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Reference
Le tétanos de l'âme
LOUIS-COURVOISIER, Micheline
Abstract Commentaire du livre de Honoré Balzac. Le cousin Pons.
LOUIS-COURVOISIER, Micheline. Le tétanos de l'âme. Revue médicale suisse , 2011, vol.
2011, no. 7, p. 1376-1377
Available at:
http://archive-ouverte.unige.ch/unige:25873
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1376 Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 22 juin 2011
Le personnage du médecin fait de
puis des siècles l’objet de critiques ou d’admiration dans la création littéraire et visuelle. Il énerve, il impressionne, il est âpre au gain ou au contraire désinté
ressé, dévoué ou paresseux, il terrorise ou apaise. Il suffit de songer à Molière, bien en tendu, mais aussi à Daumier, Labiche, Balzac, Guitry, Schnitzler, Wilde, et tant d’au
tres encore. Aujourd’hui les séries télévisées poursuivent et amplifient cette tradition. Rien d’étonnant à cela : le médecin est un per
sonnage central de notre vie, le témoin des moments critiques de nos existences, le ma
gicien auquel on confie les pouvoirs les plus démesurés pour répondre à nos es
poirs les plus déraisonnables, il est notre assurance vie. A tel point que certains le font passer de la condition humaine à l’état divin ; ainsi le docteur Pascal, le héros de Zola «pouvait tout, il était le bon Dieu»a aux yeux de ses malades, et à peine arrivaitil de son air tranquille qu’ils «se trouvaient mi
raculeusement sauvés» (p. 265).
Balzac quant à lui prend ses distances. Il ne pose pas un jugement sur le docteur Poulain, le médecin de son roman Le Cousin Pons, il le fait évoluer dans le livre, comme un médecin de quartier évoluait dans Paris à l’époque. Il ne décrit pas une figure idéa
lisée du docteur, mais une réalité déter
minée par les contingences matérielles de l’existence. Poulain appartient à la catégo
rie des médecins de quartier, «dont le nom et la demeure ne sont connus que de la classe inférieure» (p. 127). Il vit assez chi
chement dans un appartement exigu avec sa mère et une domestique. La lessive est faite sur place : «détail domestique [qui] nui
sait beaucoup au docteur, on ne voulait pas
lui reconnaître de talent en le voyant si pauvre» (p. 191). La pièce dans laquelle les malades attendent est meublée de sièges vulgaires et l’atmosphère de la chambre de consultation est sèche, pauvre et froide.
Avec une mère sans relation et une clien
tèle essentiellement pauvre, Poulain n’a au
cune chance de grimper les échelons so
ciaux. Il porte avec lui sa misère décente en sillonnant le quartier du Marais à pied. Son apparence indique son manque de clien
tèle : «en médecine, le cabriolet est plus nécessaire que le savoir» (p. 192). Il se ré
signe à son existence tout en nourrissant au fond de luimême un rêve : celui d’être appelé par un client riche et bien placé, de le guérir, et d’obtenir, grâce à ce succès, une place de médecin d’hôpital, de prison, ou d’un ministère.
Il n’est pas le héros du récit, mais un per
sonnage parmi d’autres, au même titre que l’avocat, la concierge, le brocanteur, le fer
railleur, et autres protagonistes de ce roman.
Sylvain Pons, le personnage principal, est un homme à l’allure terne et démodée, sans âge et de peu de moyens, musicien, chef d’orchestre dans un théâtre de boule
vard, et professeur de musique dans quel
ques pensionnats. Passionné d’art, grand connaisseur, «collectionneur féroce» (p. 27), il crée au fil des décennies son «Musée Pons», sanctuaire dans lequel il ne laisse entrer personne. Il est doué du «génie de l’admiration, de la compréhension, la seule faculté par laquelle un homme ordinaire de
vient le frère d’un grand poète» (p. 28). Il consacre ses maigres revenus et tout son temps libre à chiner dans Paris et à satis
faire sa manie. Solitaire par nécessité (il n’intéressait pas les femmes), Pons profitant d’une petite aura de musicien, est néanmoins parvenu pendant des années à se faire invi
ter dans les familles parisiennes en vue qui se targuent d’inviter des artistes à leur table.
Ce snobisme permet à Pons, fin gastrono
me, d’assouvir sa gourmandise tyrannique.
Mais les invitations se raréfient avec le temps et «chaque famille l’acceptait comme on acceptait un impôt» (p. 34). C’est à cette époque qu’il rencontre Schmuke, allemand, professeur de piano, qui devient rapidement son ami et son alter ego. Ils «marièrent leurs richesses et leurs misères» (p. 40), et par
tagent le même logement dans un immeu
ble dont la Cibot était concierge.
La concierge devient au fil du temps un
pivot de cette étrange association, s’occu
pant de leur ménage et mettant tout en œuvre pour se rendre indispensable. Non seulement cela lui permet de gagner de l’ar
gent sur les repas pour lesquels elle dé
pense beaucoup moins qu’elle n’en reçoit, mais elle espère ainsi être couchée sur leur testament, rêve partagé, selon le narrateur, par la plupart des concierges parisiennes.
Elle et son mari deviennent donc liés aux deux hommes durant plusieurs années, et leur arrangement les satisfait tous.
Entretemps, suite à un malentendu, Pons se brouille avec la famille de Marville, dont il est un cousin éloigné, et qui l’a reçu à dîner durant des décennies. Il est donc prié de ne plus se présenter à sa porte ce qui le rend malade tant il est blessé par cette in
justice. «D’un tempérament sanguinbilieux, la bile passa dans le sang, il fut pris par une violente hépatite» (p. 127). La Cibot fait venir le docteur Poulain. Lors de la première con
sultation, le médecin montre un optimisme modéré sur la guérison du malade, qui ne peut s’opérer qu’à condition que ce dernier soit épargné par les contrariétés et les cha
grins. A la Cibot qui le questionne sur l’état du malade, le médecin répond : «votre mon
sieur est un homme mort, non par suite de l’invasion de la bile dans le sang, mais à cause de sa faiblesse morale» (p. 128). Ce constat ne tombe pas dans l’oreille d’une sourde. «Une foule d’intentions mauvaises se rua dans l’intelligence et dans le cœur de cette portière par l’écluse de l’intérêt» (p.
138). Il faut préciser qu’elle a appris par Rémanencq, ferrailleur habitant sur le même palier qu’elle, que la collection de Pons est d’une très grande valeur ; elle se met donc en tête de rapidement devenir la légataire de son locataire, pour ensuite l’envoyer à trépas. A cette fin, elle sabote insidieuse
ment le moral de Pons et de Schmuke, par un mélange de sollicitude, de tyrannie et de trahison.
Elle fait faire en cachette une estimation des œuvres du «Musée Pons» par Elie Magus
«le don Juan des toiles» et de la brocante, qu’elle introduit chez le malade à son insu.
L’expert confirme la nature exceptionnelle des œuvres réunies par le musicien et s’ar
range avec elle pour écouler discrètement quelqueuns des tableaux. Fine stratège, la concierge sait s’allier à différents personna
ges utiles à son plan, notamment l’avocat Fraisier ; elle les manipule tous en leur pro
Le tétanos de l’âme
bouche à oreille
Rev Med Suisse 2011 ; 7 : 1376-7
a Zola E. Le docteur Pascal. Paris : Gallimard, 1993, 1re édition 1892 ; p. 102.
M. Louis-
Courvoisier
Micheline Louis-Courvoisier Institut d’éthique biomédicale Programme des sciences humaines en médecine
CMU, 1211 Genève 4
Micheline.Louis-Courvoisier@unige.ch
Livre commenté :
Honoré Balzac. Le cousin Pons. Paris : Gallimard, 1973 (1re édition 1847).
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Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 22 juin 2011 1377 mettant ce à quoi ils aspirent le plus. Ainsi,
elle parvient à s’assurer de la complicité du docteur Poulain qui, après avoir résisté au nom de la loi et de sa conscience, «sentit qu’il avait laissé le diable le prendre par un de ses cheveux, et que ce cheveu s’enrou
lait sur la corne impitoyable de la griffe rouge»
(p. 199). En effet, la concierge a réussi à mettre sur pied une stratégie qui permet
trait à Poulain d’obtenir la place de médecin hos pitalier à laquelle il tient tant.
L’état de Pons s’aggrave sous les coups portés par les comploteurs, et ce malgré des interventions amies, notamment venant des gens du théâtre dans lequel le musicien était apprécié. Mais la Cibot veille à tout.
Toutefois, après d’innombrables manigan
ces et péripéties, Pons, dans un sursaut de lucidité, – «l’agonie a sa sagesse (…) c’est la poésie de la Mort» (p. 281), – comprend qu’il est la cible d’adversaires multiples et parvient à déjouer leur plan machiavélique.
Il peut ainsi mourir tranquille, après s’être assuré que son héritage aille à Schmuke, son seul ami dévasté par la maladie et son alter ego : «l’âme a son tétanos comme le corps» (p. 316).
Publié d’abord sous forme de feuilleton, Le Cousin Pons obéit à un rythme particu
lier. D’une part, Balzac structure son texte par de courts chapitres aux titres pétillants et parfois énigmatiques, et d’autre part le livre est traversé par une lenteur balzacien
ne qui déambule dans les détails nécessai
res pour donner du relief aux différents per
sonnages et à leur environnement quotidien.
Ainsi, à propos de la concierge, l’auteur précise : «la position des époux Cibot de
vait, chose singulière ! affecter un jour celle des deux amis ; aussi l’historien, pour être fidèle, estil obligé d’entrer dans quelques détails au sujet de la loge» (p. 68). Il nous fait ainsi entrer dans l’univers du médecin, ceux de l’avocat aussi complice, de Pons et de Schmuke, de Magus, de la famille de Marville, du théâtre, alliant les précisions sur leur organisation matérielle, spatiale, et tem
porelle, aussi bien que sur les habitants et les codes sociaux qui les structurent. En résulte le tableau vivant d’un quartier pari
sien, qui s’adresse aux sens du lecteur, à tel point que celuici a presque le sentiment d’avoir regardé un film en fermant le livre.
Que de finesse dans l’évocation de ces univers, dans la description des personna
ges, de leurs habitus, de leurs comporte
ments, de leur manière de penser. Cynisme et légèreté, tendresse et cruauté, ingéniosité
et lâcheté, complicité et rivalité, autant d’oxy
mores qui interrogent les contradictions per
sonnelles et sociales tapies sous un vernis plus ou moins épais, qui dénoncent l’hypo
crisie d’un regard superficiel, complaisant ou malveillant. Balzac n’est ni dupe, ni morali
sateur. Aucun jugement moral ne traverse cet ouvrage, mais une curiosité sans fin pour les rouages des mécanismes humains, so
ciaux, professionnels. Il creuse toujours plus les liens entre individualité et déterminants environnementaux jusqu’à inscrire chacun des personnages dans ses contraintes, dans sa passion, ou dans son espace de liberté.
Et pour tous les curieux de la médecine, tant dans son registre théorique, que prati
que, relationnel et éthique, Le Cousin Pons offre une évocation précise (confirmée par les recherches historiques) de l’expérience de la maladie, de la vie du médecin. C’est en entrant dans ses traces, de plainpied, que l’on comprend, sans forcément l’excu
ser, les raisons pour lesquelles il participe à un assassinat. Ni mauvais de nature, ni in
compétent, il adhère au complot contre son malade pour sortir de sa condition, de sa pauvreté, de sa déception, du cercle vicieux qui l’enferme dans un quotidien sans espoir.
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