appuie sur quelques articles ecrits par le romancier pour la revue Volontes pendant les annees 1930. Mais les preuves apparemment decisives que Macherey emploie pour defendre la these d'un Queneau classique et «joycien » sont tirees de passages ou le jeune romancier fait en realite l'eloge... de Rabelais.

Rappelons les faits. Dans « Droles de gouts », un article publie en 1938, c'est-a-dire une annee seulement apres qu'il a ecrit la premiere version de Technique du roman1, Queneau propose la conception d'un roman qui serait le fruit d'une patiente elaboration. Afin d'illustrer son propos, le romancier fait l'eloge de la maitrise formelle de Rabelais qui, « en depit de l'apparence chaotique de son oeuvre, sait ou il va et dirige ses geants vers le Trine final sans se laisser ecraser par eux ». Queneau ajoute :

Les Cinq Livres, d'apres leur auteur, sont comparables a u n o s a moelle, et, a mon sens, toute oeuvre digne de ce nom, toute ceuvre qui n'est pas « gauche »; car toute oeuvre demande a etre brisee pour etre sentie et comprise, toute oeuvre presente une resistance au lecteur, toute oeuvre est une chose difficile; non que la difficulte soit un signe de superiority, ni une necessite : mais il doit y avoir un effort du moins vers le plus. Pour suivre l'oiseau dans son vol, il faut lever les yeux : ce qui peut etre fatiguant lorsqu'on a l'habitude de les garder baisses. Mais une oeuvre ne doit pas etre difficile par simple provocation : pour suivre l'oiseau dans son vol, il faut l'avoir vu s'envoler. L'oeuvre doit etre susceptible d'une comprehension immediate, telle que le poete ne soit pas separe de son public possible (tout homme parlant la meme langue), abstrait du monde culturel ou il vit. Et cette comprehension immediate peut etre suivie d'apprehensions de plus en plus approfondies. Rabelais fait la joie et l'instruction de quiconque; ensuite, les plus forts parviennent a la moelle. Ainsi Ulysses se lit comme un roman; ensuite, on va au-dela. Un chef-d'oeuvre est aussi comparable a un bulbe dont les uns se contentent d'enlever la pelure superficielle tandis que d'autres, moins nombreux, l'epluchent pellicule par pellicule : bref un chef-d'oeuvre est comparable a un oignon2.

1 Raymond Queneau, Technique du roman, dans CEuvres completes, II, Edition preparee par Henri Godard, Paris, Gallimard, « Bibliotheque de la Pleiade », 2002, p. 1244.

2 Raymond Queneau, « De droles de gouts », Volontes, no 11, novembrel938; reproduit dans Le Voyage en Grece, Paris, Gallimard, 1973, p. 140-141.

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Suite a cette conclusion, fine parodie de la definition du roman proposee par Rabelais lui-meme (ou le fameux os a moelle est remplace par l'oignon), Queneau poursuit sa reflexion en mettant en relief la grande exigence formelle de l'auteur des Cinq Livres. Or, sans doute en raison de la courte allusion au roman de Joyce - la seule de 1'article - , Pierre Macherey s'autorise a recourir a certains extraits de cette longue citation pour appuyer sa these en prenant soin d'eliminer les passages qui referent explicitement a Rabelais.

Pour ce faire, Macherey multiplie les omissions. Non content de se tromper de reference1, le critique elimine de la citation que nous avons presentee plus haut toute mention de Rabelais en rayant ce qui precede le premier point-virgule, au mepris de l'intention et du propos de l'auteur. Le texte de Macherey se lit ainsi:

Voici par exemple ce qu'ecrit Queneau dans le no 11 [sic] de Volontes : « Toute oeuvre demande a etre brisee pour etre sentie et comprise, toute oeuvre presente une resistance au lecteur, toute oeuvre est une chose difficile ; non que la difficulte soit un signe de superiority, ni une necessite, mais il doit y avoir effort du moins vers le plus »2.

Dans la suite de son etude, Macherey continue, sans tenir compte du propos de Queneau, de tenir Rabelais a bonne distance3. II utilise le passage que nous avons cite - et qui, comme le lecteur peut en juger, porte presque entierement sur Rabelais - pour prouver l'attachement de Queneau a 1'oeuvre... de Joyce. Le critique fait preceder sa conclusion de la citation de Queneau :

« L'oeuvre doit etre susceptible d'une comprehension immediate telle que le poete ne soit pas separe de son public possible (tout homme parlant la meme langue), abstrait du monde culturel ou il vit. Et cette comprehension immediate peut etre suivie d'apprehensions de plus en plus approfondies. » Tel est le « classicisme » de Queneau, dont il trouve principalement le modele dans l'oeuvre de Joyce4.

1 Macherey confond deux numeros de Volontes, les numeros 9 et 11 : le numero 11 de Volontes, d'ou la citation que nous avons presentee est tiree, porte sur Rabelais (et plus accessoirement, sur un essai de Julien Green); le nom de Joyce n'y est meme pas mentionne. Le numero 9 de Volontes, ou Macherey pretend erronement avoir trouve le passage, porte sur Joyce. (Voir Raymond Queneau, « James Joyce, auteur classique », Volontes, no 9, ler septembre 1938; reproduit dans Le Voyage en Grece, Paris, Gallimard, 1973, p. 130-135.)

2 Pierre Macherey, « Raymond la sagesse (Queneau et les philosophes) », dans Emmanuel Clancier, Queneau aujourd'hui, Actes du colloque de l'Universite de Limoges (mars 1984), Paris, 1985, p. 15. 3 Parmi les sources d'inspiration du romancier, le critique ignore l'apport de Rabelais. II souligne la riche contribution des sciences humaines qui lui auraient permis de formuler son art du roman, affirmant que « pour parvenir a cette elaboration, Queneau s'est servi des mathematiques, de la rhetorique, de toutes sortes d'elements empruntes a l'histoire de la culture, comme l'histoire des religions (Ibid.). »

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Comment expliquer la mise a l'ecart de 1'oeuvre de Rabelais, dont Queneau ne cesse pourtant de souligner l'importance? Si Macherey n'eprouve aucun mal a reconnaitre dans 1'oeuvre quenienne l'apport de Joyce et des sciences humaines, il semble que la figure de Rabelais soit plus encombrante. Ce mepris, Queneau le reproche d'ailleurs aux surrealistes, dans un autre article publie en 1938, ou il denonce la contradiction de ces « humouristes » qui refusent de s'interesser a l'art de Rabelais1.

S'il est pourtant une oeuvre romanesque qui montre que le rire n'est pas incompatible avec les sujets importants, avec la precision formelle et l'invention, c'est bien celle de Queneau. Construits de telle maniere qu'on puisse les lire « pelure par pelure » comme on epluche un oignon, ses romans manifestent le meme gout pour la parodie, le langage parle et les themes populaires que ceux de Rabelais. On trouve chez Queneau - tout comme chez Cohen et Ayme d'ailleurs - de nombreuses scenes de rejouissances. Pensons a l'etrange fete de la Saint Glinglin, qui rappelle les carnavals medievaux, songeons aux foires et aux pares d'attractions ou les personnages se livrent aux exces ; pensons aux celebrations de mariage, ou des personnages modestes goutent a l'ivresse du rire partage, a la fameuse conclusion du Chiendent qui montre des Gaulois en train de savourer « un vigoureux festin, compose de sanglier roti et de chataignes bouillies, le tout arrose d'hydromel» (CH, p. 341). Songeons egalement a l'appetit demesure de la mere de Kougard-le-Grand, veritable « ogresse » qui devait « manger des enfants » (GP, p. 299), a l'inquietante faim de Purpulan qui, pour terroriser ses hotes, « se fit encore plus glouton, epongeant les sauces, croquant les os, avalant les cosses, engloutissant les tostes. » (EL, p. 13)

On trouve chez Queneau le plaisir rabelaisien de la nomination, comme dans ce passage de Gueule de Pierre, son second roman, ou l'epouse de Kougard-le-Grand donne la recette de la « brouchtoucaille, plat regional » :

prenez choux, artichauts, epinards, aubergines, laitues, champignons, potirons, cornichons, betteraves, raves, choux-raves, tomates, patates, dattes, celeris, radis, salsifis, feves, oignons, lentilles, epis de ma'is et noix de coco ; epluchez, pelez, nettoyez, lavez, coupez, hachez, concassez, triturez, tamisez, etuvez, egouttez, passez, balayez, ramassez, delayez, sublimez, concretisez, arrangez, disposez et 1 Queneau ecrit: « Remarquons a ce propos l'obstination avec laquelle nos humouristes repoussent Rabelais hors de leur camp; c'est un scatologue, disent ces constipes. La encore, ils parlent comme de vulgaires pions. » (Raymond Queneau, « L'humour et ses victimes », Volontes, no 2, 20 janvier 1938, dans Le Voyage en Grece, p. 85)

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cuisez partie a l'eau, partie a l'huile d'olive, partie a l'huile de noix, partie a la graisse de boeuf, partie a la graisse d'oie. Prenez d'autre part des animaux vivants, mammiferes males et volatiles du sexe faible. Egorgez-les, ecorchez-les, decoupez-les, sectionnez-les, debitez-les, embrochez-les, et rotissez-les. Dans un grand chaudron preparez une sauce avec huile, ail, vinaigre, moutardes diverses, jaunes d'oeufs, fine champagne, poivre, sel, piments, safran, cumin, giro fie, thym, laurier, cari et paprika. Jetez-y 1'element vegetal que vous agrementez de 1'element animal. Touillez et ratatouillez et lorsque l'heure sera venue, servez dans le grand plat ancestral que vous aurez eu soin de ne pas laver depuis la derniere fete. (GP, p. 297)

L'admiration de Queneau pour la maitrise formelle de Rabelais parait aussi dans le projet de Valentin Bru, le protagoniste du Dimanche de la vie, qui se lance dans l'industrie des cadres pour miniatures et photographies :

Bientot tout le douzieme arrondissement allait encadrer ses amours et ses souvenirs chez Valentin Bru, rue de la Breche-au-Loup. « Valentin Bru, le cadreur de Rabelais », disaient ses cartes publicitaires et la formule impressionnait les populations de la gare de Lyon a la porte Doree. (DV, p. 117)

Cette sympathique allusion a l'auteur des Cinq Livres fait sourire : Valentin Bru, reveur impenitent, n'a certainement pas les qualites d'un cadreur. Mais ne pourrait-on pas suggerer que c'est Queneau lui-meme, parmi les auteurs contemporains, qui serait le veritable cadreur de Rabelais, c'est-a-dire celui qui inscrit son rire, sa fantaisie et son invention a l'interieur d'une veritable architecture romanesque?

5. L'invention du drole de roman

Si les romans d'Ayme, de Cohen et de Queneau rappellent l'heritage comique de Rabelais, ils s'en distinguent par une ambition plus modeste. La principale difference en est une d'echelle. Alors que l'oeuvre de Rabelais puise dans le vaste reservoir de l'epique et du roman de chevalerie en creant de toutes pieces un monde ou les geants mangent, defequent et combattent leurs adversaires dans des conditions invraisemblables, les oeuvres que nous proposons de designer, a la suite de Henri Godard et dans le droit fil de notre memoire de maitrise1, du nom de « drole de roman » se contentent d'un spectacle

1 L'expression « drole de roman » apparait a deux reprises dans la litterature critique. Henri Godard l'emploie pour decrire les romans de Queneau. Dans la preface a l'edition du second tome des CEuvres completes, il ecrit que « les romans de Queneau, a force de vouloir etre des romans dr61es, sont en tout cas de droles de roman : des personnages qui sont souvent de simples marionnettes et qui tous echappent a une analyse psychologique, des histoires sans queue ni tete qui ne se soucient pas de vraisemblance et accumulent peripeties abracadabrantes et coincidences forcees; des romans policiers sans crime ni

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plus vraisemblable. Dans le drole de roman, il n'y a ni geants, ni combats epiques, ni evenements grandioses. Dans des univers desertes par le conflit, les geants sont remplaces par des parasites, les representants d'une humanite minuscule.

Dans le drole de roman, le « miracle », si tant est que l'on puisse le nommer ainsi, revet un caractere plus confidentiel. Plutot que de paraitre a la face du monde, il surgit a l'interieur des bornes du quotidien, menageant des ouvertures tenues a la faveur desquelles les personnages parviennent a echapper, souvent pour un temps seulement, aux exigences du monde concret. Sans ceder au desenchantement, l'imaginaire du drole de roman s'avere nettement plus perplexe que celui de Rabelais. Le triomphe de la comedie, aussi joyeux qu'il soit, force les personnages a une transparence totale, qui met au jour jusqu'au plus petit fragment d'interiorite. Son rire et la communaute qu'il instaure ou qu'il reunit, aussi jouissifs qu'ils puissent etre, n'ont pas la meme « hauteur » : ils se deploient desormais suivant un axe horizontal. En outre, les matieres enchantees - les dieux, les demiurges, les merveilles qui fourmillent dans 1'oeuvre de Rabelais, sont soumises dans le drole de roman a Taction degradante du rire et n'apparaissent plus que sous une forme avilie, parodique.

Le drole de roman regroupe des oeuvres ecrites par des ecrivains qui, s'ils se connaissent peu ou n'ont guere l'occasion de se rencontrer1, appartiennent a la meme generation (Cohen est ne en 1895; Ayme, en 1902; Queneau, en 1903), publient leur premier roman durant la meme periode (Ayme en 1926, Cohen en 1930, Queneau en 1933), partagent le meme editeur (Gallimard), les memes lecteurs (Jean Paulhan, notamment) et les memes modeles (Rabelais, par exemple). Les liens qui les unissent vont toutefois bien au-dela de ces facteurs circonstanciels. La drolerie designe une vision

coupable; a l'occasion un pied dans la farce et 1'autre dans le mythe. » (Henri Godard, « Preface », dans Raymond Queneau, CEuvres completes, II, Paris, Gallimard, « Bibliotheque de la Pleiade », 2002, p. LVII) Dans Le Drole de roman de Marcel Ayme (2002), nous avons employe la meme expression en vue de l'etude de l'ceuvre romanesque d'Ayme. Nous avons defini la « drolerie » comme la rencontre entre le domaine du risible (celui qui releve de l'imagination comique) et le domaine de l'etrange (celui qui releve de la fantaisie, du merveilleux).

1 Albert Cohen residait a Geneve et sa carriere diplomatique ne lui fournissait guere l'occasion de fraterniser en-dehors du cercle restreint de ses amis et des sympathisants sionistes. En ce qui concerne Ayme et Queneau, nous savons que les deux romanciers se lisaient (deux de leurs romans - Le Bceuf clandestin et Un Rude Hiver ont d'ailleurs figure sur la meme liste pour le Prix Goncourt de 1939) et que Queneau, alors qu'il dirigeait la bibliotheque Gallimard, avait demande a Ayme de rediger un article sur le Decameron. Ayme, dans une courte lettre embarrassee, declinera fmalement l'invitation. Voir Michel Lecureur, Raymond Queneau, Paris, Gallimard, 2005, p. 51 et passim.

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non serieuse, legere du roman : le drole de roman n'est pas un concept hegelien, loin s'en faut, mais une notion issue de 1'experience de lecture. II puise dans la riche matiere de la tradition litteraire comique, ou le rire et ses principales manifestations, des plus franches (la farce, le burlesque, le grotesque) aux plus subtiles (l'ironie, la parodie), jouent un role de premier plan.

Toutefois, le drole ne se limite pas aux manifestations habituellement associees au rire. II designe egalement ce qui releve de l'etrange, ce qui, pour parler le langage de l'histoire litteraire, se demarque des conventions realistes heritees du XIXe siecle et qui peut aussi, en l'occurrence, susciter le rire : l'irrealisme, le merveilleux et la fantaisie. Ce faisant, le drole de roman invente sa propre reponse face a 1'adequation du roman et du monde caracteristique de l'esthetique realiste. Plutot que de renoncer au pouvoir de la fiction ainsi que le proposent les romans issus du courant critique (ceux de Gide, de Valery, de Larbaud, notamment), plutot que d'en denoncer la vacuite ou le mensonge, le drole de roman lui donne une autonomie et des pouvoirs encore plus etendus. Des lors, la fiction n'est plus a la merci de la realite qu'elle serait sensee reproduire mais au service de l'invention. La decouverte de la gamme etendue des pouvoirs de la fiction place le drole de roman devant un vaste horizon de possibilites, allant des plus vraisemblables aux plus insolites.

Dans le cadre de cette these, l'etude du drole de roman poursuit deux grands objectifs. Le premier, de nature generale, concerne l'inscription des romans d'Ayme, de Cohen et de Queneau dans la trame de l'histoire litteraire. II s'agit d'insister sur la filiation qui les lie au vaste reservoir de l'imaginaire comique, filiation dont l'importance n'est pas toujours reconnue, ainsi que nous avons pu le constater plus haut dans le cas de l'oeuvre de Queneau. En ce qui concerne l'oeuvre de Cohen, l'etude de sa dimension comique en est encore a ses debuts. Si Ton excepte le travail important de Judith Kauffmann sur le grotesque1, le constat qu'Alain Schaffner formulait en 1995 tient toujours: « Aussi

1 Judith Kauffmann, Grotesque et marginalite. Variations sur Albert Cohen et I'effet-Mangeclous, Berne, Peter Lang, 1999.

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etonnant que cela puisse paraitre, il n'existe a l'heure actuelle aucun travail se donnarit pour but d'analyser, a l'echelle de 1'oeuvre entiere, les procedes du comique cohenien1. »

Dans le prolongement du premier objectif de cette etude, il s'agit de deflnir la place qu'occupent les romans d'Ayme, de Cohen et de Queneau dans le panorama du roman frangais du XXe siecle. En raison de leur etrangete relative, cette place n'a pas ete (et n'est toujours pas) assez reconnue. La sociologie de la litterature a montre que la perennite de la reception d'une oeuvre ne depend pas seulement de ses qualites esthetiques, mais aussi de son inscription au sein de 1'institution litteraire et des reseaux de sociabilite. A cet egard, le cas des trois romanciers temoigne d'une inscription problematique. Le critique Pol Vandromme resume ainsi le cas d'Ayme : « Dans la vie comme dans son oeuvre, Marcel Ayme etait le plus drole des droles de type2. » En sus d'une oeuvre parfois deroutante, Marcel Ayme a maintenu pendant toute sa carriere une ambigu'ite quant a son allegeance politique, a entretenu des amities « condamnables », notamment avec Celine et Brasillach, et quand le temps des honneurs est venu, il a prefere renoncer . Ainsi, dans une lettre envoyee a Fran9ois Mauriac en 1959, Ayme decline l'offre de la Legion d'honneur et explique ainsi son refus d'une place a l'Academie frangaise :

Je vous suis tres reconnaissant d'avoir pense a moi pour le Quai Conti et de l'avoir ecrit dans Le Figaro litteraire. Avec beaucoup d'emoi, j e reponds a votre « clin d'oeil» qui me rend tres fier. Pourtant, je dois vous dire que je ne me sens pas l'etoffe d'un academicien. En tant qu'ecrivain, j'ai toujours vecu tres seul, a l'ecart de mes confreres mais pas du tout par orgueil, bien au contraire, plutot par timidite et indolence aussi. Que deviendrais-je si je me trouvais dans un groupe de quarante ecrivains? J'en perdrais la tete et a coup sur je n'arriverais pas a lire mon discours. Ainsi feriez-vous une pietre acquisition4.

Surtout connu pour Belle du Seigneur (1968), roman qui obtient le Prix de l'Academie fran9aise et le propulse sur la scene litteraire fran9aise alors qu'il est age de

1 Alain Schaffner, « Albert Cohen », Bibliographie des ecrivains, no 1, Paris, Editions Memini, 1995, p. 77. 2 Pol Vandromme, Bivouacs d'un hussar d. Ivr esses et escagasseries litter aires, Paris, La Table ronde,

1997, p. 114.

3 Vandromme depeint ainsi l'attitude deconcertante du romancier: « Lorsqu'on partait a la recherche de Marcel Ayme, on revenait toujours de Pontoise. Le conformisme, qui cataloguait les individus selon le canon manicheen, ne le trouvait jamais la ou il s'y attendait. Le pacifiste de gauche signa le manifeste pacifique de droite : sa defense de la paix se moquait de l'ideologie petitionnaire. L'independant misericordieux s'attaquait en franc-tireur aux puissances liguees de la coercition sociale. » (Ibid., p. 112) 4 Marcel Ayme, « Lettre a Francois Mauriac » (28 fevrier 1959), dans Lettres d'une vie, p. 180.

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