Carnets paresseux
La mille et deuxi è me nuit
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février 2015
Image de couverture : « Calligraphy in the Form of a Peacock ». Inde, fin XVIIIe-‐
Les mille et une nuit, et apr è s ?
Chacun sait que le matin qui suivit la mille et unième nuit, le sultan Schahriar dit à Shéhérazade qu’elle l’avait si bien diverti, amusé et subjugué avec ses histoires qu’il renonçait à son cruel serment : il renonçait à l’égorger au petit matin, ce jour-‐là et aucun des suivants ; et décidait que désormais il accorderait toute sa confiance à son épouse – elle, Shéhérazade. La journée passa comme à l’accoutumée, en plus détendu : le palais et la ville retentissaient des cris de joie des courtisans et des habitants rassurés, tandis que Shéhérazade, aidée de Dinarzade, rangeait les cahiers de notes qu’elles avaient préparés pour les nuits suivantes, au cas où…
Mais qui sait ce qui se passa lors de la mille et deuxième nuit ?
La mille et deuxième nuit
Au soir de cette nuit-‐là, Schahriar se couche plutôt content de lui. D’abord, il est fier de sa clémence envers Shéhérazade : grâce à lui, la pauvre petite n’a plus à craindre de mourir à l’aube ! Et puis cette nuit, plus de risque d’être réveillé par la voix de Dinarzade posant sa sempiternelle question : « Ma sœur, si tu ne dors pas et si le sultan est d’accord, veux-‐tu raconter la suite de l’histoire d’hier ? »
Non, cette nuit et les nuits suivantes, plus d’histoires ! Il va enfin pouvoir dormir jusqu’à l’appel de la prière du matin. Désireux de profiter de cette pleine nuit de bon sommeil, le sultan ne tarde pas à s’endormir. Mais voilà qu’en pleine nuit, il est réveillé par un murmure. Non, mais ça n’est tout de même pas Dinarzade qui recommence ?
Entre colère et sommeil, il tend l’oreille et distingue plusieurs voix, mais ni celle de Dinarzade ni celle de Shéhérazade… ces voix indistinctes semblent provenir des jardins du palais. Courroucé – mais qui a l’outrecuidance de papoter sous ses fenêtres ? –, Schahriar se lève, s’empare d’un yatagan et se glisse sans bruit jusqu’à la terrasse qui domine les jardins. De là, la vue est magnifique sur Bagdad, ses tours et ses coupoles ; cette nuit, la lune généreuse permet de distinguer la moindre ruelle au cœur du souk, la plus petite terrasse des faubourgs populeux, et, au-‐delà des remparts, jusqu’à la moindre cour des caravansérails où dorment les âniers et les caravanes.
Mais si Schahriar entend toujours le murmure qui l’a tiré du sommeil, il a beau scruter la nuit, il ne distingue pas âme qui vive. Les voix, maintenant plus claires, montent de l’encoignure d’une ruelle qui longe le jardin du palais ; et voilà l’étonnant dialogue qu’il saisit en tendant l’oreille :
« Mais quel nigaud !
– Enfin, Al-‐Fakik, les dents qui te manquent ne sont pas une excuse pour
– Tais-‐toi toi-‐même, Bacbouc-‐le-‐bossu, Fakik a raison !
– Mais oui, si cet imbécile n’était pas si paresseux… la voix vive est interrompue par une voix lente et impérieuse.
– Je ne vois pas en quoi la paresse t’offense, Shakashik-‐au-‐bec-‐de-‐lièvre, mon frère.
– Al-‐Haddar, mon frère, pardon : tu es certes le prince des paresseux, mais tu n’es pas pour autant aussi stupide que lui ! »
La nuit est douce, et le sultan s’amuse de la situation : voilà qu’il joue à l’espion, comme le calife Al-‐Rashid des contes de Shéhérazade. Et il se demande en souriant quel est le malheureux qui mérite de tels qualificatifs de la part de ces quatre frères aux surnoms pittoresques, Al-‐Fakik-‐l’édenté, Bacbouc-‐le-‐bossu, Shakashik-‐au-‐bec-‐de-‐lièvre, et Al-‐Haddar-‐le-‐paresseux ! Mais voilà que l’aube blanchit au-‐dessus des remparts, et l’appel du muezzin retentit dans Bagdad. Schahriar le sultan n’a que le temps de regagner sa chambre et de se préparer pour la prière du matin.
* * *
La mille et troisième nuit
Toute la journée, ces quatre noms, Al-‐Fakik-‐l’édenté, Al-‐Haddar-‐le-‐paresseux, Shakashik-‐au-‐bec-‐de-‐lièvre et Bacbouc-‐le-‐bossu, tournent dans la tête du sultan. Et, quand, enfin, la nuit a étendu sa pelisse de panthère noire sur le monde des croyants, il n’arrive pas à s’endormir et cherche toujours où et quand il a entendu ces noms…
Est-‐ce au Divan ? Est-‐ce à la mosquée ? Est-‐ce dans les jardins ? Aux bains ? Au harem ? Non, là, il est bien certain que personne ne prononce d’autre nom d’homme que le sien. Est-‐ce à la chasse ? Décidément, un sultan doit faire face à beaucoup trop d’obligations ; il doit être disponible pour tout son peuple, pour les nobles, pour les muftis, pour les émirs, pour les marchands, pour les âniers, pour les derviches, et même pour les roumis… à force, cela fait trop de noms et trop de visages… comment se souvenir de tous ? Mais quand même, de ces quatre-‐là, il faut qu’il s’en souvienne. Ils ne perdent rien pour attendre.
Ah, s’il avait la mémoire de sa belle Shéhérazade, qui nuit après nuit lui racontait de si belles histoires…
Mais voilà !
Voilà où il a entendu ces noms, Bacbouc-‐le-‐bossu, Shakashik-‐au-‐bec-‐de-‐lièvre, Al-‐Haddar-‐le-‐paresseux, Al-‐Fakik-‐l’édenté ! C’est dans une histoire racontée par Shéhérazade ! Le sultan est doublement rassuré : d’abord, parce qu’il a retrouvé l’origine des noms de ses comploteurs ; ce sont les frères du barbier de Bagdad. En fait, c’est ce dernier qui raconte leurs histoires ; ou, plus précisément, c’est Shéhérazade qui lui a raconté l’histoire du barbier qui raconte les histoires de ses frères ; et, si sa mémoire est bonne, très exactement entre la cent-‐soixante-‐et-‐unième nuit et la cent-‐quatre-‐vingt-‐
troisième ; et ensuite, parce qu’il n’a rien à craindre : ni complot, ni entourloupe ni menace : il s’agit tout simplement de simples personnages de conte, inoffensifs, imaginaires ! Tout va pour le mieux à Bagdad !
Mais soudain, le cœur du sultan fait un bond : si, la nuit dernière, il a entendu parler ces Bacbouc, Shakashik, Al-‐Haddar ou Al-‐Hakik, c’est que ces personnages de fiction ont trouvé le moyen d’arriver pour de bon dans la réalité de Bagdad, et pile dans la ruelle qui longe le mur des jardins de son palais : bref, ils ont bel et bien fait irruption dans sa ville et dans sa vie ; rien que cela est une menace à l’ordre dont il est le garant !
L’autre option n’est pas plus satisfaisante : s’il les entend, s’il les attend, alors, c’est que lui, le sultan, est devenu un personnage de conte, au même titre que le bossu, le bec-‐de-‐lièvre, le paresseux ou l’édenté !
À ce moment, la blanche aurore ramène l’appel du muezzin, et le sultan dépité se dépêche de se lever pour entamer sa journée.
* * *
La mille et quatrième nuit
Tout le jour, Schahriar, l’esprit ailleurs, s’efforce de suivre le protocole qui régit les journées du palais. Heureusement, tout est si précisément réglé et organisé dans une journée de sultan qu’il lui suffit de peu d’effort pour jouer son rôle convenablement.
Mais si ses gestes sont emprunts de leur nonchalance habituelle, son esprit s’agite : vit-‐il une vraie journée, ou bien un jour de fantaisie ? S’il est devenu un personnage de conte, tout devient possible, et il doit douter de tout et prendre en compte les conséquences possibles : par exemple, est-‐ce que les paons qui dorment dans le jardin sont de simples paons stupides, ou bien des princes ensorcelés ? S’il s’agit de princes ensorcelés, il conviendrait de les nourrir avec autre chose que des graines de pastèque. L’idée qu’il puisse s’agir de princes ensorcelés stupides et amateurs de graines de pastèque ne lui vient pas à l’esprit.
Et est-‐ce que la barbe du grand vizir, dont celui-‐ci est si fier, est une vraie barbe faite de poils qui poussent au menton d’un homme ou bien une barbe magique ? Et dans ce cas, cette barbe retient-‐elle prisonnier un génie ou une princesse kazakhe ? Alors, ne faudrait-‐il demander à l’alchimiste du palais comment libérer l’éventuel génie pour le faire œuvrer à la gloire du sultan ? Où, au moins, ne devrait-‐il pas se comporter plus convenablement envers cette barbe, avec le respect dû à une princesse kazakhe, par exemple ?
Hum, est-‐ce que le protocole dit quelque chose de ce cas de figure ? Et comment faire cela sans offenser le grand vizir ? Ou la princesse kazakhe ? Ou les princes ensorcelés ? Ou les paons ?
À qui demander de l’aide ?
À son grand vizir, toujours si sûr de lui et si imbu de sa belle barbe tressée d’or ? À la première question, celui-‐là va s’incliner avec déférence, faire
s’incliner derechef et de s’éloigner dans un bruissement de babouches, majestueux comme si c’était lui qui donnait audience…
À son grand conseil, composé d’oncles et de cousins qui ne rêvent que d’avoir les dents assez aiguisées pour grignoter les miettes de sa fortune, à défaut de les avoir assez longues pour oser croquer son titre et son pouvoir ? Non, ils vont encore se chamailler, se contredire et si bien embrouiller la question qu’en moins d’un moment il aura oublié la sienne.
Au chef de sa police secrète ? Et que ferait-‐il, celui-‐là ? Envoyer la garde patrouiller en ville, poser des questions dans les tavernes, dans le souk, pour s’enquérir de Bacbouc, de Shakashik, d’Al-‐Haddar et d’Al-‐Hakik ? Doubler le guet sur les murs du palais, monter une souricière devant la poterne ? Et même s’il les trouve, comment arrêterait-‐il des personnages fictifs ? Non, la police, même secrète, c’est encore le meilleur moyen pour que tout Bagdad sache avant la nuit que le Sultan est égaré dans un conte et reçoit des invités imaginaires ! Autant confier la nouvelle aux muezzins pour qu’ils la clament du haut des minarets.
Reste Shéhérazade. De tout le palais, elle est certainement la plus versée dans les us et coutumes des contes et sait forcément ce qu’il faut faire face à des personnages récalcitrants. Mais elle va encore lui raconter des histoires, et il est las des histoires.
Le sultan est à ce point perdu dans ses réflexions que la journée puis la nuit s’écoulent sans qu’il s’en aperçoive : bientôt l’aube point à l’horizon et l’appel du muezzin l’oblige à regagner ses appartements.
* * *
La mille et cinquième nuit
Le sultan a songé tout au long du jour à cette situation humiliante – lui, un prince, entendre des personnages fictifs ? ou, pire, être devenu un personnage de conte ? pour un sultan, c’est insultant – et au moyen d’en sortir… et soudain, il a une idée :
« Pourquoi imaginer que je suis victime de sortilèges ? Je suis peut-‐être juste surmené, et ces voix sont peut-‐être simplement des hallucinations dues à la fatigue et aux trop nombreuses histoires que m’a racontées Shéhérazade. Et même si ce n’est pas le cas, et que ces maudits personnages de conte ont inventé un moyen de venir hanter mes nuits, une chose est sûre : c’est la nuit, et quand je suis réveillé, que ces Bacbouc, Shakashik, Al-‐Haddar et Al-‐Hakik m’apparaissent. Ni quand je dors, ni pendant la journée. Si je raisonne juste, ils ne m’apparaîtront plus si je dors. Hé bien, il suffit que je dorme la nuit et le tour sera joué ! Et voilà tout, dormir la nuit, être éveillé le jour, voilà la solution ! »
C’est pourquoi au soir de la mille et cinquième nuit, Schahriar s’allonge sur sa couche moelleuse avec la ferme intention de dormir profondément. À peine s’est-‐il installé que le sommeil le prend. Mais voilà qu’il fait un rêve. Dans ce rêve, il baguenaude incognito dans les rues de Bagdad, tel le calife Al-‐Rashid.
Soudain, au détour d’une ruelle, il voit se dresser devant lui la haute stature d’un génie qui flotte dans l’air et qui lui tient à peu près ce langage :
« Es-‐tu le sultan Schahriar ?
– Je suis bien le sultan, que me veux-‐tu ?
– Tu reconnais avoir fait le serment de zigouiller ton épouse après la première nuit de vos épousailles ?
– Heu, oui…
– Et ton épouse Shéhérazade est encore en vie, mille et une nuits après la cérémonie ?
– Heu oui…
– Bien. Tu n’as donc pas tenu parole. Et tu n’as pas honte, toi, un sultan, de ne pas tenir parole ? Très bien. Je suis chargé de te punir.
– Mais, Génie, j’ai renoncé à ce serment, et pas plus tard qu’hier matin.
– Et alors ?
– Mais alors si le serment est caduc, la faute est caduque, non ?
– Mais c’est bien pire ! Un serment négligé, passe encore, à la grande limite, mais le parjure !!
– Et si je donnais l’ordre de trancher le cou de Shéhérazade tout à l’heure ? Comme cela je respecterais mon serment, non ?
– Non, ça serait trop tard… tu t’es déjà parjuré.
– Mais, enfin, Génie, il y a bien quelque chose que tu souhaiterais ? Ne me dis pas que tu n’as pas envie de faire un vœu ?
– Un vœu ? Tu te moques de moi ? Tu oublies que les vœux, c’est mon rayon ! Et puis c’est encore une ruse pour tenir jusqu’à l’aube en espérant que je disparaîtrai à ton réveil ?
– Non, je te jure…
– Parce que, oui, je disparaîtrai à ton réveil… mais ça sera pour mieux réapparaître, dès la nuit suivante, dans ton prochain rêve ! »
Et, au moment où le génie étend ses longs bras vers lui pour l’attraper, le sultan effrayé fait un bond en arrière et se réveille, pelotonné au pied de sa couche ! Il ouvre un œil pour voir la lumière blanche de l’aube qui envahit sa chambre, tandis que l’appel du muezzin retentit à travers Bagdad.
* * *
La mille et sixième nuit
C’est peu dire que dire à quel point le sultan appréhende la venue de la mille et sixième nuit. Il est vrai que sa situation n’est pas très enviable : s’il ne dort pas, il risque de recroiser les quatre frères du barbier, et s’il s’endort, le Génie va venir le chercher. À la réflexion, les premiers sont certainement moins dangereux que le dernier. Et peut-‐être même que, héros de conte habitués à toutes sortes d’aventures, sauraient-‐ils lui donner un bon moyen de se débarrasser du Génie ?
Aussi, cette fois-‐ci, délaissant la terrasse du palais, Schahriar s’installe-‐t-‐il dans une poterne qui donne dans la ruelle où il a entendu les voix des quatre frères.
Pas question de se laisser surprendre. Il guette des ombres, et des ombres chaussées de babouches : autant dire que sur la terre battue de la ruelle, il a peu de chance de les entendre venir. Rusé, il a répandu un peu de gravier dans la ruelle. Alors, lorsqu’il entend le bruit caractéristique de huit babouches crissant dans le gravier, il tend l’oreille. Et voilà ce qu’il entend :
« Notre frère a raison, il faut coûte que coûte rencontrer le sultan ! Mais comment voulez-‐vous faire pour vous glisser dans le palais de cet imbécile avant l’aube ?
– Voilà déjà plusieurs nuits passées en vain. Ce paresseux ne descendra donc jamais nous parler ? Mes frères, il faut trouver une autre solution, et avant l’aube qui suit la nouvelle lune !
– Non, Bacbouc, Al-‐Fakik a raison, et nous devons rencontrer cet idiot de Schahriar. »
Schahriar pousse la porte qui ouvre sur la ruelle qui longe le mur du palais, et interpelle ses quatre visiteurs nocturnes :
« Bonsoir et salut à vous, Al-‐Fakik-‐l’édenté, Al-‐Haddar-‐le-‐paresseux, Shakashik-‐
au-‐bec-‐de-‐lièvre et Bacbouc-‐le-‐bossu. Il paraît que vous voulez me voir, me voici. »
Les quatre silhouettes s’inclinent devant lui, puis Al-‐Haddar, parlant au nom des trois autres, après quelques propos sur la brièveté des saisons et la douceur des jours, dit ceci :
« Bonsoir et salut à toi noble sultan. Tu te doutes que nous ne t’avons pas dérangé pour échanger de menus propos, aussi agréable soit ta compagnie. En vérité, nous demandons justice.
– Vous aussi, vous venez à propos de ce maudit serment, s’étrangle le sultan ! – Non, nous ne venons pas pour cela, ne t’inquiète pas, sultan. Nous ne sommes que de pauvres personnages de conte, pas des génies vengeurs. Mais c’est à bon droit que nous t’avons appelé paresseux, imbécile et idiot. Tu nous as lésés, et voici comment : par ta faute, nous avons vécu de longs jours dans l’angoisse et la crainte. Comment ? Par ta paresse, ne demandant à Shéhérazade de te raconter des histoires que dans le court instant qui joint l’aube à l’appel à la prière, tu as indûment fait traîner le récit de nos mésaventures entre la cent-‐soixante-‐et-‐unième et la cent-‐quatre-‐vingtième nuit. De la sorte, et par ta faute, mes frères et moi avons dû patienter vingt-‐et-‐
une longues nuits que notre frère le barbier dévide le récit de nos vies hasardeuses. Imagine nos peines, pendant ces vingt-‐et-‐une nuits. Et il faut ajouter l’angoisse de ne pas savoir si tu trancherais le cou de la princesse à la cent-‐soixante-‐neuvième nuit, ou à la cent-‐soixante-‐dix-‐septième. Te rends-‐tu bien compte que pour toi, il s’agissait d’un caprice, d’une petite hésitation – coupera, ou coupera pas le cou de la princesse ? ce soir, ou demain matin, ou plus tard ? –, mais pour nous, c’était le risque répété tous les matins que l’histoire de Shakashik-‐au-‐bec-‐de-‐lièvre, ou celle de l’édenté, ou celle de notre
Le sultan reste coi en entendant ce récit extraordinaire. Puis, conciliant – il compte bien leur demander leur aide pour se débarrasser du Génie – il dit :
« Certes, tu as raison. Certes involontairement, je vous ai porté préjudice. Al-‐
Haddar, dis-‐moi, comment puis-‐je réparer cela ?
– La nuit s’achève, sultan, et l’appel du muezzin va retentir. Nous autres, personnages de conte et de rêverie, ne nous montrons pas le jour. Quant à ta question, tu as la journée pour y réfléchir d’ici la nuit prochaine ! »
* * *
La mille et septième nuit
La mille et septième nuit trouve Schahriar déjà rencogné dans la poterne, avec une couverture épaisse, un thé à la menthe bien sucré pour rester réveillé – gare s’il s’endort et s’il rêve, le Génie a promis de venir le chercher ! – et un assortiment de rahat-‐loukoums pour tromper l’attente. Intérieurement, il maugrée contre Shéhérazade qui a trouvé si malin de lui raconter les histoires par bribes et morceaux ; sous prétexte de faire durer sa narration et de sauver sa tête, elle l’a mis dans un bel embarras ! Lui, un prince parmi les princes, sultan respecté et craint des confins de l’Atlantique salé aux montagnes de l’Oural glacé, et bien au-‐delà encore, se retrouver ainsi débiteur de personnages de conte !
Enfin, s’il a promis de ne pas trancher le cou de son épouse, il n’a rien juré pour celui de sa sœur Dinarzade ! Et celle-‐là n’est sans doute pas pour rien dans cette affaire. Mais il sera toujours temps de songer à s’occuper d’elles plus tard. Il faut d’abord se débarrasser des quatre frères du barbier, quitte à réparer la faute qu’il a commise à leurs dépens, et trouver une solution pour le génie. Schahriar en est là de ses pensées quand un glissement de babouches dans la poussière de la ruelle lui annonce l’arrivée des quatre frères. Sitôt la poterne ouverte, les salutations échangées et les frères assis devant un thé fumant, le sultan leur parle ainsi :
« Vous admettrez que je n’ai rien fait de tout cela en pensant vous nuire… et d’ailleurs, comment aurais-‐je pu faire autrement ? C’est Dinarzade qui trouvait bon de nous réveiller avant l’aube, et Shéhérazade qui racontait. Je ne pouvais tout de même pas demander au muezzin de repousser l’heure de la prière ! – Tu es le sultan, ou non, réplique Bacbouc-‐le-‐bossu ? Il te suffisait de commander à Shéhérazade de conter toute la nuit, d’une traite, et pas seulement pendant ces petits instants volés à l’aube : notre histoire n’aurait occupé que cinq ou six heures en tout et pour tout, au lieu de vingt et une
courage de passer quelques nuits blanches à l’écouter, au lieu de te contenter de bribes d’histoires entre le réveil et la prière du matin, toute cette pénible affaire de mille et une nuits n’aurait pas traîné deux ans dix mois et dix jours ou à peu près ! En vingt ou trente nuits blanches, c’était réglé ! »
Vingt ou trente nuits blanches ? Plus facile à dire qu’à faire, avec les obligations du palais qui ne lui laissent pas le temps de souffler. On voit bien que ces quatre frères vivent dans les contes et n’ont pas un empire à gouverner. Mais bon, ce n’est pas le moment de répliquer vertement, comme un sultan insulté ; il faut plutôt chercher un moyen de satisfaire ces quatre-‐là et, si possible, en échange, d’obtenir d’eux une ruse contre le génie. Et il pense avoir trouvé une monnaie d’échange. Après tout, ce sont des personnages de conte, et ils ont beau faire les malins, ils doivent avoir peur de disparaître maintenant que le conte est dit et que Shéhérazade est délivrée de l’obligation de conter encore et encore.
Réprimant un bâillement, il dit :
« J’ai bien réfléchi à votre sort. Il est certes extrêmement injuste que sous prétexte que Shéhérazade a trouvé bon de raconter vos histoires en petits morceaux, vous ayez souffert l’angoisse. Et pareillement, que, à la raison qu’elle ne me conte plus d’histoires chaque matin, le récit de vos aventures puisse s’estomper et disparaître. C’est injuste et cela n’arrivera pas. Mais je ne peux me parjurer et obliger Shéhérazade à reprendre ses récits. Voilà ce que je vous propose : un savant homme de ma cour va apprendre et retenir vos histoires. Et, afin d’assurer votre sécurité, il lui sera interdit de quitter mon palais. Ainsi la mémoire de vos histoires ne se perdra pas. Mais voici l’appel du muezzin. Réfléchissez à ma proposition et vous me donnerez une réponse demain ! »
La mille et huitième nuit
Malgré la fatigue et la tension accumulées, la journée du sultan se déroule aussi normalement que possible. Les courtisans les plus scrupuleux ont bien observé qu’au cours de sa promenade dans le jardin, leur maître s’est montré étonnamment cérémonieux envers les paons du jardin. De même, pendant la séance du conseil, à une ou deux reprises, on a noté qu’il considérait avec une attention inaccoutumée la barbe du grand vizir. Et bien sûr, tous ont remarqué sa nouvelle lubie de boire du café noir, tasse après tasse.
Mais ils sont tous bien trop respectueux pour s’étonner de quoi que ce soit de la part du sultan. De plus, aucun n’oserait seulement imaginer que Schahriar fait assaut de politesse avec d’éventuels princes métamorphosés en paons ou avec une hypothétique princesse kazakhe prisonnière, ou encore qu’il espère que le café le tiendra assez réveillé pour éviter de rencontrer un génie au détour d’un rêve. Les plus obséquieux d’entre eux songent simplement à s’incliner dorénavant plus bas devant la barbe de vizir, à considérer les paons du jardin avec plus de cérémonie et à acheter une cafetière.
Bref, le soir de la mille et huitième nuit arrive sans plus d’anicroche et le sultan peut enfin aller retrouver les quatre frères dans la poterne. Pendant la journée, il a bien réfléchi, et il a choisi l’homme qui convient pour garder la mémoire des récits des quatre frères. C’est un certain Omar-‐le-‐Muet, qui est aussi loquace que les carpes du grand bassin du jardin. Une fois les récits des quatre frères entrés dans son crâne épais, il y a peu de chance qu’on en entende de nouveau parler, ou qu’ils en ressortent pour protester. Ils apprendront ainsi ce qu’il en coûte de le traiter de paresseux ! Dans un moment, les frères auront accepté son offre – comment pourraient-‐ils la refuser ? – et il en sera débarrassé !
Une fois les quatre frères et le sultan installés et les salutations d’usage échangées, Bacbouc-‐le-‐bossu prend la parole :
« Merci de ta noble proposition d’hier, sultan. Ce serait un grand honneur pour nous d’être logés dans ton palais, à ta cour, abrités dans le crâne d’un de tes plus savants serviteurs. C’est évidemment beaucoup mieux que d’errer à travers la ville, à la merci des courants d’air. Mais si tu permets à un humble personnage de fantaisie de soulever une minuscule objection, le plus grand empire des hommes est du sable sous le pas du Tout-‐Puissant, loué soit-‐il, et cette ville est appelée à s’effacer de la surface du monde dès qu’Il le souhaitera. Et – n’y vois aucun sombre présage – si cette ville disparaît, qui sait ce qu’il adviendra de ton palais, de ton savant et de sa mémoire ?
– Bacbouc, je te remercie de la franchise de ta langue – puisse-‐t-‐elle gonfler et t’étouffer, ajoute-‐t-‐il par-‐devers lui ; il va devoir être plus malin que ces frères de barbier ! Alors, afin que la mémoire de ces récits ne soit pas confinée dans une seule tête ou dans un seul lieu, dès demain matin, quatre cavaliers partiront porter chacune de vos histoires dans quatre forteresses aux frontières de l’empire ; ainsi abritées dans des lieux aussi distants les uns des autres, elles seront à l’abri des coups du destin.
Ce qu’il garde pour lui, c’est qu’il compte bien qu’ainsi dispersés aux confins de son vaste empire, les quatre frères ne seront pas prêts de revenir l’importuner.
Shakashik-‐au-‐bec-‐de-‐lièvre dit à son tour :
« C’est une offre bien généreuse que tu fais à quatre miséreux, Sultan ; mais as-‐tu réfléchi aux dangers auxquels elle t’expose ? Car nos contes parleront de notre rencontre ; ils parleront de ton idée généreuse des cavaliers convoyant des contes aux confins de l’empire. Ainsi, ils parleront aussi de toi, à travers ton propre empire. »
« Voilà que cette nuit s’achève, sultan, et l’aube va venir. Il est temps pour nous de repartir et pour toi de remonter l’escalier. Salue les paons du jardin de notre part, et, quant aux dangers dont je te parle, songes-‐y tout le jour, et si tu ne trouves pas, n’aie crainte, je te les nommerai la nuit prochaine. »
* * *
La mille et neuvième nuit
Le crépuscule de la mille et neuvième nuit trouve le sultan assis dans les jardins du palais, préoccupé et songeur : de quels dangers parlait Shakashik ? A-‐t-‐il voulu se moquer de lui en lui demandant de saluer les paons du jardin ? Et comment faire pour se débarrasser du génie ? Pour le premier point, il peut éventuellement attendre jusqu’à la nuit ; Shakashik lui a promis de lui nommer ces mystérieux dangers ; il sera bien temps alors d’y faire face. Mais que faire pour les paons du jardin et pour le génie de son rêve ? Tiens, et s’il racontait ce rêve à quelqu’un ? Ainsi, l’histoire serait fixée dans la mémoire d’un autre, comme figée, et le Génie ne pourrait plus en changer la fin et l’emporter on ne sait où. Mais à qui peut-‐il faire confiance dans son palais ?
Pendant qu’il soliloque ainsi, un paon s’approche et l’examine de son œil rond.
Et si Shakashik avait voulu lui donner un indice ? S’il y avait un lien entre le génie de son rêve et les paons du jardin ? Mais en voilà une idée : et s’il racontait tout à un paon ? Celui-‐ci ne répéterait rien, c’est sûr. Mais même s’il l’écoute et qu’il l’entend, y a-‐t-‐il assez de cervelle dans ces plumeaux à pattes pour retenir quoi que ce soit ? Non, évidemment, rien n’est moins certain.
Sauf s’il s’agit d’un prince ensorcelé ; mais de cela, comment en être sûr ? Bon, qui ne risque rien n’a rien.
Et le sultan, après un coup d’œil précautionneux aux alentours – pas la peine, en plus, de se faire surprendre en grande discussion avec un paon, même potentiellement princier et ensorcelé –, se tourne vers la bestiole. Celle-‐ci, effarouchée, clopine à travers les pelouses. La lumière de la lune – la nuit est tombée depuis un moment – éclaire alors une curieuse course-‐poursuite : le paon qui se dandine, zigzagant entre les massifs d’orangers et de citronniers,
quatre frères du barbier près de la poterne. Enfin, il a une idée : dans un panier posé au bord d’une allée, il prend une poignée de graines de pastèque et la lance sur le sol. Aussitôt, le paon s’arrête, bientôt rejoint par toute sa tribu. Et voilà donc Schahriar entouré de douze gros volatiles.
Mais les mots ne passent pas sa gorge. Comment raconter, même dans le noir, même à mi-‐voix, sa rencontre avec le Génie, et tout ce qui précède, le serment, Shéhérazade, Dinarzade, et toutes ces histoires jusqu’à la mille et unième nuit, à ces grosses bêtes emplumées et stupides et aux pupilles rondes et vides ? Le sultan essaie de se lancer, en vain ! Un long moment passe, tandis qu’il tient sa tête entre ses mains et que les paons, un à un, s’écartent et partent vaguer à travers les jardins ou dormir dans les citronniers. Enfin, muet, dépité et honteux, le sultan se lève ; penser à parler à un paon, non mais quelle idée… heureusement que personne ne l’a vu ! Et puis, paon ou pas, prince ou pas, de toute façon, si raconter ses rêves résolvait quoi que ce soit, cela se saurait depuis longtemps et les médecins le prescriraient. Non, même chez les roumis qui peuplent cet Occident lointain et mystérieux qui borne son empire vers l’ouest, on ferait rire tout le monde avec une idée pareille ! Il s’éloigne sans se douter que le dernier paon le suit du regard en pensant :
« Si on m’avait dit cela ! Même pour un humain, ce Schahriar est vraiment d’une naïveté confondante ! Il faut croire qu’il ne s’agit pas d’un sultan, mais d’un dindon métamorphosé en sultan… Tout le monde sait pourtant que les génies ne vivent que dans les rêves. Un génie qui attenterait à son rêveur détruirait le rêve qui l’abrite et disparaîtrait à tout jamais ! Rien à craindre donc de leurs menaces, de leurs roulements d’yeux, de leurs cris et de leurs nuages de fumée flamboyante ! Poudre aux yeux ! Billevesées ! Certes, on ne peut pas non plus se débarrasser d’eux, et il faut s’habituer à leurs visites dans les rêves, leurs rodomontades et leurs jérémiades. Mais de là à croquer du café et se priver de sommeil et de rêve pour les éviter !
Bon, tout cela est bien joli, mais à propos de croquer, il n’y plus rien ici, il faut que je trouve d’autres graines de pastèque. Oh, mais voilà l’aube qui se lève déjà. Décidément les nuits sont courtes en cette saison. »
* * *
La mille et dixième nuit
Le lendemain, le sultan est exact à son rendez-‐vous dans la poterne. Il y retrouve, vous vous en doutez, les quatre frères du barbier : l’édenté, le paresseux, le bec-‐de-‐lièvre et le bossu. Ce dernier dit :
« Alors, Schahriar, as-‐tu trouvé quels sont les dangers que te ferait courir ta généreuse proposition, si par malheur elle venait à être réalisée ? L’édenté enchaine :
– Ne te méprends pas, Schahriar. Quand mon frère parle des dangers que te ferait courir ta généreuse proposition, il ne te menace évidemment pas : sultan, tu n’as pas à craindre la médisance, pas de notre part en tout cas. Tu sais que tu peux nous faire confiance. Nous ne tolérerions pas que quiconque, dans nos contes respectifs, disent le moindre mal de notre sultan bien-‐aimé…
Mais, crois-‐moi, les contes comme les gens changent en voyageant ; à travers ton empire immense, d’Ispahan à Samarcande, d’Oulan-‐Bator à l’île de Cipango, de Grenade aux Iles-‐aux-‐épices, le sens des mots change insidieusement, en passant d’un dialecte à l’autre, en transitant entre deux langues, et même à la faveur d’un accent placé au début ou à la fin d’un mot.
Alors, imagine combien les simples discussions des caravaniers, dont les parlers changent au gré du lent balancement des chameaux ou du trot têtu des ânes, vont multiplier les variations et les versions au fil des marches et des haltes dans les auberges et les caravansérails.
– Ainsi, comment dire l’histoire de celui qui s’étrangle avec trois noyaux de cerise, une fois arrivé dans une contrée où ne poussent que des pastèques, dit le bossu ?
– Comment faire comprendre une pêche miraculeuse au cœur d’un désert aride, demande le Bec-‐de-‐lièvre ?
tours, l’auteur devient lutteur tandis que l’attention de l’auditeur se change en tension ; et il est désormais impossible de fumer ou de chiquer du tabac ou de boire un kawa ou de l’arak, ajoute l’édenté. »
Le paresseux prend la parole :
« Encore une fois, nous ne disons pas cela pour nos histoires, qu’elles changent s’il le faut, et même tant mieux s’il nous advient de nouvelles aventures. Mais même si nous te sommes dévoués, comment, avec la fatigue du voyage, le dépaysement, les nouvelles coutumes à suivre, pourrions-‐nous être garants des personnages secondaires qui cheminent dans les contes de nos petites existences ?
Imagine qu’aux confins de ton immense empire, un comparse, à peine une silhouette, racontant une histoire au sein d’une autre histoire, commette une minuscule erreur à ton propos. Cette bévue prospérant aux confins de l’empire ternirait ton immaculée réputation auprès de tes peuples sans même que tu puisses agir. Le temps que ta police te prévienne et reparte au galop porter tes ordres, le mal serait fait. Sans compter que le conte erroné se propagera à travers tout ton empire à la vitesse même de tes gendarmes. Et, sait-‐on jamais, même sous ton gouvernement sage et bienveillant, des envieux pourraient oser en profiter pour déclencher bien des troubles et des mécontentements : grève d’artisans, révolte de paysans, province en insurrection ! Non, sultan, tu vois bien que ta proposition généreuse est trop lourde pour nous et trop dangereuse pour toi !
– Je ne saurais trop vous remercier de votre loyauté, répond le sultan, tout en guettant avec lassitude l’aube qui tarde à venir. Je vois bien que pour le salut des peuples des royaumes de l’empire, il nous faut éviter les voyages qui fatiguent et les conteurs qui enjolivent et mentent. »
par l’encre sur les pages, ces maudits n’auraient plus le loisir de venir baguenauder sous ses fenêtres. Et puis, une solide couverture à fermoir d’acier les tiendrait au secret.
Surtout si ce livre est unique et précieux, et bien rangé à l’abri des regards et des convoitises. Dans une bibliothèque par exemple. Vraiment, qui pourrait songer à aller le chercher là ? Pour l’instant, il faut gagner du temps :
« Mais voici que l’aube blanchit déjà le ciel. Retrouvons-‐nous la nuit prochaine.
Le jour porte conseil ! »
* * *
La mille et onzième nuit
À la fin de l’après-‐midi du mille et onzième jour, Schahriar me convoque. Après m’avoir rapidement raconté l’affaire – et voilà pourquoi je suis au courant de ce qui précède – il m’ordonne de préparer mon écritoire et de le retrouver, la nuit prochaine, près de la poterne, afin de noter rapidement les faits et gestes des quatre frères sitôt qu’ils auront accepté sa proposition. D’abord interloqué – sans vantardise, je suis bien le pire cancre des élèves scribes du sultanat –, je comprends vite que ça n’est pas ma maîtrise du maniement du calame ou de la plume qui l’a fait me choisir, mais bien plutôt l’insignifiance de mon rang et de mes talents. La discrétion et le secret priment sur tout le reste, et mon absence passera inaperçue au sein du secrétariat du palais ; on peut même avancer qu’elle sera un soulagement pour mes camarades et mes maîtres. Et il va sans dire que pour le sultan, mes pattes de mouche maladroites conviennent aussi bien qu’une savante calligraphie pour un livre qui doit rester clos.
Alors que je sors à reculons – protocole oblige – de la salle d’audience du palais, j’entends encore le sultan dire : « Quant au génie, j’ai trouvé comment faire ; une cuillerée de confiture d’opium après manger me vaudra un peu de repos sans rêve. Et ensuite, à nous deux, nous réglerons leur compte aux quatre frères ! »
À la nuit tombée, je file donc, mon écritoire sous le bras, attendre dans la poterne. Le temps passe lentement. Ah, quelle chance que le sultan m’ait choisi ! Voilà une trêve bien venue dans les listes de titulatures et de domaines que je copie tous les jours sous le contrôle acrimonieux du premier scribe.
Mais quelle malchance que le sultan exige que je m’en tienne aux vies de ces
puis lui imaginer une idylle avec le sultan ? Ou bien je pourrais m’arranger pour qu’un prince paon s’éprenne de Schéhérazade ou de Dinarzade et qu’ils s’enfuient sur un tapis volant ? Et le sultan les poursuivrait en chevauchant les nuages. Non, car il ne pourrait pas laisser les quatre frères du barbier dans Bagdad. Alors, il faudrait qu’ils l’accompagnent ! Et son génie aussi !
Justement, parlons du génie… si je racontais que le sultan rêve toutes les nuits d’un jardin à Séville, où, dans un puits, se trouve un talisman qui fait fuir les génies ? Et que pour se débarrasser de son génie gênant, il décide, contre l’avis de ses conseils, de partir à Séville ? et qu’il part en grand secret… cela ferait des histoires à raconter, même s’il faut les inventer ! Et puis imaginons qu’arrivé à Séville après bien des mésaventures, il trouve enfin le jardin et le puits de son rêve. Mais pas de talisman… Oui, ça en ferait des nuits et des nuits de contes et d’écriture, bien tranquille dans la poterne. À propos de poterne, le sultan est vraiment en retard. Bon, il a peut-‐être forcé sur l’opium.
Ça n’est pas moi qui vais me risquer à le réveiller.
Donc, pas de talisman dans le puits du jardin de Séville. Mais imaginons que le sultan raconte son rêve au propriétaire du jardin, et que celui-‐ci, en souriant respectueusement, raconte à son tour que lui aussi, il rêve toutes les nuits d’un talisman anti-‐génie caché derrière la porte d’une poterne du mur du jardin d’un palais à Bagdad, mais que jamais il n’a eu l’idée saugrenue de faire le voyage pour vérifier ! Le sultan n’aurait plus – au prix de quelles aventures, voilà ce qu’il faudrait que je raconte ! – qu’à revenir trouver chez lui ce qu’il cherchait ailleurs.
Mais non, pas question que je fasse cela. Nous autres scribes, nous avons un code d’honneur… sinon, je pourrais raconter tellement de choses et faire durer ce récit tant de nuits que vous demanderiez grâce. Bon sang, à propos de nuit, voilà que l’aube point au-‐dessus du rempart ! Et le sultan n’est pas venu ! Il faut remettre la rencontre avec les frères du barbier à demain.
La mille et douzième nuit
Le mille et douzième jour, le sultan ne me convoque qu’à la nuit. Si j’ai pu dormir un peu dans la matinée – mais pas assez à mon goût après la nuit blanche passée à l’attendre dans la poterne –, lui a visiblement dormi toute la journée, et il a l’air encore passablement ensommeillé et la barbe embrumée.
Tandis que je me prosterne sur le tapis de la salle d’audience, je l’entends qui murmure d’une voix pâteuse :
« Et si je ne rêvais pas de lui, mais que c’était lui qui rêvait de moi ? Mais alors les rôles seraient inversés, et je pourrais menacer et terrifier ce maudit génie ! »
On dirait que sa confiture d’opium a été un peu trop efficace. D’ailleurs, trois pots vides traînent sous les coussins, près du sultan. Malgré tout, l’audience débute assez bien. Le sultan me fait faire de savants calculs : sachant que les quatre frères du barbier sont quatre, ce qui veut dire quatre histoires ; qu’il convient de ne pas séparer une famille unie ; qu’il ne faut pas oublier que c’est le barbier qui, le premier, a raconté leurs histoires ; qu’il est donc plus prudent de le boucler dans le même livre ; que cela fait donc cinq histoires ; bref, sachant tout cela, combien d’encre et de papier faut-‐il prévoir pour le livre ? Car, décidément, le livre est la meilleure solution. Mais convient-‐il de le rédiger sur du fin papyrus, du solide parchemin, ou sur ce papier confisqué à un marchand chinois il y a quelques années ? Ce serait l’occasion d’en débarrasser les entrepôts royaux. Quoique, à y réfléchir, le papier est fragile et on ne sait pas ce que ça dure. Si le support tombait en poussière, l’encre des personnages des contes serait libre de filer et de noircir sa réputation. Non, à bien y penser, le papier, ça n’est peut-‐être pas ce qu’il faut pour un livre !
Magie de l’écriture, mon récit est aussi bref que cette discussion est longue : le sultan somnole entre les phrases, revient en arrière, répète mes réponses et oublie ses questions, autant de coq-‐à-‐l’âne que j’évite sur cette page.
Entre deux questions, le voilà qui fouille sous ses couvertures et en repêche un dernier pot clos. Il l’ouvre avec précaution, comme s’il s’attendait à en voir sortir un génie. Mais non, inspection faite, il s’agit bien de confiture de melon mêlée d’opium. De chaotique, la conversation devient elliptique : chaque cuillerée ralentit la diction de Schahriar ; à mesure que sa langue endormie confond les noms et les qualificatifs, suscitant d’improbables protagonistes, Al-‐
Fakik-‐le-‐bossu, Shakashik-‐l’édenté, Bacbouc-‐le-‐sublime, Schahriar-‐le-‐paresseux ou Al-‐Haddar-‐au-‐bec-‐de-‐lièvre, mon esprit et ma plume suspendus à ses paroles alanguies peinent à suivre le cours cahotant des méandres ralentis de ses phrases absconses.
Et puis vient un moment où un silence de plus en plus consistant se substitue à ses bredouillis, suivi d’un lent ronflement rasséréné que le bref tintement du pot – vide – de confiture roulant sur le sol n’interrompt pas. Qui suis-‐je pour réveiller un sultan qui dort ? Personne. D’ailleurs, personne ne pourrait le sortir de ce sommeil d’opium. Même si le génie s’en donne à cœur joie, grondant et menaçant au fil des rêves du sultan, il ne le réveillera pas cette nuit !
Et j’ai idée que si les quatre frères, quels que soient leurs noms et surnoms vrais ou supposés, attendent dans la ruelle qui longe le mur du jardin du palais, près de la porte qui donne dans la poterne, ils peuvent attendre longtemps.
Quant à moi, j’enfouis mes notes dans ma besace, je ramasse mon écritoire, et, après une génuflexion toute symbolique, je franchis à reculons la porte de la salle d’audience. Cette nuit, pas question d’attendre l’aube !
* * *
La mille et treizième nuit
Le lendemain, je me lève dès l’aube. Sans nouvelles du sultan – on chuchote qu’il dort encore, si profondément que personne n’ose le réveiller –, je passe la matinée dans la bibliothèque, à parcourir mes notes. En pure perte : les propos incohérents et opiacés du sultan, passés au filtre de mes pattes de mouche, sont définitivement incompréhensibles. Si je dois écrire ce livre sans tout inventer, il faut que je trouve une source d’information plus sûre. Les quatre frères ? Un scribe écrivant sous la dictée des personnages du conte, ça serait mettre la noria avant l’âne ! Qui d’autre connaît ces histoires ? Shéhérazade ? Une princesse, parler à un scribe ? Même pas dans mes rêves ! Sa sœur Dinarzade ? Elle n’est pas de rang princier, et puis je l’ai souvent aperçue à la bibliothèque du palais, remplissant jour après jour de petits cahiers de notes prises dans des vieux recueils de contes ; chacun, parmi les bibliothécaires et les scribes, s’est demandé pourquoi elle s’astreignait à ce labeur. Mais ça fait près de deux semaines qu’elle n’est pas venue.
En fin de journée, je reçois ordre du sultan de le retrouver directement dans la poterne. J’attrape mon écritoire et je file à travers le jardin. Le sultan m’accueille aimablement, rasséréné par le long sommeil causé par l’opium et la conviction qu’il sera bientôt débarrassé des quatre frères. Jugeant l’occasion favorable, j’ose lui proposer quelques améliorations auxquelles j’ai songé :
« Sultan, le livre que tu m’as ordonné d’écrire contiendra le récit des vies de Bacbouc, de Shakashik, d’Al-‐Haddar et d’Al-‐Hakik ; mais pour le joli de la chose, il devrait dire aussi en quelle occasion et comment les contes ont été dits ; et donc raconter l’histoire de Shéhérazade et la tienne, sultan ! »