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Revue Médicale Suisse–
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24 février 2010actualité, info
premières émotions
Le docteur explique la suite des événements, l’importance de faire un scanner pour voir si le cancer s’est propagé. Il va chercher les résul
tats de la prise de sang. Je me retrouve seule en face de ce vieux couple, dans un cabinet que je ne connais pas, dans un rôle que je n’ai encore jamais joué.
Je regarde si je vois de l’émotion chez eux. Je n’en vois pas, ou je ne la vois pas comme j’au
rais pu m’y attendre, ou plutôt comme je me suis programmée à l’attendre.
Le silence me gêne, je le sens encore, mais je n’ose pas commencer à bavarder. Bavarder ? Estce le bon moment au juste ? Dans ma vie simple, sans cette blouse, je serais en train de
plaisanter avec eux, je trouverais certainement quelque chose à leur dire, je ne regarderais pas mes chaussures ou je ne ferais pas sem
blant de scruter un écran d’ordinateur pour en tirer quelques informations scientifiques dans l’illusion de raviver l’excès de contenance qui nous caractérise si naturellement, moi et ma blouse blanche.
Et ce qui me rend perplexe, c’est leur façon de dire qu’ils s’y attendaient, sans aucune larme, que c’est normal à 80 ans, sans un seul trem
blement dans la voix, qu’ils connaissent des si
tuations bien pires. Alors que dans ma tête, quelque part au fond et malgré moi, s’insinuent ces questions absurdes : estce si normal d’avoir un cancer à 80 ans ?
Pour compliquer encore l’affaire, des bribes
de curiosité sociale s’en mêlent : «Depuis combien de temps êtesvous mariés ?», tout de suite inhibées par ma peur de sortir de mon rôle d’embryon professionnel. Ma lan
gue se précipite : «Vous vous y attendiez un peu ?», d’un air scientifique.
C’est alors que mon cerveau s’étouffe d’hor
reur : «Bien sûr qu’ils s’y attendaient ! Astu seulement vu leur réaction ?» Et je vois cet homme qui parle. Pendant qu’il m’explique à nouveau que pour lui ce n’est pas une sur
prise, je retrouve dans ses gestes quelque chose qui me fait penser à mon père. Pen
sée parasite à chasser au plus vite.
Puis voilà qu’ils disent «que c’est connu, que les cancers progressent moins vite chez les vieux que chez les jeunes». Sur quoi s’ouvre en moi le tiroir oncologie et je vois défiler des armadas de rétinoblastomes et autres tu
meurs. Et mon moi social me dit «Soit gen
tille, disleur oui, qu’il ne faut pas s’inquiéter, qu’ils ont encore une belle vie devant eux»
alors que mon moi fœtomédical me dit :
«Mais, chère Collègue, vous n’en savez rien !».
«Vous savez, je ne suis encore qu’étudiante et j’ignore tout de l’évolution des cancers se
lon l’âge…».
L’étudiante et l’être humain se sont alors sen
tis maladroits, autant l’un que l’autre, et ce n’est qu’en cela qu’ils ont enfin trouvé où se réconcilier.
Viviane Donner Etudiante de 3e année à la Faculté
de médecine de Genève 24, rue Lechère, 1630 Bulle donner6@etu.unige.ch
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Rubrique publiée sous la responsabilité de l’UREMPR (Unité de recherche et enseignement de la médecine de premier recours)
Coordination
Dr Catherine Herter Clavel FMH médecine interne
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