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View of Le jeu de la mort et du hasard : 'Les Bienveillantes' de Jonathan Littell

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Academic year: 2022

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Texte intégral

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Résumé

Avec son roman Les Bienveillantes, l’écrivain franco-américain Jonathan Littell pose implicitement la dicibilité de l’expérience concentrationnaire, et de manière plus générale de la guerre et de son cortège d’exactions atroces. Mais il n’évacue pas pour autant la question des pouvoirs du roman, de l’écriture, de la fiction,… de la parole et de l’imagination. Peut-on espérer que la civilisation occidentale parviendra à conjurer ses démons par la voie d’une simple fiction ? Peut-on imaginer, avec Jonathan Littell, et comme dans Eschyle, qu’un acte de parole suffira à transformer les filles de la nuit, déesses du remord, en divinités bienveillantes ? Cet article cherche à apporter une réponse possible à ces questionnements en explorant les zones d’ombre du roman labyrinthique de Littell.

Abstract

With his 2006 novel Les Bienveillantes (The Kindly Ones), the French-American wri- ter Jonathan Littell implicitly establishes the fact that it is possible to speak about the concentration camp experience, and more generally about war and its attendant atrocities. But he does not eliminate the more general issue of the powers of fictional writing, of speech and imagination. May we hope that Western civilization will succeed in averting its demons through a mere fiction ? May we imagine, along with Jonathan Littell, and as in Aeschylus, that a speech act will suffice to turn the Furies, goddesses of remorse, into kindly ones ? This paper seeks answers to these fundamental ques- tions in the grey areas of Littell’s labyrinthine novel.

Olivier O

daert

Le jeu de la mort et du hasard : Les Bienveillantes de Jonathan Littell

Pour citer cet article :

Olivier Odaert, « Le jeu de la mort et du hasard : Les Bienveillantes de Jonathan Litell », dans Interférences littéraires, nouvelle série, n° 4, « Indicible et littérarité », s. dir. Lauriane S , mai 2010, pp. 87-100.

http://www.uclouvain.be/sites/interferences

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En réalité, çà et là quelqu’un joue avec nous – le cher hasard : il mène notre main à l’oc- casion, et la providence la plus sage ne sau- rait inventer plus belle musique que celle qui alors réussit à notre main insensée.

NietzSche, Le gai savoir (277)

En 2006, l’événement majeur de la rentrée littéraire française fut incontestable- ment le succès inattendu et inespéré de ce qui fut alors souvent présenté comme le premier roman d’un inconnu : Les Bienveillantes de Jonathan Littell1. Les premières cri- tiques, excellentes, lui avaient assuré un succès d’estime dès sa parution, au mois d’août.

Mais le roman de Littell, qui avec ses neuf cents pages de cruauté et d’horreur faisait figure d’intrus parmi les autres titres de cette rentrée, a surtout remporté un succès de librairie si inattendu et si important que la maison Gallimard s’est vue contrainte, pour suivre le rythme des ventes, de prélever du papier dans les stocks réservés au prochain Harry Potter, et d’imprimer sur trois sites à la fois2. Le triomphe du livre fut complet à l’automne, quand son auteur se vit attribuer successivement deux des plus prestigieux prix littéraires français : le Grand Prix du Roman de l’Académie française et le Goncourt.

Si l’histoire de l’art nous enseigne une chose, c’est qu’un tel succès ne reste jamais impuni. Sitôt devenu icône, Littell a fatalement fait la connaissance des ico- noclastes. C’est ainsi que, aux premiers jours de l’automne, et spécialement au len- demain de l’attribution du Goncourt, début novembre, et comme par compensation, Les Bienveillantes furent l’objet d’une campagne de délégitimation. Claude Lanzmann, tout en reconnaissant que « la documentation de Littell est formidable », avait déjà déclaré en septembre, dans le Nouvel Observateur, que la fiction des Bienveillantes « est inutile » et ne peut conduire qu’à « un effet de déréalisation »3. Mais c’est le 14 octobre que l’offensive médiatique démarra véritablement, lorsque l’historien alle- mand Peter Schöttler affirma dans Le Monde que « le roman de Littell ne restitue en rien la réalité des bourreaux », en insistant particulièrement sur la situation de métis- sage culturel du personnage principal, Allemand de culture française, que l’historien qualifie d’« extrêmement artificielle, peu crédible et donc “fausse” »4. Au fond, sans

1. En réalité, Jonathan Littell avait déjà publié un roman intitulé Bad Voltage (Signet, New York, 1989).

2. Cette information, reprise dans toute la presse, a vraisemblablement été communiquée par Gallimard afin de multiplier encore l’engouement des lecteurs.

3. Marie-France etchegOiN, « Lanzmann juge Les Bienveillantes », dans Le Nouvel Observateur, n° 2185, 21-27 septembre 2006, p. 14.

4. Peter Schöttler, « Tom Ripley au pays de la Shoah », dans Le Monde, 14 octobre 2006, p.

19. En particulier, Schöttler s’étonne de la qualité de l’expression française d’un narrateur de natio-

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oser ce terme, ce que Schöttler reprochait au roman de Littell, c’était son manque de vraisemblance. Cette problématique fut d’ailleurs formulée explicitement quelques jours plus tard dans les pages de Libération par un autre historien, Florent Brayard, qui tout en reconnaissant l’« exactitude » du travail de préparation de Littell, qu’il qualifie même d’« exploit documentaire », lui reprochera paradoxalement de s’être mis « en défaut vis-à-vis de son devoir d’exactitude ou, en l’occurrence, de vrai- semblance »5. Quelques jours plus tard, toujours dans Libération, l’historien Josselin Bordat et l’écrivain Antoine Vitkine continueraient de taper sur le même clou en proclamant que le personnage principal de Littell est « un nazi bien trop subtil » et que Les Bienveillantes « entretient une confusion périlleuse entre littérature et his- toire »6. Dans le même temps qu’il s’intensifiait dans la presse de centre-gauche, le mouvement de désapprobation gagna en amplitude en investissant tout à la fois la presse de droite et la presse d’extrême-gauche : Le Figaro ouvrit ses colonnes à l’historien Édouard Husson, qui y déclara le 8 novembre que Les Bienveillantes serait

« un canular déplacé » : canular dans la mesure où « le héros du roman est complè- tement invraisemblable » ; déplacé parce que, selon Husson, « le nazisme ne peut être objet de canular »7. Le même jour, Christophe Kantcheff écrivit à peu près la même chose dans le journal antilibéral Politis, en établissant pour sa part que Les Bienveillantes « pèche surtout par naïveté »8, voire par inefficacité. Après cette ultime conflagration, la polémique se fatigua assez vite et quitta bientôt les colonnes des quotidiens9.

Mais il n’en reste pas moins qu’avec une belle unanimité, et quelle que soit son orientation idéologique, la presse française10 s’est entendue début novembre 2006 pour déclarer l’échec des Bienveillantes de Littell à représenter son objet, le nazi. Que la plupart des instigateurs de cette campagne aient été des historiens n’a rien d’éton- nant : premièrement, chacun d’entre eux ou presque avait à opposer à la déferlante des pages romanesques de Littell sa propre publication historique. Ces auteurs s’emparè- rent donc tout naturellement de la polémique pour faire leur propre publicité, parfois en dépit du bon sens, et souvent sans véritable argument scientifique. Les rares élé- ments objectifs qu’ils brandissent dans leurs articles sont en effet des détails infimes, sans réelle importance quant à la signification des événements évoqués. Qui plus est, et quand bien même Littell aura tenu compte de certaines de ces objections, et cor- rigé son texte en conséquence pour la réédition au format de poche, il n’en reste pas moins que le nœud de cohérence de l’argumentation des détracteurs des Bienveillantes, en novembre 2006, n’était pas leur exigence de vérité, ou d’exactitude historique, mais

nalité allemande, sans mesurer semble-t-il toute l’ironie de son jugement, qui pourrait tout aussi bien s’appliquer à Jonathan Littell, issu comme son narrateur d’une famille bilingue, mais qui pourrait surtout se retourner contre lui-même puisque, historien allemand travaillant à Paris, il publie son billet en bon français dans un quotidien parisien.

5. Florent brayard, « Littell, pas si “bienveillan’’ », dans Le Nouvel Observateur, 1er novembre 2006, p. 24.

6. Josselin bOrdat et Antoine VikiNe, « Un nazi bien trop subtil », dans Libération, 9 novembre 2006, p. 28.

7. Édouard huSSON, « Les Bienveillantes, un canular déplacé », dans Le Figaro, 8 novembre 2008.

8. Christophe kaNtcheff, « Goncourt 2006, “Les Bienveillantes” de Jonathan Littell : le bourreau policé », dans Politis, 8 novembre 2006.

9. Les parutions de la version allemande et de la version américaine devaient, plus tard, sus- citer tout autant la polémique.

10. La presse belge francophone s’est généralement contentée de rendre compte du débat, tout en confirmant son jugement admiratif des Bienveillantes.

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de vraisemblance, en d’autres termes, leur exigence d’exactitude idéologique et par- tant d’exactitude langagière. On reprocha ainsi à Littell d’avoir mis en scène des per- sonnages qui « ne parlent jamais comme des Allemands réels »11, d’avoir donné vie, avec « indulgence »12, à « un SS d’exception, érudit, historien, linguiste, philosophe, moraliste »13 qui « déroule une langue d’un académisme achevé, comme si l’indicible d’un réel qui excède les limites de la raison pouvait trouver une forme dans un langage policé »14. Bref, on reprocha à Littell d’avoir imaginé un nazi capable d’écrire le texte des Bienveillantes, un nazi déplacé quant à sa représentation historique ou populaire, c’est-à-dire ne correspondant pas aux images conventionnelles du bureaucrate dia- bolique, type Eichmann, ou du monstre sanguinaire, type Höss. Pour cette raison, son roman resterait « à la surface des choses »15, et ne proposerait qu’une « réduction rassurante de l’altérité de la logique nazie »16. Le débat, plus profond et plus exigeant qu’un simple désaccord sur des faits historiques, engage donc tout à la fois le statut du langage, de la fiction et de l’idéologie dans la construction de la mémoire collective.

C’est pourquoi, si les arguments des historiens au sujet des Bienveillantes ne manquent pas tous de pertinence, et si l’écrivain aurait pu facilement leur opposer que l’identi- fication à un bourreau resté humain, pour dérangeante qu’elle soit, confronte plus directement le lecteur à l’altérité de la logique nazie que le discours historique, qui la fige et l’objective, Littell coupa court à toute discussion. Contre toute attente, lorsque Samuel Blumenfeld, dans le cadre d’une entrevue accordée au Monde des livres, réper- cuta au romancier le jugement desdits historiens (et journalistes), selon lesquels son personnage serait un « nazi hors normes, peu réaliste et pas forcément crédible », le romancier répondit simplement « Je suis d’accord », avant d’ajouter qu’« un nazi so- ciologiquement crédible n’aurait jamais pu s’exprimer comme [s]on narrateur ». « Max Aue », poursuivait-il, « n’est effectivement pas un personnage vraisemblable. Je ne cherchais pas la vraisemblance, mais la vérité. Il n’y a pas de roman possible si l’on campe sur le seul registre de la vraisemblance. La vérité romanesque est d’un autre ordre que la vérité historique ou sociologique »17.

Les termes de l’opposition entre les historiens et Littell renvoient à ce que Giorgio Agamben appelle « l’aporie même de la connaissance historique : la non- coïncidence des faits et de la vérité, du constat et de la compréhension »18. L’his-

11. Peter Schöttler, art. cit.

12. Édouard Husson, art. cit.

13. Josselin bOrdat et Antoine VitkiNe, art. cit.

14. Christophe kaNtcheff, art. cit.

15. Ibid. À l’âge classique, Le Phèdre de Racine ou La Princesse de Clèves de Madame de La Fayette avaient déjà suscité les mêmes reproches d’invraisemblance, liés à leur irrespect du code sym- bolique de la bienséance, qui voulait au XVIIe siècle qu’une femme de rang ne puisse se soumettre à la passion d’un amour adultérin, en tout cas dans la littérature. Mais comme pour Les Bienveillantes, c’est précisément la transgression de ce code qui fait leur génie, et qui fit leur succès. Car pour contourner l’interdit, Madame de Lafayette inventa la scène de roman, et fit passer dans l’ordre de la scène ce qui était de l’ordre du discours, en théâtralisant l’aveu de la Princesse de Clèves à son mari. (Voir Stéphane lOjkiNe, La Scène de roman, Paris, Armand Colin, 2002.) Quant à Racine, il fit des bienséances le cœur de son intrigue dramatique. Ainsi que l’a souligné Barthes, « Dire ou ne pas dire ? Telle est la question. […] Dès le début, Phèdre se sait coupable, ce n’est pas sa culpabilité qui fait problème, c’est son silence : c’est là qu’est sa liberté » (Roland bartheS, Sur Racine (1963), Paris, Seuil, « Points », 1979).

16. Josselin bOrdat et Antoine VitkiNe, art. cit.

17. « Jonathan Littell, auteur des “Bienveillantes”, prix Goncourt et prix du roman de l’Aca- démie française (Entrevue avec Samuel blumeNfeld) », dans Le Monde des livres, 17 novembre 2006, p. 2.

18. Giorgio agambeN, Ce qui reste d’Auschwitz (1998), trad. de l’italien par Pierre alfieri, Paris, Rivages Poches / Petite Bibliothèque, 2003, p. 10.

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torien établit des faits. Le romancier prétend les comprendre. Or, aujourd’hui, la vérité historique de la destruction des Juifs d’Europe a été, sinon explorée dans ses moindres détails, du moins établie dans ses composantes principales, notamment par Raul Hilberg19. À l’heure où disparaissent les derniers survivants, la mémoire est prête à devenir archive et à se perpétuer pour les générations. Elle a même été fixée dans la loi de plusieurs pays. En revanche, l’événement continue d’être régulièrement qualifié d’indicible, ou d’incompréhensible, voire d’inimaginable, et ce en dépit des efforts de très nombreux témoins. L’un d’eux, Jorge Semprun, déclarait encore en 1995, dans L’Écriture ou la vie, « que la vérité essentielle de l’ex- périence [concentrationnaire] n’est pas transmissible », avant d’ajouter toutefois qu’« elle ne l’est que par l’écriture… Par l’artifice de l’œuvre d’art »20. L’argument de l’indicibilité de l’expérience concentrationnaire, qui fut repris par la plupart des témoins, et est depuis lors devenu un des « lieux communs des discours savants et médiatiques sur la déportation et le génocide »21, est apparemment contradictoire dans la mesure où tous ceux qui l’ont développé l’ont fait dans le cadre d’une tentative d’énonciation de la réalité du Lager. Mais si, comme l’affirme également Vincent Engel, « l’écriture littéraire peut rendre compte de l’inimaginable, de l’in- dicible, de l’intransmissible », même s’il faut « pour cela commencer par oublier, afin de pouvoir imaginer »22, alors cet argument ne fait que rendre la parole à la littérature, afin qu’elle poursuive le travail de l’histoire, en apportant à la surface objective des faits l’épaisseur, la chair vivante d’une compréhension subjective.

Jorge Semprun déclarait ainsi récemment de Littell qu’il « crée la vérité »23, c’est- à-dire qu’il débarrasse le réel de son mutisme, le force à parler et à devenir com- préhensible.

Cependant, cette fonction du littéraire et de la parole en général, qui est sa fonction de représentation, rencontre tout de même et quoi qu’on en dise une difficulté sans précédent face à Auschwitz. Giorgio Agamben a montré, dans le livre qu’il a consacré à l’expérience concentrationnaire et à sa mémoire, que parce que l’entreprise du Lager est une entreprise de désubjectivation totale, elle conduit l’être humain à un tel degré d’avilissement et de dégradation que le sujet du lan- gage s’effondre. C’est pourquoi l’expérience d’Auschwitz serait indicible : celui qui l’a vécue jusqu’au bout « n’a rien vu ni connu – sinon l’impossibilité de voir et de connaître »24, et face à lui « le principe même de la parole devient […] quelque chose d’étranger, de “barbare” »25. Cependant, la pensée d’Agamben n’abdique pas devant cette aporie, dont elle fait le lieu de son élaboration, pour établir que « l’homme peut survivre à l’homme », « parce que le lieu de l’homme est scindé, parce que l’homme a lieu dans la fracture entre le vivant et le parlant, entre non-humain et humain »26, et

19. Raul hilberg, La Destruction des Juifs d’Europe (1961), trad. de l’anglais par Marie-France de PalOméra et André charPeNtier, Paris, Fayard, 1988.

20. Jorge SemPruN, L’Écriture ou la vie, Paris, Gallimard, 1994, p. 135.

21. Karla grierSON, « Indicible et incompréhensible dans le récit de déportation », dans L’Incompréhensible. Littérature, réel, visuel, Paris, L’Harmattan, « Champs visuels », 2003, p. 311.

22. Vincent eNgel, Fiction : l’impossible nécessité. Sur les récifs des sirènes naissent les récits des silènes, Ohain, Edern, 2006, p. 124.

23. Entrevue avec le Frankfurter Allgemeine Zeitung publiée en allemand le 8 février 2008, citée dans Marc aymeS, « Littell face à Cohn-Bendit », dans Le Nouvel Observateur, 3 avril 2008.

24. Giorgio agambeN, Ce qui reste d’Auschwitz, op. cit., p. 57.

25. Ibid., p. 154.

26. Ibid., p. 147.

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qu’il « n’est pas possible », par conséquent, « de détruire intégralement l’humain, que toujours reste quelque chose » et que « le témoin est ce reste »27. Si Littell devait choisir de donner sa voix à un nazi invraisemblable, c’est donc que la littérarité, face à l’in- dicible du camp de concentration, se doit de faire un pas de côté : elle ne peut pas rendre compte de la brutalité du réel en s’y confrontant directement, car elle doit forcément tenir compte des deux portants du lieu de l’homme : le réel et le langage.

Face à un réel qui nie, efface, enterre et oublie le langage, face à l’indicible donc, la littérature se doit de se glisser dans ce non-lieu ou s’articulent le monde et le lan- gage, pour y construire du sens, un sens nouveau, nécessairement invraisemblable, dans la mesure où il ne peut pas correspondre aux représentations antérieures. Et c’est pourquoi seul le témoin, fût-il fictionnel, peut écrire l’indicible, car lui seul se trouve entre le réel et le langage. Mais le témoin qui est aussi un bourreau, le té- moin nazi en l’occurrence, s’il veut pouvoir témoigner en vérité, se doit également d’être libre du langage imposé aux nazis par les nazis. Pour comprendre le point de vue du bourreau, puisqu’il s’agissait de toute évidence du projet de Littell, il fallait témoigner du point de vue du bourreau. Mais pour témoigner du point de vue du bourreau, il fallait un nazi impossible, un nazi qui ne soit pas un nazi, un nazi dispo- sant d’un langage propre, dont la langue maternelle et la langue d’écriture ne soient pas l’allemand nazi, et que sa culture préserve des raccourcis commodes. La solu- tion à ce problème était Max Aue. Un nazi invraisemblable. Mais la vraisemblance historique n’a en cette occurrence qu’une importance très relative. Ce qui compte, c’est la vérité qui reste à créer, la vérité qui s’avance et s’accomplit dans la littérature.

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Dans le cas des Bienveillantes, cette nécessité de déplacement par rapport aux représentations partagées se manifeste donc principalement sous les traits du nar- rateur, ce Maximilian Aue dont l’étrangeté à la figure traditionnelle et historique du nazi, c’est-à-dire la double inactualité, par rapport à l’Histoire et à ses repré- sentations, ont permis à Littell d’opérer dans la langue du nazi, sans toutefois s’y soumettre, et d’y greffer autre chose. Représenter un nazi vraisemblable n’aurait fait que confirmer les représentations établies. Littell a fait le choix de les dépasser, d’y ajouter. Mais pour comprendre plus complètement cette entreprise, il faudrait comprendre cette modification, c’est-à-dire comment l’auteur a volontairement dif- férencié son personnage d’un nazi vraisemblable. Par chance, Littell a lui-même offert la clé d’une telle entreprise : après avoir prêté sa plume et sa voix à Max Aue, l’écrivain s’est en effet penché sur le cas d’un vrai nazi, Léon Degrelle, qui est aussi – et ce n’est pas un truisme – un nazi parfaitement vraisemblable. Deux ans après Les Bienveillantes, le romancier a en effet publié, sous le titre énigmatique de Le sec et l’humide28, une étude consacrée au célèbre leader fasciste belge, ou plus précisément à la langue de Degrelle. Plus exactement encore, Littell confronte dans ce livre les

27. Ibid., p. 146. Quant aux victimes, les raisons qui peuvent pousser l’écrivain à leur prêter sa voix, à se glisser dans cet interstice entre le vivant et le langage, dans ce non-lieu où la victime du camp de concentration est restée humaine malgré tout, sont innombrables, à commencer par la volonté de rappeler que leur humanité, si elle leur fut déniée, n’a pas pu être détruite. Quant aux bourreaux, la question reste ouverte.

28. Jonathan littell, Le Sec et l’humide. Une brève incursion en territoire fasciste, Paris, Gallimard,

« L’arbalète », 2008.

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conclusions d’un chercheur allemand, Klaus Theweleit, sur la structure de la per- sonnalité du soldat fasciste, aux écrits de Degrelle, et en particulier à La Campagne de Russie (1949), livre dans lequel Degrelle raconte tout ce qui lui est arrivé pendant la Seconde Guerre mondiale, ou du moins tout ce qu’il prétend lui être arrivé. Theweleit, comme le rapporte Littell, a publié en 1977 un livre intitulé Männerphantasien, dans lequel il explorait un corpus « d’environ deux cents romans, mémoires et journaux rédigés par des vétérans des Freikorps allemands de 1918-1923 »29. Sa conclusion, psy- chanalytique, était que le soldat fasciste « n’a jamais achevé sa séparation d’avec la mère »30. En d’autres termes, le héros fasciste, selon Theweleit, n’aurait jamais achevé le meurtre symbolique de la mère, n’aurait jamais achevé ce que l’on pourrait appeler son Orestie, et tendrait pour cette raison à chercher à se constituer un moi artificielle- ment, en se bardant de force et de muscles, et en se méfiant, voire en écrasant tout ce qui symbolise sa propre inconsistance : le liquide, le mou, le féminin. Littell, toutefois, n’écrit pas le nom du matricide grec, dont l’ombre passe silencieusement sur son texte, mais compare la langue de Degrelle, qui se déploie très clairement dans le cadre de ce que Durand appelle le régime diurne de l’imaginaire, aux conclusions de Theweleit, et établit que, fasciste, elle tend à opposer la dureté, la sécheresse du corps fasciste au grouillement liquide, boueux, sanglant, sauvage, féminin et dépravé de ses ennemis.

Cette étude de la poétique du fascisme, très enlevée, reste assez superficielle, mais té- moigne de l’intérêt de Littell pour les vrais nazis, pour leur langue et leur idéologie, et donc indirectement de sa représentation des nazis. Par ailleurs, la publication de ce pe- tit livre, deux ans après Les Bienveillantes, met en évidence la ressemblance des parcours de Aue et Degrelle : pour rappel, et si le parcours du personnage de Littell a semblé parfaitement invraisemblable à presque tous les critiques, même favorables, parce qu’il traverse tous les lieux importants du front de l’Est et de l’extermination des Juifs, le parcours de Léon Degrelle, bien réel, est presque tout aussi invraisemblable. Malgré sa notoriété politique, Degrelle intégra la Légion Wallonie comme simple soldat en 1941 et partit se battre à l’Est, où il survivra à quatre années de combat, et notamment au Kessel de Tcherkassy, sera promu au rang de SS-Obersturmbannführer, c’est-à-dire de Lieutenant Colonel de la SS, comme Max Aue, rencontrera plusieurs fois Hit- ler, sera nommé Volksführer der Wallonen, s’échappera d’Allemagne en pleine déroute, dans des conditions à nouveau parfaitement rocambolesques, et rejoindra finalement l’Espagne, où il mourut libre, riche et tranquille en 1994. Étant donnée la relative si- militude de leurs parcours, et en dépit du fait que Degrelle n’ait pas, comme son rival fictionnel, participé à l’organisation de la Shoah, étant donné tout simplement que Littell s’est inspiré du leader fasciste belge pour faire Aue, l’on aurait pu s’attendre à une relative similitude de leurs portraits psychologiques. Or, bien au contraire, et pour cause, Maximilian Aue apparaît dans un premier temps comme une antithèse au soldat fasciste.

En effet, le personnage de Littell, contrairement au soldat Degrelle, qui se méfie du féminin et durcit son corps pour l’empêcher d’être souillé ou pénétré par quoi que ce soit, est jaloux de la féminité. Il se dit que « la prostate et la guerre sont les deux dons de Dieu à l’homme pour le dédommager de ne pas être femme »31, ou encore que « c’est toujours dans le ventre des femmes qu’il y a les enfants, c’est ça

29. Ibid., p. 25.

30. Ibid., p. 26.

31. Jonathan littell, Les Bienveillantes (2006), édition revue par l’auteur, Paris, Gallimard,

« Folio », 2008, p. 292.

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qui est si terrible », que c’est un « atroce privilège »32. Sa vie amoureuse se résume à de cyniques séductions homosexuelles, qui ne cherchent que des satisfactions vio- lentes, dénuées de toute passion et de toute tendresse. Son orientation sexuelle et son extrême froideur à l’égard des femmes le distinguent des autres mâles-soldats, dont la sexualité ne semble pas plus épanouie, mais radicalement différente, qui os- cille entre la procréation pour le Völk et le viol. Qui plus est, et contrairement à De- grelle, qui affiche en permanence un sourire de boy-scout et une volonté sans failles, Aue accuse des tendances franchement régressives et mélancoliques. Son activité favorite consiste à se plonger dans un bain d’eau chaude, dont il énonce sans ambi- guïté la similitude avec le « liquide amniotique »33. Le bonheur se situe pour lui dans le passé, au temps de son union incestueuse et pré-pubère avec sa sœur jumelle, Una, que son prénom associe à un sentiment de plénitude dont l’image mémorielle fixe la nostalgie comme pierre d’angle de toute la personnalité du narrateur :

C’était l’âge de la pure innocence, faste, magnifique. La liberté possédait nos petits corps étroits, minces, bronzés, nous nagions comme des otaries, filions à travers les bois comme des renards, roulions, nous tordions ensemble dans la poussière, nos corps nus indissociables, ni l’un ni l’autre spécifiquement la fille ou le garçon, mais un couple de serpents entrelacés.34

Cependant, à y regarder de plus près, Aue et Degrelle ne sont pas tout à fait en opposition. Selon Theweleit, dont Littell semble rejoindre les conclusions, la person- nalité fasciste est pré-œdipienne et ne peut par conséquent être abordée selon les caté- gories de la psychanalyse freudienne : elle ressortirait plutôt à la psychanalyse du petit enfant, que Mélanie Klein a développée. C’est ainsi que le soldat fasciste, comme De- grelle par exemple, serait bloqué dans la position anale-sadique, ce qui expliquerait les différents traits de sa personnalité, à commencer par sa cruauté. Sa tendance à consi- dérer les femmes, soit comme des saintes, soit comme des prostituées – ce que Littell appelle l’infirmière blanche et la prostituée rouge – répondrait à son incapacité à saisir la mère comme ce que Mélanie Klein appelle un objet total, et donc à intégrer l’objet de sa haine et de son amour. Toujours selon Mélanie Klein, « les stades précoces du conflit œdipien » seraient marqués chez le sujet masculin par une peur « que son corps ne soit mutilé et démembré »35, ce qui expliquerait le goût des fascistes pour les images de la solidité, de la carapace rigide. Or, de toute évidence, le personnage de Jonathan Littell se trouve également dans une position pré-œdipienne. La haine de Max Aue pour sa mère peut en effet indiquer une situation d’identification et de rivalité, explicitée par sa jalousie affichée à l’égard de la maternité. De plus, au stade anal-sadique, selon Klein, les « excréments sont transformés dans les fantasmes en armes sadiques »36, ce qui ex- pliquerait les continuelles scènes de défécation qui hantent Les Bienveillantes.

Par souci du détail, on notera que le portrait psychologique de Max Aue semble partiellement inspiré du cas de Dick, jeune patient de Mélanie Klein souffrant d’une

32. Ibid., p. 1163.

33. Ibid., pp. 632 et 1009, notamment.

34. Ibid., p. 580.

35. Mélanie kleiN, « Les stades précoces du conflit œdipien », dans Essais de psychanalyse (1921- 1945), trad. de l’anglais par Marguerite derrida, Paris, Payot, 1972, pp. 229-242.

36. Mélanie kleiN, « L’importance de la formation du symbole dans le développement du moi » (1930), dans Essais de psychanalyse (1921-1945), trad. de l’anglais par Marguerite derrida, Paris, Payot, 1972, p. 264.

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inhibition profonde du développement et « caractérisé par une absence presque to- tale d’affect et d’angoisse, un éloignement considérable de la réalité par l’inaccessi- bilité, un manque de contact émotionnel, une attitude négativiste alternant avec des manifestations d’obéissance automatique, de l’indifférence à la douleur,… »37 Mais le plus frappant, en termes d’influence, est sans nul doute le fait que Mélanie Klein ait choisi pour illustrer et expliquer les stades précoces du conflit œdipien de se réfé- rer au mythe d’Oreste et en particulier à l’Orestie d’Eschyle, dont on sait que la troi- sième et dernière partie s’intitule Les Euménides, c’est-à-dire, Les Bienveillantes. Avec cette référence, Mélanie Klein ne cherchait pas à opposer au complexe d’Œdipe freudien un complexe d’Oreste, mais bien à illustrer l’évolution de l’enfant avant le conflit œdipien. Selon Klein, « tout enfant éprouve de l’envie à un certain moment, et désire posséder les attributs et les capacités qui appartiennent aux parents : ceux de la mère d’abord, ceux du père ensuite »38. Et cette envie « s’exprime par le désir d’inverser la situation, de réduire les parents à une impuissance infantile et de puiser un plaisir sadique dans ce renversement »39. Pour Theweleit et Littell, semble-t-il, le soldat fasciste, le nazi reste dans cette position pré-œdipienne, dont il fait le lieu et le moyen de son développement et de son affirmation dans le monde. Max Aue s’y trouve également. Mais son désir sexuel, qui le pousse à vouloir être pénétré, tout autant que sa lucidité et son cynisme, qui le poussent à chercher la vérité, semblent l’empêcher de se construire un moi blindé, cruel et inviolable comme celui des na- zis. Pour autant, Jonathan Littell le forcera à dépasser, à translaborer cette situation.

Son personnage, en effet, verra ses velléités de se construire une carapace d’indif- férence voler définitivement en éclat. Blessé d’une balle dans la tête à Stalingrad, d’une balle reçue précisément entre les deux yeux, Aue survivra par miracle. Voilà sa différence fondamentale avec le nazi vraisemblable : la carapace de Max Aue est irréparablement trouée. Sa hantise de se voir vidé de ses entrailles, constamment attisée40 par la vision des blessures des autres soldats et par ses sempiternelles diar- rhées et vomissements, ne se réalisera pas, mais sera contournée par la fiction, qui lui imposera cette trouée à un niveau plus intellectuel et émotionnel.

2. a

uhasard

Reste à savoir quel usage le romancier fera de ce trou. Car ce troisième œil, dont le texte dit qu’il « est dirigé vers les ténèbres, doué du pouvoir de regarder le visage nu de la mort, et de le saisir, ce visage, derrière chaque visage de chair »41 est avant tout l’œil du romancier, qui s’est donné pour tâche, suivant le conseil de Baudelaire, d’aller « au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau »42. « Un écrivain », a dit Littell, « pose des questions en essayant d’avancer dans le noir.

Non pas vers la lumière, mais en allant encore plus loin dans le noir »43. Hasar-

37. Ibid., p. 275

38. id., « Réflexions sur “L’Orestie” » (1963), dans Envie et gratitude et autres essais, trad. de l’anglais par Victor SmirNOff, Soula aghiON et Marguerite derrida, Paris, Gallimard, « Tel », 1998, p. 195.

39. Ibid., p. 196.

40. Max Aue est le spectateur involontaire de nombreuses blessures à l’abdomen.

41. Jonathan littell, Les Bienveillantes, op. cit., p. 634.

42. Tiré du poème Le Voyage, du recueil Les Fleurs du mal.

43. « Jonathan Littell, auteur des “Bienveillantes”, prix Goncourt et prix du roman de l’Aca- démie française (Entrevue avec Samuel blumeNfeld) », art. cit.

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dons-nous à le suivre, à le prendre au mot, et à sonder cette noirceur dans laquelle le romancier prétend plonger.

Après une assez longue convalescence, Aue partira pour la France occupée, avec l’intention d’y visiter sa famille (sa mère, française, vit près de Nice) et s’arrê- tera un temps à Paris, où il fera par hasard l’acquisition d’un essai de Blanchot, Faux Pas. Le hasard, dit-on parfois, fait bien les choses. Balzac écrivait même qu’il est « le plus grand romancier du monde »44. Mais dans la fiction, où rien n’arrive au hasard, le hasard n’est jamais que la signature la plus lisible et la plus évidente du romancier.

Une maxime de Nicolas Chamfort énonce : « Quelqu’un disait que la Providence était le nom de baptême du Hasard ; quelque dévot dira que le Hasard est le so- briquet de la Providence ». En paraphrasant cette pensée, on pourrait dire que, dans la fiction, les choses s’inversent, et que seul le lecteur crédule considère que le nom de l’auteur n’est que le sobriquet du hasard nécessaire de la fiction, quand le lecteur herméneute voit dans tout hasard un pseudonyme du romancier, le signe certain de son inscription dans le récit. Ainsi, lorsque Maximilian Aue découvre au hasard d’une flânerie sur les quais un exemplaire de Faux Pas de Maurice Blanchot, parmi les piles de Drieu, Rebatet ou Céline, la mainmise de Littell sur les lectures de son personnage ne passe pas inaperçue : Aue se décide à lire « au hasard »45 deux essais d’un recueil d’articles qui en compte des dizaines et choisit en premier « Le Mythe d’Oreste ». Ce choix annonce évidemment le parricide, c’est-à-dire le double meurtre de sa mère et de son beau-père, dont Aue se rendra coupable quelques dizaines de pages plus loin, crime dont il ne reconnaîtra jamais toutefois ni la res- ponsabilité ni la culpabilité, à la faveur d’une amnésie particulièrement commode.

Littell introduit donc un Oreste dans son personnage. Mais bien plus encore, si l’on accepte de se prêter au jeu de l’intertextualité et que l’on retourne au texte de Blanchot, on peut y découvrir un jugement, qui n’apparaît jamais dans le texte des Bienveillantes, mais s’y inscrit donc silencieusement. De l’Oreste d’Eschyle, en effet, Blanchot écrit qu’il « se rend coupable par obéissance », qu’il est non pas le « maître de son crime », mais un « chaînon indispensable dans la chaîne des faits » issus d’un

« ordre aveugle et incontestable »46. La référence au modèle de la tragédie antique pour expliquer et dénouer la culpabilité des génocidaires – comme des victimes sur- vivantes d’ailleurs – n’est pas une invention de Littell. Comme le rappelle Giorgio Agamben, ce « paradigme tragique »47 a souvent été invoqué par les bourreaux, non pas pour s’innocenter aux yeux de la loi, mais à leurs propres yeux, ou à ceux de leur dieu, quel qu’il fût. Ce jugement confirme les propos du narrateur, qui dans la Toccata48 d’ouverture s’adresse au lecteur en ces termes :

44. Honoré de balzac, « Avant-propos de La Comédie humaine » (1842), dans La Comédie humaine, vol. I, s. dir. Pierre-Georges caStex, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1976, p. 11.

45. Jonathan Jonathan littell, op. cit., p. 714.

46. Maurice blaNchOt, « Le mythe d’Oreste », dans Faux Pas, Paris, Gallimard, 1943, pp. 75 et 77.

47. Giorgio Agamben, Giorgio Agamben, op. cit., p. 107. Il faut noter que l’ensemble de ce livre pourrait être résumé comme une tentative de passer du sentiment de responsabilité au sentiment de culpabilité, en somme, d’une éthique chrétienne de la faute à une éthique grecque du crime, dont un dieu porte toujours la responsabilité finale.

48. La Toccata est en l’occurrence l’entrée en matière. Tous les chapitres des Bienveillantes ren- voient d’ailleurs à des formes musicales, et le plus souvent aux parties traditionnelles des suites baroques : Allemande, Courante, Sarabande, etc. S’agissait-il pour Littell de concurrencer le grotesque Rigodon de Céline ?

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Je ne cherche pas à dire que je suis coupable de tel ou tel fait. Je suis coupable, vous ne l’êtes pas, c’est bien. Mais vous devriez quand même pouvoir vous dire que ce que j’ai fait, vous l’auriez fait aussi. Avec peut-être un moins de zèle, mais peut-être aussi moins de désespoir, en tout cas d’une façon ou d’une autre.49

Mais l’inscription de cet article de Blanchot confirme également que le projet littéraire de Littell, comme il l’a du reste évoqué à plusieurs reprises dans différentes entrevues50, était notamment de profiter de l’identification romanesque indispensable à toute lecture, et à plus forte raison à toute lecture d’aussi longue haleine que celle des Bienveillantes, pour conjurer le refoulement d’une nature humaine dont l’histoire nous enseigne le caractère au moins grégaire et violent, sinon foncièrement cruel. Une nature humaine dont la tragédie souligne aussi la fragilité, et l’aptitude au mal.

Après « Le mythe d’Oreste », le hasard, toujours lui, conduira Maximilian Aue à lire un second article de Faux pas, intitulé cette fois « Le secret de Melville ». À nouveau, si l’on retourne au texte de Blanchot, on peut y lire des commentaires qui s’appliqueraient aisément au personnage de Littell : Achab, le chasseur de baleines mutilé de Melville, face à l’objet de son obsession, « n’est plus que le témoin d’un ordre invisible où il subit les commandements d’une chose sans nom, insondable, surnaturelle, du terrible soi sans remords dont il est le misérable et tragique servi- teur dans la lutte même qu’il croit lui livrer »51. Plus encore, les mots de Blanchot semblent parfois décrire le travail romanesque de Littell, qui à l’instar de Melville

« essaie de rivaliser avec les forces universelles », « cherche […] à reproduire l’ef- fet d’un monde »52. Cette deuxième référence semble donc au mieux confirmer la première en inscrivant silencieusement au cœur du texte un possible commentaire autotélique de Littell, assez immodeste au demeurant, puisqu’il le place quelque part entre Eschyle, Sartre et Melville. Mais contrairement à l’article sur le mythe d’Oreste, le « secret de Melville » est cité textuellement dans Les Bienveillantes. Littell se hasarde donc, en apposant sa signature aux mots de Blanchot, à acter explicite- ment son commentaire, à le faire sien. Et la phrase de Blanchot qu’il choisit de citer affirme que l’œuvre de Melville « garde le caractère ironique d’une énigme et ne se révèle que grâce à l’interrogation qu’elle propose »53. Est-ce à dire qu’il en va de même du roman de Littell, que l’interrogation que propose Les Bienveillantes recèle

« le secret de Littell » ? Mais avant tout, de quelle interrogation peut-il s’agir ? À première vue, et comme toutes les fictions, Les Bienveillantes pose d’entrée de jeu la question de la signification de son titre. Littell n’y répondra explicitement qu’à l’extrême limite de son texte, dont le narrateur énonce à la dernière ligne : « Les Bienveillantes avaient retrouvé ma trace »54. Maximilian Aue révèle par là et par défaut la raison d’être de son geste d’écriture, qui s’achève naturellement dans son accom- plissement, dès que le personnage admet, fut-ce implicitement, qu’il est lui aussi un Oreste, un criminel coupable du meurtre de sa mère et poursuivi sans relâche par les Bienveillantes, c’est-à-dire les Euménides, les déesses vengeresses du remords. Mais le

49. Jonathan Jonathan littell, op. cit., p. 37.

50. « Le phénomène Littell (entrevue anonyme)», dans La Libre Belgique en ligne, 28 septembre 2006.

51. Maurice blaNchOt, « Le secret de Melville », dans Faux Pas, op. cit., p. 285.

52. Ibid., p. 285.

53. Cité dans Jonathan littell, op. cit., p. 714.

54. Ibid., p. 1390.

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lecteur cultivé aura songé aux filles de la nuit dès l’ouverture du livre, qui se présente comme la confession d’un criminel, comme une réponse au remords, une prière aux Bienveillantes pour qu’elles apaisent leur colère. Par ailleurs, le titre de Littell tend à ex- pliquer l’ensemble du texte et du caractère de son personnage principal en subordon- nant sa participation à l’extermination des Juifs aux impératifs internes de son roman familial. Si Maximilian Aue, semblable à Oreste, assassine sa mère, c’est notamment en raison de la disparition de son père, dont il pense qu’elle l’a évincé du cercle fami- lial, bien que ce dernier l’ait de toute évidence lâchement abandonné. C’est pourquoi sa subordination au régime nazi et à son Führer, et partant tous ses crimes, peuvent a posteriori être compris comme la conséquence d’un désir de soumission à un ordre pa- ternel révolu, avec d’autant plus d’évidence que Mandelbrod, le personnage qui dirige et surveille dans l’ombre la carrière de Aue, fait constamment référence à la mémoire du père disparu et le manipule ainsi avec une facilité déconcertante, en lui répétant simplement : « Ton père aurait été fier »55. Sans approfondir le portrait psychologique de Maximilan Aue, force est de constater que le titre du roman de Littell, pour énig- matique qu’il soit, apporte à tout le moins une forme de réponse aux interrogations de son histoire plutôt qu’il n’en souligne la mystérieuse obscurité.

Mais le titre de Littell pose une autre question que celle de sa signification : celle du pouvoir de la parole, et en particulier de la nomination. Le qualificatif de Bienveillantes, comme le nom de Providence dans la maxime de Chamfort, n’est en effet qu’un sobriquet, celui des ombrageuses filles de la nuit, autrement appelées Érinyes, celles qui pourchassent, ou Furies. Hasard ou Providence, Bienveillantes ou Chasseresses, ces termes ne désignent au fond qu’une chose. Mais si le dévot chré- tien de Chamfort préfère qualifier le Hasard de Providence, c’est qu’il y va de sa fortune, qu’il place superstitieusement entre les mains de cette mystérieuse instance divine, puissance bienveillante de son Dieu, par opposition au Hasard censément aveugle. Les Érinyes, elles aussi, par la grâce d’une parole, peuvent changer leur colère en protection bienveillante, et devenir les Euménides. C’est tout l’enjeu de la tragédie d’Eschyle, la troisième de l’Orestie, qui se termine avec la transmutation du chœur des Euménides, sous l’effet de la sagesse conciliante d’Athéna, qui leur promet un culte. C’est à ce prix que la déesse obtient des filles de la nuit qu’elles re- gagnent leurs demeures souterraines, « afin de retenir le malheur loin de cette terre, et d’envoyer vers la ville la prospérité et la victoire »56. C’est à ce prix qu’elle obtient leur promesse en retour, faite à tous les mortels : « Respectez ma demeure, et vous n’accuserez jamais les hasards de la vie »57.

Si l’énigme du livre de Jonathan Littell est bien celle du pouvoir de la parole, elle se révèle en effet, comme c’était le cas de Moby Dick selon Blanchot, dans l’in- terrogation qu’elle soulève. Mais elle ne s’épuise pas dans la conversion des Érinyes en Bienveillantes par la grâce d’une parole tragédienne ou romancière. Car le seul bénéficiaire du jugement semble être ici Oreste, alias Maximilian Aue, qui cherche à s’absoudre dans un fleuve de mots. Et c’est peut-être là ce qui a, à juste titre, suscité l’incompréhension de certains lecteurs. Si Aue a commis certains de ses crimes par obéissance, il en commet bien d’autres par folie furieuse : le meurtre de sa mère, de

55. Ibid., p. 644.

56. eSchyle, Les Euménides, dans Charles lecONtede liSle, Eschyle, traduction nouvelle, Paris, Alphonse Lemerre, 1872, p. 317.

57. Ibidem.

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son beau-père, de deux détectives, de son meilleur ami Thomas, etc. Par ailleurs, la banalité du mal, phénomène d’obéissance aveugle défini par Hannah Arendt en 1963 au sujet du procès Eichmann, ne disculpe pas plus Maximilian Aue que sa référence au paradigme tragique. Le narrateur des Bienveillantes, d’ailleurs, ne cherche pas à se disculper. Bien au contraire, à l’issue de sa prise de parole, les Bienveillantes le retrou- vent :

Je ressentais d’un coup tout le poids du passé, de la douleur de la vie et de la mémoire inaltérable, je restais seul […], seul avec le temps et la tristesse et la peine du souvenir, la cruauté de mon existence et de ma mort encore à venir.58

Quand tout s’achève, l’écriture, la guerre, le massacre et l’histoire, Aue retrouve enfin, comme avec soulagement, le poids de son humanité, qui le fuyait depuis les premiers jours de la campagne de Russie. De même, l’acquittement d’Oreste n’est fina- lement qu’une conséquence secondaire de son procès, de son jugement – qui le prive de facto de son innocence. Si l’histoire d’Oreste nous concerne, collectivement, si sa réécriture contemporaine par Johnathan Littell concerne les héritiers de l’Occident, ce n’est pas en tant qu’elle absoudrait les crimes du passé, mais en tant qu’elle vise à nous libérer de la persécution des fantômes du passé, à nous libérer de la soumission à leur puissance. Comme le souligne Blanchot, dans le premier article lu par Aue, « [l]e drame grec n’est pas le drame personnel du héros dont le désir se heurte à un ordre aveugle et incontestable. Il illustre le passage d’un monde à un autre […]. La sentence restitue Oreste à son innocence, mais plus encore […] annonce un nouvel équilibre que la sou- mission aux puissances de la nuit ne risque plus de rompre »59. Ce nouvel équilibre est symbolisé par la transformation des Furies en Bienveillantes, dont Oreste promet, dans la tragédie d’Eschyle, de devenir le gardien implacable du culte après sa mort.

En ce sens, l’écriture des Bienveillantes s’apparente à un rite funéraire, ou plus précisément à un de ces jeux funéraires antiques, dont la fonction consistait à trans- former les dangereuses larvae, les morts sans sépulture, en puissants alliés. La fonction de Maximilian Aue, comme celle d’Oreste dans Eschyle, est de nous rappeler qu’il nous faut honorer Les Bienveillantes, sous peine de le voir sortir de son tombeau et frapper à nouveau. Contrairement à l’Histoire, qui établit l’ordre du temps et des évé- nements pour instaurer la durée d’une mémoire, la littérature a cette liberté ludique de dissoudre la structure du temps pour la reconstruire. Comme l’écrit Agamben,

« [g]râce au jeu, l’homme se délivre du temps sacré, pour l’“oublier” dans le temps humain »60 : c’est ainsi que la littérarité, dans sa légèreté même, est libératrice. Cette nécessité de légèreté lucide explique peut-être le mieux ce caractère nécessairement invraisemblable des Bienveillantes, que Jonathan Littell souligne d’ailleurs en multipliant les scènes de mascarades ou les scènes grotesques, et en mêlant souvent le rêve et l’hallucination au réalisme historique de sa fiction.

Finalement, mine de rien, Maximilian Aue dévoilait peut-être son rôle dans son avant-propos en disant qu’il écrivait « pour tuer le temps avant qu’il ne vous

58. Jonathan Jonathan littell, op. cit., p. 1390.

59. Maurice blaNchOt, « Le mythe d’Oreste », dans op. cit., p. 81.

60. Giorgio agambeN, Enfance et histoire. Destruction de l’expérience et origine de l’histoire (1978), traduit de l’italien par Yves herSaNt, Paris, Payot, « Petite Bibliothèque », 2002, p. 129.

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tue »61. Cette phrase faussement impersonnelle nous met en garde, et nous rappelle d’honorer les Bienveillantes sous peine de voir, encore et encore, le génocidaire par- courir la terre et y semer la mort, sous peine de nous condamner, encore et encore, à être des Oreste, ou des Max Aue. S’il faut garder la mémoire des victimes, il faut aussi enterrer les bourreaux, pas pour les oublier, mais plutôt pour se souvenir des hasards de leur destinée, et ne plus s’y soumettre.

Olivier Odaert Université catholique de Louvain (Louvain-la-Neuve)

61. Jonathan littell, op. cit., p. 14.

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