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Academic year: 2022

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Ritualités numériques

PASCAL LARDELLIER

De prime abord, on pourrait considérer que tout oppose la sphère rituelle et les nouveaux univers numériques, et qu’il y a là deux mondes inconciliables. D’un côté, les traditions, le formalisme et l’ordre institué, l’architecture symbolique et la théâtralité tous inhérents à la ritualité ; de l’autre, une nébuleuse technologique hypermoderne et en perpétuelle évolution, synonyme de mobilité et de nomadisme, sur fond de connectivité accrue. De même, on discerne sans peine deux temporalités aux antipodes, avec d’une part celle lente et cérémonieuse des rites, et de l’autre l’instantanéité caractérisant les univers numériques.

Mais à y bien regarder, on peut relever entre la ritualité et les technologies numériques d’information et de communication de nombreux points de convergence, d’évidentes passerelles, et des « hybridations », aussi. Celles-ci

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permettent de voir émerger depuis deux décennies1 environ des pratiques sociales nouvelles, organisées par des « structures qui relient », encore, mais différemment, pour reprendre la célèbre métaphore batesonienne.

Une culture numérique a émergé dans les réseaux numériques avec ses langages, ses codes et ses rythmes, qui se drapent de symbolique (c’est-à- dire d’identité, d’appartenance) et qui à ce titre, possèdent leur part assumée de ritualité. Et les dispositifs numériques, souvent immersifs (MMORPG, chat…), permettent en quelque sorte d’entrer dans un autre espace-temps, instaurant une parenthèse avec ses règles intrinsèques ; tout comme la ritualité.

Les anthropologues nous ont appris que celle-ci propose ou impose une parenthèse sociale fortement symbolique, elle instaure une autre temporalité, exerce une action quasi magique sur les identités et les corps (ou sur les représentations de ceux-ci), tout en scénarisant, esthétisant et dramatisant tout à la fois ce qu’elle donne à vivre à ses acteurs ; or, tous ces traits ou principes peuvent se retrouver, toutes choses égales par ailleurs, dans certaines pratiques numériques, on y revient.

Plus spécifiquement, les réseaux sociaux et les sites de rencontres produisent des relations qui se fondent sur une résille de nouveaux rites, moins incidents qu’ils n’y paraissent. D’aveu d’internautes, la violence des relations numérisées, quand elle s’exprime, provient précisément de l’absence de rites. Et quand « la greffe prend » entre deux internautes, selon les témoignages, c’est que la relation se ritualise, et exporte vers le Net des rites de la vraie vie (Lardellier, 2012).

La ritualité, comme principe, et les rites, comme expressions concrètes de la pensée symbolique, constituent l’un des objets de prédilection de l’anthropologie. Que l’on repère des indices de ritualisation « en ligne », qu’on définisse même comme rituelles de nouvelles pratiques prenant pour contextes et supports les dispositifs numériques, c’est une chose, mais pour

1. Deux décennies pour l’expansion de ces pratiques auprès du grand public, correspondant à la généralisation de possibilité de connexions rapides, fiables et stabilisées techniquement. Bien sûr, il ne saurait être question de se montrer amnésique par rapport à des pratiques numériques antérieures, notamment aux expérimentations liées à l’IRC (Internet Relay Chat), ou plus anciennement encore, à l’essor dès les années 1980 des « relations télématiques » portées en France par le

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autant, cela intéresse-t-il l’anthropologie, ou celle-ci ne se destine-t-elle qu’à des terrains incarnés, ancrés dans la « vraie réalité » ? On sait que l’anthropologie a effectué, depuis quelques décennies, sa conversion à des terrains contemporains urbains, quotidiens, revenue d’un exotisme qui se raréfie. Marc Augé s’est fait le porte-voix de ce repli de l’anthropologie sur notre monde à nous, proche et quotidien, alors que longtemps, cette discipline s’attacha aux mondes des autres, tropicaux et lointains. Alors considérer Internet comme un nouvel Eldorado exploratoire revenait pour cette discipline à nouer une « alliance stratégique » lui garantissant des débouchés, autant qu’un volume de nouvelles études à mener, de nouveaux terrains à investir. Georges Balandier, dans Le Grand Système, ne proposait-il pas dès 2001 « d’investir les univers virtuels avec les méthodes et les concepts de l’anthropologie » ? C’est précisément ce à quoi le thème de ce numéro des Cahiers du numérique a invité les chercheurs présents au sommaire.

Il est toujours périlleux d’employer le mot de « révolution ». Mais ce qui est sûr, c’est que les TIC et internet ont œuvré à l’émergence d’un nouveau paradigme depuis une vingtaine d’années, impliquant la nature des relations, les modalités de production du lien social, le statut du corps et de l’identité. C’est ce dont Marc Augé, encore, prend acte en affirmant que

« traditionnellement, l’ethnologue étudiait les relations sociales dans un groupe restreint en tenant compte de leur contexte géographique, historique et politique. Or aujourd’hui le contexte est toujours planétaire.

Quant aux relations, elles changent de nature et de modalités avec le développement des technologies de la communication, qui interviennent simultanément dans la redéfinition du contexte et dans celle des relations qui y prennent place » (Augé, 2013).

Cette interrogation de la ritualité telle qu’elle se manifeste dans la sphère numérique est ambitieuse et salutaire, car il nous semble qu’il s’agit d’un terrain et d’une branche des Internet studies bien moins balisés que la mainstream sociologie des usages.

Le propos n’est pas d’induire que Google a réponse à tout, connaît tout et référence tout ! Mais quel ne fut pas notre étonnement de découvrir que (quasi-)rien ne « remontait », lorsqu’on tentait une recherche avec les

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locutions « ritualité numérique », et même « rite numérique »2. Ce numéro, et l’appel à communication qui l’a précédé en ligne, auraient au moins eu le mérite de combler cette lacune ! Puisse-t-il aussi avoir permis aux chercheurs s’intéressant à ce thème d’avoir des réponses à quelques-uns de leurs questionnements.

En tout cas, dans les faits, les choses n’attendent pas d’être nommées (ou référencées par Google) pour exister. Car les nouvelles ritualités sont légion, à regarder attentivement l’économie numérique, qui est en fait une économie symbolique : l’acquisition puis l’utilisation des produits technologiques dits « cultes », les rites d’interaction numérisés, les phénomènes de don et contre-don à l’œuvre dans les réseaux en sont des exemples éclatants (Lardellier, 2013). Plus largement, des rites de passage dans les jeux en réseaux aux rites de la « vraie vie » trouvant des prolongements ou des adaptations numériques jusqu’aux formes, expressions et figures du sacré dans les TIC et sur internet, il y a là tout un corpus de recherches à conduire, bien initiées pour certaines d’entre elles, encore à impulser pour d’autres. Et toutes se situent au croisement de l’anthropologie et de terrains, de pratiques ou d’objets ayant partie liée avec le numérique.

Mais le « regard profond » auquel invite l’anthropologie n’est pas un simple outil d’analyse agissant en surplomb, scrutant les dispositifs numériques de manière neutre et inerte. Car en retour, de manière dialectique, les cadres et les catégories de l’anthropologie sont

« travaillées » par les évolutions de ses objets et terrains traditionnels au sein des univers virtuels. Il y a donc une logique win win dans les termes de cette fertilisation croisée. Car l’anthropologie renouvelle ses terrains, actualise ses objets, affine ses méthodologies et teste la robustesse de ses concepts, prouvant par là même sa pertinence et la validité de son regard, en se confrontant aux TIC et à internet.

Le pari de ce numéro consistait précisément à demander à des chercheurs venant d’horizons disciplinaires différents de passer au crible de la grille de lecture anthropologique et de regarder via le prisme rituel des pratiques émergentes, se numérisant en surface, pour garder un substrat profondément symbolique.

2. Rien, sauf, en abîme, l’appel à communications de ce numéro, une fois qu’il fut

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Comme nous le verrons au fil des pages de ce numéro, des concepts anthropologiques (tel le mana) trouvent dans les jeux en réseau une résonance et une pertinence particulières. Mais de même, plusieurs articles traitent du corps, ce corps dont on a pu penser à courte-vue qu’il allait être

« zappé » par la prétendue virtualisation de nos relations, et qui est en fait l’invité surprise de la postmodernité numérique. Le corps, qui a défaut d’être présent in situ dans les réseaux et sur la Toile, l’est par les images, les discours, les webcams et les prothèses technologiques qui l’augmentent et le dupliquent à l’infini, alors que des mythes autour de son devenir-machine réveillent des imaginaires anciens.

Mais ce sont les supports conceptuels et/ou objets les plus classiques de l’anthropologie, à savoir les « techniques (ou les technologies) du corps », la mort, la production symbolique et le renforcement de liens communautaires qui constituent le fil rouge des différents textes. Le propos général tend à prouver l’incroyable efficacité de la notion van genneppienne de « rites de passage », et plus largement, la pertinence de cette lecture rituelle des dispositifs numériques.

Puissent les lecteurs cheminer heureusement dans ces pages, qui font dialoguer des courants et des traditions de recherches que l’on pourrait penser éloignés de prime abord, mais qui en fait prouvent ici leur concordance, voire leur convergence. À ce titre, une synthèse est proposée ici sur ce thème, en même temps que des perspectives sont ouvertes ; premières pierres, donc, d’un chantier bien plus vaste, et en cours…

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