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LES ÉPREUVES DE LA VIE

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LES ÉPREUVES DE LA VIE

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Pierre Rosanvallon

ÉPREUVES LES DE LA VIE

Comprendre autrement les Français

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Ce livre est publié dans la collection

« Le Compte à rebours »

dirigée par Nicolas Delalande et Pierre Rosanvallon.

ISBN 978‑2‑02‑148646‑9

© Éditions du Seuil/La République des idées, août 2021

Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335‑2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

www.seuil.com

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ÉPREUVES LES

DE LA VIE

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Introduction

LES FRANÇAIS À L’ÉPREUVE

La vraie vie des Français n’est pas dans les grandes théories ou les moyennes statistiques. Les principaux mouvements sociaux de ces dernières années n’ont ainsi guère été éclairés par les travaux sur les structures globales de la société et les fractures territoriales qui avaient retenu l’attention et nourri les best‑sellers de la période précédente. La vraie vie des Français n’a pas davantage été racontée par les sondages. Ceux‑ci ont certes bien documenté la réorganisa‑

tion des clivages politiques avec la montée en puissance des popu‑

lismes et l’instauration d’un climat de défiance généralisée. Mais ils n’ont pas déchiffré la boîte noire des attentes, des colères et des peurs qui les fondaient. Cet essai propose des outils pour ouvrir et décrypter cette boîte noire. Il appréhende le pays de façon plus sub‑

jective, en partant de la perception que les Français ont de leur situa‑

tion personnelle et de l’état de la société. Il se fonde pour cela sur une analyse des épreuves auxquelles ils se trouvent le plus commu‑

nément confrontés.

Penser en termes d’épreuves

Cette notion d’épreuve a un double sens. Elle renvoie d’abord à l’expérience d’une souffrance, d’une difficulté de l’existence, de la confrontation à un obstacle qui ébranle au plus profond les per‑

sonnes. Elle correspond aussi à une façon d’appréhender le monde, de le comprendre et de le critiquer sur un mode directement sen‑

sible, et de réagir en conséquence. Pour préciser cette approche, on peut en distinguer trois types :

– Les épreuves de l’individualité et de l’intégrité person- nelle. Ce sont celles qui déshumanisent les femmes et les hommes, atteignent leur moi profond et peuvent menacer psychiquement et physiquement leur vie même. Il s’agit du harcèlement, des violences

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sexuelles, de l’exercice sur autrui d’une emprise, d’une manipula‑

tion, ou encore d’une mise sous pression pouvant conduire au burn out. Ce sont pour l’essentiel des pathologies de la relation indivi‑

duelle qui s’exercent dans un face-à-face dévastateur. Mais elles ont aussi une dimension systémique quand elles se lient, par exemple, à la longue histoire de la domination masculine ou à certains modes d’organisation du travail. La sensibilité à ces épreuves n’a cessé de s’accroître dans une société de plus en plus attentive au droit des personnes, comme l’actualité nous l’a montré. L’évolution consé‑

quente du droit pénal a conduit à criminaliser plus systématique‑

ment ces faits et à aggraver les sanctions les concernant, allant ainsi jusqu’à faire envisager pour les cas d’inceste une imprescriptibilité.

– Les épreuves du lien social. Tout en ayant un impact indivi‑

duel, elles renvoient à des hiérarchies ou à des formes de domina‑

tion qui ont une dimension collective. On peut notamment distinguer là les trois épreuves du mépris, de l’injustice et de la discrimina‑

tion. Il s’agit dans ces trois cas de pathologies de l’égalité, au sens où ces mises à l’épreuve soulignent les obstacles qui sont mis à la constitution d’une société de semblables. Il s’agit là aussi de situa‑

tions ressenties comme intolérables dans un monde où l’attention aux singularités et à la valeur intrinsèque de chaque individu s’est imposée comme une exigence démocratique élémentaire.

– Les épreuves de l’incertitude. Elles ont un double caractère.

Elles tiennent d’abord à la situation qui résulte de l’effritement de la notion de risque pour caractériser les problèmes sociaux et leur mode de traitement assuranciel. De plus en plus de situations de pré‑

carité ou de pauvreté relèvent en effet de « pannes de l’existence » ou d’événements fortuits qui ne rentrent plus dans les cadres de traitement des mécanismes traditionnels de l’État‑providence. D’où l’accroissement du sentiment d’incertitude à un âge où les boulever‑

sements économiques rendent par ailleurs l’avenir plus imprévisible.

Pèsent en outre sur toutes les existences les nouvelles menaces d’hu‑

manité liées au dérèglement climatique ou aux pandémies, autant qu’aux incertitudes géopolitiques.

Ce sont ces différents types d’épreuves qui constituent le cœur de la préoccupation des gens. Les questions du pouvoir d’achat ou de l’accroissement des inégalités restent évidemment perçues comme centrales. Mais reste le sentiment diffus qu’il s’agit là de problèmes participant d’un système que l’on peut dénoncer mais

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dont on ne perçoit pas toujours les conditions concrètes de change‑

ment. D’où l’atmosphère contemporaine de désenchantement poli‑

tique : on ne croit plus à une révolution qui instaurerait un ordre radicalement nouveau et domine une atmosphère d’impuissance. Les Français ne sont pas pour autant devenus passifs. Ils n’ont même jamais autant manifesté, pétitionné, échangé. Mais leur attention s’est davantage portée sur l’affrontement à ces épreuves dont l’effet paraît plus immédiat et plus directement sensible.

C’est patent si l’on regarde la nature des mobilisations collec‑

tives et de l’attention publique de ces dernières années. Le mouve‑

ment #MeToo a ainsi été l’archétype des réactions de grande ampleur aux atteintes à l’intégrité individuelle (des femmes en l’occurrence).

C’est aussi sur ce terrain que se sont situés les best‑sellers comme La Familia grande de Camille Kouchner ou Le Consentement de Vanessa Springora, sans compter l’écho rencontré par la révélation des violences sexuelles dans l’Église catholique. Le caractère iné‑

dit de l’irruption sur la place publique et les ronds‑points des Gilets jaunes ne peut être de son côté appréhendé que s’il est rapporté à la dénonciation du mépris de « ceux d’en haut » et de l’injustice (com‑

prise comme l’indifférence de la norme technocratique à la réalité de leurs situations vécues) qui a nourri leur protestation. L’onde de choc, dans l’Hexagone, du mouvement Black Lives Matter, ainsi que la montée en puissance de la dénonciation des contrôles d’identité au faciès ou encore les débats sur l’héritage colonial ne sont eux aussi compréhensibles que rapportés à la plus grande attention por‑

tée en général aux phénomènes de discrimination. Si l’on considère encore les protestations contre le projet de loi sur la réforme des retraites, il est patent qu’au‑delà de l’étincelle première de la résis‑

tance des bénéficiaires de régimes spéciaux, c’est le spectre d’une incertitude généralisée sur l’avenir de chacun qui a mis le feu à la plaine. Les mobilisations de jeunes sur le climat depuis l’automne 2019 ont de leur côté également participé d’une inquiétude généra‑

tionnelle face à un avenir menaçant. La centralité prise par tous ces mouvements de réaction aux différentes catégories d’épreuves que nous avons mentionnées contraste singulièrement avec la nature des grands mouvements sociaux du passé, à l’instar de la longue grève emblématique de l’automne 1995, cantonnée à des revendications sociales dans la continuité des luttes syndicales traditionnelles. Le fait frappant a été à l’inverse celui de la relative absence syndicale

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dans les différents mouvements que nous venons d’évoquer 1, comme si c’était le champ même du « social » qui s’était déplacé avec eux.

C’est la prise en compte de ce déplacement qui est à l’origine de cet essai. Outre le glissement d’objet opéré par l’avènement de la catégorie d’épreuve qui s’est superposée et même souvent substituée à celle d’intérêt de classe pour décrire les affrontements qui dessinent les enjeux collectifs d’aujourd’hui, c’est aussi la notion même de classe qui semble moins pertinente. En témoigne à sa façon l’usage de plus en plus fréquent du terme de « classes populaires » en lieu et place de celui de classe ouvrière. Le passage du singulier au pluriel est en lui-même le signe d’une perplexité face à une complexification reconnue du monde social. Il mêle une évidence statistique 2 et un flou sociologique. Les auteurs des nombreuses publications récentes sur le sujet 3 parlent ainsi d’un monde social « fragmenté », « hétéro‑

gène » tant sont fortes les différences en son sein, d’un « grand corps démembré […] dont l’organisation des parties est toujours en ques‑

tion 4 ». En fait, derrière cette dénomination de « classes populaires » plane ce qui est de l’ordre d’un désarroi indissociablement intellec‑

tuel et politique : la difficulté à désigner un nouvel acteur central de l’émancipation sociale. On a ainsi justement parlé pour cela de

« désarmement identitaire et politique 5 ». Mais si la lutte des classes, dans son format d’origine, s’est érodée, les luttes, elles, subsistent sous les nouveaux atours des épreuves. Et de même que les luttes pro‑

duisaient les classes dans la théorie marxiste, on peut dire aujourd’hui que ce sont les épreuves qui redessinent la carte du social.

S’il a ainsi pour objet l’examen de l’affrontement aux épreuves de la vie, en partant de la compréhension en profondeur des res‑

sorts de celles‑ci, cet essai resserre en même temps la focale en ne s’attachant qu’aux épreuves du lien social et à celles de l’incerti‑

tude. On peut en effet considérer que les épreuves de l’intégrité

1. À l’exception notable du mouvement sur les retraites qui a encore correspondu, en grande part, au répertoire classique de l’action sociale, même s’il en a en même temps dépassé le cadre avec l’accent mis sur la dimension d’incertitude.

2. 80 % de la population française se situent dans une fourchette de revenu mensuel allant de 1 247 à 3 654 euros par mois. Il est alors loisible de faire la distinction entre classes popu‑

laires et classes moyennes dans cet intervalle.

3. Voir la synthèse de Yasmine Siblot, Marie Cartier, Isabelle Coutant, Olivia Masclet et Nico‑

las Renahy, Sociologie des classes populaires contemporaines, Paris, Armand Colin, 2015.

4. Sophie Béroud, Paul Bouffartigue, Henri Eckert et Denis Merklen, En quête des classes populaires. Un essai politique, Paris, La Dispute, 2016, p. 77.

5. Nicolas Duvoux, Cédric Lomba (dir.), Où va la France populaire ?, Paris, PUF/laviede‑

sidees.fr, 2019, p. 8.

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personnelle ont déjà été amplement identifiées, médiatisées, docu‑

mentées et conceptualisées dans la période récente, même si les combats pour les surmonter sont évidemment encore loin d’être achevés.

Questions de méthode

Dans un des grands classiques de la méthodologie en sciences sociales, L’Imagination sociologique, le sociologue américain Charles Wright Mills avait appelé à distinguer les « épreuves indivi‑

duelles » et les « enjeux de structure » 6, montrant que les deux élé‑

ments se distinguaient et se liaient à la fois. C’est aussi l’orientation conceptuelle de ce travail. Il vise d’abord à souligner l’importance de ces épreuves qui, parce qu’elles ont un impact personnel, sont génératrices de réactions sous la forme d’émotions 7, qui guident les comportements et déterminent les rapports à autrui comme aux ins‑

titutions. C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre la place majeure qu’occupent dans notre société le ressentiment, l’indigna‑

tion, la colère, l’amertume, l’anxiété et la défiance. C’est leur prise en compte qui permet en retour de comprendre les exigences, les attentes et les impatiences des hommes et des femmes d’aujourd’hui. Ces émotions ne sont en effet pas cantonnées dans le for intérieur des indi‑

vidus ; elles acquièrent aussi une dimension collective en étant parta‑

gées de multiples façons. C’est dans le même esprit que l’historien de la classe ouvrière anglaise, Edward Palmer Thompson, avait forgé la notion d’économie morale pour souligner l’importance des affects et des formes de justification de l’action qui déclenchaient les révoltes et constituaient la matière la plus immédiate d’expression d’un col‑

lectif. C’est une conceptualisation qui a d’ailleurs souvent été rap‑

pelée, à juste titre, pour rendre compte de l’action des Gilets jaunes.

Les communautés d’émotions ou d’expériences qui émergent dans ce cadre se manifestent, par exemple, comme « communautés de lecteurs ou de lectrices » d’un livre, « communautés de followers »

6. Charles Wright Mills, L’Imagination sociologique (1959), trad. française par Pierre Clin‑

quant, Paris, La Découverte, 2006. Voir les p. 10 à 16.

7. Voir infra la mise au point de méthode sur la notion d’épreuve en sciences sociales (p. 155‑

158). Il est nécessaire de s’y reporter pour prendre pleinement la mesure des fondements conceptuels de cet ouvrage.

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sur les réseaux sociaux, groupes ponctuels d’action ou de manifes‑

tation, ainsi que par toutes autres formes de proximité qui font que des personnes se trouvent en résonance ou immergées dans le même bain. Ce sont là des façons de produire du collectif sur d’autres modes que ceux de l’identité et de l’appartenance qui s’appuyaient, eux, sur des types d’organisations permanentes dont les syndicats étaient l’archétype sociologique et la figure institutionnalisée. Ce sont les objets constitutifs du commun qui se trouvent en conséquence redé‑

finis, allant bien au-delà de la notion d’intérêt, dont l’intérêt de classe était l’expression emblématique dans un monde régi par les rapports de production et de distribution. Si ceux‑ci conservent évidemment leur importance, ils ont perdu de leur centralité pour rendre compte des rapports de domination dans le monde d’aujourd’hui.

Les épreuves de la vie que nous analysons dans ces pages peuvent être considérées en elles‑mêmes, à partir des effets corro‑

sifs directs qu’elles ont sur les personnes concernées. Mais on ne peut en prendre la pleine mesure que si l’on considère le système qu’elles forment avec les émotions qu’elles suscitent en retour et les attentes de changement qu’elles induisent. Les épreuves sont en effet des faits sociaux totaux qui lient de façon indissociable la réalité et sa représentation. Le psychologique, le politique et le social se nouent intimement en elles. Leur prise en compte conduit pour cela à une compréhension plus dynamique et plus profonde de la marche du monde. Le tableau ci‑dessous propose une ver‑

sion résumée de la grille d’analyse qui sous‑tend en conséquence cet essai.

Les types d’épreuves Les émotions

suscitées en réaction Les attentes conséquentes L’épreuve

du mépris L’humiliation

Le ressentiment La colère

Le respect La dignité L’épreuve

de l’injustice L’indignation L’attention des pouvoirs aux réalités vécues L’épreuve

de la discrimination L’amertume

La rage La reconnaissance

L’égalité réelle des chances Les épreuves

de l’incertitude L’anxiété

La défiance La sécurité

La lisibilité

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Un des traits saillants de cette approche du monde social par les épreuves est que celles‑ci dessinent un nouvel internationa‑

lisme. La mobilisation pour le respect et la dignité contre le mépris et l’humiliation se retrouve, par exemple, sur tous les continents.

En Syrie, les premières manifestations contre le régime, organi‑

sées en 2011 les jours de la grande prière, avaient ainsi été appe‑

lées les « vendredis de la dignité », « vendredi de la fierté » ou encore « vendredi des hommes d’honneur » 8. D’une façon plus générale, que ce soit dans le monde arabe, en Afrique, en Asie ou en Europe, c’est l’arrogance des puissants, la corruption des gouvernements et la négation des droits qui font descendre le plus souvent les hommes et les femmes dans la rue. Les mouve‑

ments #MeToo et Black Lives Matter ont, de leur côté aussi, fait le tour du monde tandis que les menaces d’humanité rapprochent tous les habitants de la planète. Les épreuves sont ainsi déjà « le genre humain » !

Perspectives

Si l’économie des rapports de production et de distribution ainsi que la sociologie des déterminismes sociaux conservent leur pertinence pour connaître la société, il faut ainsi également forger de nouveaux outils pour la comprendre, avec ses ressorts internes comme avec les capacités de ses membres d’intervenir pour modi‑

fier son histoire. C’est la direction qu’indique la théorie des épreuves qui est esquissée ici. Cette réorientation fondée sur la réévaluation de la dimension subjective du monde social est décisive pour les citoyens, pour leur permettre de reprendre le contrôle sur leurs exis‑

tences et rompre avec le sentiment contemporain d’impuissance.

Mais elle est également politiquement essentielle. Pour ceux qui gouvernent, car s’ils ne se fient qu’aux statistiques et aux analyses

« objectives » d’une société‑système, ils s’avèrent incapables de transformer la réalité et d’avoir l’intelligence de leurs échecs. Pour ceux qui aspirent à gouverner, car ils ne pourront arriver au pouvoir

8. Voir « Les noms des vendredis. Égypte, Syrie, Yémen », dans Leyla Dakhli (dir.), L’Es- prit de la révolte. Archives et actualité des révolutions arabes, Paris, Seuil, 2020, p. 133‑136.

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que s’ils comprennent cette dynamique constituante des épreuves et se montrent soucieux d’entrer en résonance avec le paysage émo‑

tionnel du pays qui dessine son nouvel horizon d’attente.

Conformément à la philosophie de cette collection, cet essai n’est que la première ébauche d’un travail de reconceptualisation. Il dessine donc à sa façon un programme de travail en dialogue avec les

« rebonds et explorations » qui lui sont associés à titre d’exemples.

Mais, du fait de la nature de son objet, il indique aussi la direc‑

tion d’un projet politique. Il ouvre la voie à un progressisme fondé sur des bases renouvelées. Il redéfinit en effet, en l’élargissant, le champ, les objectifs et les moyens d’une politique d’émancipation.

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Chapitre I

L’ÉPREUVE DU MÉPRIS

Mépriser une personne, c’est l’estimer inférieure, indigne d’attention ou d’intérêt. Le mépris était l’un des traits les plus caractéristiques des sociétés aristocratiques fondées sur une stricte hiérarchie des rangs. En affirmant que la société ne pouvait être fon‑

dée que sur le droit naturel et l’unité sociale, les révolutionnaires de 1789 avaient aboli par décret cet ancien monde d’ordres sépa‑

rés. Ils avaient en conséquence défini la nation comme « un corps d’associés vivant sous une loi commune ». Les mœurs révolution‑

naires en avaient porté la marque directe avec la généralisation de la pratique du tutoiement et l’appellation générique de citoyen dont tous pouvaient s’enorgueillir. La nation était devenue de cette façon une communauté de fiertés. Les pesanteurs de la réalité ont ensuite opéré une marche arrière. Les immenses écarts entre les profes‑

sions et la distribution des propriétés ont fait renaître des hiérar‑

chies sociales et les barrières de classe se sont liées à l’expression de nouvelles formes de mépris, mettant à mal le projet de forma‑

tion d’une société de semblables.

Ce retour du mépris s’est manifesté de diverses façons 1. D’abord, et principalement, sous les espèces les plus classiques d’un

« mépris d’en haut », celui‑ci ne pouvant certes plus s’exprimer sous les anciens modes d’une distance sociale institutionnalisée. Mais aussi à travers le déploiement de « cascades de mépris », permet‑

tant à des personnes dominées de compenser leur situation d’infé‑

riorité en méprisant à leur tour des personnes ou des groupes érigés en figures d’une plus grande infériorité sociale. C’est de cette façon que la domination de sexe, le rejet de l’étranger ou encore la stigma‑

tisation de groupes racisés ont joué un rôle historique majeur dans le fonctionnement des sociétés démocratiques. Ces formes de « mépris

1. Nous ne traitons ici que du mépris « public ». Celui qui s’exprime dans des conversations privées est d’un autre ordre car, restant caché, il n’humilie pas, même si, dans les faits, il resurgit d’une manière ou d’une autre dans la vie sociale.

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d’en bas » ont de fait souvent servi de « soupapes de sûreté » pour canaliser et dévier en partie les conflits de classe.

Le mépris d’en haut

Dans le cas français, la notion même de société des égaux pro‑

mue par les trois révolutions modernes (américaine, française, haï‑

tienne) avait été remise en cause par l’instauration d’un suffrage censitaire. Dès la période de la Restauration, la dénonciation de cette fracture a ainsi joué un rôle politique et social central, et c’est pour l’abolir qu’ont été organisées les grandes manifestations populaires et les campagnes de pétitions de la première moitié du xixe siècle 2 (on notera d’ailleurs que le terme de prolétariat fut dans un premier temps principalement référé à cette situation de privation du droit de vote). Mais ce sont surtout les villes qui s’étaient mobilisées. Le monde paysan était en effet alors largement resté inscrit dans un type de relations de déférence vis‑à‑vis des notables et de l’ancienne noblesse 3. Les domestiques, qui composaient le deuxième groupe le plus important de la population active, étaient eux aussi fortement liés à la spécificité du rapport de proximité qui les liaient à leurs maîtres. On ne pouvait pas parler de mépris de classe dans ces deux cas. Il y a en effet toujours un rapport au sentiment d’égalité bafouée dans la perception du mépris. Pour ces deux populations, la distance sociale avec les propriétaires et les maîtres était plus ou moins inté‑

riorisée. Elle avait une dimension perçue comme fonctionnelle. Le domestique du xixe siècle n’avait ainsi rien à voir avec le butler dont Joseph Losey fera le portrait dans The Servant (1963) 4. Il en allait tout différemment dans les rapports que les classes supérieures entre‑

tenaient avec le monde des ouvriers et des petits métiers urbains.

Dans ce cas, ce n’est pas de mépris, mais plutôt de peur qu’il fallait parler. C’était la peur du nombre, d’une masse indistincte

2. On notera le parallélisme avec la situation anglaise. Le mouvement chartiste avait en effet fait de la conquête du suffrage universel la revendication centrale de son manifeste de 1838.

3. Cette notion de « déférence » joue un rôle encore plus central dans l’histoire poli‑

tique et sociale anglaise. Voir David Cresap Moore, The Politics of Deference : A Study of Mid-Nineteenth Century English Political System, New York, Barnes & Noble, 1976 ; Florence Sutcliffe‑Braithwaite, Class, Politics and the Decline of Deference in England, 1968-2000, Oxford, Oxford University Press, 2018.

4. Dirk Bogarde y incarne un butler manipulant son employeur.

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et menaçante qui s’était imposée pendant la première moitié du

xixe siècle : c’était le temps des « classes laborieuses, classes dan‑

gereuses 5 ». C’était un « peuple machine » que l’on entendait dis‑

cipliner pour le service de la fabrique 6, un « peuple émeutier » que l’on redoutait, une puissance de sédition que l’on avait vue à l’œuvre à Lyon et à Paris au tout début des années 1830 7. C’était à un autre radical, assimilé à la figure du barbare, que se sentaient alors confrontées les classes dominantes. Un célèbre article publié dans le Journal des débats à l’issue de l’insurrection des ouvriers lyon‑

nais en novembre 1831 avait traduit de façon exemplaire cette peur.

Il vaut pour cela la peine de le citer :

La sédition de Lyon a révélé un grave secret, celui de la lutte intestine qui a lieu dans la société entre la classe qui possède et celle qui ne possède pas. Notre société commerciale et industrielle a sa plaie : cette plaie, ce sont ses ouvriers. Point de fabriques sans ouvriers, et, avec une population d’ouvriers toujours croissante et toujours nécessiteuse, point de repos pour la société […]. Chaque fabricant vit dans sa fabrique comme les planteurs de colonies au milieu de leurs esclaves, un contre cent ; et la sédition de Lyon est une espèce d’insurrection de Saint‑Domingue […]. Les Barbares qui menacent la société ne sont point au Caucase ni dans les steppes de la Tartarie : ils sont dans les faubourgs de nos villes manufacturières 8.

Le mépris de classe à proprement parler ne s’est en fait exprimé qu’avec l’avènement du suffrage universel (masculin), quand la péti‑

tion d’égalité, qui se dotait avec lui d’une éclatante affirmation sym‑

bolique, avait provoqué une sorte de recul instinctif dans les classes dirigeantes, soucieuses de maintenir la distance vis‑à‑vis des classes populaires dans le nouveau monde de l’égalité politique. Un mépris de distance donc, d’ordre quasiment physique, avait ainsi pris le relais des anciennes peurs. C’est le « cul‑terreux » que le grand pro‑

priétaire regardait comme participant d’une autre espèce humaine que lui, l’ouvrier dans son logement minuscule dont le bourgeois

5. Sur cette assimilation, voir l’ouvrage classique de Louis Chevalier, Classes laborieuses et classes dangereuses à Paris pendant la première moitié du xixe siècle, Paris, Plon, 1958.

6. Voir Félix de La Farelle, Plan d’une réorganisation disciplinaire des classes industrielles de la France, Paris, Guillaumin, 1842.

7. Sur les émotions protestataires au xixe siècle, voir le texte d’Emmanuel Fureix dans la partie « Rebonds et explorations » de ce volume (p. 189‑201).

8. Article publié le 8 décembre 1831 par Saint-Marc Girardin. Reproduit dans Saint- Marc Girardin, Souvenirs et réflexions politiques d’un journaliste, Paris, Michel-Lévy Frères, 1873, 2e éd., p. 144‑147.

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pensait que la modestie de sa condition était normale. Cela allait même parfois plus loin dans l’appréhension de l’écart. Dans Le Quai de Wigan, George Orwell parlait ainsi de « ségrégation des classes » et soulignait qu’existait autour de lui un type de répulsion physique envers les basses classes. « Ces gens‑là sentent », entendait‑il ainsi dire au début du xxe siècle 9. Ce type de remarque deviendra impro‑

nonçable, mais il en restera toujours quelque chose. Dans un pays comme l’Angleterre, où les différences de classes sont plus mar‑

quées qu’en France, tout particulièrement 10. À ce mépris de mise à distance s’est alors superposé puis substitué de façon plus subtile un mépris de distinction.

Le mépris de distinction

Depuis ses premiers pas au xixe siècle, la société des indivi‑

dus avait été marquée par une recherche de distinction au sein du monde artiste ou de celui des classes élevées dont le roman, de Stendhal à Proust, avait cartographié avec attention les modalités et les mécanismes. Freud en avait donné de son côté une interpré‑

tation psychanalytique en parlant du « narcissisme des petites diffé‑

rences ». Cette dynamique de distinction s’est en effet ensuite élargie et « démocratisée ». Mais elle l’a fait sur un mode équivoque. Si la dynamique de distinction s’est inscrite dans une quête positive de singularité, elle s’est également déployée sur le mode d’une riva‑

lité de positions, renouant de la sorte (à une échelle certes beaucoup plus modeste !) avec l’ancien système de la société de cour 11 dans les différentes sphères de la société. Une cour de récréation, pour ne prendre qu’un exemple trivial, n’est évidemment pas semblable à celles des palais royaux, mais elle n’est pas non plus sans analogie avec elles. La relecture des Mémoires de Saint-Simon retient ainsi encore aujourd’hui notre attention pour cette raison. L’obsession de la reconnaissance des rangs qui caractérisait la cour de Louis XIV

9. George Orwell, Le Quai de Wigan (1937), trad. fr. par Michel Pétris, Paris, Ivrea, 1982 ; rééd. en poche, Paris, 10/18, 2000.

10. Voir les films de Ken Loach. Voir aussi, dans la même direction, le film sud-coréen Para- site de Bong Joon‑ho (Palme d’or du Festival de Cannes 2019).

11. Voir Norbert Elias, La Société de cour (1969), trad. fr. par Pierre Kamnitzer, Paris, Calmann‑Lévy, 1974 ; rééd. en poche, Paris, Flammarion « Champs essais », 2008 ; Emma‑

nuel Le Roy Ladurie (avec la collaboration de Jean‑François Fitou), Saint-Simon ou le sys- tème de la Cour, Paris, Fayard, 1997.

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s’y liait à l’attention qui était prêtée à une quantité de détails dans l’habit, le maintien, l’art de la conversation, la qualité des relations de proximité, dont on retrouve aujourd’hui des copies certes maté‑

riellement bien pâles mais dont les ressorts psychologiques et les mécanismes sociologiques restent proches. À Versailles, le moindre manquement à l’étiquette ou aux mœurs de la cour pouvait être sanc‑

tionné par l’expression d’un mépris cuisant et même aller jusqu’à valoir la mort sociale. Le film Ridicule (1996) de Patrice Leconte en a parfaitement illustré les ressorts et la cruauté, tandis que Le Dîner de cons de Francis Veber (1998) en a démonté les mécanismes en les transposant dans le monde contemporain.

Un tel type de mépris individualiste de distinction s’est aujourd’hui banalisé, suivant les développements de l’individua‑

lisme de singularité que nous appréhenderons méthodiquement dans le chapitre suivant. Il importe de ne pas le confondre avec le mépris de classe. Ce dernier type de distance s’inscrit en effet dans une éco‑

nomie générale des divisions sociales qu’elle vise à maintenir et à justifier. Il a pris la forme d’un discrédit porté sur le travail manuel ou sur certaines positions subalternes. Il s’est aussi exprimé sous les espèces d’un regard condescendant de la ville sur la campagne.

Mais c’est plus profondément dans l’ordre culturel qu’il s’est le plus fortement affirmé ; le plus fortement car c’est là que se situe le bas‑

tion de la résistance ultime au sentiment d’égalité. C’est sur ce plan que se sont manifestées la résurgence et la banalisation de l’assu‑

rance aristocratique de faire partie des happy few regardant avec commisération la plèbe. Il a consisté de cette façon en une sorte de reproduction inversée et dégradée du sentiment artiste à l’égard de la platitude bourgeoise 12.

Paru en 1979, La Distinction : critique sociale de jugement de Pierre Bourdieu a méthodiquement exploré ces relations entre sys‑

tèmes de classement (relevant du « goût ») et classes sociales. Mêlant la théorie sociologique à de nombreuses enquêtes, l’ouvrage a fait date, attirant un large public du fait de son objet autant que de la conceptualisation déployée. C’est, par exemple, dans ce livre qu’est mise en avant la notion de « racisme de classe » faisant écho à celle de « racisme de l’intelligence », forgée peu de temps auparavant par

12. Voir sur ce dernier point mon cours de 2004 au Collège de France : « Le Désenchante‑

ment de la démocratie : histoire et formes d’un sentiment » (disponible sur le site du Col‑

lège de France).

L’ÉPREUVE DU MÉPRIS

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l’auteur. Le paradoxe de cet opus magnum est qu’il a été publié à un moment où son support empirique avait déjà vieilli. Fondée sur les enquêtes menées pour l’essentiel dans les années 1960, la distri‑

bution des goûts esthétiques ou musicaux avait en effet commencé à être bouleversée à partir de ces années 1980, le lien mécanique entre type de consommation culturelle et classes sociales, déjà dis‑

cuté au moment de la parution de l’ouvrage, ayant du même coup perdu de son évidence, l’effritement de la structure de classe des années 1960 se liant à une plus grande dispersion sociale des pré‑

férences en matière culturelle 13. Le mépris de distinction subsis‑

tera certes, mais de façon moins binaire, plus disséminée et plus transversale, opposant notamment avec éclat l’intellectuel et le bour‑

geois, le capital culturel contre le capital économique, comme l’a bien illustré un film comme Le Goût des autres de Jean‑Pierre Bacri et Agnès Jaoui (2000).

Le mépris d’en haut, entendu de façon générique, empruntera pour l’essentiel d’autres modes d’expression à partir des années 1980, plus diffus et surtout plus euphémisés. On peut en distin‑

guer deux modalités principales : le mépris de condescendance et le mépris d’indifférence 14.

Le mépris de condescendance

Le mépris de condescendance est le plus subtil. Il se présente en effet sous les traits d’une certaine sollicitude. Mais d’une sollici‑

tude qui rabaisse de fait l’interlocuteur par sa tonalité paternaliste. Il participe de l’établissement d’une distinction qui s’immisce insidieu‑

sement dans une pétition d’égalité. Ce type de mépris a une longue histoire. On en trouve les premières manifestations dans la vision du

« peuple‑enfant » mise en avant par les élites républicaines et révo‑

lutionnaires dans la deuxième moitié du xixe siècle. Cette vision a, dans un premier temps, conduit certains à juger prématuré le suf‑

frage universel, le peuple réel n’étant pas jugé à la hauteur de son

13. Voir, par exemple, Bernard Lahire, La Culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi, Paris, La Découverte, 2004, ainsi que Michèle Lamont, Money, Morals and Manners. The Culture of the French and American Upper-Middle Class, Chicago, The University of Chicago Press, 1992.

14. Typologie librement dérivée des catégories élaborées par Axel Honneth dans La Société du mépris. Vers une nouvelle théorie critique, trad. fr. par Alexandre Dupeyrix, Pierre Rusch et Olivier Voirol, Paris, La Découverte, 2006.

LES ÉPREUVES DE LA VIE

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CHAPITRE 4. LES ÉPREUVES DE L’INCERTITUDE ... 115

Les figures fondatrices de la réduction de l’incertitude ... 115

La nouvelle question sociale ... 120

Des conditions aux situations ... 120

Déclassement et peur du déclassement... 126

Le grand écart ... 128

Les menaces d’humanité ... 131

La fabrique de l’anxiété ... 131

Gouverner l’anxiété ... 136

Faire entrer le long terme en démocratie ... 140

Communauté de citoyens et population ... 142

CONCLUSION. LES VOIES NOUVELLES DE L’ÉMANCIPATION ... 145

Mise au point de méthode : la notion d’épreuve en sciences sociales ... 155

REBONDS ET EXPLORATIONS

L’ÉPREUVE DE L’HUMILIATION ... 163

par Gloria Origgi Décence, humiliation et dignité ... 164

Dans le regard des autres... 166

Scènes d’humiliation ... 168

Une expérience collective ... 170

Une inscription dans les corps ... 173

LES VOIES D’ACCÈS À LA SUBJECTIVITÉ ... 177

par Nicolas Duvoux Le coût de la vie a-t-il augmenté ? ... 178

Qui est pauvre en France ? ... 179

Le déclassement social est-il généralisé ? ... 183

Les « Gilets jaunes », une mise à l’épreuve ... 186

À L’ÉPREUVE DES ÉMOTIONS : PROTESTER AU XIXe SIÈCLE ... 189

par Emmanuel Fureix La scène émeutière ... 190

La scène insurrectionnelle ... 194

La scène ritualisée ... 197

REDONNER VOIX AUX ÉMOTIONS ... 203

par Aurélie Adler Une littérature de terrain ... 204

Restituer des voix ... 208

Consonances et dissonances ... 210

Références

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