Le Rire des tranchées
Stanisław FISZER
Université de Lorraine
Le grotesque qui accumule des contradictions apparemment insolubles tend à se développer dans les sociétés et aux époques marquées par des troubles, changements violents et radicaux, tels que les guerres et les révolutions, ou leur attente fébrile.
Stanislaw Fiszer, Le Grotesque de l’Histoire1.
Cette affirmation qui sert d’exergue au présent article, mérite d’être développée. En premier lieu, essayons de brosser les apories de la situation historique de l’Europe centrale et orientale avant et pendant la Première Guerre mondiale. À la veille de celle-ci, la plupart des peuples de l’Europe du Centre-Est, privés de leurs États et souvent rivaux, faisaient partie des Empires allemand, austro-hongrois, russe et ottoman. Ce dernier ayant perdu du terrain dans les Balkans tout au long du XIX
esiècle, laissait derrière lui une zone de grande instabilité où les intérêts russes et autrichiens pouvaient s’affronter. Pourtant le géant russe, ébranlé par la révolution de 1905, et le bicéphale empire austro-hongrois traversaient eux aussi une crise profonde, provoquée avant tout par le réveil des nations : celles-ci revendiquaient de plus en plus ouvertement le droit à l’autodétermination à l’exemple des Serbes, Bulgares ou Roumains qui avaient déjà partiellement reconquis leur indépendance. D’après Robert Musil, l’empire de François-Joseph, qualifié ironiquement de Cacanie, dont les « mystères du dualisme […] étaient au moins aussi difficiles à percer que ceux de la Trinité »
2, se composaient des nationalités « installées sur [son] territoire comme des bactéries [qui] tout d’un coup se trouvèrent à l’étroit »
3. Cette poussée de nationalismes s’accompagnait un peu partout en Europe centrale et orientale de l’exacerbation des conflits sociaux et de l’émergence de partis de masse de gauche et de droite ce qui sapait encore davantage les fondements idéologiques des Empires.
Toujours est-il qu’avant l’attentat de Sarajevo et l’assassinat du Prince héritier l’archiduc François-Ferdinand, le 28 juin 1914, personne, à part quelques généraux chauvins, n’imaginait l’éclatement d’une guerre mondiale
4. En déclarant celle-ci à la Serbie, le 28 juillet 1914, l’Autriche- Hongrie a fait savoir à toutes les Puissances qu’il ne s’agissait que d’un conflit localisé qui ne concernait qu’elle et la Serbie. Pourtant l’implacable mécanique des alliances s’est vite mise en marche précipitant toute l’Europe dans une guerre généralisée : les pays d’Entente cordiale qui soutenaient la cause serbe se sont vus obligés d’affronter les Puissances centrales.
1 FISZER (Stanisław) (dir.), Le Grotesque de l’Histoire, Paris, Le Manuscrit, 2005, p. 19.
2 MUSIL (Robert), L’Homme sans qualités, Paris, Éditions du Seuil, 1995, p. 214.
3 Ibidem, p. 666.
4 Dans son autobiographie, Stefan Zweig qualifie l’époque antérieure à la Première Guerre mondiale d’ « Âge d’Or de la sécurité » : « Tout dans notre monarchie autrichienne, presque millénaire, semblait fondé sur la durée […]
Personne ne croyait à des guerres, à des révolutions et à des bouleversements. Tout événement extrême, toute violence paraissait presque impossible dans une ère de raison », Le monde d’hier. Souvenirs d’un Européen, Le Livre de Poche, 2014, pp. 15-16.
Les peuples de l’Europe du Centre-Est, dont les rivalités et les antagonismes avaient été à l’origine du conflit, se sont trouvés partagés entre les deux camps belligérants et embrigadés bon gré mal gré dans des armées ennemies qui menaient souvent une lutte fratricide. Les Serbes et tous les Slaves du Sud d’Autriche-Hongrie combattaient contre les Serbes de Serbie, les Roumains de Transylvanie, sujets hongrois, luttaient, à partir de 1916, contre les Roumains de Roumanie quand ceux-ci s’étaient rangés aux côtés de l’Entente. Plus étrange encore fut la situation des Polonais : ceux qui étaient sujets allemands ou austro-hongrois se sont trouvés en face de leurs frères qui avaient été incorporés dans l’armée russe.
Apparemment, cette lutte fratricide ne posait pas de problème aux populations des Empires qui leur seraient restées fidèles jusqu’à leur désagrégation. La réalité fut pourtant beaucoup plus complexe et certains indices ne trompaient pas sur l’état d’esprit des combattants. À Prague, on pouvait lire sur des murs : « Marie-Thérèse a perdu la Silésie, François-Joseph perdra tout ». Les soldats tchèques partaient au front en se demandant dans une parodie d’une chanson populaire ce qu’ils allaient faire en Russie. Des incidents se sont produits lors de la mobilisation, suivis bientôt par des désertions. Les tribunaux militaires, dont une image grotesque apparaît dans la Colonie pénitentiaire (1919) de Franz Kafka, ne chômaient pas. D’ailleurs, sur le plan littéraire, la loyauté à l’empereur affichée par les soldats, est tournée en dérision dans la figure emblématique du brave soldat Chvéïk qui, devant le bureau de recrutement, insiste à se faire enrôler, alors qu’il est perclus de rhumatisme.
Au cours de la guerre, les peuples d’Europe centrale sont devenus l’enjeu politique des Grandes Puissances qui leur faisaient miroiter des promesses. Pour gagner les Polonais à la cause russe, le 14 août 1914, le Grand-Duc Nicolas, leur a lancé un appel où il promettait au nom du Tsar la reconstitution de la Pologne. En réponse, les Polonais ont formé la Légion de Puławy qui combattait les Allemands. Au même moment, l’Autriche-Hongrie organisait avec les contingents polonais de son armée une légion censée libérer la Pologne du joug russe. Après la campagne victorieuse de l’été 1915, les autorités allemandes et austro-hongroises ont laissé se développer sous leur protection un embryon d’État polonais, tout en limitant les velléités indépendantistes des Polonais eux-mêmes.
À l’image des populations, les élites d’Europe centrale étaient également divisées : les unes comptaient sur la victoire des Puissances centrales, les autres sur celle des Russes. La Démocratie nationale et son chef Roman Dmowski se rangeaient tout d’abord du côté des derniers, alors que Józef Piłsudski et les socialistes polonais misaient sur les premiers. Dans les pays tchèques, Karel Kramar et ses partisans russophiles envisageaient la restauration du royaume de Bohême sous le sceptre d’un archiduc russe, et à partir de 1915, les Légions tchécoslovaques ont été formées en Russie, en France et en Italie. En Hongrie, si la majorité de la classe politique soutenait le gouvernement du comte István Tisza, slavophobe, un certain nombre d’hommes politiques groupés autour du comte Mihály Károlyi, ne cachaient pas leurs sentiments francophiles.
Cette schizophrénie politique fut aggravée par un double jeu pratiqué pendant toute la durée de la guerre par les représentants de nationalités centre-européennes sur place et en exil. Ceux qui avaient émigré et choisi l’Entente, comme Tomáš Masaryk ou Ignacy Paderewski, s’efforçaient de convaincre les Alliés que leurs peuples n’avaient rien de commun avec l’Allemagne ou l’Autriche- Hongrie. Ceux qui restaient sur place, tout en affichant leur loyalisme à l’égard des Puissances centrales, surtout après la retraite des armées tsaristes vers l’Est, servaient souvent de précieux auxiliaires de l’Entente. Car, en raison de leurs relations haut placées dans l’administration et dans l’armée austro-hongroise et allemande, ils faisaient souvent parvenir aux Alliés des renseignements de premier ordre. Ainsi, les uns et les autres comptaient obtenir l’indépendance de leurs peuples en cas de victoire de l’un des camps opposés.
Dans ce contexte, il n’est pas étonnant de voir que la prétendue rationalité et prévisibilité de
l’Histoire qui serait régie par des lois bien déterminées constitue l’un des objets d’une fréquente
raillerie dans des écrits consacrés à la Grande Guerre. À la veille de l’assassinat de l’archiduc
François-Ferdinand, le brave soldat Chvéïk affirme :
La guerre est certaine. Et dans c’te guerre, la Serbie et la Russie vont nous aider. Ça va barder. […] En cas de guerre avec la Turquie les Allemands nous attaquent, parce que, les Allemands et les Turcs, c’est des alliés.5
Le grotesque du héros de Hašek, tout comme des personnages de L’homme sans qualités (1930- 1932) de Musil, qui, à la veille de la guerre, s’apprêtent à célébrer l’ « Année autrichienne » dédiée à la paix, consiste dans leur fausse conviction qu’ils ont bien compris le prétendu sens de l’histoire. En réalité, elle « est assez souvent fourvoiement » et, au dire d’Ulrich, protagoniste du roman de Musil, elle « ressemble plutôt au trajet d’un homme errant par les rues, dérouté ici par une ombre, là par un groupe de badauds ou une étrange combinaison de façades, et qui finit par échouer dans un endroit inconnu où il ne songeait pas à se rendre ».
L’incertitude quasi absolue de l’avenir, amplifiée par les événements chaotiques de la guerre est évoquée dans l’essai « Dégradation des valeurs », inclus dans la troisième partie du roman Les somnambules (1930-1931) de Hermann Broch :
[…] la monstrueuse réalité de la guerre – dit-il – a supprimé la réalité du monde. […] Dans la dissolution de toute forme, à la lumière crépusculaire d’une incertitude hébétée […] l’homme pareil à un enfant égaré s’avance à tâtons […].6
Cette citation traduit également l’insignifiance de l’individu face aux événements qui le dépassent. L’une des figures majeures de l’art et de la littérature de cette période est en effet celle de l’homme transformé en pantin dans un théâtre de marionnettes actionnées par une force inhumaine, étrangère et incompréhensible de l’Histoire. Ces marionnettes baignent souvent dans l’atmosphère d’anarchisme ludique et témoignent de la dissolution de l’ordre moral, social et politique.
De nombreuses caricatures des Empires, dont la mécanique se désagrège, dès avant la guerre, sous l’effet des contradictions que nous venons d’évoquer, vont de pair avec le rapetissement grotesque des empereurs, d’officiers et de fonctionnaires. Ladislav Klíma dépeint l’empereur allemand Guillaume II comme un imbécile pédéraste et par-dessus le marché pingre et voleur.
Dans la Marche de Radetzky (1932), le roman par ailleurs très nostalgique de Joseph Roth, le feu archiduc François-Ferdinand est qualifié de « cochon » par un officier hongrois ivre, alors que Chvéïk le rapproche à deux petits commerçants de son entourage qui portent le même nom. Plus loin, il résume ainsi les opinions des soldats sur l’empire de François-Joseph, « idiot comme une souche » : « Une monarchie si bête que ça ne devrait même pas exister »
7. Les héros de la Grande Guerre ne sont pas non plus épargnés par la caricature : sous la plume de S. I. Witkiewicz, Józef Piłsudski, commandant des légions polonaises combattant aux côtés des pays centraux, se transforme en Général-Quartier-Maître, dit Kocmołuchowicz, le surnom qu’on peut rendre par
« Crado » ou « Cradoque » en français actuel.
La satire désacralise en même temps les religions et leurs ministres. Car les « abattoirs de la Grande Guerre […] n’ont pu fonctionner […] sans la bénédiction des prêtres »
8. Ceux-ci, à en croire un vieux réserviste désabusé du roman de Hašek, « traitent le Bon Dieu comme le chef d’un état-major universel qui combinerait les opérations sur tous les fronts à la fois »
9.
Les origines idéologiques et esthétiques de la dérision en Europe du Centre-Est aux temps de la Première Guerre mondiale sont complexes et nombreuses. En voici quelques-unes. La décomposition morale et politique des Empires transparaît dans toute l’Europe centrale et orientale dans un vaste courant décadent, qui exprime un mal du siècle aboutissant aux horreurs de la guerre. Son pressentiment nourrit l’anarchisme littéraire de l’Empire austro-hongrois, en particulier l’anarchisme tchèque, dont les représentants se regroupent tout d’abord autour de Stanislav Kostka Neumann pour ensuite évoluer individuellement. Ce qui unissait
5 HASEK (Jaroslav), Le brave soldat Chvéïk, Paris, Gallimard, 2004, p. 41.
6 BROCH (Hermann), Les somnambules, Paris, Gallimard, 2003, p. 413.
7 HASEK (Jaroslav), Le brave soldat Chvéïk, op. cit., p. 334.
8 Ibid., p. 220.
9 Ibid., p. 269.