Mais où sont les frontières ?

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Mais où sont les frontières ?

GIRAUT, Frédéric, AMILHAT-SZARY, Anne-Laure

Abstract

L'enjeu pour comprendre la frontière aujourd'hui est bien sûr l'analyse de l'érection des nouveaux murs qui s'érigent sur certaines frontières tandis que d'autres disparaissent, mais au-delà de cette hypermatérialisation de la frontière, c'est aussi la prise en compte des dispositifs complexes et des technologies frontalières déployées désormais partout et définissant différents régimes personnalisés de franchissement et d'accès. Bref c'est l'étude et la compréhension de la part différenciée de frontièrité présente partout et en chacun.

GIRAUT, Frédéric, AMILHAT-SZARY, Anne-Laure. Mais où sont les frontières ? Libération , 2015, no. 12 mai

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http://archive-ouverte.unige.ch/unige:75813

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Mais où sont les frontières ?

ANNE-LAURE AMILHAT- SZARY

FRÉDÉRIC GIRAUT

(19.09.2012)

Ban Ki-moon, Federica Mogherini et Mattéo Ren- zi étaient en bateau à la recherche des frontières meurtrières de l’Europe. Le geste est fort, il témoigne de l’impérieuse responsabilité de la communauté des nations sur les conséquences funestes des dispositifs de contrôle de leur souveraineté. Mais où est la frontière aujourd’hui? Au pied des nouveaux murs érigés cette dernière décennie, aux limites des îlots mondiaux de prospérité le long du Rio Grande, aux abords de la Méditerranée et en son cœur ? Ceux-ci sont spectaculaires et de nombreuses vies viennent s’y briser tandis qu’ils sont aussi contournés au prix de l’illégalité, de l’exploitation et de la margina- lisation.

Les récentes émeutes xénophobes en Afrique du Sud, mais aussi les mesures de surveillance et de préven- tion contre les départs pour le jihad depuis l’Europe, l’Australie ou l’Amérique du Nord viennent nous dire que les frontières ne sont pas plus aux limites des Etats ou de leurs ensembles, qu’elles n’ont dispa- ru avec la chute du Mur et l’avènement de la globali- sation contemporaine. Elles nous indiquent plutôt que les frontières sont partout mais se présentent très différemment selon les individus.

Les fonctions frontalières de filtrage, de contrôle, de commerce sur les différentiels, de douane… sont aujourd’hui largement dissociées des tracés fronta- liers, limites fixes de souveraineté. Elles sont diffu- sées en différents lieux et s’appliquent différemment aux personnes et aux biens en mouvement. Des agences de communication mandatées par les Etats occidentaux mènent dans les pays des Suds des campagnes de sensibilisation contre la migration illégale dans les pays du Nord ; les contrôles pour l’entrée aux Etats Unis s’effectuent désormais direc- tement dans les aéroports de départ, voire préala- blement par Internet ; les zones franches extraterri- toriales jouissant de dérogations se multiplient ; le land grabbing, vastes concessions de terres des Suds pour leur mise en culture directement par les bénéfi- ciaires des Nords, est à son comble.

Les auteurs sont les éditeurs scientifiques de l’ouvrage

« Borderities and the Politics of Contemporary Mobile Borders », Palgrave Macmilan, 2015 et A.-L. Amilhat-Szary est l’auteure de « Qu’est-ce qu’une frontière aujourd’hui ? », Presses universitaires de France, 2015.

Les processus d’externalisation, d’extraterritoria- lisation, de transnationalisation, de privatisation de la frontière jouent à fond : ils la transfèrent, la projettent et la diffusent. Dans le même temps, les progrès des technologies de la traçabilité et de la surveillance, notamment biométriques, permettent une dématérialisation et une ubiquité des fonctions de contrôle, doublées par des mesures de police et de rétention cette fois très concrètes et qui peuvent intervenir en tous lieux. Dès lors la frontière est mobile et à géométrie variable ; en fait elle est par- tout mais sous des formes très différentes.

L’expérience personnelle de la frontière se généralise donc tout en s’individualisant, qu’il s’agisse de re- cherche d’asile, de quête d’une vie meilleure, de tourisme, d’affaires, d’emploi transfrontalier… le franchissement de frontière concerne, à un titre ou à un autre, quasiment tout le monde et dans le monde entier.

Cependant, les régimes de franchissement et d’accès au marché, au travail, à la citoyenneté, aux lieux et services désirables sont eux très différenciés. En fait, tout individu est porteur d’un régime de franchisse- ment et d’accès personnalisé et évolutif, les techno- logies de traçabilité et portativité évoquées rendent cette part de «frontiérité» individuelle embarquable en chacun de nous. On connaît la figure du Global Leader, qualifié par certains de «nouveau nomade de la mondialisation» et par d’autres «d’hypersédentaire partout chez lui». Son régime de franchissement est effectivement facilité par une série d’exemptions, de passe-droits et de lieux dédiés: des salons VIP des aéroports aux hôtels, bureaux et palais de congrès standardisés qui constituent un circuit fermé, mais global.

En effet, ces privilégiés sans frontières peuvent eux- mêmes s’extraire d’une bonne partie de la société contemporaine et de ses lieux non sécurisés en mettant en place des dispositifs d’auto-enfermement qui, depuis les quartiers enclos jusqu’aux technolo- gies de définition de No Go Zones dans des GPS em- barqués, les mettent hors de l’espace commun. Dans le même temps, des migrants non dotés des qualités leur permettant d’accéder aux filières légales de la migration devront tenter de s’en affranchir. Ils prati- queront alors les filières parallèles et leurs dispositifs tout aussi complexes, en expérimentant le statut

Libération / Paris / France / 13.05.2015

3 permanent d’étranger illégal et l’insécurité également permanente qui l’accompagne.

L’enjeu pour comprendre la frontière aujourd’hui est bien sûr l’analyse de l’érection des nouveaux murs qui s’érigent sur certaines frontières tandis que d’autres disparaissent, mais au-delà de cette hypermatérialisa-

tion de la frontière, c’est aussi la prise en compte des dispositifs complexes et des technologies frontalières déployées désormais partout et définissant différents régimes personnalisés de franchissement et d’accès.

Bref c’est l’étude et la compréhension de la part différenciée de frontiérité présente partout et en chacun.

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Les frontières de l’Europe

2013 (à gauche, une frontière Schengen classique, sans poste frontière : le panneau bleu indique l’entrée dans un état de l’Union (ici entre l'Allemagne et l’Autriche)

2015 (à droite, frontière entre l’Hongrie et la Serbie et la réintroduction du contrôle à la frontière austro-allemande) photos

https://fr.wikipedia.org/wiki/Espace_S chengen

https://en.wikipedia.org/wiki/Europea n_migrant_crisis