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GÉNÉALOGIES IMPÉRIALES EN RÉPUBLIQUE : LE CAS DE LA

TURQUIE

Olivier Bouquet

Belin | Revue d'histoire moderne et contemporaine

2011/2 - n° 58-2

pages 146 à 178

ISSN 0048-8003

Article disponible en ligne à l'adresse:

---http://www.cairn.info/revue-d-histoire-moderne-et-contemporaine-2011-2-page-146.htm

---Pour citer cet article :

---Bouquet Olivier , « Généalogies impériales en République : le cas de la Turquie » ,

Revue d'histoire moderne et contemporaine, 2011/2 n° 58-2, p. 146-178.

---Distribution électronique Cairn.info pour Belin. © Belin. Tous droits réservés pour tous pays.

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La force des liens

Généalogies impériales en République :

le cas de la Turquie

Olivier BOUQUET

En Europe occidentale, l’arbre généalogique est un lieu bien connu de l’imaginaire familial1. Les historiens en ont retracé les formes d’émergence entre la fi n du Moyen Âge et le milieu du XVIe siècle2 ; les ethnologues ont ana-lysé les points de passage entre le recours aux métaphores de l’arbre et l’étude scientifi que de la parenté3 ; les sociologues ont décrypté l’effervescence de la recherche généalogique observée partout depuis les années 19704. En Turquie, la généalogie intéresse un public réduit ; les sociétés de spécialistes y sont rares, et nul ethnologue ou anthropologue n’a encore songé à situer la recherche des ancêtres entre science et passion5. Les historiens ne s’en étonneront guère : dans l’Empire ottoman, l’intérêt pour la mémoire familiale était restreint et ciblé ;

1. Cet article est le résultat d’un travail de recherche soutenu et fi nancé par l’ANR TRANSTUR (Ordonner et transiger : modalités de gouvernement et d’administration en Turquie et dans l’Empire ottoman, du XIXe siècle à nos jours). Il a bénéfi cié, dans sa conception fi nale, d’échanges stimulants

avec les participants de la journée d’études « Les récits génétiques comme récits de soi : fable, mémoire et histoire », organisée par Isabelle Luciani et Valérie Pietri (CMMC, Nice, 18 juin 2010). Je remercie Marc Aymes, Catherine Mayeur-Jaouen, Nicolas Michel, Jean-Frédéric Vernier et Jean-Marc Liling pour leurs corrections et leurs précieuses suggestions, ainsi que les descendants de Celal Bükey qui m’ont offert de consulter les archives de la famille et permis de réaliser plusieurs entretiens en janvier 2010, mai 2010, et novembre 2011. Je sais gré à Edhem Eldem de m’avoir permis d’entrer en contact avec Osman Osmanoğlu que je remercie également.

2. Christiane KLAPISCH-ZUBER, L’ombre des ancêtres. Essai sur l’imaginaire médiéval de la parenté, Paris, Fayard, 2000, p. 7. Voir aussi Roberto BIZZOCCHI, « La culture généalogique dans l’Italie du sei-zième siècle », Annales ESC, 46-4, juillet-août 1991, p. 789-805 ; Germain BUTEAU, Valérie PIETRI (éd.),

Les enjeux de la généalogie. Pouvoir et identité (XIIe-XVIIIe siècles), Paris, Autrement, 2006, p. 16-48.

3. Mary BOUQUET, « Family trees and their affi nities : the visual imperative of the genealogical dia-gram », Journal of the Royal Anthropological Institute of London, 2-1, March 1996, p. 43-66 ; et

Reclaim-ing English Kinship : Portuguese Refractions of British Kinship Theory, Manchester, Manchester University

Press, 1993.

4. Tamara K. HAREVEN, « The search for generational memory : tribal rites in industrial society »,

Daedalus, 1978, 107-4, p. 137-149 ; Cardell JACOBSON, « Social dislocation and the search for genealogical roots », Human Relations, 39-4, 1986, p. 347-358.

5. Tiphaine BARTHÉLÉMY, Marie-Claude PINGAUD (éd.), La généalogie entre science et passion, Paris, Éditions du CTHS, 1997 ; Martine SEGALEN, Claude MICHELAT, « L’amour de la généalogie », in M. SEGALEN (éd.), Jeux de famille, Paris, CNRS, 1991, p. 193-208 ; Sylvie SAGNES, « De terre et de sang : la passion généalogique », Terrain, 25, 1995, p. 125-146.

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le diagramme généalogique était généralement le produit d’infrastructures juridiques et religieuses de la mémoire, avant d’être un appui symbolique d’un « sentiment de la famille » distinctif6. Ce sentiment existait, c’est certain, marqué par une forme d’embourgeoisement de la sphère domestique ; mais ce qui le nourrissait hors des nécessités de la transmission matérielle, ne suffi sait pas à constituer un genre généalogique comme il en existait dans les monarchies et les empires voisins. Le changement eut lieu plus tard, après que la République fut instaurée en 1923 : dépossédées de leur statut et de leur pouvoir, les grandes familles de dignitaires déchus donnèrent à la pratique généalogique les lettres de noblesse que ne lui avait jamais reconnues un État impérial peu enclin à admettre l’existence du fait nobiliaire7. Des arbres et diagrammes furent insérés dans des mémoires et des ouvrages d’érudition, certains soucieux des règles de représentation des traités généalogiques, d’autres aux formes plus aléatoires. Mais il fallut attendre la fi n du XXe siècle avant de voir les références aux grandes lignées franchir l’espace confi né de la mémoire familiale, et appa-raître dans les articles de presse ou les ouvrages de vulgarisation historique. On n’était plus sous Kemal Atatürk : les Turcs retrouvaient le goût du passé impérial et des arts classiques ; après l’arrivée au pouvoir du parti islamique (AKP, Parti de la Justice et du Développement) en 2002, le régime offi ciel ne considérait plus d’un si mauvais œil le souvenir des hautes fi gures impériales8 ; des idéologues nationalistes encourageaient les leaders politiques à évaluer le génie familial des élites républicaines à l’aune de la contribution apportée à la fabrique nationale. Dans un tel contexte, « la valeur sociale de la généalogie » connut une hausse constante9. On vit ainsi des éditorialistes multiplier les rap-prochements entre les grands hommes du temps et leurs ancêtres ottomans, à l’instar de Kemal Derviş, ministre de l’Économie, célébré par les médias pour avoir tiré la Turquie de la crise fi nancière de 2001, et de son ascendant, Halil Hamid Pacha (1736-1785), présenté par l’historiographie classique et récente comme l’un des plus illustres grands vizirs de la période moderne. C’est à partir de cet exemple que nous voudrions décrypter les modalités d’une captation publique de la mémoire généalogique privée, révélatrice des mutations d’une société politique républicaine engagée dans le réinvestissement de l’histoire impériale et de ses plus hautes fi gures.

6. Expression empruntée à Philippe ARIÈS, L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime (1960), Paris, Seuil, 1973, p. 302. Sur les formes ottomanes de ce sentiment, voir Cem BEHAR, Alan DUBEN,

Istanbul Households. Marriage, Family and Fertility. 1880-1940, Cambridge, Cambridge University Press,

1991. Voir également Catherine MAYEUR-JAOUEN, « L’émergence du couple à la fi n de l’Empire ottoman »,

Droit et religions, Annuaire, 4, Presses Universitaires d’Aix-Marseille, 2009, p. 109-120.

7. Ce sont là les conclusions tirées de notre réfl exion consacrée à l’émergence du genre généalo-gique dans l’Empire ottoman : Olivier BOUQUET, « Comment les Ottomans ont découvert la généalogie »,

Cahiers de la Méditerranée, 82, juin 2011 (à paraître). Elles forment le point de départ du présent article.

8. O. BOUQUET, « Maintien et reconversion des noblesses ottomanes aux débuts de la République turque », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 99, juillet-sept. 2008, p. 129-142.

9. M. BOUQUET, Reclaiming English Kinship…, op. cit., p. 143. Voir également O. BOUQUET, « Com-ment les Ottomans… », art. cit.

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Parmi ces fi gures, Halil Hamid Pacha a laissé l’image d’un puissant dignitaire. Grand vizir, actif et novateur, entre 1782 et 1785, il avait veillé à transférer les nombreux biens et possessions acquis sous son vizirat au bénéfi ce d’une fonda-tion pieuse (vakıf )10 instituée en 1783. L’avantage offert par ce cadre juridique inaliénable et permanent était triple : instaurer durablement des œuvres d’utilité publique (bibliothèques, couvents soufi s, fontaines), propices à la réputation d’homme de foi du fondateur et à la postérité de son nom ; éviter la confi scation de sa fortune par le sultan auquel, en tant que kul (esclave), il appartenait corps et biens ; permettre à ses descendants (evlad) d’en percevoir les revenus. Selon les statuts de la fondation, l’administrateur se devait de répartir équitablement les bénéfi ces entre les ayants droit, lesquels devaient être identifi és au fi l des générations. Il constitua à cette fi n des diagrammes généalogiques (şecere). Nous en possédons une quinzaine, aimablement mis à notre disposition par plusieurs descendants du grand vizir : les premiers datent de la fi n du XIXe siècle11 ; les derniers des années 1990. Ils forment la matière de la présente étude.

Si des diagrammes généalogiques furent dessinés par les descendants, c’était dans le but principal d’assurer la bonne distribution des ressources de la fondation. Cela dit, des sociologues nous enseignent que l’intérêt porté par les membres d’un lignage aux profi ts matériels et symboliques dérivés de la mise en valeur d’un patrimoine commun détermine, en partie, la mémoire des solidarités familiales et la propension à les entretenir12. Or nous obser-vons qu’au gré des nouvelles ramifi cations, d’arbre en arbre, décennie après décennie, perce un souci croissant de conscience dynastique, non seulement révélé par des indications d’alliances prestigieuses, des modes de transmission de noms, et la mise en relief des réussites individuelles, mais également rendu visible par le travail de mise en forme généalogique mené par les administra-teurs de la fondation, tel Celal Bükey13 qui occupa cette fonction entre 1973 et 1981. Il semblerait que, loin de se contenter de prolonger les branches de l’arbre et d’y inscrire les nouveaux descendants, l’administrateur en utilise les données dans le but de revêtir sa réussite socioprofessionnelle du prestige de ses illustres origines ottomanes. Il donne ainsi corps à une appropriation du « légendaire familial »14 et à une aspiration dynastique dans laquelle il implique,

10. Le régime du vakıf (arabe, waqf) transforme des propriétés en biens de mainmorte, dont les revenus sont affectés à un usage précis, déterminé par le donateur de manière que sa fondation soit agréable à Dieu.

11. Le plus ancien est daté de 1316 en calendrier islamique (1898-1899) ; mais son auteur assure qu’il l’a modifi é et complété pendant 40 ans ; ce qui laisse penser que la famille disposait de cet outil au moins depuis le milieu du XIXe siècle. L’ensemble des documents transmis par les descendants sont signa-lés dans cette étude sous la mention « archives HHP ».

12. Pierre BOURDIEU invite à étudier l’épistémologie du mode d’enquête à l’origine de la produc-tion des diagrammes généalogiques. Il pense que le motif de l’arbre dérive largement des condiproduc-tions de succession liées à la transmission de la propriété : « Les stratégies matrimoniales dans le système de repro-duction », Annales ESC, 1972, 4-5, p. 1105-1127.

13. Hüseyin Celalettin Derviş Bükey est son nom complet.

14. Françoise ZONABEND désigne ainsi l’ensemble des normes et pratiques mises en œuvre dans un groupe de parenté « pour se perpétuer identique à lui-même » (« La parenté I : Origines et méthodes,

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à dessein, sa propre descendance. C’est la différence que nous faisons entre la généalogie institutionnelle (restreinte à un cercle de descendants, mais inscrite dans la gestion juridique républicaine des héritages impériaux) et la généalogie dynastique (formalisation symbolique d’un capital historique à des fi ns privées). Le transfert de la mémoire du lignage au profi t d’un segment du lignage (la captation d’une référence à l’ascendance au service d’une projection vers la descendance) s’effectue au moyen d’un procédé d’auto-anoblissement, en vertu duquel des élites de la République inventent leur propre noblesse, puisant dans les références d’un ancien régime pourtant pétri d’une culture politique a-nobiliaire15.

À partir de l’exemple du lignage de Halil Hamid Pacha, notre étude mettra en évidence trois types de construction généalogique. Leurs chronologies sont décalées sur l’ensemble de la période contemporaine ; leurs modes d’expression vont du cercle familial restreint à l’espace médiatique national ; mais elles ont en commun de procéder de références impériales articulées au cadre républi-cain. Nous distinguons ainsi une généalogie publique, opérateur médiatique d’une naturalisation des origines familiales, produit de la réorientation récente du discours ethnogénétique national ; une généalogie institutionnelle, outil administratif au service d’une fondation pieuse bi-séculaire, support d’une appartenance juridiquement reconnue au lignage, liée à deux procédés complé-mentaires d’identifi cation et d’incorporation des descendants ; une généalogie dynastique, forme historique intermédiaire entre les deux précédents types, lieu de cristallisation d’un sentiment familial et d’une aspiration nobiliaire, caracté-risée par un double travail de captation symbolique et d’invention patriarcale.

GÉNÉALOGIEPUBLIQUE : LIGNÉEIMPÉRIALEETETHNOGÉNÈSENATIONALE

La jonction généalogique des grands hommes

Au début du XXIe siècle, une lignée impériale est ramenée sur le devant de la scène : les médias nationaux informent le grand public que l’homme du moment, Kemal Derviş, serait lié, à l’autre bout de l’histoire contemporaine turque, à la descendance directe d’un des plus célèbres grands vizirs du régime précédent, Halil Hamid Pacha. Cette jonction inaugure l’appropriation inédite, multiforme et nationale d’une mémoire familiale privée naturalisée. C’est l’invention d’une généalogie publique.

En mars 2001, Kemal Derviş fait la une de la presse turque après sa nomi-nation aux fonctions de ministre de l’Économie et des fi nances. Ce fonctionnaire

usages sociaux de la parenté », in Isac CHIVA, Utz JEGGLE (éd.), Ethnologie en miroir. La France et les pays

de langue allemande, Paris, Éditions de la MSH, 1987, p. 95-107, p. 105).

15. On mesurera que les particularités de ce système a-nobiliaire sont loin d’être limitées à quelques familles impériales telles que celle de Halil Hamid Pacha, en lisant O. BOUQUET, « Maintien et reconver-sion des noblesses ottomanes aux débuts de la République turque », art. cit.

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international réputé, Vice-président de la Banque mondiale, vient d’être appelé à la rescousse par le Premier ministre Bülent Ecevit, alors qu’une grave crise fi nancière dévaste la Turquie depuis le début de l’année. Le plan de stabilisation qu’il met en œuvre en quelques semaines permet le spectaculaire redressement de l’économie, au point que plusieurs médias le décrivent comme le sauveur (kurtarıcı) du pays16. Une fois les grandes lignes de son programme appliquées, Kemal Derviş fait le choix de démissionner de ses fonctions pour s’impliquer dans la vie politique : il est élu député d’Istanbul en novembre 2002. Pourtant, il ne connaît pas le même succès : il peine à imposer ses idées, notamment en matière de démocratisation des institutions. Aussi, quand en août 2005, Kofi Annan lui offre de devenir chef du Programme de développement des Nations-Unies, il n’hésite pas une seconde et repart pour les États-Unis.

Entre 2002 et 2005, la presse nationale prête une attention toute particu-lière à Kemal Derviş. Elle passe au crible les grandes lignes de sa biographie et met en lumière la richesse de son profi l de fonctionnaire international (études d’économie à Londres et à Princeton, publication d’ouvrages sur les questions de développement salués par des spécialistes reconnus, maîtrise de plusieurs langues étrangères, inscription dans quantité de réseaux internationaux). Elle ne fait pas l’impasse sur son ascendance ottomane, et n’a guère de mal à éta-blir son rattachement à la lignée de Halil Hamid Pacha. Elle croise, dans ses analyses, ascension individuelle et continuité ancienne de la réussite familiale, comme si le niveau atteint par Kemal Derviş s’expliquait par la profondeur des générations. Le ministre n’est certes pas le premier membre de la famille à faire la manchette des journaux. Depuis que l’espace public turc s’est doté d’outils de diffusion de masse, la descendance de Halil Hamid Pacha a produit quantité de fi gures remarquées ou réputées, sur un spectre d’activités diverses : Asaf Pacha pionnier de la gynécologie moderne, Kemal Bey aventurier de l’aviation, Mehmed Rauf Bey critique de théâtre réputé, Hale Asaf peintre d’avant-garde, Asaf Çiyiltepe comédien de renom. Cela dit, si toutes ces personnalités furent connues et si certaines d’entre elles le sont encore, personne n’a jamais atteint une renommée comparable à celle de Kemal Derviş. Les membres de la lignée y sont pour quelque chose : particulièrement discrets, ils n’ont jamais mis en avant ces brillantes fi gures pour occuper le devant de la scène publique ; ils n’ont jamais conçu l’histoire nationale comme une affaire de famille17. Certains

16. Il renforce l’indépendance de la Banque centrale turque, assainit la situation fi nancière des banques, et lutte contre la corruption. Il réorganise les politiques agricole et énergétique, ainsi que le budget. Il obtient la baisse des taux d’intérêt. Le soutien international apporté à ses réformes lui permet d’obtenir de la Banque mondiale et du FMI des prêts de 19,6 milliards de dollars. La croissance économique reprend dès 2002 et l’infl ation est ramenée à 12 % en 2003, après avoir connu un niveau moyen de 70 % dans les années 1990. Kemal Derviş a dressé les résultats de son bilan dans un livre d’entretiens (Serhan ASKER, Kemal DERVIş, Yusuf IşIK, Kemal Derviş Anlatıyor, Krizden Çıkış ve Çağdaş Sosyal Demokrasi, Istanbul, Doğan Kitab, 2006).

17. Rien à voir avec le rattachement de certaines grandes familles françaises à l’histoire nationale (Éric MENSION-RIGAU, « Une certaine image de l’histoire », Ethnologie française, n° spécial « cultures bour-geoises », 20-1, 1990, p. 27-33, p. 27).

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descendants nous ont montré, non sans une certaine fi erté, des coupures de journaux consacrés à Kemal Derviş. Mais ils n’ont sans doute guère apprécié que des origines infondées soient prêtées à la lignée. En juin 2001, Kemal Derviş accorde un entretien au journal Hürriyet :

« – Tepedelenli Ali Pacha est l’un de vos aïeux, ou est-ce Halil Hamid Pacha ? – C’est important ?

– Très. La presse en Turquie ne cesse d’en parler.

– Notre arbre généalogique descend de Tepedelenli Ali Pacha du côté de ma grand-mère maternelle et du grand vizir Halil Hamid Pacha par mon grand-père [paternel] »18.

Et l’article, fort de cette réponse, de citer Kemal Derviş comme un « prince albanais »19. Ce n’est pas ce qui est inscrit sur sa carte d’identité. Et Tepedelenli Ali Pacha avait beau être d’Albanie, il était Ottoman. Voici pourtant que se forme, dans l’opinion publique, une généalogie de croyance, objet de multiples spéculations, la plupart infondées, sur les obédiences de la famille à la franc-maçonnerie ou au soufi sme, ou sur leurs supposées origines de dönme20. Ce discours s’est d’autant plus amplifi é que Kemal Derviş s’est intégré et impliqué sur la scène politique nationale. En 2002, l’économiste était encore vu d’un bon œil par une grande partie de la presse comme l’homme porteur d’un modèle clé en main, certes conçu à l’étranger, mais favorable à l’intérêt national ; ce en quoi il s’inscrivait dans la longue lignée des réformateurs décrits comme des modernisateurs occidentalisés. Une fois élu député, c’est-à-dire représentant de la nation, il a davantage été disqualifi é comme un homme venu d’ailleurs, « trop américain », manquant cruellement d’une connaissance intime du pays21. Ce qui était un atout comme ministre réformateur est devenu un obstacle aux yeux de ses opposants. Effet du jeu politique, de ses usages, sans doute ; mais également d’une ethnicisation de la quête des racines, observée dans bien des pays ces dernières années22 et particulièrement intégrée, dans le cas turc, à une thématique en vogue sur « les étrangers de l’intérieur »23.

Naturalisation : des Turcs de l’étranger

On peut remarquer dans la littérature polémique récente un ouvrage au titre évocateur (De l’aïeul au descendant : une trahison génétique. De Tepedelenli Ali

18. Faruk BILDIRIC, « 1978’deki raporuyla solu kızdırdı », Hürriyet, 25-06-2001.

(http://webarsiv.hurriyet.com.tr/2001/06/25/308766.asp ; consulté le 21-12-2010 ; traduit du turc). 19. Ibidem.

20. Juifs convertis, disciples de Sabbatai Tsevi (1626-1676), messie juif autoproclamé converti à l’islam.

21. http://news.bbc.co.uk/2/hi/business/2184663.stm (consulté le 16-12-2010).

22. Caroline LEGRAND, « Internet et le gène. La généalogie à l’heure des nouvelles technologies », in Denise LEMIEUX, Eric GAGNON (éd.), « Histoires de famille et généalogies au XXIe siècle », n° spécial,

Enfances, familles, générations, 7, 2007.

(http://www.erudit.org/revue/efg/2007/v/n7/017793ar.html ; consulté le 16-12-2010).

23. Leyla NEYZI, « Remembering to forget : sabbateanism, national identity, and subjectivity in Turkey », Comparative Studies in Society and History, 2002, 44-1, p. 137-158.

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Pacha et Halil Hamid Pacha à Kemal Derviş24) publié par Mahmut Çetin, journaliste spécialisé dans des revues et sites en ligne consacrés à la recherche biographique25. L’usage du terme « génétique » est frappant : la trahison est inscrite dans les gènes, c’est un trait de famille. La référence positive au grand vizir réformateur se double d’une ascendance maternelle (reconnue par Kemal Derviş dans le précédent extrait) à Tepedelenli Ali Pacha, fi gure de la révolte contre le sultan, le fameux Ali de Jannina, « Bonaparte des Balkans », exécuté en 1822. On passe de l’un des premiers grands vizirs soi-disant « turcs » (c’est-à-dire non issu du devchirme, ramassage des enfants convertis pour peupler les corps d’élite du Palais) à un chef de tribu albanais, référence des nationalismes balkaniques, décrit comme l’un des premiers responsables de la disparition de la Turquie d’Europe. La lignée Halil Hamid perd de son lustre par la révélation d’une alliance matrimoniale avec une unité tribale (non nationale, donc) ; c’est un procédé auquel avait déjà recouru l’auteur dans un précédent ouvrage : il avait caractérisé comme « tribu » (aşiret) un ensemble de familles de dignitaires convertis d’origine polonaise et croate26.

Nous reconnaissons là l’expression d’un discours généalogique natura-lisé27, aux accents nouveaux : au paradigme du nationalisme de la race pure (constitué par le régime offi ciel dans les années 1930, en recul depuis les années 1980-1990), s’est substituée une rhétorique xénophobe qui intègre à la fois les composantes d’une synthèse turco-islamique et les cadres d’une théorie internationale du complot28. Ce qui est proposé ici est une généalogie rappor-tée directement à l’imaginaire du sang et du sol, inscrite dans une idéologie républicaine certes, mais étoffée d’un discours ethnoracial exclusiviste en pro-gression constante : islamistes et ultranationalistes ont conjointement agi pour que l’idéologie politique offi cielle, fondée sur l’oblitération de la diversité des héritages culturels ottomans, soit réorientée vers l’identifi cation, tous azimuts, d’individus présentés comme dissimulés dans le corps social (tels les Alévis ou les dönme), qui auraient imposé le projet kémaliste aux « vrais » Turcs, autre-ment dit aux musulmans anatoliens. La diffusion de cette généalogie publique a des incidences particulières sur les lignées impériales : elle les dépossède du

24. Mahmut ÇETIN, Dededen Toruna Genetik İhanet. Tepedelenli Ali Paşa ve Halil Hamit Paşa’dan Ke-mal Derviş, Istanbul, Emre, 2006.

25. Notamment www.biyografi .net (où l’on trouvera la biographie détaillée de l’auteur et la présen-tation de ses publications ; consulté le 28-1-2011).

26. M. ÇETIN, Boğaz’daki Aşiret, Istanbul, Edille, 1997.

27. Selon l’expression de Danièle HERVIEU-LÉGER, La religion pour mémoire, Paris, Cerf, 1993, p. 228.

28. La synthèse turco-islamique, en progrès depuis les années 1980, préconise un retour à la « culture nationale » turque dont la valeur indéfectible serait l’islam, et l’ennemi historique l’occident chré-tien (Échré-tienne COPEAUX, « Ahmed Arvasi, un idéologue de synthèse turco-islamique », Turcica, 30, 1999, p. 211-223). Sur le renforcement de ces théories du complot, voir Ebru BULUT, « Tempête de Métal : le nationalisme populaire et ses peurs », La Vie des idées, 16 août 2005. URL : http://www.laviedesidees.fr/ Tempete-de-Metal-le-nationalisme.html (consulté le 11-10-2010). Sur les usages par la presse des para-digmes ethnoraciaux, voir Murat ERGIN, « “Is the Turk a white man ?” Towards a theoretical framework for race in the making of turkishness », Middle Eastern Studies, 44-6, nov. 2008, p. 827-850.

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contrôle de la mémoire de l’ancêtre, autant qu’elle met à mal leur implication en tant qu’élites ottomanes reconverties dans la construction républicaine du pays29. Les proches de Kemal Derviş ont dû faire le gros dos, jusqu’à ce que la sortie du débat politique national opérée par ce dernier en 2005 réduise le rayon d’action de la critique.

La perte du monopole (auto)généalogique

Les membres de la lignée savent tout le prix de cette soudaine célébrité : ils ont perdu le monopole qu’ils avaient du récit (auto)généalogique. Ils découvrent alors qu’on les inclut dans un ensemble auquel nul ne s’identifi e vraiment : ils se savent descendants du grand vizir, mais n’en font pas une affaire d’importance ; ils ont une conception réduite de leur parentèle, ou pour le dire autrement, ils n’ont pas le goût de citer les parents les plus éloignés qui auraient, à leurs yeux, le même statut que leurs cousins germains. Ce sont les médias qui parlent d’eux à leur place, inventent une seule et même famille, laquelle en fait n’existe pas. Une famille « se constitue en se racontant et se reconnaît grâce à la narration »30. Les descendants ne se racontent que par la fondation pieuse du grand vizir, qui, à travers eux, fait famille, point de référence d’une « généalogie symbolisée »31, en tous points différente de la généalogie publique, car produit dérivé d’une institution ottomane, certes ancienne de plus de deux siècles, mais légalement reconnue par la République32. Bien sûr, cette généalogie est peuplée d’histoires fabuleuses (les descendants aiment les raconter) ; elle est truffée de contradictions et d’erreurs (nous les avons repérées en comparant les arbres) ; mais le fait même qu’elle soit avant tout conçue, par les descendants autant que par les autorités, comme un instrument à visée juridique limite grandement la part de l’invention et des croyances. Personne n’a par exemple jamais vraiment cherché à identifi er les origines ethniques ou géographiques des ascendants de Halil Hamid Pacha. À l’inverse, la généalogie publique fonctionne par références et allusions ; aucun arbre ou diagramme précis n’est produit dans les articles et ouvrages consa-crés à la famille ; les liens de parenté ne sont jamais formalisés pour étayer la démonstration ; ils sont évoqués pour alimenter un discours descriptif et mettre au jour un génie familial occulte. Il s’agit surtout de reconstituer les relations de proximité avec d’autres familles, d’expliquer (et souvent, de mettre en cause) la

29. Sur les modalités de cette implication, voir O. BOUQUET, « Old elites in a new republic : The re-conversion of Ottoman bureaucratic families in Turkey (1909-1939) », Comparative Studies in South Asia,

Africa and the Middle East, Duke University Press, Fall 2011 (sous presse).

30. Isabelle CARON, Se créer des ancêtres. Un parcours généalogique nord-américain, XIXe-XXe siècles,

Sillery, Septentrion, 2006, p. 30.

31. Nous reprenons la notion proposée par D. HERVIEU-LÉGER, La religion pour mémoire…, op. cit., p. 228.

32. Loin d’avoir disparu avec l’Empire, les fondations pieuses ont été placées sous le contrôle du nouveau régime dès 1923-1924 (Nazif ÖZTÜRK, Türk Yenileşme Tarihi Çerçevesinde Vakıf Müessesesi,

An-kara, Türkiye Diyanet Vakfı Yayınları, 1995, p. 86-89). Elles relèvent à ce jour de la Direction générale des fondations pieuses située à Ankara.

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réussite des membres les plus éminents de la descendance de Halil Hamid Pacha, davantage par leur inscription dans des réseaux sociaux que par l’expression de leurs qualités individuelles, et d’évaluer ainsi le degré de compatibilité du lignage à l’ethos national.

Or, si le contexte politique actuel (peu favorable aux élites occidentalisées, il faut le dire) incite les descendants à la vigilance, il leur permet néanmoins de reconquérir, par d’autres moyens – des moyens paradoxalement mis à leur disposition par le nouveau pouvoir – une légitimité généalogique endommagée par l’espace public : le Parti de la Justice et du Développement (AKP), au pouvoir depuis 2002, ne cesse de se référer au caractère islamique de l’État ottoman ; l’année 2006 fut célébrée comme « année de la civilisation du vakıf ». Dont acte : en acceptant de voir leur fondation pieuse faire l’objet de publications, en nous offrant de consulter leurs archives, plusieurs de ces descendants trouvent, dans la période de grand déballage historique et ethnique que vit actuellement la Turquie, une occasion parmi d’autres de montrer patte blanche à un régime qui leur est moins favorable que par le passé, sans avoir à dévoiler les ressorts de leur fortune, et sans qu’en soient affectées leur position dominante d’élites républicaines occidentalisées. Pour nous, c’est l’occasion de remonter le fi l de la généalogie et d’identifi er des types de références familiales prolongées de l’Empire à la République : non plus des indicateurs de compatibilité à l’ethno-génèse nationale, mais des opérateurs juridiques et dynastiques affi nés par dix générations d’un lignage, de la fi n du XVIIIe siècle à aujourd’hui.

GÉNÉALOGIEINSTITUTIONNELLE :

IDENTIFICATIONFAMILIALEETINCORPORATIONINTERGÉNÉRATIONNELLE

La fondation de la fondation

Pour bien comprendre la nature de cette généalogie institutionnelle, il faut dire un mot sur l’institution du vakıf. Ce régime transforme des propriétés en biens de mainmorte, dont les revenus sont affectés à un usage précis déterminé par le donateur, de manière que sa fondation soit agréable à Dieu. En vertu d’un acte légal authentifi é (appelé vakfi ye), le fondateur défi nit la vocation du vakıf, en détermine les modalités d’administration (tevliyet)33, c’est-à-dire les fonctions et les rémunérations des employés, et en confi e la charge à l’admi-nistrateur. Conformément au droit hanéfi te en vigueur dans la majorité des terres ottomanes, ce dernier pouvait très bien être un proche, un client, un esclave affranchi, voire un non-musulman34. Cependant, il arrivait fréquem-ment que l’administrateur fût le fondateur lui-même, sinon un membre de sa

33. Bahaeddin YEDIYILDIZ, L’institution du Vaqf au XVIIIe siècle en Turquie. Étude socio-historique,

An-kara, Éditions du ministère de la culture, 1990, p. 148.

34. Ahmet AKGÜNDÜZ, İslâm Hukukunda ve Osmanlı Tatbikatında Vakıf Müessesesi, Istanbul,

Osmanlı Araştırmaları Vakfı, 1996, p. 319 ; Nazif ÖZTÜRK, « Mütevelli », Diyanet Vakfı İslam Ansiklopedisi,

32, 2006, p. 217-220.

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famille. Cette formule permettait en effet de fi nancer à long terme des œuvres charitables, tout en assurant des revenus permanents au lignage. Cet intérêt, bien des fondateurs l’avaient compris : les trois-quarts des vakıf du XVIIIe siècle relevaient de ce régime. Il faut dire que ce « paravent » (pour reprendre l’ex-pression de Jean-Claude Garcin35), adapté du vakıf de bienfaisance, permettait d’immobiliser l’essentiel d’une fortune sous une forme inaliénable, d’entretenir la postérité du fondateur, et d’assurer l’avenir de ses descendants dans le cas où ses biens seraient saisis en vertu de la pratique de la confi scation, dite müsadere, qui frappait grand nombre de dignitaires civils et militaires.

Ainsi Halil Hamid Pacha avait-il investi sa fortune sous cette forme pour créer et administrer toutes sortes de fontaines, mosquées, couvents et bibliothèques. Nous ne citerons ici que les fondations établies à Isparta, pour la raison qu’il s’agissait de sa ville de naissance, et qu’à l’évidence, le grand vizir la considérait comme un lieu privilégié pour y imprimer sa marque. Il fi t construire un aqueduc ; il fi t également restaurer, élargir les ailes, et ajouter un minaret à la mosquée İplik Pazarı (ou İplikçi), construite par un notable de la ville, Hacı Abdi Ağa dans les années 1560. Il adjoignit à cette mosquée (qu’il fi t restaurer) une bibliothèque dans un bâtiment nouvellement construit à cet effet, qu’il dota de 400 ouvrages, ainsi que deux fontaines.

Nous disposons de la vakfi ye de novembre 178336 : elle défi nit les modes d’administration des fondations d’Isparta, mais fi xe aussi le devenir de l’en-semble des vakıf de Halil Hamid Pacha. À la mort du fondateur, son épouse devait en devenir l’administratrice. Puis à la mort de celle-ci, devait lui succé-der l’aîné des enfants de la descendance (benim sulbi evladımın ekberi), puis, à l’épuisement de la génération, l’aîné des membres de la génération suivante, et ainsi de suite. En cas d’interruption de la descendance, l’administrateur devait être le plus proche des parents de la famille.

Tel ne fut pas le cas. Les descendants continuent aujourd’hui d’administrer les biens du vakıf familial. Et pour ce faire, ils utilisent notamment des diag-rammes généalogiques.

Généalogies descendantes

Nous disposons de plusieurs d’entre eux, constitués de la fi n du XIXe siècle aux années 1990. Ce sont des généalogies descendantes37 : le parcours s’effectue de degré en degré, selon la marche du temps (cheminement de haut en bas). Le

35. Jean-Claude GARCIN, « Le waqf est-il la transmission d’un patrimoine ? », in Joëlle BEAUCAMP et Gilbert DAGRON (éd.), La transmission du patrimoine. Byzance et l’aire méditerranéenne. Travaux et

mé-moires du Centre de Recherche d’Histoire et Civilisation de Byzance, Paris, De Boccard, 1998, p. 102.

36. Archives de la Direction générale des fondations pieuses (Vakıf Genel Müdürlüğü Arşivleri,

An-kara, registre n° 628, page 547, n° 289).

37. René JETTÉ, Hubert CHARBONNEAU, « Généalogies descendantes et analyse démographique »,

Annales de démographie historique, 1984, p. 45-54.

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probant de la généalogie (son sujet premier38) est toujours le fondateur du vakıf, Halil Hamid Pacha. Son « statut d’ancêtre » est affi rmé dans un « passé conjoint, qui unit tout au long des générations, les morts et les vivants »39, celui d’une grande famille ottomane perpétuée dans la Turquie contemporaine. Certes, l’ancêtre qui fi gure au sommet de l’arbre (apical, pour reprendre le vocabulaire des anthro-pologues) est, dans plusieurs cas, le grand-père paternel, mais la profondeur généalogique ne va guère au-delà. On sait que les grands vizirs, avant tout des esclaves du sultan, n’avaient rien de ces grands notables urbains ou de ces familles de cheikhs qui revendiquaient des ascendances anciennes, et des plus prestigieuses. La culture politique ottomane était en effet a-nobiliaire et n’encourageait pas les dignitaires à mettre en avant leurs origines familiales, surtout lorsqu’ils n’étaient pas musulmans de naissance : un pacha, tout fi ls de marchand fût-il, ne cédait en rien à un autre pacha, fût-il fi ls de pacha ; il y avait plus de prestige à être grand vizir fi ls de marchand qu’à être gouverneur fi ls de pacha40.

À partir de Halil Hamid Pacha, le fi l généalogique se dévide sur une séquence qui va jusqu’à dix générations pour les arbres les plus récents. Pour les plus anciens, seules sont représentées les descendances des deux fi ls de Halil Hamid Pacha – le grand vizir eut six enfants. Nous savons que deux ramifi ca-tions ont été interrompues dès la troisième génération, et nous n’avons aucune trace des deux autres. Cependant, la descendance cognatique est représentée dans les arbres ultérieurs, pour des raisons liées au fonctionnement du vakıf dont il sera question dans la suite. Ajoutons qu’il s’agit d’un arbre de lignage, au sens que donne Maurice Godelier à ce terme41. Notons que les branches ne sont pas représentées par ordre de primogéniture ; au sein des fratries, nul ordre d’apparition selon les sexes ou les âges ; en revanche, les généalogistes de la famille indiquent fréquemment les dates de naissance et de décès, ce qui permet aisément de repérer les aînés pour chaque génération. Les conjoints sont rarement signalés, et seulement pour les dernières branches ; le rattachement au lignage l’emporte très largement sur la valorisation des alliances.

Nous ne saurions mesurer la part des descendants qui connaissent l’existence de ces arbres généalogiques, pas plus que nous ne saurions évaluer celle des descendants qui se savent descendants : on sait qu’en matière de généalogie, le degré de connaissance n’est pas strictement corrélé au statut de l’ancêtre42 ;

38. René JETTÉ, Traité de généalogie, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 1991. 39. Claude LEVI-STRAUSS, La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, p. 313.

40. Olivier BOUQUET, Les pachas du sultan. Essai sur les agents supérieurs de l’État ottoman

(1839-1909), Louvain, Peeters, 2007, p. 202-214.

41. « Lignage : groupe de descendants, par les hommes ou par les femmes, d’un des fi ls ou d’une des fi lles de l’ancêtre fondateur du clan ou d’un de leurs descendants » : Maurice GODELIER, Métamorphoses

de la parenté, Paris, Fayard, 2004, p. 601.

42. Il arrive que les homonymes d’un haut personnage, pourtant nés dans la même localité, ignorent s’ils ont ou non un lien de parenté avec celui-ci (Arnaud CHAFFANJON, Essai sur la descendance de Jean

Racine, Paris, Extraits des cahiers raciniens, 1963, p. 50). Comme le dit Jean-Louis BEAUCARNOT, « la majeure partie des descendants de Charlemagne se compose de familles qui ont perdu tout souvenir d’une quelconque ascendance nobiliaire » (« Les grands ancêtres », Gé-magazine, 21, sept.-oct. 1984, p. 26-34).

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DOCUMENT 1

Une représentation généalogique de la descendance de Halil Hamid Pacha43

Avec l’aimable autorisation de la famille de Celalettin Derviş Bükey.

et les descendants ne font pas partie de ces familles qui se réunissent réguliè-rement pour se connaître et se compter44. Nous ne sommes pas davantage en mesure de reconstituer la descendance dans son ensemble45 ; les généalogies ne sont jamais exhaustives46, surtout quand elles portent sur une dizaine de générations, ce qui est le cas des plus récentes d’entre elles. Nous pouvons en

43. Arbre signé de la main de Cemal Derviş Bükey, en caractères arabes et latins, non daté, avec un

terminus ad quem de 1956 (archives HHP).

44. İmdat EKşI, Hakkı Ekşi’den Ekşi Ali’ye Ekşioğlu Tarihi (1460-2004), Hakkı Ekşi Eğitim, Kültür

ve Sağlık Kültür Yayınları, 2004, p. 38 ; Heath W. LOWRY, Ismail E. ERÜNSAL, « The Evrenos dynasty of Yenice Vardar : notes & documents on Haci Evrenos & the Evrenosoğulları: a newly discovered late-17th century şecere (genealogical tree), seven inscriptions on stone & family photographs », The Journal of

Ottoman Studies, 32, 2008, p. 9-192, p. 189. Pour une comparaison avec les réunions de famille aux

États-Unis, voir Robert M. TAYLOR Jr., « Summoning the wandering tribes : genealogy and family reunions in american history », Journal of Social History, 16-2, 1982, p. 21-37.

45. À l’heure actuelle, un peu moins de 500 descendants nous sont connus.

46. Georges DUBY, « Remarques sur la littérature généalogique en France aux XIe et XIIe siècles », Comptes-rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres, 111-2, 1967, p. 335-345, p. 335 ;

R. JETTÉ, H. CHARBONNEAU, « Généalogies descendantes… », art. cit.

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revanche tenter d’évaluer le degré d’inscription de l’ancêtre dans le légendaire familial.

Le légendaire familial

Pour les siens, Halil Hamid Pacha est loin d’être un ascendant comme les autres. Du début du XIXe siècle au début du XXe siècle, il est l’ancêtre éponyme : le patronyme porté par les enfants s’est transformé, aux générations suivantes, en nom de famille (Halil Hamid Paşa-zâde). Si l’on considère les notices bio-graphiques, les stèles funéraires ou les fi ches biographiques rencontrées dans la recherche, on y voit la quasi-totalité des descendants désignés comme tels47. Halil Hamid Pacha perd ce statut lorsqu’en 1934 la loi des noms de famille interdit que les patronymes adoptés fassent mention des titres (tels pacha) et de certains suffi xes (tels zâde, « fi ls ou descendant de »). Les phénomènes de segmentation onomastique qui en résultent sont l’un des signes de l’affaiblis-sement de l’identifi cation des descendants à une seule et même famille. Avec une nuance toutefois : des prénoms de famille continuent d’être transmis, tels Halil ou Hamit pour les hommes, Fatma ou Zeynep pour les femmes48. Certes, la référence au nom ne demeure que sous la forme de l’intitulé offi ciel du vakıf (« Fondation du grand vizir Halil Hamid Pacha », Sadrazam Halil Hamid Paşa vakfı), lequel cristallise davantage encore la mémoire lignagère. Cela dit, l’ancêtre reste une référence dominante : nombreux sont ceux qui s’en disent descendants (ahfad), qui l’appellent encore dedemiz (« notre aïeul »)49 ; et c’est à lui que tous se réfèrent, comme étalon de profondeur généalogique, lorsqu’ils se disent de la huitième ou de la neuvième génération.

Les raisons de cette postérité de Halil Hamid Pacha au sein du lignage ne manquent pas. Dans un empire où le service de l’État a toujours été « la grande étoile » et la source des plus hauts prestiges50, le grand vizir est le membre de la famille qui a atteint la position la plus éminente. Sous la République des premières décennies, sa réputation a été épargnée par l’idéologie offi cielle d’alors, fortement engagée dans une opération générale de dégradation des symboles ottomans. Depuis, sa fi gure continue d’être honorée dans les publications scientifi ques et populaires : c’est l’un des pionniers de la modernisation des institutions, « one of the new generation of reform-minded Ottoman statesmen » (V. Aksan), ouvert à l’inspiration technique et militaire occidentale, introducteur des plus grandes nouveautés sous le règne d’Abdülhamid 1er (1774-1789)51. On dit de

47. Cimetière de Haydar Pacha, Üsküdar, Istanbul. Sur les fi ches de famille dans lesquelles fi gure le patronyme d’un ancêtre considéré comme « fondateur », voir Alain BECCHIA, « Étude des comportements démographiques et des mutations sociales à travers la reconstitution des lignées », Annales de démographie

historique, 1984, p. 25-44 (ici p. 27-28).

48. Liste d’evlad datée de 1970 (archives HHP).

49. Comme dans l’usage arabe (ahfâd), le terme renvoie d’abord aux petits-fi ls, et par extension aux petits-enfants. C’est dans ce dernier sens qu’il est employé ici.

50. O. BOUQUET, Les pachas du sultan…, op. cit., p. 209-212.

51. Virginia H. AKSAN, An Ottoman Statesman in War and Peace : Ahmed Resmi Efendi, 1700-1783,

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lui qu’il a fait souffl er « partout le vent du renouveau »52. Ses qualités d’homme d’État (compétent et avisé) et d’homme de culture (érudit et calligraphe hors pair) sont à l’image de ses qualités humaines (généreux et plein d’humour)53. Bref, Halil Hamid est la fi gure par excellence du parfait pacha.

Pourtant, les descendants n’ont pas cherché à capter à leur profi t « la valeur morale des aïeux »54. Il est vrai que le cas de la Turquie contemporaine, dont l’État s’est offi ciellement constitué en rupture avec l’ancien régime ottoman, n’a rien à voir avec la situation observée dans d’autres pays : au Portugal où la fi erté d’appartenance familiale a coïncidé avec l’exaltation de l’État55 ; en Suisse où l’exercice du pouvoir a été associé à la domination de « familles his-toriques »56. Nous touchons là à une double question d’histoire comparée : le maintien d’anciennes noblesses dans les systèmes impériaux, et l’émergence de nouvelles dynasties dans les régimes représentatifs constitués à partir de la fi n du XVIIIe siècle. On sait aujourd’hui que si, dans le cas de l’Europe centrale et orientale le statut et le pouvoir juridique des aristocraties ont été largement écornés au lendemain de la Première Guerre mondiale, le déclin des élites en France est bien antérieur, alors qu’en Angleterre la hiérarchie sociale se main-tient pendant l’entre-deux-guerres57. Comme le souligne Marie-Bénédicte Vincent dans la présentation d’un numéro collectif consacré aux aristocraties européennes, force est de prendre en compte « le décalage éventuel entre les représentations des anciennes élites nobiliaires, qui accentuent dans les récits l’effet de césure, et l’infl uence qu’elles conservent en réalité dans l’appareil d’État et la hiérarchie sociale des nouveaux régimes. L’abolition de la monarchie en 1917 en Russie, en 1918 en Allemagne, en 1922 en Turquie s’est traduite par des changements inégalement complets d’élites »58.

Dans le cas de la Turquie contemporaine, la valeur sociale dépend en grande partie de la réussite individuelle, et celle-ci se mesure moins à l’aune de la transmission des héritages familiaux qu’à l’échelle des contributions

Leiden, E. J. Brill, 1995, p. XVIII ; İsmail H. UZUNÇARşILI, « Sadrazam Halil Hamid Paşa », Türkiyat

Mecmuası, 5, 1935, p. 213-267, p. 245. Voir également Kemal BEYDILI, « Halil Hamid Paşa », Diyanet Vakfı

Islam Ansiklopedisi, 15, 1997, p. 316-318.

52. « her yöndeki yenileşme rüzgarı » : Fikret Sarıcaoğlu, Kendi Kaleminde Bir Padişahın Portresi : I.

Ab-dülhamid (1774-1789), Istanbul, Tarih ve Tabiat Vakfı Yayınları, 2001, p. 198, p. 189, p. 264.

53. Mehmed SÜREYYA, Sicill-i Osmânî, Westmead, Gregg, 1971, Vol. II, p. 299. 54. G. DUBY, « Remarques… », art. cit., p. 345.

55. M. BOUQUET, Reclaiming English Kinship…, op. cit., p. 143.

56. Albert CHOISY, Généalogies genevoises, Genève, Kundig, 1947, p. VII-VIII.

57. Sur la question de la domination politique et sociale des noblesses « d’Ancien Régime », c’est-à-dire principalement les élites aristocratiques et agraires, voir l’ouvrage classique d’Arno MAYER, La

persistance de l’Ancien Régime : l’Europe de 1848 à la Grande Guerre [1983], Paris, Flammarion, 1991,

dont les conclusions sont en partie contestées par Dominic LIEVEN, The Aristocracy in Europe,

1815-1914, Londres, Macmillan, 1992. Voir également Hans-Ulrich WEHLER (éd.), Europäischer Adel

1750-1950, Göttingen, Vanderhoeck, Ruprecht, 1990 ; Didier LANCIEN, Monique DE SAINT-MARTIN (éd.),

Anciennes et Nouvelles Aristocraties de 1880 à nos jours, Paris, Éditions de la MSH, 2007.

58. Marie-Bénédicte VINCENT, « Présentation », in Aristocraties européennes et césure de la Grande

Guerre, numéro spécial, Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 99, 2008, p. 3-11 (p. 4).

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apportées à l’intérêt national59. L’enjeu essentiel, c’est l’inscription technico-culturelle dans la modernité. De ce point de vue, le lignage de Halil Hamid n’est pas en reste : grands médecins, hommes d’affaires, scientifi ques, artistes et sportifs offrent une galerie familiale dont le prestige, aux yeux des parents, mais également des cercles publics fréquentés, a en partie éclipsé la référence au grand vizir ; ce qui ne signifi e pas que les descendants n’étaient pas porteurs d’une conscience généalogique, fonction des savoirs transmis par les parents et des goûts personnels. Seulement, les lieux d’identifi cation familiale ont longtemps été mis en veille : le nom de l’ancêtre avait été supprimé, le vakıf était en déshérence, les descendants étaient dispersés entre l’ancienne et la nouvelle capitale, d’autres s’étaient implantés en province, d’autres encore à l’étranger, et les moyens de communications étaient restreints – aujourd’hui, ils communiquent par internet et webcam ! Mais ils se voyaient, l’été surtout. La mémoire familiale subsistait assez pour que certains descendants en vien-nent à s’y intéresser. À telle enseigne que ceux qui voulaient se redécouvrir Ottomans n’avaient guère à multiplier les efforts pour y parvenir : ils pouvaient déjà se faire evlad.

L’incorporation intergénérationnelle des evlad.

Au sein des descendants (ahfad), il faut distinguer les evlad 60, sous-groupe fondé sur un critère de parenté particulier qui exige d’être de la lignée directe de Halil Hamid Pacha, et d’être orphelin de celui par qui on l’est. Les evlad sont des impétrants : seule la reconnaissance administrative de ce statut donne droit à la perception des revenus de la fondation. Le sexe n’entre pas en ligne de compte : ainsi s’explique le caractère cognatique des arbres généalogiques. Il appartient au descendant de se faire connaître auprès des autorités : il lui faut constituer un dossier et le faire valider par les services de l’administration générale des vakıf, laquelle n’est pas chargée de la reconstitution des familles ; deux types de documents sont indispensables : les papiers d’identité sur lesquels fi gurent le nom du demandeur et celui de l’ascendant, père ou mère, qui le rattache à la généalogie ; un arbre généalogique qui indique que le candidat est bien de la descendance de Halil Hamid Pacha. En cas de contradiction entre les documents, l’administration rejette la demande. Une descendante nous a rapporté que tel fut son cas, au motif avancé que le nom de son père variait d’une lettre entre la graphie de sa carte d’identité et celle de l’arbre généalogique. Les evlad rencontrés disposent tous au moins d’une copie de la généalogie sur laquelle fi gure leur nom, ou à défaut, celui du parent concerné. Si tel n’est pas le cas au moment où l’evlad se porte candidat, au moins faut-il que son nom

59. O. BOUQUET, « Maintien et reconversion… », art. cit.

60. Il faut préciser que ce terme signifi e « enfant », sans distinction de sexe, contrairement à l’usage arabe (awlâd), essentiellement masculin. Le sens où nous l’employons ici est différent (« descendant, ayant droit »).

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soit inscrit sur ceux détenus par l’administrateur de la fondation. C’est la raison pour laquelle ce dernier s’adresse aussi régulièrement que possible aux evlad pour les inviter à lui « faire part » des décès et naissances, événements qu’il consigne soigneusement dans les registres et les diagrammes.

S’il reste à cette famille, désormais dépossédée d’une référence onomastique commune, un cadre d’identifi cation, c’est le vakıf : « collectif incorporé »61, c’est-à-dire institution par laquelle un groupe d’individus apparentés, mais qui ne se connaissent pas toujours, sinon ne s’apprécient pas forcément – nous avons pu le mesurer en les écoutant parler les uns des autres – sont associés à « une personne morale qui les enveloppe tous »62. L’administrateur est l’incarnation de cette personne morale ; c’est l’agent offi ciel de délimitation et d’apparte-nance au sous-groupe des evlad, dessinateur d’un arbre aux ramifi cations croissantes et illimitées – le vakıf est censé être éternel. Il lui revient la charge d’authentifi er les informations des différents arbres généalogiques, en fonction des arbres précédents, des documents de la fondation, et des actes offi ciels en sa possession. Gardien des arbres, gardien de la mémoire du lignage, il met en forme la famille : un descendant, Salih Asaf, parle bien de « l’arbre de notre famille » (« familyamızın şeceresi »63), de l’arbre par lequel la famille se réfère à elle-même et fait ainsi famille64. Agent principal de légitimation des evlad, intermédiaire indispensable de leur reconnaissance vis-à-vis des autorités, l’administrateur recourt fréquemment aux services d’un avocat.

Il reçoit régulièrement les lettres de personnes qui se disent descendants, et qu’il ne connaît ni d’Ève ni d’Adam. Ceux-là savent qu’il leur faut montrer patte blanche. D’aucuns proposent à cette fi n des schémas autogénéalogiques qui les relient à l’ancêtre, comme ici au verso d’une lettre : P. A.65 écrit ainsi à l’administrateur qu’elle dispose d’un arbre généalogique en ottoman (en « vieux turc », dit-elle), qu’elle est incapable de lire, mais que son père, H. H., qui lui savait l’ottoman, avait transcrit pour quelques noms ; elle garde cet arbre à la disposition de l’administrateur en cas de besoin, mais au verso de la lettre rend

61. P. BOURDIEU, « À propos de la famille comme catégorie réalisée », Actes de la recherche en sciences

sociales, 100, déc. 1993, p. 32-36, p. 33.

62. M. GODELIER, Métamorphoses…, op. cit., p. 135. Il me semble que la solidarité intergénération-nelle entre descendants des deux sexes fait écho aux débats, célèbres chez les anthropologues de l’Après-guerre, entre Edmund Leach et Meyer Fortes, sur la contradiction qu’il y aurait entre groupes de descen-dance unilinéaire (dont relèvent les descendants de Halil Hamid Pacha) et solidarité intergénérationnelle (dont ils ne relèvent pas). M. BOUQUET pose le problème en des termes simples : « what kind of corpora-tion provides inter-generacorpora-tional continuity in societies which do not have unilineal descent groups ? » (Reclaiming English Kinship…, op. cit., p. 129). J’observe pour ma part que le type de « corporation » qu’est le vakıf fait partie de ce que M. Bouquet appelle des « corporations that never die » (ibidem, p. 128), alors même que le groupe de descendance qui lui est lié n’est pas unilinéaire.

63. Arbre en ottoman et turc, daté de 34 (1334 très probablement, calendrier islamique).

64. La famille « fait famille » par l’exploitation qu’elle met en œuvre de ressources matérielles et symboliques complémentaires (Benoit FLICHE et Élise MASSICARD, « L’oncle et le député : circuits de ressources et usages de la parenté dans un lignage sacré en Turquie », European Journal of Turkish Studies [Online], 4, 2006 (§ 43), (URL : http://ejts.revues.org/index627.html).

65. Nous maintenons l’anonymat des descendants encore en vie ou qui pourraient l’être.

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déjà compte de sa lignée66. La voici qui tire quelques noms transcrits d’une masse d’individus qu’elle n’a, pour la plupart d’entre eux, jamais connus et qui resteront anonymes. Tous n’ont pas de nom, mais qu’importe : l’essentiel est que les maillons qui la relient au fondateur soient connectés. Elle qui s’approche de sa fi n naturelle a fait son devoir de mémoire, afi n que sa fi lle hérite de ses droits. L’administrateur n’a pas eu grand mal à vérifi er qu’ils étaient fondés : on retrouve le nom de P. A. dans plusieurs listes d’evlad datées de 1970 ; il a classé sa lettre dans les dossiers de la fondation.

DOCUMENT 2

Schéma autogénéalogique d’une descendante de Halil Hamid Pacha

Avec l’aimable autorisation de la famille de Celalettin Derviş Bükey.

Réactualisation alphabétique et onomatogénèse

P. A. n’est pas la seule à confesser le problème que lui pose la lecture de ces arbres écrits en « vieux turc ». Les administrateurs ne l’ignorent pas, qui procèdent à des opérations successives de réactualisation alphabétique. Parmi les généalogies descendantes consultées, on en trouve une d’un type particulier, hybride : un arbre daté de la toute fi n du XIXe siècle, réalisé par l’administrateur Atif Pacha, couvert de collages d’une date ultérieure, typographiés en caractères latins. Ce changement est l’effet de la loi du 1er novembre 1928, qui prohibe l’usage public des caractères arabes – la mosquée seule demeure l’espace d’un usage négocié des caractères arabes67. L’ensemble des services publics sont concernés, y compris

66. Courrier à l’administrateur (26-9-1999, archives HHP).

67. Birol CAYMAZ, Emmanuel SZUREK, « La révolution au pied de la lettre. L’invention de l’alphabet turc », European Journal of Turkish Studies [Online], 6, 2007, (URL : http://ejts.revues.org/index1363.html).

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la Direction générale des fondations pieuses. Heureusement pour leurs morts, les nouveaux Turcs lisent encore assez l’ottoman pour honorer leur nom dans les cimetières ; mais leurs enfants ne le savent plus ; et comme il faut continuer de prononcer les prières propitiatoires ( fatiha), et ne pas laisser tomber dans l’oubli les grands hommes pour lesquels un si beau marbre a été gravé, les autorités les y aident par le biais des transcriptions :

DOCUMENT 3

Double alphabet pour une épitaphe ottomane

Tombe de Mehmed Akif Pacha au cimetière de la Mosquée Fatih à Istanbul. À droite de l’épitaphe, sur stèle en colonne, un cadre accueille la transcription de celle-ci en caractères latins. Photographie de l’auteur (24-11-2010).

Pour rester un outil juridique authentifi é, la généalogie doit donc faire peau alphabétique neuve. C’est à cette condition que les membres du vakıf pourront continuer de faire valoir leurs droits auprès de l’administration, et que, dans un autre ordre d’utilité, ils pourront remonter le fi l de leur généalogie.

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DOCUMENT 4

Double alphabet pour une généalogie ottomane

Avec l’aimable autorisation de la famille de Celalettin Derviş Bükey.

En haut à droite, fi gure la transcription d’une courte note sur la biographie du fondateur ; en dessous, l’authentifi cation de l’arbre par un descendant [Mehmed] Salih Asaf (1857/58-1934), qui, certes, ne semble pas avoir exercé les fonctions d’administrateur, mais à qui ce dernier a sans doute fait appel, pour qu’en sa qualité de premier président de la Cour de cassation, il authentifi e le document ; on voit également apparaître, ça et là, quelques noms transcrits (Halil Hamit, Arif Bey, Cemal Paşa).

GÉNÉALOGIEDYNASTIQUE : CAPTATIONSYMBOLIQUEETINVENTIONPATRIARCALE

Nous voudrions à présent étudier les modalités de transformation de cette généalogie institutionnelle élaborée au XXe siècle en un lieu de cristallisation du sentiment familial identifi able, des années 1970 (à partir de la consultation des archives de la famille) à nos jours (par le moyen d’entretiens réalisés avec plusieurs de ses membres). Si la généalogie dynastique est un produit dérivé de la généalogie par le vakıf, elle répond à des fi nalité différentes : l’administrateur mobilise des documents constitués par ses prédécesseurs et détourne les lieux mémoriels du vakıf pour composer une autre mémoire, par laquelle il transforme un lignage ottoman en dynastie républicaine68 ; il puise dans le patrimoine matériel et immatériel dont il a la charge, pour délimiter (distinctement du lignage) et valoriser sa parentèle. De même, les outils symboliques et les modes d’invention patriarcale auxquels il recourt diffèrent largement des logiques de captation opérées, trois décennies plus tard, par la généalogie publique.

De la généalogie institutionnelle à la généalogie dynastique

La candidature au poste d’administrateur relève d’un critère de parenté différent – il est marqué par une infl exion patrilinéaire exclusive – de celui qui s’applique à

68. Plusieurs études turcologiques récentes ont mis l’accent sur les stratégies d’anoblissement, sinon de distinction, menées par les élites républicaines depuis les années 1980. Voir par exemple : O. BOUQUET, « Famille, familles, grandes familles : une introduction », in O. BOUQUET (éd.), Les grandes familles en

Mé-diterranée orientale, n° spécial, Les Cahiers de la MéMé-diterranée, 82, juin 2011 (à paraître) ; « Aysun ALBAY -RAK, « Les musées des grandes familles turques : réfl exion sur les pratiques culturelles des Koç, Sabancı et Eczacıbaşı », in ibidem ; David BEHAR, « La troisième génération de la bourgeoisie turque », in ibidem. En un sens, Celal Bükey est représentatif de stratégies poursuivies par les lignées impériales une décennie plus tôt.

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la reconnaissance comme evlad. Il s’agit d’une règle de primogéniture, pratiquée en matière de succession dans divers contextes (pour ne citer qu’un exemple, la fonction de guide spirituel (mürşit) chez plusieurs groupes alévis69) : l’aîné des descendants a la priorité. Cette règle pose une équivalence des sexes en ligne directe : les femmes ont exactement les mêmes droits que les hommes70. Cela dit, c’est une règle agnatique (il faut être apparenté à la famille par le père)71, fi xée par le fondateur dans l’acte de fondation. Il n’en dit pas davantage sur les motivations qui furent les siennes, mais nous supposons qu’il a voulu que les biens matériels et immatériels restassent indivis et conservés pour être transmis aux descendants.

En décembre 1968, disparaît Übeyde Özgün, l’administratrice de la fon-dation. Celal Bükey est candidat à sa succession. Voici ce qu’il dit de lui, dans une courte note autobiographique que l’on retrouvera plus bas :

« Hüseyin Celalettin Bükey est de la cinquième génération. Il est né à Tokat en 1895. C’est un ancien élève de l’École de guerre. Il est offi cier en retraite de l’armée d’active, n° de registre 332-73. Il a participé à la Guerre d’indépendance et est décoré de la médaille de la Guerre d’Indépendance. Il connaît le français, l’allemand et l’anglais. Parmi ses activités actuelles, il est fondateur et principal actionnaire de cinq entreprises commerciales. Il est consul général honoraire du Royaume de Thaïlande à Istanbul. Il a un fi ls et trois petits-enfants. Il a des bureaux au-dessus du quartier de Kabataş à Istanbul mais également à Ankara. »

Celal Bükey ne se voit pas comme un fi ls de famille. Il met davantage en avant ce qu’il a vécu (la formation militaire à l’école et au front), acquis (les langues) et construit (ses entreprises) au cours de sa vie, que ce qu’il a reçu de ses ascendants72. Loin d’être un cas isolé, il est représentatif de la génération d’homines novi du roman national turc consacrée par la geste anatolienne de 1919-1922. Aux honneurs de la Guerre d’indépendance qui l’ont adoubé du sceau républicain à un jeune âge, et à la réussite obtenue dans les affaires, il ajoute un impressionnant carnet de visite autant qu’une distinction sociale étoffée des multiples appartenances aux clubs les plus chics de la capitale.

69. B. FLICHE, É. MASSICARD, « L’oncle… », art. cit., § 47.

70. C’est loin d’être le cas de tous les actes de fondation : tout dépend de la volonté du fondateur. Voir, à ce sujet, Randi DEGUILHEM, « Gender blindness and societal infl uence in late Ottoman Damascus : women as the creators and managers of endowments », HAWWA : Journal of Women of the Middle East and

the Islamic World, 1-3, 2003, p. 329-350.

71. M. GODELIER envisage qu’aient pu exister par le passé « de véritables groupes de descendance […] [dotés] de principes de répartition entre [les] familles de l’usage de toutes [les] ressources, et de transmission à tel ou telle de leurs membres de la tâche et de l’honneur d’assumer ces fonctions » (Métamorphoses…, op.

cit., p. 112). Dans le cas musulman, en effet, le droit de l’indivision (dont s’inspire en partie celui du vakıf)

correspond à ce mode de fonctionnement. Mais l’observation des réalités anthropologiques actuelles conduit M. Godelier à exclure cette hypothèse : « On voit ici clairement que la généralisation de la propriété privée, individuelle et familiale, des moyens de production et de l’argent rend diffi cile la constitution de groupes de descendance qui tendraient à se refermer sur eux-mêmes par l’application systématique d’un critère de parenté (complété éventuellement par d’autres critères permettant d’inclure ou d’exclure de leur sein certains types de parents » (ibid, p. 112-113). Pourtant, dans le cas des vakıf, que M. Godelier ne prend pas en considé-ration dans ses études, et dans un pays, la Turquie, dans lequel la propriété privée s’est pourtant très largement généralisée, une telle situation s’observe.

72. Sur le sens que les individus donnent à leur biographie, voir Caroline LABORDE, Eva LELIÈVRE, Géraldine VIVIER, « Trajectoires et événements marquants, comment dire sa vie ? Une analyse des faits et des perceptions biographiques », Population, 62-2, 2007, p. 567-586.

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Parvenu à un âge respectable, voici que cette incarnation sociale idéale du régime semble vouloir revenir à son passé ottoman : il souhaite devenir admi-nistrateur de la fondation pieuse créée par son ancêtre ; assez du moins pour entamer une procédure judiciaire contre d’autres descendants qui caressent la même ambition. On sait que la famille est loin d’être un monde gouverné, en toutes circonstances, par le savoir-vivre73 : les candidats opposés s’accusent qui d’incapacité, qui de sénilité74. Celal Bükey ne semble être en rien entravé par des principes de générosité familiale (d’amity comme disent les anthropologues anglo-saxons) : il ne connaît pas la plupart des evlad. Il se soucie de sa parentèle, c’est-à-dire du réseau de personnes avec lequel il s’estime apparenté jusqu’à un certain degré, mais pas du lignage dont il est issu. Il n’est pas davantage attiré par l’appât du gain – selon les statuts de la fondation, l’administrateur perçoit le tiers des revenus ; ils sont réduits à un montant dérisoire à l’époque, et Celal Bükey est riche. Peut-être voit-il dans cette activité d’administrateur une occasion supplémentaire de consacrer l’œuvre d’une vie, une entreprise née de rien et devenue prospère, en la recouvrant de l’honorabilité de l’ascen-dance et du prestige du vakıf ; la direction d’une fondation censée être éternelle, c’est comme une prime à « l’éternisation »75, la dernière prise de contrôle d’un homme de son passé, et l’orientation anticipée de l’avenir post mortem de sa famille. Mais il y a plus : ce que Celal réalise, c’est la captation d’un héritage d’images, de noms et de signes, pour accroître son propre capital symbolique. S’il devient administrateur, c’est sans doute qu’il a le goût de ses ancêtres. Mais c’est, plus encore, qu’il se perçoit lui-même comme le fondateur d’une dynastie en formation.

Quand l’administrateur se fait fondateur : un descendant anobli par lui-même76

Le cas de Celal Bükey est révélateur des usages de la mémoire impériale obser-vés dans la Turquie républicaine. Bien des grandes familles puisent dans leurs archives pour illustrer leurs livres d’or. Elles aiment à s’entourer des fi rmans et des diplômes impériaux d’attribution de grades et de décorations (berat) dont leurs ancêtres furent honorés, qu’elles destinent à de beaux encadrements placés dans les salons de réception77. Dans les études qui leur sont consacrées, sont

73. M. GODELIER, Métamorphoses…, op. cit., p. 98-99.

74. Sur les conditions juridiques qui s’imposent à la candidature au poste d’administrateur, voir Yusuf ULUÇ, Vakıfl ar Hukuku ve Mevzuatı, Ankara, Vakıfl ar Genel Müdürlüğü, 2008, p. 64-71. Pour une comparaison avec les confl its de succession à la fonction de guide spirituel de confrérie alévie, voir B. FLICHE, É. MASSICARD, « L’oncle… », art. cit., § 45-47.

75. Comme le dit Pierre BOURDIEU, « la vie éternelle est un des privilèges sociaux les plus recher-chés » : La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979, p. 78.

76. Par anoblissement, nous entendons affi rmation recherchée d’un prestige d’élites, au sens donné par Alain DUPLOUY à cette notion : Le prestige des élites. Recherches sur les modes de reconnaissance sociale en

Grèce entre les Xe et Ve siècles avant J.-C., Paris, les Belles Lettres, 2006.

77. Faruk BENLI, Mamoylar Aile Tarihi, Ankara, 2005, p. 16 (reproduction d’un berat de 3e rang),

p. 43 (Istiklal madalyası) ; Yurdal DEMIREL, Bulutoğulları, Manas, Elazig, 2006, p. 37 (berat d’autorisation

de construction de mosquée en 1852 accordée à Osman Ağa à Bulutlu). Le livre de Kerime Senyücel offre

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