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L’expérience de pensée au péril de la fiction : Le cas de la correspondance entre Leibniz et Papin

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L’expérience de pensée au péril de la fiction : Le cas de

la correspondance entre Leibniz et Papin

Anne-Lise Rey

To cite this version:

Anne-Lise Rey. L’expérience de pensée au péril de la fiction : Le cas de la correspondance entre Leibniz et Papin. Revue d’Histoire des Sciences, Armand Colin 2013, 66 (2). �hal-01992803�

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Le cas de la correspondance

entre Leibniz et Papin

Anne-Lise REY *

Résumé : Cet article analyse, dans le cadre de la correspondance

entre Leibniz et Denis Papin, le recours à l’expérience de pensée comme modalité de résolution de la controverse. La controverse engagée d’abord publiquement entre Leibniz et Papin porte sur l’esti-mation de la puissance motrice. Mon hypothèse interprétative est que l’expérience de pensée est un moyen de construire un territoire dialogique commun entre des protagonistes engagés dans des philo-sophies naturelles bien différentes et par là de résoudre, pour un temps, le conflit.

Mots-clés : controverse ; expérience de pensée ; Leibniz ; Denis Papin ; dynamique.

Summary : This paper analyses the use of the thought experiment as a mean of resolving a controversy within the scope of the correspon-dence between Leibniz and Denis Papin. The controversy had been first publicly carried by Leibniz and Papin, and dealt with the estima-tion of the driving power. My interpretative hypothesis is that the thought experiment is a way to build a dialogical common territory between protagonists, who defends quite different natural philoso-phies, and thus to temporarily solve the conflict.

Keywords: controversy ; thought experiment ; Leibniz ; Denis Papin ; dynamics.

« Il y a deux pierres de touche des raisonnemens : l’experience à posteriori, et la forme rigoureuse à priori à laquelle je vous ay souvent rappellé. Toutes et quantes fois que nous nous sommes écarté de la forme, on s’est donné des airs qui ont fait naistre des contestations peu agreables. Vostre derniere lettre n’en

* Anne-Lise Rey, UMR 8163 « Savoirs, Textes, Langage » (STL), UFR Physique, USTL, Cité scientifique, 59655 Villeneuve-d’Ascq Cedex, France.

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donneroit que trop de sujet si je m’y voulois arrester. Mais toutes et quantes [178er] fois, qu’on s’est astreint à la forme on a disputé paisiblement et sans rien mêler qui choquât. Et comme le profit qu’on pourroit tirer de nostre conference sur ce sujet, ne vaudroit point le déplaisir qu’il y auroit d’essuyer ces manières, le meilleur est de ne disputer qu’en forme sur tout dans les matières tant soit peu abstraites où l’on n’est point guidé par les nombres ou par les figures. Ainsi je ne touche point presentement à tous les extraits de vostre lettre qui ne contient aussi bien que des incidens jusqu’à ce qu’on soit convenu de cette forme, seul juge competant de telles controverses1. »

L’objet de cet article2 est d’identifier, au cœur de la correspon-dance entre Gottfried Wilhelm Leibniz et Denis Papin (1647-1712), le recours à l’expérience de pensée comme mode de résolution des controverses. Je comprends ici l’expérience de pensée dans sa dimension fictionnelle, c’est-à-dire comme une hypothèse qui, en façonnant un autre monde, ouvre un nouvel espace d’intelligi-bilité. Je ne cherche pas à identifier l’expérience de pensée à la fiction3, je cherche plutôt à circonscrire la part fictionnelle à l’œuvre dans l’expérience de pensée et à identifier sa fonction argumentative. Il ne s’agit pas tant ici de mettre en évidence la dimension fictive des expériences de pensée en insistant sur la fonction de l’idéalisation dans les modèles physiques4 que, sur-tout, d’interroger la fonction de la dimension fictionnelle5 des expériences de pensée ; en bref, d’interroger l’accessibilité entre les univers fictionnels et les univers de référence du point de vue 1 - Lettre de Leibniz à Papin du 24 juin 1699, LBr 714, 177v-178r. Je cite cette lettre en me référant à la pagination du manuscrit qui se trouve aux archives Leibniz à Hanovre (Niedersächsische Landesbibliothek Hannover, Leibniz-Archiv).

2 - Je voudrais remercier Anouk Barberousse et Guillermo Ranea pour leur lecture atten-tive et leurs suggestions, ainsi que les rapporteurs anonymes dont les suggestions m’ont permis d’améliorer mon article.

3 - Une abondante et stimulante littérature critique s’en est occupée ces dernières années. 4 - Cf. à ce sujet Ronald N. Giere, Why scientific models should not be regarded as works of fiction ?, in Mauricio Suárez (éd.), Fictions in science : Philosophical essays on

mod-eling and idealization (New York – Londres : Routledge, 2009), 248-258. Mon projet

n’est pas de participer au large processus de compréhension fictionaliste des théories scientifiques, admirablement présenté par exemple par Roman Frigg, qui propose « a

novel approach to the issue of models and representation, one that draws essentially on the analogy between models and literary fiction » dans son article : Fiction and

scientific representation, in Roman Frigg et Matthew Hunter (éd.), Beyond mimesis and

nominalism : Representation in art and science (Berlin – New York : Springer, 2010),

97-138, et que conteste Giere dans cet article, en fondant sa critique sur les fonctions différentes que les fictions et les modèles scientifiques ont en pratique.

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des procédures argumentatives6 que les expériences de pensée mettent en œuvre.

L’expérience de pensée possède alors une fonction heuristique7, qui, en cherchant à mobiliser l’imagination des lecteurs, élabore de nouvelles figures argumentatives8. Or, ces nouvelles figures argumentatives sont un moyen de façonner et de trouver un territoire commun de discussion et c’est en ce sens que je les considère comme heuristiques.

Mon hypothèse interprétative est que l’expérience de pensée intervient dans l’espace dialogique de la controverse scienti-fique épistolaire comme une modalité de résolution des conflits, qui réussit à constituer un territoire commun entre les protago-nistes de la dispute, là où « l’arraisonnement » logique échoue, mettant, un temps, à nu l’inefficience du rêve de la concorde rationnelle9.

Précisons toutefois que ce dispositif, soumis par Papin et volon-tiers accepté par Leibniz, constitue une parenthèse au coeur de la correspondance : il s’agit de la lettre envoyée par Papin à Leibniz le 27 décembre 1697 et des multiples versions de la réponse que ce dernier adressera finalement à Papin le 6 - C’est l’argumentation fictionnelle à l’œuvre dans l’expérience de pensée qui

m’inté-resse ici.

7 - Je n’entends pas ici heuristique au sens que lui attribue Karl Popper lorsqu’il distingue entre les expériences de pensée celles qui sont heuristiques, critiques et apologétiques (Karl Popper, On the use and misuse of imaginary experiments, especially in quantum theory, in Id., The Logic of scientific discovery (Londres : Hutchinson, 1959), 442-456) car il ne s’agit pas, à mes yeux, d’en faire une « illustration de la théorie » mais bien au contraire une sorte de formulation inventive de la théorie, pourrait-on presque dire. 8 - Le projet de cet article est né de la lecture stimulante de l’ouvrage de Frédérique Aït-Touati, Contes de la Lune : Essai sur la fiction et la science modernes (Paris : Gallimard, 2011), « Nrf Essais ». Aux pages 76-77, celle-ci écrit : « L’image téles-copique obtenue avec le télescope de Galilée est sans doute très utile. Mais elle demande à être interprétée, et elle est souvent mise en doute. Kepler invente l’instru-ment surpuissant qu’est la fiction scientifique. Non pas science-fiction, mais fiction uti-lisée dans la science pour sa faculté à produire des images et des récits et pour ses propriétés heuristiques (en voyant on comprend mieux) et rhétoriques (on frappe l’ima-gination des lecteurs). »

9 - J’entends par concorde rationnelle ici la conviction qu’il est possible d’identifier et réduire les termes d’une controverse en les mettant sous forme syllogistique. C’est ce que tenta de faire Leibniz durant une grande partie de sa correspondance avec Papin, en vain. Il ne s’agit pas tant ici d’opposer l’irrationalité de la fiction à la rationalité de la concorde rationnelle, mais bien plutôt de montrer que l’expérience de pensée ouvre la possibilité d’un autre espace argumentatif qui est également rationnel mais régi par d’autres lois que celles du syllogisme.

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16 janvier 169810. Une fois cette parenthèse refermée, les vel-léités de réduction syllogistique du différend feront retour11. Indiquons, car ce n’est pas anodin, qu’à l’issue de cette discus-sion, Leibniz délivrera à Papin son argument a priori destiné à le convaincre de la pertinence de son estime de la puissance motrice. Dans sa lettre du 14/24 avril 1698, Leibniz le présente en ces termes :

« Je suis bien aise qu’un au moins de mes argumens pour mon estime de la puissance motrice vous paroist avoir de la force. En voicy enfin celuy qui est aussi à priori, et plus general dont je vous ay parlé quelques fois, et qui ne me paroist pas moins fort qu’aucun des autres. Vous le trouveres joint icy ; et vous aurés la bonté de m’en dire vostre sentiment. Comme il est si abstrait, je juge qu’il n’est propre qu’à ceux qui ont déja l’esprit preparé par quelque argument qui entre mieux dans l’imagination, il ne laisse pas d’estre solide dans le fonds, et je le prefere même à tous les autres car il vient de plus haut12. »

Leibniz indique explicitement dans ce passage le statut de cette expérience de pensée dans son économie argumentative : elle répond à la nécessité d’avoir exercé son imagination pour pouvoir accéder à la compréhension de l’argument a priori. Or, il existe une « procédure » classique dans les textes que Leibniz consacre à 10 - Commencée le 13 janvier 1692, la correspondance Leibniz-Papin s’achève avec la lettre du 27 décembre 1707. L’ensemble de la correspondance (plus de 200 lettres) ne traite pas de la controverse : les dernières lettres échangées au sujet de celle-ci datent d’avril 1700. Ajoutons également que la controverse commence indirectement via les Acta eruditorum. On pourrait donc dire que la controverse, au sein de la cor-respondance, occupe environ 130 lettres fort partiellement publiées – pour l’instant – par l’édition de l’Akademie.

Les volumes de l’Akademieausgabe concernés sont les suivants : Gottfried Wilhelm Leibniz, Sämtliche Schriften und Briefe, série III : Mathematischer,

naturwissenschaft-licher und technischer Briefwechsel, vol. 5 : 1691 – 1693 (Berlin, 2003), vol. 6 : 1694 – juin 1696 (Berlin, 2004), vol. 7 : juillet 1696 – décembre 1698 (Berlin, 2011).

Ces trois volumes sont également consultables en ligne. Le volume 8 (janvier 1699 – décembre 1701), en cours d’achèvement, est mis en ligne, dans un état provisoire seulement, à l’adresse : http://www.gwlb.de/Leibniz/Leibnizarchiv/Veroeffentlichun-gen/III8.pdf. Dans la suite, ces volumes seront désignés par l’abréviation « A, III », suivie du numéro du volume, en chiffre arabe. »

L’édition complète de la correspondance et des documents parus dans les journaux savants de l’époque (qui permettent de comprendre la correspondance), menée par Alberto Guillermo Ranea, est en cours de publication.

11 - Cf. la lettre de Leibniz à Papin de janvier 1699 (LBr 161r) : « Ainsi pour eviter dores-navant tout sujet de contestations et de reproches, il faut revenir à la forme. » 12 - LBr 714, 136v.

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la dynamique : il faut avoir adhéré aux démonstrations a posteriori pour que Leibniz consente à « dévoiler » sa démonstration a priori du principe de conservation de l’action motrice. On retrouve ce dispositif par exemple dans la correspondance avec le physicien hollandais Burchard De Volder (1643-1709) ou encore dans le Specimen dynamicum de 1695. Il est alors intéressant de noter que cette expérience de pensée a la même fonction que la démonstra-tion a posteriori dans l’économie argumentative leibnizienne.

Comment surmonter l’aporie

de « l’arraisonnement logique » ?

Il est bien connu qu’une controverse publique opposa, à la fin des années 1680, Leibniz à Papin. Les étapes de cette controverse se déclinent au rythme des différentes publications qui voient le jour à partir de 1689 dans les Acta eruditorum. Il s’agit d’une part de deux textes sur la cause de la gravité, puis de deux textes plus directe-ment centrés sur l’estime des forces motrices. Les deux premiers s’intitulent « De gravitatis causa et proprietatibus Observationes », publié par Papin en 1689, auquel Leibniz répond en 1690 par un « De Causa gravitatis et defensio sententiae autoris de veris naturae legibus contra Cartesianos ». Quant aux deux autres, ils sont res-pectivement intitulés « Mechanicorum de viribus motricibus sen-tentia, asseta a D. Papino adversus Cl. GGL objectiones », écrit par Papin, et le second, la réponse de Leibniz, « De legibus naturae et vera aestimatione virium motricium contra Cartesianos. Responsio ad rationes a Dn. Papino mense januarii anni 1691 in Actis erudi-torum propositas ». Puis vient le texte de 1695 écrit et publié par Papin et qui constitue une sorte de résumé des différences de posi-tion entre Leibniz et lui ; il s’intitule « Synopsis controversiae Authoris cum celeberrimo Viro Domino G.G.L. circa legitimam rationem aestimandi vires motrices ». C’est ce dernier texte qui va faire l’objet d’une discussion dans leurs échanges à partir de 1695. Le fond général du conflit est le premier chapitre de la querelle des forces vives13 qui oppose un tenant du principe cartésien de conservation de la quantité de mouvement à Leibniz. Rappelons en quelques mots qu’en 1686, Leibniz déclenche une polémique publique contre les cartésiens en publiant une Brevis demonstratio 13 - Pour une belle présentation des enjeux de cette controverse, cf. Gideon Freudenthal,

Perpetuum mobile : The Leibniz-Papin controversy, Studies in history and philosophy of science, 33 (2002), 573-637.

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erroris memorabilis Cartesii et aliorum circa legem naturalem secun-dum quam volunt a Deo semper eandem quantitatem motus conservari, qua et in re mechanica abutuntur14. Dans ce texte, Leibniz dénonce la vacuité du principe cartésien de conservation de la quantité de mouvement en ayant recours à la fois à des prin-cipes admis par les cartésiens eux-mêmes15, à la loi empirique de la chute des corps de Galilée16 et à sa propre règle d’équivalence de la cause pleine et de l’effet entier. Une véritable discussion cri-tique s’est engagée autour de l’interprétation à donner au modèle épistémologique engagé à travers cette démonstration a posteriori : est-il possible de la juger pleinement convaincante si l’on en fait une stricte démonstration a posteriori17? S’il est effectivement impossible de produire une « démonstration empirique intégrale d’aucun principe de conservation », ne faut-il pas plutôt l’interpré-ter comme la mise en place de « principes théoriques régulateurs de l’interprétation des faits »18? Ne sommes-nous pas ici en face d’une expérience de pensée19?

14 - Acta eruditorum (mars 1686), 161-163.

15 - En effet, René Descartes n’aurait pas désavoué ce que Leibniz affirme dans ce texte, à savoir que 1o un corps qui tombe d’une hauteur déterminée acquiert par sa chute la force

de remonter à la hauteur de départ, sauf si une cause externe l’en empêche (ce qu’il emprunte aux Règles du mouvement dans la rencontre des corps (1669) de Christiaan Huygens) et 2o il faut autant de forces pour qu’un corps A d’une livre s’élève à la hauteur

CD de 4 toises que pour qu’un corps B de quatre livres s’élève à la hauteur EF d’une toise (ce qu’on retrouve dans le petit texte de Descartes : Explication des engins par l’aide des-quels on peut avec une petite force lever un fardeau fort pesant, en appendice d’une lettre envoyée à Huygens datée du 5 octobre 1637, in René Descartes, Œuvres philosophiques, éd. par Ferdinand Alquié, t. I (Paris : Garnier frères, 1963), 802-814).

16 - Dans les Discorsi e dimonstrazioni matematiche de 1638, Galilée établit, dans le cas de la chute libre des corps, la proportionnalité des espaces parcourus et des carrés des temps mis à les parcourir, indiquant corrélativement la proportionnalité des vitesses aux temps.

17 - Cf. Carolyn Iltis, Leibniz and the vis viva controversy, Isis, 62 (1971), 21-35. 18 - Les deux passages cités sont de François Duchesneau, La Dynamique de Leibniz

(Paris : Vrin, 1994), « Mathesis », 137.

19 - Catherine Wilson dans Leibniz’s metaphysics : A historical and comparative study (Manchester : Manchester University Press, 1989), « Studies in intellectual history », 138, écrit à propos de la Brevis demonstratio « which introduced the notion of vis viva

and its conservation by means a clear and interesting thought experiment. It has been pointed out that Leibniz failed to do justice to Descartes’ actual theory ; indeed, he had apparently not read Descartes with any care at the time of his demonstration and was relying on second-hand knowledge. Moreover, the conservation of mv2 was in no sense

a discovery of Leibniz’s ; but an earlier result of Huygens. The latter had no thought to employ it in a polemical context ». Ce qui me semble particulièrement intéressant dans

ce passage – et je remercie Guillermo Ranea de me l’avoir signalé – est qu’il souligne que la première justification publique de la réforme de la dynamique et de l’introduc-tion du principe de conserval’introduc-tion des forces vives se fait grâce à une expérience de pen-sée. Catherine Wilson propose ainsi un statut épistémologique spécifique pour l’introduction de mv2: l’expérience de pensée comme modalité argumentative.

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Ainsi à travers la querelle autour de deux principes de conser-vation (mv / mv2), la définition de la matière (passive ou dotée d’une force interne), les conditions de l’estime, la prévalence ou non du principe d’équivalence de la cause pleine et de l’effet entier sont mises en jeu. À travers elle, il s’agit aussi de com-prendre quelle modalité démonstrative est opératoire pour rendre compte, à travers la réforme des lois du mouvement, d’une cause plus réelle des changements qui est la force. Il me semble que c’est dans ce contexte, sommairement restitué, qu’il est possible de donner une place au choix explicitement fait par Leibniz d’accepter de recourir à l’expérience de pensée propo-sée par Papin. C’est dans ce cadre qu’il sera possible d’élucider les deux usages que Leibniz fait de la notion de fiction : la caté-gorisation d’une hypothèse interprétative, disqualifiée, du seul fait de sa désignation comme fiction d’un côté, de l’autre l’accueil bienveillant d’une « fiction ingénieuse20» jugée heu-ristique et que, pour cette raison, nous rangerons dans la caté-gorie des expériences de pensée.

Mais avant cela, il me semble que ce recours à l’expérience de pensée ne peut se comprendre que si, justement, on rappelle le constat de l’impasse de la logique. C’est parce que la cohérence du syllogisme est impuissante à créer l’accord que la cohérence fictionnelle peut être, un temps, adoptée. En un sens, c’est le fait de concevoir l’expérience de pensée comme une modalité argu-mentative à part entière21 qui permet de comprendre sa fonc-tion dans la correspondance.

20 - Dans une lettre à Kochiansky, citée par Ludwig Stein dans Leibniz und Spinoza : Ein

Beitrag zur Entwicklungsgeschichte der Leibnizischen Philosophie (Berlin : G. Reimer,

1890), 329, Leibniz qualifie les manifestes alchimiques en reprenant les mêmes termes : « Tout ce que l’on a dit des Frères de la Croix et la Rose est une pure inven-tion de quelque personne ingénieuse. » Cette proximité témoigne sans doute du statut qu’il accorde à l’expérience de pensée proposée par Papin.

21 - Comme le montre John D. Norton dans son article, On thought experiments : Is there more to the argument ?, Philosophy of science, 71 (décembre 2004), 1139-1151 : « My view of thought experiments is quite deflationary. I claim that they are just

ordi-nary argumentation, disguised in some vivid picturesque or narrative form. Therefore they can do nothing more epistemically that can ordinary argumentation. I don’t doubt that this picturesque clothing gives them special rhetorical powers, but they are not my concern. […] More precisely, my concern is what I label : The epistemological problem of thought experiments in the sciences. Thought experiments are supposed to give us knowledge of the natural world. From where does this knowledge come ? Since I claim that thought experiments are merely picturesque arguments, my solution is that this knowledge comes from premises introduced explicitly or tacitly into the thought experiment. That knowledge is the transformed, usually tacitly, through deductive or inductive argumentation. » Il s’agit bien de réduire l’expérience de pensée

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Les limites de l’arraisonnement logique

J’ai montré ailleurs22 comment le passage de la polémique publique à la correspondance semi-privée avait conduit Leibniz à adopter une modalité argumentative spécifiquement adressée à Papin afin de le convaincre – au seul niveau «þmathéma-tique23þ» de la dynamique – de la pertinence de la démonstra-tion a priori du principe de conservadémonstra-tion de l’acdémonstra-tion motrice et comment cette stratégie persuasive avait produit des effets sur l’élaboration argumentative de Leibniz, de sorte qu’il était pos-sible d’identifier des effets de la controverse sur la pensée même de Leibniz. Je voudrais ici rappeler en quelques mots en quoi consiste cette impasse de l’arraisonnement logique.

Ce qui décide Leibniz à proposer à Papin une mise en forme syllogistique de leur controverse est très certainement le Synop-sis controversiae Authoris cum celeberrimo Viro Domino G.G.L. circa legitimam rationem aestimandi vires motrices de 1695, qui ne fait que souligner le sentiment maintes fois exprimé par Leibniz d’une réelle difficulté à s’accorder sur les mots, par exemple : « Je ne sais pourquoi nous ne pouvons convenir en paroles,

22 - Anne-Lise Rey, The controversy between Leibniz and Papin : From the public debate to the correspondence, in Marcelo Dascal (éd.), The Practice of reason : Leibniz and

his controversies (Amsterdam : John Benjamins Publishing Co., 2009),

«þContro-versiesþ», 75-100.

23 - Leibniz indique explicitement dans sa lettre du 8 novembre 1795 (LBr 714, 33r) qu’il cherche à convaincre Denis Papin au strict niveau « mathématique » : « Pour moy, je n’ay point besoin de me soucier icy de ce qui se passe dans la matiere insensible ou vous vous sauvés, et qui est peut estre cause de la pesanteur et du ressort. Nostre science est mathématique, et n’a pas besoin icy de ces suppositions ou hypotheses philosophiques, bien que bonnes d’ailleurs. » Ou encore dans sa lettre de novembre 1696 (LBr 714, 91r) : « Car je ne m’imagine pas, que vous veuliés avoir recours icy au systeme de causes occasionelles, comme si Dieu agissoit seul, et non pas les corps ; puisque en parlant d’actions physiques, et en les estimant mathemati-quement, on ne s’embarasse pas de ces considerations de la Cause generale, et quand même ce systeme auroit lieu, on ne laissera pas de pouvoir estimer l’exercice ou le changement qui se fait dans le corps. »

à une simple figure argumentative. Mais cette « réduction », que l’on pourrait contes-ter, produit des effets car elle permet d’identifier le dispositif cognitif au coeur de l’expérience de pensée : en l’analysant comme un moyen de discerner, au plus près, l’argumentation (inductive ou déductive) qui a été voilée par l’expérience de pensée. Même si, contrairement à Norton, il me semble qu’il faut la penser en relation avec la dimension rhétorique à l’œuvre dans cette correspondance. Je proposerais donc de concevoir l’analyse de l’expérience de pensée comme procédant d’une réduction première qui permet d’identifier sa structure argumentative puis de compléter cette analyse par l’interprétation de la part rhétorique qui est également présente dans l’expérience de pensée.

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même à l’égard des points où nous convenons dans les choses24. » Et un peu plus tard, Leibniz poursuit en ces termes :

« Cependant le peu d’agrément qu’il y a dans cette manière de disputer et l’air d’école qui y règne, font qu’on ne s’en sert guère, mais c’est aux dépens de la vérité. Et comme je ne recon-nais point assez ma réponse dans votre réplique, j’ai cru qu’il fallait recourir à la forme et voir si ce moyen ne nous pourrait mettre d’accord25. »

L’enjeu de cette mise en ordre de la dispute n’est pas de la lire sur le mode de l’identification d’un ordre de justification qui viendrait présenter autrement un argument préalablement for-mulé, mais de concevoir, par-delà la distinction bien connue entre ordre de justification et ordre de découverte26, la possibi-lité de circonscrire un espace dans lequel l’ordre de justification se révèle heuristique. Cela peut sembler paradoxal dans la mesure où la correspondance se conclut sur ce point par un échec27: il n’y a finalement pas d’accord entre Leibniz et Papin sur la démonstration a priori du principe de conservation de l’action motrice, Papin se rétracte (en particulier à l’égard de ce qu’il avait, dans un premier temps, accordé sur le sens de l’action28) et Leibniz reste dans l’incompréhension face à l’atti-tude de Papin. Pourtant, en un sens, la discordance a été le moyen de tracer une autre voie argumentative.

Pour le dire en un mot, le point central du désaccord entre Leibniz et Papin, au cœur de la divergence sur le principe de 24 - Lettre à Papin du 20 décembre 1695 (LBr 714, 45r).

25 - Cf. LBr 714, 65r.

26 - Cf. Hans Reichenbach, Experience and prediction (Chicago : University of Chicago Press, 1938).

27 - En effet, à partir de la lettre de Papin à Leibniz du 5 décembre 1702 (LBr 714, 192r), le cœur de la correspondance se déplace, il n’est pratiquement plus question de la controverse, mais des expériences que Papin cherche à mettre en œuvre avec sa pompe balistique, sa machine à piston, etc. Il serait cependant intéressant de penser le lien entre l’espace « expérientiel » ouvert par le recours à la fiction dans les lettres précédentes et les discussions sur les expériences envisagées ou réalisées sur les inventions élaborées par Papin.

28 - Lettre de Papin à Leibniz du 1ernovembre 1698 (LBr 714, 151r) : « Je vous supplie de

vous souvenir que quand j’ay consenti qu’on appellast action, le mouvement d’un corps qui ne rencontre point de resistence, j’ay dit en mesme temps que, à parler pro-prement, cela ne se devoit appeller que perseverance dans la meme maniere d’étre, et je ne consentois de l’appeller action qu’afin d’eviter les disputes de mots ; mais puisque Vous Vous prevalés de ma facilité jusques à pretendre n’avoir plus besoing d’instance, Je crois avoir droit de me retracter et de n’accorder plus rien. »

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conservation (mouvement vs force vive), peut être compris à partir de la discussion autour de trois concepts majeurs de la dynamique leibnizienne : l’hostilité de Papin – à l’égard de la place que Leibniz accorde à la notion d’effet formel entendu comme un effet qui conserve sa force mais ne la consume pas – est à inscrire dans la remise en cause par Papin de la nécessité de convenir de la distinction entre force morte et force vive29 ou plus massivement dans le refus final de recourir à l’acception leibnizienne de l’action30. Si l’essentiel de la controverse semble se concentrer autour d’une « querelle de mots », tout l’enjeu de la lecture de la correspondance est précisément de comprendre si elle peut se penser comme une simple logo-machie31 ou si elle est le moyen de mettre en évidence des dis-tinctions fortes entre des philosophies naturelles bien distinctes. En première lecture, on pourrait lire les réticences de Papin à l’égard de ce qui constitue l’armature centrale de la dynamique leibnizienne de la puissance et de l’action comme un épisode supplémentaire de la controverse suscitée par la publication de la Brevis demonstratio… Il me semble néanmoins que cette interprétation ne permet pas de rendre compte de toute la signification de l’échange. D’une part, les résistances de Papin sont une occasion offerte à Leibniz de produire une nouvelle forme d’argumentation pour fonder la dynamique32. D’autre part, ces résistances révèlent les limites de l’arraisonnement logique. En effet, le dispositif mis en place par Leibniz de réduction des points centraux de la divergence sous forme de 29 - LBr 714, 84r, lettre de Leibniz à Papin du 14 septembre 1696 : « Vous demandés « à quoy bon d’introduire une force vive puisque soit en communiquant la force, soit en la recevant c’est tousjours la loy de la force morte qui a lieu ». C’est à peu pres comme si on disoit à quoy il sert de parler des temps puisque il n’y a jamais que des instans. »

30 - Cf. LBr 714, 155r, lettre de Leibniz à Papin du 18 novembre 1698 : « Si vous avés consenti qu’on appelle action, ce que tout le monde appelle ainsi, et que vous ne voulés plus souffrir ce mot, appellés le comme il vous plaira, cette dispute de mots ne change rien au raisonnement. Si vous ne voulés pas que [ajout : ce changement de place en luy-meme (la resistence du milieu mise a part) se doit appeller action,] vous accorderés du moins que c’est un changement et cela me suffit. »

31 - Un échange de lettres entre Leibniz et Jacob Bernoulli thématise précisément la diffé-rence entre logomachie et controverse. Leibniz écrit en effet dans une lettre d’avril 1697 : « Agnoscit ipse Dn. Papinus controversiam non consistere in sola

Logo-machia, quoniam quaeritur utrum detur certa quantitas virium quae semper conserve-tur (quod ipse Concedit) et quomodo ea sit aestimanda. » (A, III-7, 361.)

32 - On l’a déjà mentionné : une forme qui reviendrait à parler « d’actions physiques, et en les estimant mathematiquement ». (LBr 714, 91r – lettre cit. in n. 23).

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syllogismes33 élaborés pour mettre fin à toute discordance sur le sens des mots se révèle être un échec. Papin ne cesse d’indiquer qu’il n’a jamais convenu de tel ou tel point, qu’il n’a pas compris les concepts majeurs utilisés par Leibniz au sens que ce dernier leur prête, etc. L’instabilité conceptuelle et les revirements de Papin sont autant d’instruments au service de l’affirmation d’une apparente irréductible différence entre deux philosophies natu-relles34. En un mot, la volonté de réduire la dispute aux syllo-gismes, censés garantir et même révéler l’accord, indique plutôt 33 - Je donne un exemple de cette « réduction » dans la lettre du 24 septembre 1696 adressée par Leibniz à Papin (LBr 714, 85r) : « La raison que vous apportez pour nier une proposition qui paroit incontestable c’est que, selon Vous, « les forces sont comme les quarrez des vitesses et ainsi un petit corps peut avoir plus de force qu’un grand quoy que il ayt une quantité de mouvement moindre que le grand : or dans le choc, l’un et l’autre corps n’agit que selon la quantité de son mouvement (que vous appelez la loy de la force morte) et ainsi le petit corps ayant le moins de mouvement ne sçauroit bander le ressort autant que le grand corps quoy que pourtant il y consume toute sa force vive qui est plus grande que celle du grand corps. » Je vais donc à présent faire instance contre cette response par ce / 11° Syllogisme : / Si cette response estoit bonne, il pourroit n’y avoir pas tousjours mesme quantité de force dans le monde, mais moins dans un temps que dans l’autre. / Or nous sommes d’accord que le consequent est faux, / Donc l’Antecedent l’est aussi. / Je prouve la majeure du 11e

syllogisme par ce / 12e

syllogisme :

Dans l’instant que le petit corps seroit reduit au repos et auroit consumé toute sa force vive, il seroit possible de substituer en sa place un corps beaucoup plus gros qui devroit aussi estre repoussé par le ressort suivant la loy de la force morte.

« Or, si vostre response estoit bonne, la quantité de mouvement que le gros corps substitué recevroit luy donneroit beaucoup moins de force vive que le petit corps n’en auroit perdu.

« Donc, si vostre response estoit bonne, il pourroist y avoir moins de force dans un temps que dans l’autre. »

34 - J’en veux pour preuve ce passage relativement connu de la lettre de Leibniz à Papin du 20 décembre 1695 : « Je ne say pourquoi nous ne pouvons pas convenir en paroles, meme à l’égard des points ou nous convenons dans les choses. Je vous ay attribué, que vous m’accordiés qu’il se conserve toujours ce qui peut le meme effect. Vous me desavoués et vous m’accordés pourtant que les corps retiennent toujours le pouvoir de faire que leur centre commun puisse monter à la méme hauteur. Et c’est justement ce que j’appelle l’effect, c’est à dire ils peuvent toujours faire que la meme quantité de poids puisse monter à la meme hauteur ; l’elevation de leur centre n’etant rien que cela. Et par consequent ils peuvent aussi toujours faire que les mêmes res-sorts puissent etre bandés au méme degre, ou que la meme vitesse soit donnée au meme corps. C’est ce que j’appelle « l’effect » qui se peut toujours prodiure (sic) et j’appelle « force » le pouvoir de produire un tel effect. Vous accordes que la meme force selon cette explication se conserve et votre protestation contraire est contraria facto, ou ce n’est qu’une question du nom. […] Vous estes trop penetrant pour ne pas voir cette consequance, si votre prevention ne vous avoit dispensé de l’attention qui est necessaire. Pour ce qui est du sens que vous donnés aux Termes, il vous est per-mis d’entendre par le nom de la force et de l’Effect tout ce qu’il vous plaira. Mais vous ne sauries prouver que ce que vous entendés parla c’est à dire la quantité de mouvement, se conserve aussi toujours la meme, comme ce que j’entends se conserve toujours. » (LBr 714, 45r.)

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que la réduction logique est un moyen de fixer nettement la diver-gence. La discussion sur la définition de l’inertie et le statut de l’entéléchie des lettres de février et mars 1699 est éloquente à cet égard ; on voit en effet clairement comment, à travers la querelle sur le principe de conservation, ce sont bien deux conceptions de la matière qui s’opposent. Papin prône une indifférence de la matière au mouvement au nom des supposées simplicité et intelligibilité de la matière35. Pour Leibniz, au contraire, la matière est tout sauf indifférente au mouvement. Il justifie, en effet, la présence conjointe d’une action et d’une réaction en chaque corps par la présence de l’inertie entendue comme la force par laquelle la masse résiste au mouvement et de l’entéléchie comprise comme une force qui le fait tendre à continuer le mouvement.

On se trouve ici en face de l’échec de l’articulation d’une pluralité de procédés relevés par Marcelo Dascal comme des modalités leibniziennes classiques de résolution des contro-versesþ: la méthode d’éclaircissement comme pratique hermé-neutique est mobilisée de même que la méthode historique visant à revenir à l’espace dialogique commun antérieur à la formulation de la divergence36.

Dès lors, la proposition de Papin d’engager la discussion autour d’une expérience fictive peut se comprendre comme une réponse possible à l’échec de la mise en forme syllogistique, réponse sans doute nourrie par l’espoir de voir se dessiner, sur d’autres bases, un territoire argumentatif commun. C’est autour de la place et de la fonction dévolues par l’un et l’autre à l’expérience dans la constitution de la compréhension de la nature que se joue, en réalité, à mon sens, cet échange. Il me semble en effet que l’un des enjeux de l’analyse de l’expérience de pensée est de comprendre jusqu’à quel point l’expérience de pensée peut se lire comme une forme d’expérience. En un sens, la question peut se formuler en ces termes : l’expérience de 35 - LBr 714, 316v : « Vous dites Monsieur que l’indifference de la matiere est une hypothese plus simple, plus naturelle et plus intelligible. Mais le mal est qu’elle ne satisfait point aux phenomenes. Les cercles concentriques des anciens sont aussi plus simples, plus naturels et plus intelligibles que les Ellipses de Kepler, mais ils ne satis-font point. »

36 - Marcelo Dascal, The Art of controversies (Dordrecht : Springer, 2006), « The new synthese historical library », vol. 60, XXXVI et XL.

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pensée n’est-elle rien d’autre qu’une forme d’argumentation ? à quelles conditions peut-elle être pensée comme une argumenta-tion37þ? et corrélativement, qu’y a-t-il d’expérimental dans les expériences de pensée38?

De l’expérience de pensée à la fiction :

La légitimation d’un usage cognitif de la fiction

C’est bien sur le terrain de l’expérience comme preuve que peut se comprendre le recours à la fiction. À l’envi, Leibniz comme Papin répètent que la preuve doit être prise de la raison ou de l’expérience. Assez rapidement dans leurs échanges, s’établit un point de convergence méthodologique : l’idée qu’une preuve qui se tirerait entièrement de l’expérience aurait toutes les chances de les convaincre l’un et l’autre et serait donc un moyen de clore leur différend. Or, une fois cette mise au point méthodologique effectuée, il s’avère assez rapidement dans l’échange que l’expérience des choses visibles ne permet jamais à elle seule de convaincre l’interlocuteur.

Leibniz indique tout à la fois que toutes les expériences sem-blent contredire le principe de conservation cartésien, et que pour Papin, il est nécessaire de recourir à une « matière 37 - John D. Norton, dans son article : Why thought experiments do not transcend empiricism ?, in Contemporary debates in philosophy of science, éd. par Christopher Hitchcock (Malden, MA : Blackwell Publ., 2004), propose tout à la fois de concevoir, comme on l’a déjà mentionné, l’expérience de pensée comme une forme à part entière d’argumentation – « they can do nothing more epistemically that can

argu-mentation […] thought experiargu-mentation is governed by a logic, possibly of very gene-ralized form » (p. 45) –, et d’interroger – en discutant les travaux de Roy A. Sorensen

(Thought experiments (Oxford : Oxford University Press, 1992), 214) qui subordonne l’adhésion à l’idée selon laquelle les expériences de pensée seraient des arguments au fait de considérer que les expériences sont des arguments – le pouvoir épisté-mique des expériences de pensée. Tout l’intérêt de la démarche de Norton, du moins telle que je l’interprète, est de concevoir, sur d’autres bases, la dimension empirique des expériences de pensée. « So thought experiments are arguments, but not because

thought experimenters have sought to confine themselves to the modes in the existing literature on argumentation ; it is because the literature on argumentation has adapted itself to thought experiments. This argument view provides a natural home for an empiricist account of thought experiments. Insofar as a thought experiment provides novel information about the world, that information was introduced as experientially based premises in the arguments. The argument view may not be the only view that can support an empiricist epistemology. »

38 - Pour paraphraser un article de David C. Gooding intitulé : What is experimental about thought experiments ?, PSA : Proceedings of the biennial meeting of the

Philos-ophy of Science Association, vol. 2 (1992), 280-290. Ce dernier traite les expériences

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insensible » comme subterfuge permettant de justifier ledit principe39. Le « refuge » dans la matière insensible que Leibniz dénonce avec constance est l’argument emprunté par Papin à Descartes et Huygens pour justifier que la perte de quantité de mouvement à l’occasion du choc ne soit qu’apparente et se comprenne par une sorte de compensation dans la matière insensible. Or, c’est ce procédé auquel Leibniz attribue son premier usage du terme de fiction entendu de manière péjora-tive. Il s’agit alors de disqualifier l’hypothèse de Papin en la considérant comme une chimère, une incohérence, bref une hypothèse ad hoc.

Ainsi, c’est d’abord au nom d’une exigence méthodologique que Leibniz cherche à disqualifier le recours opéré par Papin à la « matière insensible » :

« Pour moy, je n’ay point besoin de me soucier icy de ce qui se passe dans la matiere insensible ou vous vous sauvés, et qui est peut estre cause de la pesanteur et du ressort. Nostre science est mathematique et n’a pas besoin icy de ces sup-positions ou hypotheses philosophiques bien que bonnes d’ailleurs […]40. »

C’est cette exigence qui conduit Leibniz à fournir des exemples qui ne supposent pas de recourir à des preuves logées dans les matières insensibles41. Leibniz caractérise le refuge dans cette matière insensible comme le refuge dans une fiction. Ainsi for-mule-t-il la preuve de la proposition selon laquelle « un corps de vistesse double peut donner la vistesse simple non seulement à deux, mais à quatre corps qui lui sont pareils en grandeur42». Il la démontre en prenant l’exemple d’un corps A ayant deux 39 - Cf. Lettre de Leibniz à Papin du 8 novembre 1695 (LBr 714, 32v) : « Si l’effect pouvoit passer sa cause, on auroit le mouvement perpetuel. Et il est raisonnable que vice versa l’effect tout entier ne soit pas inferieur à sa cause. Ainsi les experiences favorisent entie-rement ces sentimens. Mais pour prouver que la quantité de mouvement se conserve, qui s’estime par le produit de la vistesse multipliée par la grandeur du corps, personne n’a rien allégue encor qui ait quelque apparence de raison. Celle de Descartes est pitoyable. Et les experiences y estant entierement contraires, vous estes obligé pour sau-ver votre sentiment, de recourir à une compensation dans la matiere invisible. » 40 - Lettre de Leibniz à Papin du 8 novembre 1695 (LBr 714, 33r).

41 - Cf. Lettre de Leibniz à Papin du 20 décembre 1695 (LBr 714, 45v) : « Je viens au point principal et decisif, qu’il suffira, tout seul d’examiner. Je suis bien aise que par là nôtre dispute s’est enfin reduite à quelque chose de practique, qui se peut verifier sans aller chercher les matieres invisibles. »

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degrés de vitesse et de sa capacité à monter à une hauteur de quatre pieds, puis à redescendre. Par cette redescente, il acquiert une force qui lui permet de donner à quatre corps la force de monter chacun à un pied, chaque corps en redescen-dant acquérant alors un degré de vitesse. Leibniz conclut sa démonstration en ces termes :

« […] on peut dire que le corps A de deux degrés de vistesse, a le pouvoir de donner à quatre corps pareils à luy à peu près, et non pas à deux seulement, un simple degré de vistesse. C’est ce qu’il falloit demonstrer. Une figure auroit rendu la chose plus claire, mais elle l’[est] assez d’elle même sur tout à Vous Monsieur43. »

Tout l’enjeu de cette démonstration est de mettre en évidence la force acquise par un corps dans la descente et les effets qu’elle peut produire. Si Leibniz écrit au début de cette correspondance :

« Mais ce n’est que par une certaine convenance qui n’est point fondée dans l’expérience, et encor moins dans la demonstration qu’on s’est formé cette maxime de la quantité de mouvement44. » Il indique par là que la conservation de la quantité de mouve-ment ne satisfait à aucun des deux réquisits sur lesquels Papin et lui s’accordent. Mais corrélativement, il ouvre la voie de la critique de ces réquisits.

Je voudrais commencer ici par justifier le projet d’une mise en relation heuristique du rapport entre expérience et fiction au sein même de la correspondance. Cette mise en relation se fait certes en premier lieu sur le mode d’une disqualification attendue : la fiction comme chimère invraisemblable qui libère de la nécessité d’articuler le discours aux expériences observables.

« […] vous voulés que la quantité de mouvement qui ne se conserve point icy bas, se conserve dans une certaine matiere subtile etherienne, mais c’est une assertion purement precaire que l’experience ne verifie point, et dont on ne voit aucune raison. On voit plustost que la raison veut le meme dans les grands et dans les petits corps à proportion. Ce seroit une merveille si on ne trouvoyt parmy nous aucune trace de la

43 - Ibid. 44 - Lbr 714, 20v.

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veritable loy generale de mouvement, et s’il la falloit chercher selon vous dans le pays des fictions ou l’on met tout ce que l’on veut45. »

Selon un motif relativement classique, Leibniz utilise ici le terme de fiction comme un espace-refuge, dépourvu de règles, libre à l’égard de la vérification des hypothèses par les expériences. Il s’agit de disqualifier la position de Papin en l’inscrivant dans ce registre de l’invérifiable. Cette fiction est également considérée comme « contraire aux lois de la nature46». Il apparaît assez clairement que, dans un premier temps du moins, les références à la fiction se construisent comme des repoussoirs, synonymes d’invraisemblances ou de fantasmagories.

Ce qui me semble intéressant est que Leibniz va choisir d’utili-ser une deuxième fois le terme de « fiction » mais cette fois-ci entendue comme « fiction ingénieuse » et va accepter de « jouer le jeu » proposé par Papin. Il s’agit bien d’une expé-rience de pensée à savoir celle de deux spectateurs dans un « vaste espace » assimilé au vide, espace dans lequel, pour Papin, la même quantité de mouvement se conserverait. Ce monde doté d’une grêle gravifique n’est à l’évidence pas le nôtre mais l’enjeu est de savoir s’il est, néanmoins, doté des mêmes lois que le nôtre.

En effet, l’argumentaire déployé pour affirmer cela emprunte à un motif central et récurrent de la pensée leibnizienne, que l’on peut désigner comme le motif d’Arlequin : « C’est là-bas tout comme ici. » Toute la critique que Leibniz formule à l’encontre des propositions de Papin se concentre sur cette différence des lois. Ainsi dans la première version de la lettre du 16 janvier 1698, Leibniz écrit :

« (4) Je vous prie aussi de vous expliquer si vous accordés ces regles non seulement pour les phenomenes d’icy bas ; mais

45 - La lettre se poursuit ainsi : « Et cela est d’autant moins recevable, que cette loy pre-tendue manque de preuve, et qu’il est visible que nos corps gardent d’autres loix fort belles et fort regulieres, et conservent surtout la force prise dans mon sens, ce qui ne peut manquer de proceder des principes universels et communs tant aux corps sen-sibles, qu’aux autres : c’est pourquoy pour continuer cette conference avec fruit, il faut ou que vous compromettiés dans les corps sensibles, ou que vous apportiés des démonstrations pour les insensibles. » (LBr 714, 53v.)

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encor pour le vaste espace de vos deux spectateurs. Si vous les accordés, salva res est, car je pourray demonstrer, que mon estime de la force aura tousjours lieu. Mais si vous croyés qu’il s’y observe d’autres regles, vous aurés la bonté de les expli-quer, et de m’en marquer les fondemens [ajout en marge : et encor de monstrer comment on en peut déduire celles qui s’observent dans les corps sensibles.] […] (5) Or j’ay bien des raisons pour croire que vos deux spectateurs observeront dans leur espace les regles qu’on observe icy, et les loix que j’ay établies47. »

Ce passage est explicite dans la mesure où il indique le statut de la « fiction ingénieuse » : ouvrir un champ expérientiel régi par les mêmes lois du mouvement que celles opératoires dans notre monde. Dès lors, l’écart fictionnel indique clairement sa fonction : imaginer un territoire48 où l’accord sur l’expérience (et sur son explication) serait possible afin de valider le principe de conservation des forces.

L’expérience de pensée que Leibniz accepte d’utiliser ici – on l’a dit – est proposée par Papin ; elle est discrète, ne constitue en rien une pièce centrale de la correspondance, mais elle me semble significative.

Elle est significative tout d’abord parce qu’elle est proposée par Papin pour surmonter une impasse : si Leibniz et Papin parvien-nent à s’accorder sur les observations, ce n’est pas le cas pour leurs explications, car d’après Papin, Leibniz recourt aux causes finales, là où lui-même peut rendre raison de ces phénomènes 47 - LBr 714, 127v.

48 - « La requête des chiens » que Leibniz publie en 1680 (A, I-3, N. 67) et qui fait suite à la publication par Papin de la description de son invention d’un autocuiseur – A

new digester or engine for softning bones, containing the description of its make and use in these particulars : viz. cookery, voyages at sea, confectionary, making of drinks, chymistry, and dying. With an account of the price a good big engine will cost, and of the profit it will afford, by Denys Papin (London : printed by J. M. for

Henry Bonwicke, 1681) ; trad. franç. : La maniere d’amolier les os, et de faire cuire

toutes sortes de viandes… (Amsterdam : Henry Desbordes, 1688), disponible en

ver-sion électronique, cf. http://www.sudoc.fr/138332800 – constitue proprement une fiction satirique élaborée par Leibniz. Il s’agit de mettre en scène l’indignation des chiens menacés de perdre leurs privilèges de rongeurs exclusifs d’os si la machine inventée par Papin permet désormais de les amollir et partant de les rendre comes-tibles pour les hommes. Ce qui pourrait risquer de rendre les hommes « cyniques ». Si elle constitue, à l’instar de notre « fiction ingénieuse », une respiration au coeur de cette autre controverse entre les deux hommes, elle n’a pas du tout la même fonction, il s’agit essentiellement ici de moquer l’invention.

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par les causes efficientes, à condition de supposer le principe de conservation de la quantité de mouvement. Pour le dire en un mot, certes l’enjeu ici pour Papin est bien de renouveler à nouveaux frais la palette argumentative permettant d’asseoir la pertinence du principe de conservation de la quantité de mou-vement, mais ce qui nous importe tout particulièrement dans ce cadre, c’est la discussion que cette exigence induit sur le statut des observations et des expériences dans la démonstration. Et à cet égard, il nous semble essentiel de comprendre le rôle que Leibniz accepte effectivement d’accorder aux expériences et la fonction du recours à la fiction des spectateurs dans ce cadre. Elle est également significative parce qu’elle est proposée comme une alternative : soit la fiction comme une modalité démonstrative à l’appui de l’interprétation des faits par les causes efficientes, soit la démonstration a priori. Il apparaît clairement que sous la plume de Papin, s’élabore une épistémo-logie qui enregistre la disjonction entre observations et explica-tions et fait de la fiction une modalité argumentative permettant de résorber cet écart.

Enfin, elle fait sens parce qu’elle s’inscrit, certes dans une tradi-tion astronomique répandue à cette époque d’un usage de la fiction mobilisé comme un moyen de voir ce qui est invisible à l’œil nu49 et c’est peut-être en ce sens-là et dans cette mesure-là seulement que l’expérience de pensée peut, ici, être associée à un certain usage de la fiction. Mais elle s’inscrit aussi dans une pratique plusieurs fois usitée par Leibniz50, qui peut avoir une valeur cognitive51.

49 - Cf. Aït-Touati, op. cit. in n. 8, 54 : « Or, Kepler propose d’abord de se « transporter mentalement » dans la région céleste. Le télescope ne se substitue pas à l’imagination et à la fiction chez lui. Il en démultiplie les pouvoirs. C’est en associant les deux types d’instruments, optique et littéraire, que Kepler réussit à donner à voir le monde lunaire. Le Songe est le développement de ce transport à la fois optique et imaginaire qui permet de voir « toutes les choses par soi-même ». Par le jeu de la fable, Kepler ne propose rien de moins que d’inverser la méthode de Maestlin, et de donner ainsi au discours astronomique, fût-ce provisoirement et fictionnellement force de preuve. »

50 - Cf. Paul Rateau, Art et fiction, Les Cahiers philosophiques de Strasbourg, 18 (2004) :

Leibniz, 117-148, en particulier 126-136.

51 - C’est par exemple le cas dans G. W. Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement

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Voyons maintenant sur quoi elle repose. Dans la lettre de Papin à Leibniz du 27 décembre 1697, Papin propose la chose suivante :

« Mais pour mettre l’état de notre dispute dans un fort beau jour, supposons un vide indéfini où il n’y ait ni pesanteur, ni légèreté : en sorte que les corps s’y meuvent de tous côtés sans être aucu-nement réfléchis ni retardés, sinon quand ils rencontrent quelque autre corps en leur chemin : supposons aussi qu’il y ait deux spectateurs qui observent ce qui arrive quand les corps se cho-quent et que voyant heurter le corps A masse 1 vitesse 2, contre B masse 2 vitesse 1, ils concluent que la force et la quantité de mouvement sont la même chose » « parce que ces deux corps qui avaient égale quantité de mouvement avaient aussi également de force pour s’entre arrêter qu’ils observent ensuite tel nombre qu’on voudra d’autres chocs de corps sensibles, mais avec diffé-rentes proportions de masses et de vitesses il ne s’en trouvera aucune qui ne les confirme dans leur première pensée que la force et la quantité de mouvement sont la même chose52. » La proposition fictionnelle s’ébauche donc ainsi : le change-ment de scène y est clairechange-ment signifié, il s’agit bien de placer l’état de la dispute « sous un fort beau jour », de la présenter ainsi sur une scène où le conflit pourrait se dénouer. Quels élé-ments Papin introduit-il pour déplacer et tenter de dénouer le conflit ? Il place tout d’abord les deux spectateurs dans le vide, puis introduit « dans quelque endroit de nostre vaste vuide, […] une espece de gréle dont les grains soient d’une petitesse inconcevable ; mais dont la vitesse soit prodigieuse53». Il conçoit donc un vide partiellement doté d’un espace corpuscu-laire. Dans ce « milieu », Papin propose le problème suivant : sous l’effet de la grêle (allant dans la même direction que les corps), deux corps en mouvement non seulement perdent rapi-dement leur mouvement, mais font marche arrière de telle sorte que le chemin effectué pour « perdre leur mouvement n’est pas proportionnel à leur quantité de mouvement54».

52 - LBr 714, 126v (la pagination du manuscrit est à recomposer), la suite de la descrip-tion de cette ficdescrip-tion se trouve en 124r et suivantes.

53 - LBr 714, 124r.

54 - Ibid. Papin justifie dans la suite immédiate de la lettre cette situation en indiquant la chose suivante : « […] car de deux corps de pareil volume comme C et D, C ayant le double de vitesse n’aura que le double du mouvement de D dont la vitesse est simple : et [124v] neanmoins, avant que d’estre reduit au repos, il faudra que C fasse quatre fois autant de chemin que D ; si donc, pour lever cette difficulté, l’un de nos spectateurs disoit que ce phenomene se peut fort bien expliquer de mesme maniere que tous les autres chocs des corps sensibles : parce qu’il peut y avoir des grains

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Or, pour expliquer cette situation « imaginée », les apprécia-tions des deux spectateurs divergent : le premier, visiblement adepte de la physique de Papin, suppose que les mêmes lois pourraient être observées que dans le cas du choc des corps sensibles et confirmeraient l’équivalence de la force et de la quantité de mouvement ; le second, à l’instar de Leibniz, pro-pose de distinguer la force morte de la force vive, un effet absolu d’un effet relatif.

Cela, c’est en un sens la position du problème, Papin y recon-duit les termes de la controverse sur une autre scène. Ce qui est intéressant à mes yeux, c’est la manière dont Leibniz va s’en emparer à la fois pour élaborer des preuves inédites, pour mettre en évidence les défaillances logiques de l’argumentation de Papin et pour interroger la permanence des lois quels que soient les milieux envisagés.

Comme l’a remarqué Alberto Guillermo Ranea, l’expérience de pensée élaborée par Papin a eu un effet sur Leibniz :

« However, Leibniz is not able to conceal the fact that Papin’s experiment of thought has strongly impressed him. Leibniz acknowledges, in a draft of his long answer of January 16, 1698, that Papin’s challenge was a suitable opportunity to explain “quelques points auxquels je n’aurois peut estre point pensé sans cela”55. »

Leibniz évalue l’expérience de pensée proposée par Papin à l’aune d’un argument central : l’équivalence de la cause et de l’effet dont a convenu Papin dans leurs précédents échanges. C’est en utilisant cet argument qu’il peut s’inscrire sur le terri-toire de la grêle gravifique et montrer l’universalité du principe

55 - Alberto Guillermo Ranea, The a priori method and the actio concept revised : Dyna-mics and metaphysics in an unpublished controversy between Leibniz and Denis Papin, Studia Leibnitiana, XXI/1 (1989), 52-53. La citation de la lettre de Leibniz à Papin du 16 janvier 1698 se trouve en LBr 714, 129r.

insensibles qui agissent suivant la direction MN et qui ont une vitesse si prodi-gieuse que les corps C et D sont comme en repos à leur egard : et qu’ainsi il ne faut point s’etonner que le corps C n’ayant qu’une double quantité de mouve-ment, ayt pourtant parcouru 4 fois autant de chemin que D : parce que, n’ayant pour cela emploié que le double du temps, il n’a aussi receu que le double de coups des grains insensibles : d’ou il s’ensuit que cette experience confirme encor la Doctrine qui suppose que la force et la quantité de mouvement sont la mesme chose. »

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de conservation de la force vive56. Mais nous pouvons en rete-nir que Leibniz utilise le territoire nouvellement façonné par Papin pour mettre en évidence le fait que l’axiome fondamental de la cause pleine et de l’effet entier est universel car il permet, quels que soient les phénomènes que nous cherchons à expli-quer et quels que soient les mondes que nous imaginons, de prouver, à nouveaux frais, la pertinence du principe de conser-vation de la force et l’impossibilité de la conserconser-vation de la quantité de mouvement.

La fiction comme construction d’un espace

commun ?

Il s’est donc agi, dans ces quelques lignes, de prendre la mesure d’un geste esquissé par Papin : la fiction pourrait être pensée comme une preuve expérimentale qui peut mettre fin aux désaccords qui l’opposent à Leibniz. Ce qui m’intéresse ici est que la fiction puisse être pensée par Papin et reconnue par Leibniz, comme un mode de résolution des controverses en tant qu’elle est saisie comme expérience. Il s’agit bien de faire de l’expérience de pensée une instance fictionnelle produite par l’imagination et permettant d’échapper au caractère aporé-tique de la controverse dans laquelle Papin et Leibniz sont engagés. Je ne cherche pas à montrer ici que la fiction va effec-tivement résoudre le différend, ce qui m’intéresse, c’est qu’elle soit un espace d’accord entre les deux protagonistes en termes d’hypothèse méthodologique acceptée de part et d’autre et par-tant jugée crédible pour mettre fin à la controverse. Ce qui 56 - LBr 714, 132v : « […] quelque usage que vous fassiés de la grêle, elle ne vous don-nera pas la conservation de la meme quantite de mouvement, je trouve que le degre de vistesse que le corps pesant reçoit par la grêle, est à la difference des vitesses de la grêle et du pesant, comme le double de la grele est au pesant, ce qui est une raison tousjours constante si la grele est tousjours egale et egalement mûe, et agit dans des intervalles de temps égaux. Cependant la difference des vistesses decroist tousjours un petit, il faut que dans cette supposition, le degré reçu […] croisse tant soit peu, mais en cela meme on trouvera que la somme de tous les grains de grele avec le corps, bien eloignés de garder la meme quantite de mouvement comme on se pou-vait imaginer sur des apparences legeres ou plustost sur des prejuges car il se trouve que l’accroissement de la velocité du corps pesant est à la somme de la precedente et de la presente velocité de la grele, comme la grele est au corps pesant. Mais si au lieu de la somme c’estoit la difference c’est à dire si c’estoit le decrroissement de la velocité de la grele, la meme quantite de mouvement se conserveroit. Mais pou cela il faudroit que la grêle ne reflechist point et qu’apres avoir frappé le corps pesant, elle allât du meme costé que luy, (par l’artic[le] 6) ce qui ne se peut. »

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m’intéresse donc c’est qu’elle soit considérée comme une option possible pour résoudre le conflit. Disons d’emblée, pour ne pas susciter une attente vaine, qu’elle ne sera pas cette instance de résolution. Néanmoins, ce que je voudrais recons-tituer maintenant, ce sont les raisons pour lesquelles l’un et l’autre adhèrent à cette hypothèse. Mon interprétation est qu’elle constitue une possibilité inédite au cœur de leur échange, et tout particulièrement au moment où elle intervient, de construire le territoire commun de l’interprétation partagée de l’expérience. Cela suppose donc à la fois de penser la fiction comme le lieu d’élaboration véritable d’un cadre expérimental rigoureux et consensuel et de renverser le motif d’Arlequin du « c’est là-bas tout comme ici ». En effet, une longue tradition scientifique a utilisé le modèle visuel de l’expérience sur terre pour penser, concevoir et comprendre le mouvement dans les cieux. L’arrière-fond astronomique est bien évidemment la mise en place de l’héliocentrisme : ainsi Galilée pense l’autre monde, par exemple le monde lunaire, sur le modèle du monde terrestre. Leibniz et Papin s’accordent ici pour renverser le motif en se demandant si « c’est ici tout comme là-bas », en d’autres termes si les observateurs ou spectateurs qui sont ailleurs et regardent notre monde témoignent par leur décentre-ment même d’un autre regard possible sur les lois du mouve-ment. Pour Papin, cet autre regard est l’instrument de validation de la quantité de mouvement, pour Leibniz, il est l’occasion d’interroger Papin sur l’universalité des lois de la nature : sont-ce les mêmes lois qui régissent les mouvements dans notre monde et dans « cet espace immense » depuis lequel ces « observateurs » le scrutent ? Mais dans les deux cas, ce qui importe est bien le projet de se mettre d’accord sur l’expérience fictive pour en faire un territoire commun depuis lequel construire une expérience qui permette de construire un consensus57.

Dans toute la discussion menée avec Papin, l’analyse du statut accordé aux observations et à l’expérience révèle le sens du recours à la fiction. En effet, si Papin reconnaît leur accord sur les observations et leurs désaccords sur les explications, il éla-bore une épistémologie dans laquelle cette disjonction est 57 - Sauf erreur de ma part, il me semble que ce dispositif n’a pas été relevé par Dascal

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possible ; c’est la raison pour laquelle, dans la version longue de la lettre du 16 janvier 1698, au point 8, Leibniz écrit :

« Pour cet effect, vous supposés, Monsieur, que nous convenons dans les phenomenes ou faits ; vous dites que mes regles que j’employe pour les expliquer contiennent des paradoxes dont vous estes exemts ; mais de plus qu’elles ne sont prises que des causes finales ce qui ne suffisant pas, vous proposés le moyen d’en rendre raison par les efficientes en supposant vostre prin-cipe de la conservation de la quantité du mouvement et pour cet effect, vous faites une fiction ingenieuse de deux spectateurs dans le vide. »

Dans cette alternative, explicitement formulée par Papin, l’expé-rience ou la fiction, il me semble que se fait jour le sens de ce recours à la fiction : la constitution commune des moyens de s’entendre sur l’interprétation d’une expérience fictive. Cela conduit, à rebours, à interroger les raisons de la divergence sur l’expérience réelle ou tout du moins sur le récit d’expérience. Cela conduit enfin et surtout à envisager de penser la fiction (pour peu qu’elle soit reconnue comme « ingénieuse », fruc-tueuse, commode, en un mot heuristique) comme le procédé qui, paradoxalement, permet de s’accorder non plus sur le sens des mots (objet infini de discorde dans les premières lettres de l’échange avec Papin), mais sur le sens des expériences, car elle ouvre un espace interprétatif qui se construit à deux voix et garantit, pour cette raison – mais pour un temps – la concorde entre les correspondants engagés dans une controverse. La ques-tion est alors de savoir ce qui a pu rendre possible cet accord : il est tentant d’y reconduire une forme d’intuition rationnelle58 qui ne pourrait garantir l’accord qu’à condition de changer de cadre. Il me semble donc, pour finir, que si l’on cherche à restituer la logique à l’œuvre dans l’ensemble des lettres échangées entre Leibniz et Papin, il est possible de distinguer des étapes de la correspondance qui peuvent se lire comme des options argu-mentatives soumises à un double objectif : dérouler la cohé-rence interne d’une pensée et trouver le bon moyen de clore la controverse.

58 - George Bealer, Intuition and the autonomy of philosophy, in Michael R. DePaul et William Ramsey (dir.), Rethinking intuition : The psychology of intuition & its role in

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C’est en pensant ensemble ces deux objectifs qu’il est possible d’identifier la singularité de cette correspondance et partant, de son mode de résolution de la controverse. En effet, c’est bien la volonté explicite de réduire la querelle à une mise en forme que Leibniz avoue ennuyeuse, puis de circonscrire le domaine de la preuve au champ de l’expérience « où tout se fasse d’une manière visible » qui conduit, me semble-t-il, à concevoir l’expérience de pensée entendue comme fiction comme une modalité d’ouverture à un territoire argumentatif commun où les expériences peuvent être librement discutées. Rappelons corré-lativement que ce moment fictionnel est immédiatement suivi, dans l’échange, du dévoilement, par Leibniz, des raisons a priori du principe de conservation de l’action motrice, puis de la nécessité de distinguer « ce qui est intrinseque dans le corps et ce qui est extrinseque59». On peut bien évidemment inter-préter cette consécution comme étant due au hasard, mais on peut aussi s’attacher à identifier les effets de cette fiction en la concevant comme une médiation qui rend possible de fonder, sur d’autres bases, la distinction entre l’action violente et l’action formelle. Il me semble que, fondamentalement, c’est ici que se situe l’enjeu de la description que nous avons essayé de mener des stratégies argumentatives mises en œuvre par Leibniz : comprendre, à partir de la recherche du bon régime de preuve, la nature et l’enjeu de la dynamique. L’expérience de pensée comme régime articulant connaissance a priori et connaissance a posteriori60 semble une modalité argumentative particulièrement adaptée à la dynamique. En indiquant à Papin la nécessité de dépasser le domaine des expériences visibles, tout en ouvrant un nouvel espace expérientiel, Leibniz introduit la distinction et la nécessité du lien entre les deux espèces d’action pour « sauver les phénomènes61».

59 - Cf. lettre de Leibniz à Papin de juin 1699 (LBr 714, 178er).

60 - Cf. la première sous-partie, « Imaginary science », de l’article de David Gooding intitulé : The paradox of a priori empirical import, The British journal for the

philoso-phy of science, 45/4 (déc. 1994), 1029-1045.

61 - LBr 714, 132v : « La grêle que vous supposés dans vostre espace pour expliquer la pesanteur ne peut aider en rien à sauver les phenomenes ou l’on ne remarque point la conservation du mouvement, quelque prodigieuse vistesse ou petitesse qu’on donne à cette grêle. »

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