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Que faut-il ne pas dire à qui ? le secret médical au xviiie siècle

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Que faut-il ne pas dire à qui ? le secret médical au xviiie siècle

LOUIS-COURVOISIER, Micheline

LOUIS-COURVOISIER, Micheline. Que faut-il ne pas dire à qui ? le secret médical au xviiie siècle. Revue médicale suisse , 2008, vol. 4, p. 242-246

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:103683

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Que faut-il ne pas dire à qui ?

Le secret médical au XVIII e siècle

«I

l y a quelque tems qu’un Al- lemand que je ne connoissois point vint chez moi et me de- manda des renseignemens sur la santé d’une demoiselle qu’il songeoit à deman- der en mariage, et dont j’étois le méde- cin depuis son enfance. Je lui fis sentir combien sa demande étoit indiscrete, et tout en refusant de lui donner en détail les renseignemens qu’il me demandoit, je lui en dis assez cependant pour qu’il ne pût croire que mon refus vint du desir de lui cacher quelque circonstance défa- vorable (?) à la demoiselle.

Quelque tems après, je fus appelé à voir les parens de la demoiselle. Je de- mandois de ses nouvelles, on me répon- dit qu’elle étoit en voyage avec son mari.

Je demandois qui étoit le mari et j’appris que c’étoit un Allemand. Je racontois alors la visite qu’il m’avoit faite et ce que je lui avois répondu. La mère trouva que j’avois tort et que dans une affaire aussi sérieu- se et aussi importante que le mariage, il étoit du devoir du médecin consulté, fut- ce même par une personne absolument étrangere du lieu, de dire franchement et

sincerement tout ce qu’il savoit. Je sou- tins, au contraire, que le medecin qui se conduisoit ainsi ne mériteroit aucune con- fiance, et que le silence le plus absolu lui étoit impérieusement prescrit par les loix de l’honneur, par celles de sa profession, et même par les convenances récipro- ques de la société».a

Tel est le début d’un Mémoire sur la discrétion médicale rédigé par le docteur Louis Odier en 1803. Médecin genevois (1748-1818), Odier effectua sa formation à Edinburgh, et la compléta par un séjour prolongé à Londres. En 1772, il s’installa à Genève et y pratiqua durant plusieurs décennies. Cette pratique lui inspira de nombreuses réflexions, dont certaines fu- rent rédigées sous forme de «mémoires»

parmi lesquels : un mémoire sur les voya- ges médicaux, et deux mémoires sur les professions médicales. Ces mémoires étaient ensuite lus au cours de séances des différentes sociétés médicales récem- ment instituées à Genève et constituaient un support à une discussion entre col- lègues.

Le mémoire sur la discrétion médicale fait état de trois cas de figure de divulga- tion du secret : celui qui consiste à révé- ler une tare héréditaire ou une maladie à un futur conjoint, celui de la dénonciation d’un criminel auquel un médecin aurait eu affaire dans le cadre de sa pratique, et celui de l’avortement, ou plus précisé- ment de personnes qui pratiqueraient il- légalement un avortement. Seule la pre- mière situation est discutée ici, avec une mise en contexte de la pratique médicale et de la relation thérapeutique qui peut expliquer les positions prises par le mé- decin et par la mère de la future épouse.

Louis Odier affirme une position claire quant au secret lié à une maladie, posi- tion qu’il étaye sur les lois de l’honneur et de la déontologie ; son appartenance à un corps constitué l’incite à cimenter la cohésion professionnelle entre autres par la notion de serment et celle de secret.

Son interlocutrice exprime son désaccord

et défend les valeurs fondamentales de la société à laquelle elle appartient, et par- ticulièrement le rôle crucial qu’y joue la famille.

LES MÉDECINS ET LE SECRET MÉDICAL

La cohésion professionnelle des mé- decins se consolide progressivement au cours du XVIIIesiècle. Elle passe par la création de sociétés médicales qui endos- sent un rôle de ciment intellectuel. Mais elle s’organise également autour de pres- criptions comportementales dont l’une des fonctions vise à distinguer sans équi- voques les médecins des soignants em- piriques, et à souligner la dignité de la profession médicale, par rapport à l’ab- sence de scrupules des autres soignants.1 John Gregory (1724-1773) et Thomas Per- cival (1740-1804), tous deux médecins célèbres d’Edinburgh, se sont attachés à décrire les comportements, les devoirs et les qualités que devrait endosser tout bon médecin.2,3La discrétion compte parmi les qualités essentielles du médecin et pourtant, contrairement à Odier, ils l’évo- quent «en passant» ; elle ne fait pas l’objet d’une tête de chapitre ni même de celle d’un paragraphe, comme par exemple les notions de comportement à adopter en cas de consultations à plusieurs collègues, la manière de percevoir des honoraires, la question de la vérité ou du mensonge en cas de maladie grave, ou encore l’ha- billement des médecins. La discrétion di- rectement liée à la question du secret semble acquise ; il suffit de le rappeler, d’y faire allusion, sans qu’il soit nécessaire d’en détailler les tenants et les aboutis- sants. Après tout, elle s’appuie sur la tra- dition hippocratique qui a traversé près de deux millénaires et qui demeure encore bien vivante. Les dictionnaires médicaux du XVIIIesiècle n’enregistrent pas non plus d’entrée sous les termes de secret, de discrétion ou encore de confidentialité.

Certains auteurs les mentionnent au gré

M. Louis- Courvoisier

Micheline Louis-Courvoisier Institut d’éthique biomédicale Programme des sciences humaines en médecine

CMU, 1211 Genève 4

Micheline.Louis-Courvoisier@medecine.

unige.ch

Rev Med Suisse 2008 ; 4 : 242-6

a Genève, Musée d’histoire des Sciences, Z 92, Mémoire sur la discrétion médicale, 2 juillet 1803.

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... ... ...

...

d’un article, là aussi «en passant »,4tout comme Marc-Antoine Petit, célèbre chi- rurgien lyonnais, quand il s’adresse à ses étudiants et leur donne des conseils en matière de savoir et de comportement.5 Sous la plume des médecins de l’Ancien Régime, le secret est toujours présent, mais rarement circonscrit ni même décrit.

A lire de plus près les recommanda- tions de ces auteurs, on s’aperçoit que le secret, ou le souci de discrétion, ne con- cerne pas une situation précise, mais est considéré comme une qualité morale, au même titre que la probité ou le sentiment d’humanité, qualificatifs le plus souvent attribués au bon médecin du XVIIIesiècle.

Ainsi, Gregory et son successeur Perci- val insistent-ils sur le fait que le médecin peut être le témoin d’états d’âme parti- culiers, et les «tristes circonstances dans lesquelles il les voit (les malades) sont bien différentes de celles où les voient les autres hommes. Cette situation humiliante sub- stitue souvent à une gaîté accoutumée, à l’égalité du caractère et à la force d’es- prit, une humeur chagrine, l’impatience et la timidité. Il est donc aisé de s’aperce- voir combien les caractères des individus et la réputation des familles peuvent sou- vent dépendre de la discrétion, du secret et de la probité du médecin» (Gregory, p.

37). Pour Percival, «le secret doit être stric- tement observé quand cela est requis par des circonstances particulières» (p. 90), et il ajoute que la nature confidentielle et familière des relations qu’il peut avoir dans le cadre de sa pratique ne devrait être rapportée qu’avec discernement et les plus grands scrupules en matière de fidélité et d’honneur.bCes deux auteurs relèvent la nature particulière de la rela- tion thérapeutique ; et ils insistent sur les conséquences de la maladie en ter- mes de fragilité et de vulnérabilité per- sonnelles susceptibles de modifier l’ima- ge que le malade a – ou donne – de lui- même, et dont la modification pourrait lui nuire, à lui ou à sa famille, en ternissant entre autres sa réputation. Quelques an- nées plus tard, Monfalcon ne dit rien d’autre, quand il écrit dans un paragra- phe intitulé prudence: «Appelé à traiter des maladies dont l’existence avérée pour- rait porter le trouble dans une famille, le médecin prendra les précautions les plus

grandes pour ne point compromettre sa réputation et les secrets qui lui sont con- fiés.(…) Ses fonctions l’initient quelquefois dans les mystères remarquables, soit par leur importance, soit par leur singularité».

Et plus loin, «dépositaire des secrets de famille, maître quelquefois de la réputa- tion de ceux qui lui ont accordé leur con- fiance, à quelle ignominie ne se dévoue- rait-il pas, si, par faiblesse ou légèreté il dévoilait des mystères qui doivent être cachés à tous les yeux» (p. 305). Marc- Antoine Petit, dans le chapitre intitulé «De la reconnaissance envers les médecins»

de son Essai met l’accent sur le côté intransgressible du secret, quelles que soient les circonstances : «Quelque peu soutenue que soit la confiance que l’on vous accorde, quelque oubli que l’on ait des secours que vous avez prodigués, ne laissez jamais échapper le secret dont on vous fit dépositaire. La noblesse de votre profession se distingue surtout en cela, que vos soins peuvent être oubliés ou méconnus, sans que celui que ce défaut de reconnaissance accuse, ait à trembler en redoutant en vous l’indiscrétion d’un ennemi». (p. 52). Alors que pour lui, com- me pour beaucoup d’autres médecins de son époque, la confiance est un des prin- cipes fondateurs de la relation thérapeu- tique,6le secret doit résister à la rupture de cette confiance.

Le caractère presque sacré du secret, tel qu’il apparaît en filigrane dans ces textes, est à relier au rôle que joue encore l’honneur dans la société du XVIIIesiècle, et aux revendications des médecins d’ap- partenir à la catégorie des gentlemen.7,8 La valeur économique s’ajoute à la va- leur morale du secret : un médecin qui trahirait des secrets perdrait très rapide- ment sa réputation. Or, dans un système de dépendance économique tel que le connaît le médecin de l’Ancien Régime, qui est lié au bon vouloir de ses patients pour subvenir à ses besoins, le praticien ne peut se permettre de compromettre sa réputation par la trahison des secrets dont il a connaissance.9Honneur, con- fiance, réputation et nécessité de con- server ses patients sont les garants du secret médical sous l’Ancien Régime.

On sait donc que le secret était une valeur reconnue par tous. Mais quel se- cret ? Que fallait-il ne pas dire à qui ? Les textes dont il est fait mention plus haut ne précisent rien : l’honneur dictera à cha- cun ce qui doit rester confidentiel. Plus loin dans son mémoire, Odier regrette ce

flou : «Le serment qu’on fait prêter par- tout aux nouveaux docteurs à leur ré- ception, depuis Hippocrate jusqu’à nous, les engage seulement à ne point divul- guer ce qui doit être secret, ce qui les laisse entièrement juges de ce qu’ils peu- vent dire et de ce qu’ils doivent taire. Il seroit à desirer qu’on eut été plus loin et qu’on leur eut fait promettre de ne jamais parler à personne des maladies qu’ils seroient appellés à soigner, à moins qu’on ne fût entre gens de l’art en général et sans désigner les malades». Ce besoin de clarifier les contours du secret lié à la maladie signifie que dans la pratique, les informations circulent assez librement au sein d’un réseau plus ou moins élargi.

LE MÉDECIN

,

LA FAMILLE ET LE SECRET

Pour exposer son propos, le médecin genevois choisit une situation qui con- cerne la fondation d’une famille. Faut-il rendre compte à des tiers de l’état de santé d’une personne, pour qu’elle puis- se opérer le choix du «bon» conjoint et ainsi garantir une famille saine et pros- père ? Non seulement Odier refuse de répondre à l’Allemand qui l’interroge sur la santé de sa future épouse, mais il se positionne clairement dans la suite de son propos, en reprenant à son compte la valeur morale du secret telle qu’elle est défendue par ses prédécesseurs : «Mais quand il sera vrai que rien n’est plus re- doutable qu’une alliance avec une per- sonne scrofuleuse, la question qui nous occupe sur le devoir du médecin consul- té n’en est pas moins problématique, ou pour mieux dire, elle ne l’est point à mes yeux. Il doit garder le silence et se ren- fermer dans les bornes de sa profession qui l’appelle à guérir ses malades, mais non à trahir leur confiance en révélant leurs maux». Et plus loin : «Je me résume donc et je dis que lorsqu’un médecin, un chirurgien ou même un apothicaire est consulté sur la santé d’une personne recherchée en mariage, en perspective des maladies héréditaires qu’elle pourroit transmettre à ses enfans, il doit absolu- ment refuser de répondre à cette ques- tion, et que s’il ne se renferme pas dans les bornes d’un silence absolu, il seroit coupable d’un abus de confiance égale- ment proscrit par les loix de l’honneur, par les devoirs de sa profession et par les convenances de la société». L’honneur du médecin et de la profession passe

b «And the familiar and confidential intercourse, to which the faculty are admitted in their professional visits, should be used with discretion and with the most scrupulous regard to fidelity and honour».

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donc avant d’éventuels risques encou- rus par la famille et qui seraient liés aux conséquences d’une maladie.

Odier ne choisit pas cet exemple au hasard : ses préoccupations reflètent l’ex- périence quotidienne des médecins de son temps, et les pressions constantes auxquelles ils doivent faire face. Ainsi la marquise d’Agrain consulte-t-elle le cé- lèbre médecin lausannois, Samuel-Au- guste Tissot (1728-1797) à propos de son futur gendre, «dont la naissance très distinguée, les calités naturelles et acqui- ses ne nous laissent après les vérifica- tions les plus scrupuleuses rien à désirer».

Mais voilà que le jeune homme avoue spontanément qu’il souffre d’un «com- mencement d’infirmité ; depuis quelques années, je m’aperçois» précise-t-il «que la hanche, la jambe et le pied droit de- viennent plus petits que le gauche (…) comme je ne ressans aucune douleur, j’ay préférés de laisser agir la nature plustot que de courir les risques de l’art». Les questions de la marquise sont claires :

«les enfants seront-ils suffisament bien constitués pour leur bonheur et celui de leur parants ? Et quel remedes préseva- tifs faudroit-il employer pour retarder le progret du mal ? Peut-on ésperer vint ans, trante ans d’une santé passablement bonne ? A mon age, je m’abonnerois bien à une vintaine d’année de tranquilité et de bonheur, sans la charge d’etre garde- malade le reste de ma vie. Mais il ne faut pas que l’antousiasme maternel décide du sort d’un enfant qui ne peut n’y pré- voir ny se décider par elle-même. (…) Je vous prie de me dire franchement votre avis ; précedament vous avés bien voulu me traitter en femme sansée, et non en jolie femme de Paris». Non seulement la marquise sollicite un avis expert, mais elle demande en plus au médecin de se met- tre à leur place : «voilà un obstacle sur lequel je vous prie instament de me dire ce que vous feriés si vous étiez à la place de Monsieur d’Agrain, où si vous étiés personellement à marier». Tissot, qui pour- tant partage les valeurs morales de ses confrères, ne se cache pas derrière l’hon-

neur de sa profession pour rester silen- cieux, et donne une réponse qui peut com- promettre le mariage : «le mal facheux faira des progrès lents, mais sûr, finira par rendre impotent. Peu de remêdes font du bien. Les bains de Visbaden seroient utiles».cLes questionnements de l’Alle- mand et de la marquise d’Angrain attes- tent du fait que pour une certaine caté- gorie de la population «le mariage est fondement social, principe sacré et na- turel» (p. 576),10et que la famille consti- tue la base et le reflet de l’ordre social.11 Ces extraits ne confirment pas seule- ment que la fondation d’une famille cons- titue un moment crucial du parcours de vie de nos ancêtres, une valeur fonda- mentale de la société de l’Ancien Régi- me. Les propos de la marquise d’Agrain rendent également saillante une facette de la pratique médicale et de la relation thérapeutique qui émerge lors de la lec- ture des consultations épistolaires : au XVIIIesiècle la maladie est moins une ex- périence privée qu’un événement parta- gé,12et la relation thérapeutique est plus polyphonique que duale.13

En effet, le «partage» de la maladie s’effectue au quotidien, au fil des heures, par le simple fait que les malades sont rarement institutionnalisés, et qu’ils sont le plus souvent pris en charge jusqu’à leur mort par leur entourage. En témoigne un émouvant dossier contenu dans les ar- chives du Dr Tissot et qui concerne la maladie de Monsieur Decheppe de Mor- ville. Sur les dix documents contenus dans ce dossier, cinq sont écrits par le malade, quatre par sa femme et le der- nier par des médecins qui décrivent l’ou- verture cadavérique. On a affaire ici à un récit à deux voix, qui illustre les souf- frances toujours pires du malade, et les tâches quotidiennes auxquelles est as- treinte sa femme, de nuit comme de jour, aussi bien pour observer les signes de la maladie et les traduire au médecin que pour pallier la décrépitude et la souffrance de son mari mourant.d Elle donne par exemple dans le détail la qualité et la quantité des évacuations de son mari :

«La nuit du jour qu’il les (des pilules) a pris, il a eu, vers deux heures après minuit, des eaux, et à la suite du vomissement d’eau un peu plus considerable qui n’avoit d’autre gout que celui des pilules et un peu d’amertume ; le surlendemain du jour où il avoit pris les pilules, il a eu une sele très abondante de matieres qui sans etre ny trop dures ny trop molles etoient fort

acre ; et le lendemain, il a eu une seconde selle (sic) beaucoup moins abondantes, dont les matieres etoient plus claires et encore plus acres. Les urines paroissent toujours proportionnées à la boisson; elles sont d’une couleur naturele et ne deposent plus. Elles coulent pendant le jour, sans à ce qu’il semble que les eaux sejour- nent longtems dans le corps».eMadame Decheppe de Morville est aux aguets des signes de la maladie et de la variabi- lité de l’état de santé de son mari. La situation génère une anxiété difficile à ca- naliser : «J’attens, Monsieur, votre avis et vos conseils sur l’etat de Monsieur de Morville. Sa position m’afecte à un point que je ne puis vous rendre, et j’espere seul dans vos soins…».fLe 21 mars, date du dernier document écrit par l’épouse, l’état du malade s’est encore aggravé :

«depuis ma derniere lettre, Monsieur, l’etat de maigreur et de faiblesse de mon mari n’a fait qu’ogmenter. Il ne s’est pas levé depuis deux jours et ne peut se remuer dans son lit qu’avec du secours». Ce dossier ne révèle rien sur la conception du secret médical, chacun des deux acteurs écrivant à Tissot pour lui-même, comme s’ils étaient chacun son patient à leur manière. En revanche, il est explicite sur l’entrelacs impossible à dénouer des ef- fets de la maladie sur une cellule familiale et nous permet ainsi de mieux comprendre les forces en présence qui vont déter- miner les échanges d’informations dans la prise en charge de la maladie sous l’Ancien Régime.

Dans ce nœud relationnel tissé autour d’une personne souffrante, le secret peut concerner une information liée au mala- de qui ne devrait être diffusée à un tiers ; il peut aussi être lié à la démarche qu’un proche entreprend auprès du praticien à l’insu du malade.

DANS LE DOS DU MALADE Il est en effet fréquent qu’un parent d’un malade écrive au médecin «dans le dos» du patient. Ainsi Madame Nettan- court écrit-elle au Dr Tissot pour sa fille la comtesse Beauharnois sujette à une enflure importante du poignet. La mère trouve que sa fille ne s’est pas assez ménagée après un récent accouchement et pense qu’elle souffre d’une excessive abondance d’humeurs. Elle ne souhaite pas que sa fille soit au courant de sa démarche, car, précise-t-elle, «je crain- drois qu’elle ne s’inquietât davantage de

c Lausanne, Bibliothèque cantonale universitaire (BCU), Fonds Tissot Is 3784/II/144.03.06.02, 4 juillet 1785.

d BCU, Fonds Tissot IS 3784/II/144.03.02.05-16. Dossier sans date.

e BCU, Fonds Tissot IS 3784/II/144.03.02.013, lettre du 24 février 1784.

f BCU, Fonds Tissot IS 3784/II/144.03.02.14, lettre du mois de mars 1784.

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ma propre inquiétude. (…) Elle ignorera que j’ay l’honneur de vous écrire, Mon- sieur, jusqu’à ce que j’ay votre réponce ; je vous suplie, Monsieur, je vous conjure de m’indiquer un remede quelconque ca- pable de soulager cette main qui la de- sespere.»gElle n’est pas la seule à inter- venir de cette manière : Mme Sartoris écrit elle aussi pour sa fille, qui va mieux depuis sa dernière consultation avec Tis- sot, mais dont les symptômes reviennent ; la malade souffre de maux de dents qui la rendent triste : «(...) je crois devoir vous dire encore sur le comte de ma fille qu’il parais positif que ce sont les chose pe- sante et grace (grasses) particullierement qui lui donne ses coups au dents, parce que, sans doute, ils sont de plus difficile digestion. Veuillés en dire deux mots dans votre reponce, ainsi que sur la nessaissité de manger peux, mais je desire qu’elle ne sache pas que je vous en parle.»hLe médecin est ici appelé à jouer le média- teur entre une mère et sa fille, et appuyer de son autorité professionnelle les pro- pos de la mère. Les cachotteries ne sont pas que le fait des femmes. Un chevalier non identifié, qui souffre de différents maux consécutifs à une tumeur ou à des hé- morroïdes internes, s’en ouvre à Tissot.

Mais sa lettre, avant d’être envoyée, est in- terceptée par un autre auteur, non identifié lui aussi, qui ajoute dans un post-scrip- tum : «Monsieur le medecin est averti par un parent du malade, que l’on a dû, pour des raisons solides, cacher dans la pre- sente consultation, que l’on a fait faire à l’inçu du malade, que le susdit, dans cette maladie, a fait usage du mercure, et par le moyen des frictions que l’on a pratiqué depuis les lombes jusqu’au jam-

bes, plusieurs fois.»iMadame de Varange adopte le même stratagème : «Ma soeur, Monsieur, me confie son paquet pour le fermer ; j’en profitte pour vous faire part de mes inquietudes sur son compte, qui sont vives». Aussi longtemps que la ma- lade a suivi les conseils de Tissot, son état s’améliora ; mais depuis qu’elle a arrêté de prendre de l’huile de tartre, «les accidents s’annoncent». Elle poursuit: «in- dépendament de ma vraie tendresse pour elle, elle est plus nescessaire à ses en- fant que je ne puis dire. J’ose vous prier, Monsieur, de m’ecrire deux mots, si vous jugés qu’il soit nescessaire qu’elle se mette incessament sous vos yeux, et me charger de la determiner à ce voyage, malgré la mauvaise saison ; (...) ne jugés pas par les details où elle entre qu’elle se fasse des craintes minutieuses : elle est un peu homme pour la force (...). Je vous prie (...) de me repondre d’un mots à moy- meme, ma soeur ne sachant pas que je vous ecris.» Savoir la malade entre les mains du médecin vaudois rassure beau- coup Madame de Varange.jLes exemples se multiplient suffisamment pour mon- trer que dans le quotidien des médecins, ces démarches ne sont pas exception- nelles, que la triangulation relationnelle est pratique courante et n’implique pas for- cément le sentiment d’une transgression du secret.

Inquiétude, volontarisme, tendance à la manipulation, volonté de bien faire, sen- timent de détenir une vérité que le mé- decin doit connaître, désarroi, désir de pro- tection, sont autant de motifs qui pous- sent les proches d’un malade à consulter les médecins en secret, à s’insinuer dans la relation que le soignant entretient avec le patient. La consultation épistolaire fa- vorise cette tendance, notamment par la possibilité d’intercepter les lettres, ou en donnant l’opportunité à quiconque de la maisonnée (qui peut accueillir jusqu’à quatre générations14) d’ajouter un mot au médecin, là aussi, presque «en passant».

Précisons qu’à cette époque, le ré- seau, notamment en termes de maladie, peut s’étendre au-delà de la famille, pour toucher les amis, ou une communauté

villageoise, ou encore un réseau mondain composé par les patients d’un praticien.

Ainsi, il n’est pas rare qu’un médecin don- ne des nouvelles de l’un de ses patients à un autre, comme Théodore Tronchin qui informe la comtesse d’Argenson des crachements de sang du chevalier de Fleurian,kou comme Georges Cheyne qui illustre ses prescriptions épistolaires par des témoignages d’autres malades.15Si l’on considère ces différents cas de figure, on s’aperçoit que dans la pratique, ni l’anonymat des malades, ni les détails concernant la maladie sont à proprement parler compris dans le secret médical.

Les informations circulent librement dans un entourage plus ou moins étendu.

La promiscuité physique et relation- nelle que l’on retrouve en cas de maladie à cette époque explique le bas niveau de confidentialité : chacun est partie prenan- te de la douleur et de la souffrance d’un malade, tant en termes d’anxiété qu’en quête de conseils pratiques. Le médecin se trouve alors au cœur d’un entourage plus ou moins élargi, souvent appelé à endosser les différents rôles de média- teur, de consolateur, de conseiller privilé- gié, sans oublier celui de confident, et ceci non seulement pour le malade mais encore pour ses proches. C’est dans cette pluralité de rôles et des configurations sociales possibles qu’il va devoir tran- cher et décider de ce qu’il peut dire ou non, et ceci en conformité avec ce que l’honneur de sa profession lui dicte et qui doit se trouver en adéquation avec les attentes de la collectivité dans laquelle il est appelé à exercer.

Ce n’est qu’au XIXesiècle que les états européens vont introduire des codifica- tions légales liées au secret médical.16-20 Mais même alors, et comme le relèvent B. Hœrni et M. Bénézech, «si le principe du secret médical est simple, il se décline de multiples manières» (p. 70). Aujour- d’hui comme jadis, la pratique médicale, le contexte social, les valeurs morales et les textes légaux constituent les pôles de tensions qui délimitent les contours du secret médical.

... ...

g BCU, Fonds Tissot IS/3784/II/144.05.01.30, lettre du 5 août 1790.

h BCU, Fonds Tissot IS/3784/II/144.05.07.37, lettre du 3 mai 1793.

i BCU, Fonds Tissot IS/3784/II/144.02.07.01, lettre sans date.

j BCU, Fonds Tissot IS/3784/II/149.01.04.14, lettre du 25 octobre 1772.

k Genève, BPU, Archives Tronchin 204 ; registre de consulta- tion 1756-1759, lettre de Tronchin à Mme D’Argenson, 27 septembre 1756.

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