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Le défaut passager (extraits)

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Academic year: 2022

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Musique et Sciences Sociales

 

10 | 2022

Les flops en musique

Le défaut passager (extraits)

Johann Mazé

Electronic version

URL: https://journals.openedition.org/transposition/7949 DOI: 10.4000/transposition.7949

ISSN: 2110-6134

This article is a translation of:

Le défaut passager (extraits) - URL : https://journals.openedition.org/transposition/7560 [fr]

Publisher

CRAL - Centre de recherche sur les arts et le langage Electronic reference

Johann Mazé, “Le défaut passager (extraits)”, Transposition [Online], 10 | 2022, Online since 29 June 2022, connection on 02 July 2022. URL: http://journals.openedition.org/transposition/7949 ; DOI:

https://doi.org/10.4000/transposition.7949

This text was automatically generated on 2 July 2022.

La revue Transposition est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution - Partage dans les Mêmes Conditions 4.0 International.

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Le défaut passager (extraits)

Johann Mazé

EDITOR'S NOTE

Dix de ces récits sont déjà parus dans les no 1 et 2 du fanzine Feuilles de route à Bordeaux, et le n° 3 du fanzine Fond de caisse à Lyon.

Les récits de tournée ci-dessous relatent les expériences de plusieurs groupes aux esthétiques musicales parfois très différentes. Il s’agit des groupes France Sauvage, Le Cercle des Mallissimalistes, Chausse Trappe et Lord Rectangle. Certains des récits concernent également d’autres groupes qui se trouvaient partager l’affiche ou la tournée, mais il serait fastidieux de tous les citer.

Chronique musicale

1 – Bordeaux

1 Un bâtiment en pierre piqué par un siècle de pollution. Probablement d’anciens ateliers devenus un ancien garage. Quelques ouvertures sont déjà murées.

2 Le ciel est bas et blanc. Il pleut. Nous trouvons à l’un des pignons, en traversant un jardinet ceint d’un haut mur, une porte ouverte. Nous entrons dans un vaste espace, une verrière obstruée par une poussière grasse filtre en jaunâtre la déjà pâle lueur du jour, et donne à l’ensemble une tonalité d’église qu’on aurait évacuée dans l’urgence. Le sol en ciment est parsemé de flaques d’eau et d’outils électriques encore branchés.

Jean-Louis qui en est à quelques décennies de pratiques semble surpris, déjà blasé, déçu :

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Ah nan ! Nan ! Nan ! Pas ça, y a encore un mec allumé qui va me couper en morceau pendant mon concert ! On se barre.

3 De l’étage parviennent des hurlements douloureux, à l’oreille on devine qu’ils sont deux, un gars et une fille, un couple. Les égosillements se font plus proches et plus forts. Nous nous interrogeons du regard quand émerge lentement le gars par un escalier derrière nous. Les cheveux mi-longs, collés au crâne, des yeux mi-clos, rougis, défoncés, disparaissant derrière des lunettes embuées et grasses, il a l’air très fatigué, c’est l’organisateur :

Salut, on a eu un dégât des eaux hier, mais ça va le faire.

4 Lui et sa copine remontent mollement à la surface dans ce lendemain d’acide, et le retour à la réalité est visiblement délicat. La copine apparaît, peau diaphane, look gothique un peu chiffonné, le maquillage délavé, complètement muette.

5 Plus tard, après avoir posé et installé nos affaires entre les flaques d’eau marron, nous visitons l’étage. La cuisine, anciennement aménagée dans le style Mobalpa, est un fatras stupéfiant, un imposant tombereau de vaisselle sale aux reliefs fossilisés depuis un temps indécelable. Un genre de dispositif d’étudiant des Beaux-Arts qui interrogerait l’oubli de soi. Il semble impossible d’ajouter une tasse, une petite cuillère ou quoi que ce soit sans rompre un fragile équilibre trouvé au fil des jours. Une odeur d’œuf pourri flotte entre les placards.

6 À une cloison de placo de distance, une porte sans poignée qui ne ferme plus dissimule pudiquement un trône rassasié de merde, de pisse, de gerbe et de déjections en tout genre. Ça schlingue très fort.

7 Nous mangeons dans le même périmètre un saladier de taboulé mis à notre disposition, et chacun doit trouver son couvert dans le répugnant amoncellement de vaisselle.

8 À quelques mètres, au bout d’un bref couloir, il y a une chambre plongée dans le noir.

Notre chambre.

9 Au matin, de fines raies de lumière émergeant timidement d’un velux obstrué par un carton déplié permettent à peine de distinguer la moquette couleur crème et les petits tortillons de merde tout autour de nos matelas, certains sont poilus de moisissures.

C’est la litière des chats, la chambre-litière. J’avais déjà vu ça dans un autre squat à Montauban, mais personne jamais n’y dormait, on la laissait aux animaux.

10 L’un d’entre nous avait perdu son shit en se couchant, il l’avait perdu près de son matelas, l’avait retrouvé en tâtonnant dans le noir, mais était-il si sûr de l’avoir fumé ?

2 – Porto

11 Un vieux bâtiment XIXe siècle fier et décrépi sur une place au centre-ville. La lourde porte à deux battants est fermée, on frappe, quelqu’un ouvre :

(En anglais) « Salut, nous sommes France Sauvage et Suboko, nous jouons ce soir.

- Ah bon ? Attends je vais voir… »

12 Le gars revient :

« Vous êtes sûrs ? »

13 Même si nous arrivons de Saint-Jacques-de-Compostelle, c’est bien la destination de Porto qui justifiait le montage de cette tournée. Nous tentons d’appeler G, notre

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contact. Celui-ci n’est pas au rendez-vous et nous apprend qu’il ne viendra pas ce soir, il s’excuse, et il confirme que nous jouerons.

14 La salle est à l’étage. Nous nous installons. Laissés à nous-mêmes dans ce grand bâtiment sans vie.

15 Deux d’entre nous redescendent à la recherche de quelqu’un, nous avons quelques questions pratiques à poser : où dormirons-nous ? Mangerons-nous ? Et finalement, pourquoi sommes-nous venus ? Mais nous gardons cette dernière pour nous.

16 Les gens du lieu sont confinés et attablés à six dans une pièce minuscule au rez-de- chaussée, près de l’entrée, et mangent leur plat végétarien en commentant des YouTube passés à fort volume.

Vous vouliez jouer, jouez ! Mais en plus vous voulez manger !?

17 Le ton monte un peu. De nouveau G au téléphone. Visiblement il trouve les arguments pour que quelqu’un daigne nous faire des pâtes. Finalement, l’un de nous remarque les noms de nos groupes inscrits au Bic sur un planning A4 négligemment punaisé sur un panneau près de la porte.

18 Une fois les bouches pleines, les tensions s’apaisent. Nous proposons à notre tour quelques vidéos bien senties pour dynamiser nos fraîches relations, l’un d’entre nous propose le solo de batterie de Stevie Wonder. Impressionnant pour un aveugle. Ça fait l’unanimité.

19 Cinq personnes assisteront aux concerts, dont un ami rennais, mais pas un seul de nos compagnons de repas.

20 G finit par arriver bien après les concerts et nous invite à une copieuse tournée des bars afin que nous acceptions la gratuité de notre déplacement, de nos représentations, et surtout de dormir à même le sol, près de nos instruments.

3 – Ljubljana

21 Notre concert prévu à Milan est annulé, résultat : plus de quinze heures de route entre Beaucaire dans le Gard et Ljubljana. Nous arrivons très en retard, autour de 22 heures, dans la capitale Slovène.

22 Un ensemble de vieux hangars squattés dans la banlieue de la ville. Nous franchissons l’enceinte. Personne.

23 Un haut édifice se détache des autres. Nous pénétrons dans ce qui semble être le lieu du concert, une cathédrale de tôle. L’air y est très frais, quasi réfrigérant. Le sol est collant, l’air alourdi de bière éventée et de mégots froids regonflés par l’humidité.

24 Toujours personne, nous partons à la recherche d’un humain encore debout. Nous finissons par croiser une fille dans un bâtiment à part.

(En anglais) C’est pourquoi ?

- Nous sommes venus faire un concert.

-Y a un concert ce soir ?!

25 La fille n’est pas au courant, elle part chercher quelqu’un.

26 Un mec arrive : Quel concert ? !

27 Nous lui expliquons que nous sommes censés jouer ce soir, là, maintenant, et que nous venons de loin et que nous nous excusons d’arriver si tard. Il nous explique qu’il y avait

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une grande soirée techno la veille, qu’il y avait foule, et que maintenant l’équipe est sur les genoux, et qu’il ne comprend pas cette histoire de concert, il n’est pas au courant.

L’ahurissement sur nos visages se passe de traduction, mais nos pupilles doivent envoyer des signaux menaçants. Il part chercher les traces de nos échanges de mails sur un ordinateur qui peine à se connecter… Pendant que nous installons notre matériel un groupe grec qui avait aussi rendez-vous déboule directement de Thessalonique. Leur arrivée légitime la nôtre.

28 Il n’y a pas eu de public ce soir-là.

29 Et le gars ne retrouva jamais nos mails échangés.

30 Le cachet : un maigre repas abondamment arrosé de palinka et de tuica.

31 Un pipi au lit constaté.

4 – Toulouse

32 Après le concert nous logeons chez un copain de l’organisateur. Un très jeune dessinateur, frais bachelier aux cheveux noirs, longs et lisses, propres. Son T2 est situé dans un quartier tout neuf dont l’entrée est protégée par un interminable portail métallique automatique, loin du centre-ville.

33 Nous entrons par une baie vitrée dans la pièce de vie. Un canapé et ses six coussins en désordre jonchés de papiers gras, de reliefs alimentaires, de croquis, de vêtements à l’aspect douteux parmi une infinité de détails, barre l’accès au reste de l’appartement.

L’ambiance est éclairée par l’écran d’un ordinateur.

34 Impossible de s’asseoir. Pas un seul support, chaise, tabouret, angle de commode, coin de table ou tablette ne permet de s’asseoir ou de seulement s’appuyer. Même pas le sol.

L’espace est saturé, pas à la manière du syndrome de Diogène, plutôt comme une personne qui aurait la flemme, une très grande flemme.

35 Il est tard. Nous avons bu beaucoup de gin au bar, nous avons soif (d’eau).

36 Une kitchenette dans un coin signale opportunément l’existence d’un point d’eau. Pour se servir un verre ou boire directement au robinet, il faut dégager une partie du tas de vaisselle grasse, luisante, zébrée de moisi, baignant dans un évier plein d’une eau croupie, et dont le fumet provoque des haut-le-cœur. Pas de verre.

37 Nous renonçons, et cherchons la salle de bains.

38 La baignoire et le lavabo sont intégralement enduits d’une pellicule de crasse poudreuse saumon brunie aux limites, comme un fond de teint bon marché sur le visage d’une étudiante esthéticienne. La salle de bains sent les chiottes. Pour boire, il faut ouvrir le mitigeur du bout des doigts et capter le maigre filet du bout des lèvres, en faisant bien attention de ne pas suçoter l’extrémité du robinet.

39 Nous voulons dormir pour arriver au lendemain le plus vite possible.

40 Notre hôte nous propose son canapé. Nous lui faisons comprendre diplomatiquement que nous sommes trois et que nous ne tiendrons pas sur son divan hostile. Il nous indique sa chambre. C’est gentil.

41 Sur son lit on devine précisément l’emplacement habituel de son corps dans le fouillis des draps anciennement blancs, et qui offrent désormais un charmant camaïeu du jaune à l’orange vers le marron, plus ou moins les mêmes tons que dans la salle de bains. Heureusement c’est un deux places. Mais nous sommes trois. Le sol autour du lit

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est un patchwork de brouillons, de croquis et de magazines aux couvertures détourées, détournées et aux pages découpées. Çà et là d’épais nœuds de cheveux constellent l’ensemble à la manière de pas japonais. Il y a un monticule de vêtements d’un peu plus d’un mètre dans un coin. Des femmes manga à poil au mur. Nous proposons au jeune hôte vingt longues minutes de nos trois sommeils pour changer les draps de son lit, ranger et nettoyer sa chambre, juste la surface nécessaire à nos trois corps.

42 Nous dormirons tels des gisants.

43 Nous retrouverons notre hôte le lendemain matin endormi devant son ordinateur, la tête reposée sur ses bras croisés et les coudes appuyés sur sa tablette à dessin, l’ensemble est éclairé par l’écran dans un joli clair-obscur.

5 – Freiburg

44 Concert au bar Le Gambetta à Paris la veille. Le patron nous a ordonné de remballer notre matériel et de laisser la place à la soirée reggae ragga dancehall.

45 Aujourd’hui, route vers Freiburg, en Allemagne, derrière les Vosges, une cassette de Bronsky Beat en boucle dans les montées.

46 Accueil chaleureux à l’arrivée. Repas chaud et vegan. Public clairsemé.

47 Les concerts commencent. L’accueil se refroidit au fil des sets. Les regards se croisent et se durcissent. Les boissons s’offrent moins chaleureusement. Des questions se posent.

48 Une porte s’ouvre au fond sur des lueurs aux teintes mauves, roses, rouges, et du Madonna sur une grosse sono. C’est une discothèque. Le son s’invite sur nos concerts.

La concurrence est immédiate, frontale, imparable. Notre salle, au public déjà épars, se vide aussi vite qu’une bouche remplie de Pils.

49 Un peu plus tard, comme un dessert surprise, une fève inattendue, nos hôtes libertaires nous font part de leur profonde déception, ils n’ont pas aimé nos concerts, et une partie du public réclame le remboursement de leur entrée. En résumé, ils nous demandent de rendre une partie de nos maigres défraiements.

50 Interrogations sur les théories libertaires et la nature humaine, bouffées de chaleur, pertes d’équilibre, effets de l’alcool, insultes, dodo.

51 Le lendemain matin, après le chargement, la porte latérale du camion se coince avant de se casser tout à fait, elle ne ferme plus, nous la condamnons. À partir d’aujourd’hui nous rentrerons tous par la porte du conducteur.

52 Plus que dix concerts. Heureusement le soleil est avec nous.

6 – Frontière turque

53 Un douanier turc nous enjoint de nous garer. Vérification des identités et du chargement.

54 En turc, puis en anglais : Vous êtes musiciens ? - Oui.

- Quel genre de musique ? - Jazz.

- Ah ! C’est bien, ça !

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55 Le chef arrive. Il refuse qu’on reparte. Il veut la confirmation que notre camion est loué.

56 Pour cela il faut que le propriétaire du véhicule, qui habite près du Havre, faxe des documents supplémentaires qui le prouvent. Visite des bureaux des douanes.

Heureusement il n’est que deux heures de plus au Havre. Il est encore temps. Le fax finit par vomir les fameux papiers comme un glouton tire la langue.

57 Le chef estime que leur qualité d’impression est trop mauvaise, c’est illisible, nous lui expliquons que c’est la faute de leur fax. Nous ne passons toujours pas.

58 Une poignée d’heures s’effiloche à poireauter sur le terre-plein du péage.

59 Arrive une voiture immatriculée en France. Nous lui faisons signe, nous l’abordons.

C’est un Turc de France. Nous le prions de nous offrir quelques minutes pour parlementer avec le douanier récalcitrant.

60 Nous apprenons la raison qui nous cloue à la frontière : Sarkozy refusant l’entrée de la Turquie dans l’Europe, le douanier refuse notre entrée en Turquie.

61 Nous admettons avec le douanier que Sarkozy est un con mais, par-dessus tout, que tout cela nous dépasse. Il hésite encore. Il finit par estimer qu’il nous a assez retardés.

Nous passons.

62 Nous appelons l’organisateur qui doit nous héberger le soir même, pour le prévenir de notre retard à Istanbul et présenter nos excuses. Il nous répond :

Ah ! je suis très embêté pour vous, je ne peux pas vous héberger, je vis chez mes parents.

Je peux vous conseiller une chouette plage, le sable n’y est pas trop dur, vous pourrez y passer la nuit.

63 Nous faisons une étape pour la nuit à Edirne, nous nous fendons d’un hôtel et d’un hammam.

7 – Chadron

64 Il neige et les routes serpentent doucement puis zigzaguent tout en se resserrant. C’est la Haute-Loire.

65 Nous sommes cinq, deux sont malades tout grelottants, notre petit camion surchargé, un Renault Espace, chasse un peu de l’arrière. Au fil des kilomètres la couche de neige s’épaissit et il devient difficile de dépasser les 15 km/h dans les montées et même sur le plat. Nous croisons un chasse-neige qui nous déconseille de passer par cette route. Nous finissons par trouver un itinéraire bis un peu moins glissant.

66 Nous arrivons au lieu. Nous remarquons la présence de deux zonards punks semi- travellers, un mâle et une femelle, et leurs chiens. L’organisateur nous prévient qu’il y aura peu de monde vu le temps de merde qu’il fait.

67 Nos deux malades vont se coucher directement. Ils descendront seulement pour jouer.

68 Le montage se fait sous les remarques braillardes des deux seuls spectateurs avec leurs trois chiens.

69 Les concerts commencent, l’équipe d’organisateurs ne sort pas de la cuisine. Les deux zonards bourrés et tapageurs accoudés au comptoir et dos à la scène ne daignent ni se taire ni se retourner. C’est dommage c’est le seul public.

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70 Il est temps d’aller dormir. Nous investissons les sleepings. La zonarde qui s’appelle France et qui a roulé des pelles à son chien toute la soirée nous fait comprendre qu’elle cherche aussi un endroit où s’allonger. Nous sommes sourds et dormons en croix dans nos lits.

8 – Dijon

71 Nous approchons du péage à la sortie de Dijon, direction Lyon. Je suis au volant et je cherche dans ma veste la liasse de billets, environ 800 €. Je cherche et je ne trouve pas, y compris dans l’autre cache, celle du véhicule. Nous nous garons et retournons le camion. Rien. Nous faisons demi-tour, retour aux Tanneries, sur les lieux du concert de la veille.

72 La veille aux Tanneries, la soirée avait commencé timidement. Nous avions joué devant une douzaine de personnes statiques et peu communicatives. L’essentiel du public, à majorité étudiante, est arrivé indifférent parmi les derniers sons, il s’agissait d’une soirée Erasmus ou quelque chose approchant.

73 La fatigue accumulée d’une dizaine de concerts successifs et l’accueil plutôt timoré du lieu nous rendaient moroses. On sentait que la soirée allait doucher le peu d’allant qu’il nous restait. Heureusement une personne de l’organisation constatant notre manque d’enthousiasme nous proposa une bouteille de vodka et des tournées au bar pour faciliter notre intégration.

74 Le DJ qui avait pris notre suite diffusait à gros volume une succession de titres dancefloor assez putassiers, pas franchement à notre goût, du moins pas encore. Peu à peu, la vodka aidant, la jovialité fit son retour, et notre goût se relâcha.

75 Assez vite, sérieusement échauffés par l’alcool bon marché en quantité, il nous prit l’envie de participer activement à la piste qui avait fini par envahir tout l’espace.

Voulant me démarquer, je décidai de rejoindre le groupe d’étudiantes qui dansaient debout sur la scène. Britney Spears ou un équivalent resserrait et unifiait la foule, et je tentai un slam qui fut salué par mes camarades.

76 La soirée se déroula sur ce ton-là jusqu’au tout petit matin.

77 Le lendemain, au retour du péage, nous cherchons dans les débris de la fête une liasse de 800 €. Mais rien.

9 – La Manche

78 En route pour l’Angleterre ! Ce soir, nous jouerons à Brighton ! Le bateau nous attend à Calais, et puis hop !

79 Nous nous approchons du port et de ses douanes situées au bout d’un long couloir de parois grillagées blanches fraîchement installées et d’apparence robuste, au milieu de la jungle de Calais. Charles, le chanteur, est tout excité, c’est la première fois qu’il met les pieds de l’autre côté de cette mer-là.

80 Après les formalités côté français, le douanier anglais au loin nous fait signe d’avancer, notre conducteur baisse la vitre, nous avons tous notre passeport à la main et sommes prêts à dégainer n’importe quel autre papier.

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81 Le douanier a le sens du contre-pied, il veut une preuve écrite, un contrat en bonne et due forme qui stipule qu’on nous attend à Brighton, Liverpool, Manchester, Leeds et Londres. Tout cela sans compter les trois faiblesses de Charles : il chante, il est Américain et il est noir. Ces deux derniers traits retiennent davantage l’attention du policier.

82 L’homme en uniforme nous explique que les Américains ont impérieusement besoin d’un visa pour mettre leurs grands pieds sur ce petit territoire. Ça ne tombe pas bien mais on peut encore y remédier, et puis on aurait dû se renseigner hein ! Mais le problème qui met le feu à l’ambiance, et à Charles, est que les explications du douanier sont parsemées du terme anglais son, terme qui tinte comme une insulte sinon un blasphème aux oreilles de notre trouvère, et lui rappelle les mauvais travers de sa contrée.

83 Engueulades, noms d’oiseaux, le débat est clos, demi-tour, on reste sur le plancher des vaches. Les douaniers français, moins pointilleux sur cet aspect à ce moment à cet endroit, nous enjoignent patriotiquement de tenter la traversée au départ d’un autre port.

84 Direction Boulogne-sur-Mer. Le port est fermé. Direction Dunkerque, le port est ouvert et un bateau partira. On reprend des billets, et on finit par annuler le concert à Brighton car il est tard, la preuve, il fait nuit.

85 On débriefe dans un kebab à Loon-Plage pour se préparer à causer d’une seule voix au prochain douanier. Désormais le scénario est le suivant : nous sommes invités à jouer à l’anniversaire d’un ami à Brighton, c’est pas original, mais c’est là que nos lits nous attendent encore ce soir.

86 Ça flotte, ça traverse, on passe.

87 Quelques heures plus tard, on débarque enfin à la maison de celui qui devait organiser le concert annulé. Proche du centre-ville, son appartement est à l’étage de la maison de sa mère. Une sorte de maison de poupée dans laquelle habiterait un GI Joe. Interdiction d’échanger davantage que des chuchotements. On s’enfonce docilement dans nos sacs de couchage.

10 – Bruxelles

88 Le bar est situé dans le cœur touristique de la capitale Belge, à quelques rues à peine de la Grand-Place. Un stationnement libre nous attend pile poil devant le café, on a du bol, ça nous évitera de marcher des centaines de mètres avec le matos dans les bras. Et puis ça laisse cinq minutes pour déplier nos guiboles, on est toujours fourbu après plusieurs heures de route.

89 On finit par rentrer dans le zinc histoire de dire bonjour on est là et de reconnaître les lieux. C’est un bar un peu rétro, carrelage de cantine au sol, un comptoir en formica rouge au milieu et une mini-estrade au fond. Le Café Dada n’existe plus aujourd’hui. Il paraît que les Ramones y ont joué au siècle dernier, je n’en sais strictement rien, mais j’ai retenu cette information. Les politesses sont faites, allons chercher le matériel.

90 À peine franchi le pas de la porte, un pied sur le trottoir, l’autre encore sur le paillasson à l’intérieur, je remarque deux jeunes types, dont un qui avait passé le bras à travers la vitre arrière d’un break, le nôtre. Ils remarquent qu’on les remarque. Ils arrachent in extremis la sacoche d’ordinateur de Manu et partent en trombe. Ça prend tout de même

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une seconde pour que l’information monte à nos trois cerveaux. Aussi sec, ou presque, Manu et Arno les prennent en chasse façon cinoche, c’est cliché mais c’est comme ça qu’on doit faire. La course-poursuite dure quelques centaines de mètres et le garçon à la sacoche finit par lâcher son larcin en pleine rue, histoire de courir plus vite et de rattraper son copain. Les insultes fusent de part et d’autre.

91 Les Deux flics à Miami à Bruxelles reviennent à la voiture. L’ordi est entier, rien ne manque. Il faut trouver un parking surveillé pour la nuit en attendant d’aller à Carglass demain.

92 On va enfin pouvoir s’installer.

11 – Belgrade

93 L’entrée dans ce quartier de Belgrade par la route de Pancevo est impressionnante. Des barres sombres et massives dominent la ville depuis une colline. Le lieu du concert est en contrebas. Le bâtiment à toit plat et aux murs repeints apparaît comme un carré de sucre, un bonbon dans le nuancier de gris ambiant.

94 Nous poussons une porte vitrée obstruée par un rideau, l’équipe est affairée au nettoyage de la soirée de la veille. C’est un vaste café-concert avec de larges baies qui présente tout le confort idéal à nos yeux d’Européens de l’ouest. Un certain I. nous accueille, chaleureux, souriant, avenant. La soirée s’annonce agréable, dans une atmosphère quasi petite-bourgeoise.

95 Les concerts se déroulent à l’ancienne, debout sur une scène, la sono sur les côtés, un public nombreux et réceptif devant. Une soirée conforme au confort qu’elle promettait.

96 Le lendemain, après une nuit à Pancevo, notre QG, retour sur place, la même équipe est encore affairée au nettoyage. I. est au comptoir, la caisse enregistreuse placée derrière lui regorge de dinars en billets. Chouette ! On aura sûrement plus que les 200 € que I.

nous avait promis !

97 Le temps de boire un café et charger le camion, il est enfin temps de parler argent. Le tiroir de la caisse enregistreuse est désormais fermé et I. tient une liasse conséquente à la main. Celui-ci y pioche 3 000 dinars qu’il nous remet tout sourire, ce qui correspond à peu près à 30 €. Dois-je dire que le ton monte plus vite que le taux de change. Ça s’énerve. Nous lui expliquons que ça ne peut pas être le cachet, cette somme permet à peine de quitter la ville. I. complète avec 1 000 dinars, ça sera tout. Il nous explique qu’il attendait tout de même plus de monde hier soir, que de toute manière il n’aurait jamais pu nous donner 200 €, et que s’il nous avait promis moins nous ne serions jamais venus.

12 – ZAD de Notre-Dame-des-Landes

98 Au mois d’août, une importante partie des habitants de la ZAD n’est pas sur place, comme pour tout un chacun, ce sont les vacances. Restent principalement ceux dont les activités demandent une présence continue, et quelques zonards azimutés qui y trouvent un toit temporaire et gratuit.

99 Nous jouons sous un hangar aménagé en salle de concert avec une estrade en palettes au fond et un imposant comptoir sur toute une longueur. Des dizaines d’hirondelles

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nichent dans la charpente métallique au-dessus de la scène. Il faut faire attention à ne pas se faire chier dessus.

100 Le concert démarre. Les zonards, par essence, déjà bourrés, la 8.6 à la main, créent une ambiance braillarde qui contraste franchement avec notre proposition musicale. On doit passer en force, et surtout par-dessus. Les quolibets du genre « connards » et les demandes de type « un morceau des Bérus ! » fusent tout au long du concert, comme si nous étions un groupe de karaoké déguisé en flics, le tout en devant garder un œil sur les quelques oiseaux téméraires et sourds qui ne daignent pas suspendre leurs activités.

101 Le lendemain, un gars nous réveille en signalant une arrivée massive de flics venus raser à nouveau quelques cabanes à trois champs de là. On nous invite à faire acte de présence sur le site. On s’élance solidairement. Des CRS qui passaient par là nous surprennent en chemin. Nous déclinons nos identités, leur chef, un habitué des lieux, et d’un tempérament jovial voire boute-en-train, nous parle de musique avant de nous relâcher.

13 – Rennes

102 C’est un bar qui se veut chic. Derrière le comptoir, le regard ne peut pas manquer les clignotements célestes des alignements de verres et de bouteilles accotées à un imposant miroir, l’ensemble couvre les deux tiers de la salle. Visiblement c’est la fierté du lieu.

103 L’endroit qui nous est réservé est situé au sous-sol, une pièce bien plus étroite, au plafond bas, aux murs moquettés couleur saumon et agrémentés de publicités pour Bacardi et Desperados. Nous approchons le camion pour le déchargement. Le patron ne manque pas de nous faire des remarques amicales à chacun de nos passages devant son comptoir cristallin : « C’est pas un ampli, c’est un frigo ! », « Encore une batterie ! »,

« Ah bah ça promet ! »…

104 Nous nous installons. Au deuxième coup de grosse caisse le patron déboule au trot dans la cave saumon : « C’est fort les gars ! Les verres vibrent là-haut ! » On va s’adapter. On s’adapte toujours. Nouvelles tentatives pour réduire le volume. Nouveaux essais. Le tenancier réapparaît : « Ça vibre encore les gars ! » Nous nous regardons et savons instantanément que nous ne pourrons pas jouer. Que ça vibrera toujours et que notre musique n’est pas conforme à son sous-sol moquetté.

105 Nous remballons.

106 Fin.

ABSTRACTS

One can approach an underground musician’s job or function as a succession of indescribable dog’s breakfasts, where poop occasionally competes with pee, where sleep and food are not always a given, where life on the road and car mechanics involve a particular connection with

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geography and punctuality. But the reader must remain alert and keep in mind that the anecdotes herein were carefully picked among several hundreds of other perfectly forgettable ones, in which the comfort of a nice bed goes along with a successful gig – to such an extent that the story becomes not even worth telling.

Touring as a musician can also feel like going out on an enlightened escapade, like a form of anti- tourism, an expedition away from official circuits, in the fat of the map. Where one might also be wondering if the whole thing could only be a gloriously vain pursuit, behind the safe protection of a van windshield? A mere lateral journey, having a look elsewhere for the sheer sake of comparing how different it is to here?

The underground can also let one believe in the encounter of some form of radical otherness, some kind of extra-capitalistic neo-exoticism. But along with physical rather than mental discomfort, one may realize that the margins that have for decades taken shelter in industrial wastelands, in trains, in hotels, in abandoned stores, and in so many temporary and transitional places – these margins have become an aesthetic form in its own right, a quasi-international standard, very much like a vacation village. And they also are a smoke-screen for galloping gentrification. Alternative creation is certainly political here, but it is also a blatant and obvious marker of segregation.

Traduit par Stéphane Corcoral.

INDEX

Keywords: flop, underground, DIY, noise, free improvisation, stories, music tours

AUTHOR

JOHANN MAZÉ

Johann Mazé is currently a member of France Sauvage and Elg & la chimie. He also regularly plays as a solo artist under his own name. He is a drummer & percussionist, he handles electronics, he is a jack-of not all but many trades and he designs and edits sound pieces about noteworthy individuals or concepts (« Gérard », « Achille Berthou », « Battre: an investigation about drums and those who beat them »…). Among many other forgotten projects, he also used to be part of Chausse Trappe, Le Cercle des Mallissimalistes, Nouvelles Impressions d’Afrique, L’Ensemble Un, Lord Rectangle, etc.

He is also involved in the OLA Collective, for which he works as a sound designer interacting with videos, photographs and plays.

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