comPétences et Parcours culturels ?
Valériane est une artiste…
ou l’est-elle devenue par et malgré l’école ?
Philippe Sahuc
est maître de conférences en sociologie de l’éducation, École Nationale de Formation Agronomique, Toulouse.
Ce texte constitue le contenu d’une intervention réalisée par Philippe Sahuc au cours de la première session de stage intitulée « parcours culturel et livret expérimental de compétences » organisée par l’ENFA, en mars 2011 à Paris.
En introduction à quelques tracés de parcours, dont « Valériane est une artis- te… », Philippe Sahuc avait stimulé notre réflexion autour de quelques notions, et de quelques questions, les voici :
Valoriser chez les jeunes des compé- tences construites dans un cadre non formel, revient à s’interroger sur :
l’itinéraire ou le curriculum prescrit,
• c’est-à-dire la somme des activités prévues durant le temps scolaire, itinéraire prescrit pour tous, mais le « parcours » est-il pour autant le même pour tous ?
le curriculum réel : l’ensemble struc-
• turant des expériences formatrices de l’élève dans le sens de ce que l’école a prévu ; ce qui est réalisé de ce qui avait été prévu.
le curriculum caché : l’ensemble
• des expériences inobservables ou non observées, et a fortiori non valorisées. Elles peuvent prolonger l’orientation de formation de l’école ou partir dans une autre direction de construction de la personne.
Valériane en fournit un bon exem- ple. A ce titre, parfois n’a-t-on pas intérêt à cacher certaines expérien- ces du regard de l’école, lesquelles, pourquoi ?
Le livret expérimental de compé-
• tences et son entrée culturelle : quel protocole pédagogique ? Pour rendre compte plus largement du
parcours, pourrait-on y introduire des images ? des sons ? du texte ? Les parcours culturels des jeunes :
• que dit-on des parcours incor- porés, de ceux qui se verbalisent difficilement ?
Dans le monde du travail, le pas-
• sage de la notion de qualification à celle de compétence date des années quatre-vingt-dix lorsque le Mouvement des entreprises de France (MEDEF) inféode la notion de compétence à celle de performance.
Avant cette période, il est davantage question de qualification et lorsque l’on parle de compétence c’est pour reconnaître les sans-diplômes, les non-qualifiés par l’école. Actuel- lement, certains craignent que la compétence reconnue dans un cer- tain contexte professionnel inféode la personne à ce contexte.
Aujourd’hui, une compétence par-
• tagée par tous ne serait-elle pas devenue une monnaie de singe pour que l’on cherche absolument à faire émerger une compétence singulière ?
Valériane est une artiste… ou l’est- elle devenue par et malgré l’école ?
Valériane est aujourd’hui une artiste.
Désormais proche de la trentaine d’an- nées. Elle fait partie d’un groupe de tren- te-six jeunes femmes et hommes que j’ai connus enfants alors que je travaillais comme facteur et jouais le rôle d’une sorte d’animateur culturel d’un ensem- ble de vallées de haute montagne dans les Pyrénées centrales.
Pouvais-je deviner que Valériane se- rait une artiste quand je l’ai connue alors qu’elle avait une dizaine d’années et que j’étais l’un des animateurs de « l’école de folklore » où elle venait régulièrement ? Il s’agissait pour moi d’initier les enfants aux pratiques narratives traditionnelles, leur faire entendre des récits ou frag- ments de récit en occitan (précisément en gascon) mais aussi stimuler leurs capacités imaginatives à partir de récits collectés auprès des habitants les plus anciens d’un ensemble de vallées pyré- néennes ayant depuis constitué un pays.
«[Valériane] se lance, part sur une histoire de retour de veillée par la forêt.
Elle insiste sur les bruits dans la forêt,
27
comPétences et Parcours culturels ?
les lucioles qui font peur… Tiens, tiens, Anne Ch. m’a parlé de lucioles hier… Je lui fais remarquer que son histoire se passe plutôt en automne qu’en hiver (bruits de feuilles mortes).
A un moment, elle se bloque et puis pour fuir le loup, l’homme court, s’enferme chez lui et se met au lit (fait le mort, comme Pelet de la légende locale ?)»
Philippe Saüc, journal d’acteur culturel en Couserans
À ce jeu-là, Valé- riane avait l’une des participations les plus
gratifiantes, s’élançant sensoriellement sur des canevas de contes ou de légen- des à peine suggérés. Elle était aussi ce
genre de jeune participant qui fait plaisir par son attention quasi-permanente, donnant à croire à l’animateur que son animation est de qualité… Elle était peut-
être alors tout simple- ment ce que l’ordre scolaire nomme une bonne élève.
Cela s’est confirmé lorsque j’ai retrouvé Valériane, quinze ans après. Elle se souve- nait d’avoir été une élève intéressée par les apprentissages et les découvertes, au point qu’au collège, elle avait souvent un livre en mains et était par ailleurs moins pré- occupée que d’autres préadolescentes par la présentation de soi, en particulier
l’habillement. Les autres collégiens et collégiennes ne lui ont alors pas épargné les moqueries, voire les brimades. Elle se souvient avoir ainsi été déchaus- sée de force sur les graviers de la cour parce qu’elle portait des ballerines, qui n’étaient pas à la mode à l’époque (et le sont devenues ensuite, dit-elle). on comprend que le monde du collège de cette petite ville lui soit devenu insup- portable. or, dans ce genre de pays rural, toute la jeunesse passe normalement par cohorte entière du collège au lycée du bourg centre.
Valériane ne veut surtout pas ça. Elle cherche donc un plan d’évasion, qu’elle trouve sous la forme du choix d’option rare. Cela aurait pu être telle ou telle lan- gue, ou encore le théâtre ou la musique et, dans son cas, c’est l’option arts plasti- ques qui la conduit au lycée du chef-lieu
Elle était aussi ce genre de jeune participant qui fait plaisir par son atten- tion quasi-permanente, donnant à croire à l’ani- mateur que son anima- tion est de qualité… Elle était peut-être alors tout simplement ce que l’ordre scolaire nomme une bonne élève.
Dessin exécuté bien des années après, à la lecture des lignes inscrites à chaud sur un journal de facteur-animateur au 6 décembre 1994…
28
comPétences et Parcours culturels ?
de département. Là, des amitiés peuvent naître, sans que le contexte scolaire n’y fasse obstacle. La première qu’évoque Valériane est l’amitié avec une « prof d’art pla ». S’affirme alors un intérêt, un désir et peut-être encore autre chose qui la conduisent ensuite aux études des beaux-arts. « Vachement » n’ aime-t-elle à dire souvent et peut-être depuis.
Elle arrive alors dans la métropole ré- gionale et découvre qu’arrivent comme elle, de divers pays ruraux, des jeunes femmes et des jeunes hommes qui ont souvent connu comme elle des brimades au collège, chacun pour avoir été diffé- rent des autres ou simplement perçu comme différent des autres.
on peut même se demander, à l’écou- ter, si l’expérience commune de la mise à l’écart n’a pas davantage joué dans son orientation que ce que l’on appelle parfois vocation artistique. ou alors, on peut se demander si l’expérience pré- coce du genre de souffrance que cela représente n’est pas une sorte de pré-re- quis à la création artistique, voire à une
forme de création artistique.
En tout cas, Valériane est désormais artiste, férue d’art conceptuel, assistante d’une artiste plus confirmée, à l’occa- sion. Vachement dans l’art. Vachement bien là.
Le dessin ci-dessus a imaginé Va- lériane faisant découvrir Grume, une
« pièce » (l’artiste en question préfère ce terme à celui d’œuvre) de l’artiste dont elle est parfois l’assistante, pièce acquise par le Centre d’études et de réalisations informatiques de Toulouse, service du ministère chargé de l’agriculture, dans le cadre du « un pourcent culturel».
BiBliograPhie exPress Voir, entre autres, les travaux de Ph. Perrenoud, JY Rochex et des ethnographes anglais de l’école sur ces questions
29