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Les grands principes. un nouveau regard Sur le monde

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Academic year: 2022

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les impressionnistes

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un nouveau regard Sur le monde

Nous avons tous en tête un tableau impressionniste qui nous a fait vibrer. Pour les uns, ce sont des coquelicots dans un champ de blé.

Pour les autres, une cathédrale flamboyante au coucher du soleil.

Attractions dans les musées, ces images sont malheureusement si galvaudées (qui n’a pas son mug Monet, sa boîte de biscuits Renoir, son parapluie Degas ?), que l’on en oublie combien elles ont été révolutionnaires. Pourtant, au milieu du XIX

e

siècle, une douzaine de peintres se sont lancé des défis extraordinaires. Les tableaux qui suivent permettent de comprendre comment ces génies ont battu en brèche les conventions établies par les peintres officiels.

«Essai de figure en plein air : femme à l’ombrelle tournée vers la gauche», 1886, Claude Monet, musée d’Orsay (Paris).

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Toutes les révolutions débutent par une étincelle. Un geste, une indignation qui déclenche l’insurrection. Pour l’impression- nisme, ce fut ce tableau. Présenté au public en 1863 et immédiatement conspué, il n’ins- pira pas les impressionnistes par son style – on n’y retrouve ni les touches juxtaposées, ni la lumière évanescente qui constitueront les marqueurs de cette peinture. Mais il les galvanisa grâce à son culot. En montrant, dans une scène réaliste, une femme dénudée dont le regard provoque le spectateur, Edouard Manet raillait les artistes officiels, qui, eux, n’osaient un nu féminin que sous les traits idéalisés d’une inaccessible déesse antique. Son message aux peintres de sa génération était clair : brisez les conven- tions !

On refuse Les diktats

de La peinture OfficieLLe

«Le Déjeuner sur l’herbe», 1863, Edouard Manet, musée d’Orsay.

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Des reflets résumés à quelques traits som- maires, une barque à peine esquissée. Quand on demanda à Claude Monet de nommer sa toile, il lança «Impression», tant celle-ci res- semblait à une ébauche. Edmond Renoir, le frère du peintre, qui était chargé de rédiger le catalogue de l’exposition où elle allait être présentée, lui suggéra d’ajouter «soleil levant», pour aider le spectateur qui ne pouvait déter- miner si la scène représentait une aurore ou un crépuscule. Cette ambivalence, cet aspect esquissé déclenchèrent les quolibets. «Le papier peint à l’état embryonnaire est encore plus fait que cette marine-là», déclara le cri- tique Louis Leroy, dans un article ironique intitulé «L’exposition des impressionnistes».

Le mouvement venait de trouver son nom.

Les tOiLes paraissent inachevées ? Qu’impOrte...

«Impression, soleil levant», 1872, Claude Monet, musée Marmottan Monet (Paris).

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C’était alors une nouveauté : les impression- nistes voulaient être les témoins de leur époque. Leur génération a assisté notamment à l’émergence d’un aspect naissant du monde moderne : les loisirs, qui agrémentaient le repos des bénéficiaires de la révolution indus- trielle. Sorties sur les plages normandes, régates sur la Seine, baignades en bord de Marne ou bals dans les guinguettes sont devenus, un temps, les sujets privilégiés de leurs toiles. Auguste Renoir en a fait plusieurs chefs-d’œuvre, dont ce «Bal du moulin de la Galette». Le regard se promène dans la vaste fresque, attiré par les vibrations provoquées à la fois par la multiplicité des attitudes des modèles et par la lumière qui, filtrée par le feuillage, semble parsemer la scène de joyeuses lucioles.

Les artistes

immOrtaLisent un XiX e siècLe Qui s’amuse

«Bal du moulin de la Galette, Montmartre», 1876, Auguste Renoir, musée d’Orsay (Paris).

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L’une rayonne dans un camaïeu orangé, l’autre s’efface sous les gris mats, la troi- sième, tout de parme et blanc vêtue, prend des allures de palais vénitien… Au total, elles sont vingt-huit, les cathédrales de Monet.

Quand il en parle dans ses lettres, le peintre peste, se plaint, s’angoisse. La tâche à laquelle il s’est attelé est surhumaine. Entre 1892 et 1893, il passe plusieurs mois face au par- vis de Notre-Dame de Rouen, menant jusqu’à quatorze toiles de front. Car ce qu’il cherche à capter est impalpable et si fugace : l’impact de la lumière sur le monu- ment. A peine pose-t-il quelques touches sur la version «effet de soleil» que les nuages s’amoncellent et il doit travailler son «temps gris». Avec lui, la lumière n’est plus un élé- ment parmi d’autres (la couleur, la perspec- tive…) : elle devient l’unique sujet du tableau.

La Lumière est traitée cOmme un sujet en sOi

Claude Monet (de g. à d. et de h. en b.) : «Le portail, harmonie bleue», 1893-1894, musée d’Orsay (Paris). «La Cathédrale de Rouen au coucher du soleil», 1894, musée Pouchkine (Moscou). «Cathédrale de Rouen, lumière du jour», 1894, musée Pouchkine. «Cathédrale de Rouen, le soir», 1894, musée Pouchkine. «Le Portail et la Tour Saint-Romain, plein soleil», 1893, musée d’Orsay. «Le Portail et la Tour d’Albane, temps gris», 1893, musée des Beaux-Arts de Rouen.

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La genèse

Ce 15 mai 1863, l’atmoSphère eSt éleCtrique

Au Palais de l’Industrie et des Beaux-Arts, à Paris. le matin même, On a ouvert l’aile aménagée pour présenter les œuvres que le jury du Salon a recalées à leur examen d’admission. Mondains et critiques, Parisiens et étrangers se pressent ici pour voir ces peintures et ces sculptures. Très vite, on crie au scandale. On gronde. On siffle.

Comment Napoléon III a-t-il pu instaurer cette exposition, en marge de l’autre, très officielle, qui se tient depuis le début du mois dans les grandes salles du Palais ? Ce fameux Salon, lieu obligé pour les artistes désireux de se faire connaître et d’obtenir des commandes de l’Etat ?

Caricature parue dans «Le Charivari», avril 1881.

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Pour un jeune peintre, être admis au Salon de Paris est un gage de réussite et la promesse de commandes.

Mais le jury, comme ici vers 1880, se montre peu sensible aux nouveautés ou aux théories d’avant-garde.

C’est en réaction que des artistes «refusés»

créeront leur contre- manifestation.

En fait, la sévérité des choix du jury – 2 500 des 5 000 œuvres proposées ont été écartées – a provoqué de nombreuses protestations. L’em- pereur en personne est allé voir. Il a jugé que celles-ci valaient bien celles-là, élues sur des critères rigoureusement académiques : scènes d’histoire, portraits en atelier, scènes religieuses ou allégories antiques. Il y aura donc un salon des Refusés, comme le décrète le journal «Le Moniteur», en date du 24 avril. Pour autant, tous les «refusés» ne participent pas à cette contre-manifestation, qu’ils estiment dange- reuse pour leur réputation – dans les cafés et les brasseries à la mode, sur les grands boule- vards tout neufs du Paris haussmannien, on raille déjà cette exposition parallèle, qu’on a rebaptisée le «salon des Vaincus».

Mais les jeunes peintres de la nouvelle géné- ration, sûrs de l’assentiment du public, ont pris le risque. Parmi eux, il y a Camille Pissarro,

l’Américain James Whistler ou le Hollandais Johan Jongkind (1819-1891). Il y a aussi Edouard Manet, 31 ans, sûr de lui, heureux de cette ren- contre directe avec les amateurs d’art. Pour- quoi aurait-il des doutes ? Deux ans plus tôt, il a fait une entrée remarquée au salon officiel, avec «Monsieur et Madame Auguste Manet»

et un «Guitarrero» – une de ces espagnolades qui font fureur à Paris depuis le mariage de l’empereur avec Eugénie de Montijo. Manet a même été récompensé d’une «mention hono- rable» lors de la remise des médailles.

Inter à venIr

Mais, ce 15 mai 1863, rares sont ceux des 7 000 visiteurs qui ne le sifflent pas. C’est même contre lui que la critique se déchaîne. Lui, et la plus grande des trois toiles qu’il présente : «Le Bain» (qui deviendra «Le Déjeuner sur l’herbe»).

Sur cette composition de 2,14 sur 2,70 mètres,

on voit une femme déshabillée couchée dans l’herbe et deux jeunes hommes en costume, assis autour d’elle, et qui devisent. Pourquoi cette fureur ? S’agit-il d’une atteinte aux conve- nances ? «Impudique» tranchera d’ailleurs l’im- pératrice Eugénie, bien moins libérale que son mari, en souffletant le tableau de son éventail.

Pourtant, de l’autre côté du palais de l’Indus- trie, au salon officiel, «La Naissance de Vénus», le nu intégral d’Alexandre Cabanel, ne triomphe-t-il pas ? «Il est impossible de rêver rien de plus frais, de plus jeune, de plus joli», s’enthousiasme même le poète romancier et critique d’art, Théophile Gautier, devant ce corps pâle et gras, étendu sur la mer, dans une attitude improbable et affectée, et qu’entoure un escadron de cupidons ailés.

Alors, qu’est-ce donc qui déchaîne les critiques, excite l’indignation de la foule dans ce «Déjeu- ner sur l’herbe» ? La provocation voulue par

l’artiste. Personne ne s’y trompe. Avec cette œuvre, Manet a convoqué dans une sorte d’ulti me sommation l’héritage sacré des musées, pour mieux libérer les brusques nou- veautés de la peinture. «Il paraît qu’il faut que je fasse un nu. Eh bien ! Je vais leur en faire un.

Dans la transparence de l’atmosphère, avec des personnes comme celles que nous voyons là-bas», a-t-il décidé en désignant des bai- gneuses au sortir de l’eau, un dimanche à Argenteuil, comme le raconte l’un de ses amis présents, Antonin Proust. Première insolence : dans ce tableau, Manet détourne deux grands classiques, «Le Jugement de Pâris», de Raphaël (1483-1520), peintre honni par la nouvelle géné- ration depuis l’aversion déclarée de Courbet.

Et «Le Concert champêtre», de Giorgione (1477- 1510), où des hommes en costume d’époque entourent une nudité. Deuxième insolence : il ne choisit pas pour modèle une professionnelle

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accréditée par l’Académie et, partant, trop habi- tuée aux poses conventionnelles et empha- tiques en vogue, mais Victorine Meurent, une jeune beauté, amie de son frère. Troisième insolence : le nu ne respecte aucun des canons de l’Académie, si rigoureux dans cette seconde moitié du XIXe siècle. Ainsi, Manet n’a pas approfondi l’étude de l’anatomie de son modèle. Il n’a pas privilégié le travail en atelier mais a exposé la jeune femme dans la crudité d’une lumière solaire. Il n’a pas imité les anciens, si ce n’est pour les pasticher de la plus insolente façon. Enfin, il a osé affirmer la pri- mauté de la couleur sur le dessin, à l’exact contraire de ce qui est enseigné à l’école des Beaux-Arts et martelé par les peintres officiels – les Alexandre Cabanel, William Bouguereau ou le plus rigide d’entre eux, Jean-Léon Gérôme –, ces représentants de l’art «pompier»

(ainsi nommé pour moquer les casques, comme ceux des pompiers, qui brillent sur la tête des Romains dans les fresques historiques) que la nouvelle génération méprise.

Inter à venIr

Pour affirmer le caractère de manifeste de la toile, Manet a opté de façon délibérée pour un grand format. Ainsi, l’outrance de l’exécution frappe plus encore : on y remarque la maîtrise du geste, la stridence des coloris et la préfé- rence pour la sensation vive des êtres et des choses plus que pour la description minutieuse.

Tout le monde comprend ce que Manet a voulu faire avec ce «Bain». Non pas rompre avec la tradition, mais la reconstruire sur de nouvelles bases : les siennes.

Qu’on ne s’y trompe pas, jamais le propos d’Edouard Manet n’a été de faire du scandale pour le scandale. Ce jeune homme du monde, élégant et sociable, n’avait qu’une aspiration, comme tous ses confrères : obtenir les hon- neurs du Salon. L’esclandre du «Déjeuner sur l’herbe» va consommer sa rupture avec le public et il en sera très affecté. Il pensait trou- ver auprès de lui l’assentiment de ce qu’il avait

Ces portraits dans «Le Sifflet» (1874, par H.

Meyer) et «Les Contemporains» (1880, par A. Le Petit) montrent l’opinion de la critique sur «le roi des impressionnistes».

Pourtant, Manet n’a jamais voulu exposer avec les autres peintres.

compris, et dont il était sûr : la nécessité de créer une peinture absolue, indépendante de toute contrainte autre que le miracle de peindre, affranchie de tout discours – moral ou histo- rique – et fidèle à la réalité. «La peinture ? Un œil, une main», aimait-il répéter. «J’ai cherché à être moi-même et non un autre», expliqua- t-il à ses amis, le poète Charles Baudelaire et Zacharie Astruc, peintre et critique d’art, avec qui il dîna le soir même au très couru café Tor- toni, boulevard des Italiens.

Au cours de cet historique salon des Refusés, les critiques n’ont pas hué seulement Edouard Manet. Pas un des peintres présents n’a échappé à leurs vindictes. «La généralité des tableaux refusés est mauvaise, elle est plus que mauvaise, elle est déplorable, impossible, folle et ridicule», écrit Louis Enault dans «La Revue française». «Ces œuvres baroques, préten- tieuses, d’une sagesse inquiétante, d’une nul- lité absolue, sont très troublantes à étudier, car elles prouvent de quelles singulières aberra- tions peut se nourrir l’esprit humain», renché- rit Maxime Du Camp dans «La Revue des deux mondes». Seul Astruc a compris, qui encense

«l’éclat, l’inspiration, la saveur puissante, l’éton- nement» qu’il a ressentis lors de l’exposition, avant de conclure : «L’injustice commise à l’égard de Manet est si flagrante qu’elle confond.»

Manet ne le sait pas encore mais, ce 15 mai 1863, il a provoqué plus qu’un scandale : il a fait franchir à l’art un pas décisif. D’ailleurs, ses compagnons d’atelier ont saisi tout ce qui était en jeu dans son «Déjeuner sur l’herbe» et,

«Œuvres barOQues, prétentieuses, d’une sagesse inQuiétante,

d’une nuLLité absOLue»

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figures hallucinées, oniriques et étrangement érotiques ; Auguste Rodin, à qui le jury du Salon, qui l’a refusé, reproche de laisser apparente la trace de son travail sur la matière.

Quoi qu’en pense le public, quoi qu’en disent les critiques (certains que Manet et ses «sui- veurs» ne dureront pas), Manet a brisé à jamais l’académisme avec «Le Bain» et avec «Olym- pia». Il vient de faire comprendre à tous que ce n’est pas dans le respect amidonné des conventions de l’art pompier que résident la force et la vitalité de la peinture, mais dans l’intime fidélité à soi-même. Est-ce un signe ? 1863, l’année du salon des Refusés, Charles Bau- delaire fait enfin paraître «Le Peintre de la vie moderne», où il inscrit ces lignes prémoni- toires : «Au vent qui soufflera demain nul ne tend l’oreille, et pourtant l’héroïsme de la vie moderne nous entoure et nous presse. […]

Puissent les vrais chercheurs nous donner l’an- née prochaine cette joie singulière de célébrer l’avènement du neuf !» Baudelaire appelle à faire entrer la modernité dans l’art ; les jeunes peintres sont résolus à lui obéir. Par la tech- nique et par les motifs. Le jeune Gustave Cail- lebotte (1848-1894) est, avec Edouard Manet, celui qui entendra le mieux cette injonction.

Rallié à la cause, il saura peindre ces ponts métalliques, ces gares, ces trains et ces ban- lieues que l’industrialisation triomphante du siècle à imposés dans le paysage. Et il financera aussi les expositions indépendantes des impressionnistes de 1877 à 1882.

Est-ce un autre signe ? 1863 est aussi l’année de la mort d’Eugène Delacroix (qui était né en 1798), le maître romantique tant admiré par tous ces jeunes peintres, désireux comme lui de se démarquer des normes de l’Académie.

Comme lui, ils étouffent sous les discours sur les Grecs et les Romains, sur l’art héroïque de l’Antiquité classique, et sous le diktat absolu du dessin du modèle vivant qu’enseignait Jean Auguste Dominique Ingres (1780-1867). Comme Delacroix, et au contraire de l’Académie, la jeune génération pense qu’en peinture la cou- leur est plus importante que le dessin, et l’ima- gination, que le savoir. Delacroix a été le pre- mier à avoir contredit les enseignements de l’Académie. Il a réfuté les contours nets, les nus modelés en dégradés d’ombre et de lumière.

Sa peinture déclarait que le but du peintre était d’inviter à participer à l’intensité de l’instant, du mouvement, à savoir le saisir et le traduire.

Inter à venIr

Les jeunes peintres ont aussi retenu la leçon qu’ont donnée les artistes de Barbizon, cette école qui se réunissait en forêt de Fontaine- bleau pour interroger la nature d’un œil neuf et trouver, dans l’abondance de formes et de couleurs qu’elle offre, de nouveaux motifs pic- turaux. Gustave Courbet a radicalisé cette ten- dance. Autodidacte né en Franche-Comté, il tourna le dos à l’Académie et assura qu’il n’avait pour maître que la nature, qu’il ne visait pas à l’élégance, mais à la vérité. En 1855, année de la première Exposition universelle à Paris, Cour- bet a fait construire son propre pavillon, en face du palais de l’Industrie et des Beaux-Arts tout neuf. Au fronton, on a pu lire «Le Réalisme, G. Courbet». Gustave Courbet alla encore plus loin dans son analyse de la peinture. Ses toiles manifestent les changements politiques et sociaux de son temps. Il s’est engagé. Son œuvre proteste contre les préjugés de son époque, fustige le goût bourgeois, qu’il refuse de flat- ter. Ne jamais «un seul instant mentir à sa conscience», ne jamais peindre, «fut-ce grand comme la main, dans le seul but de plaire à quelqu’un ou de vendre plus facilement», écri- vit l’artiste en 1854.

Cette profession de foi, la jeune génération la reprend à son compte. Mais ce que le scandale

aucun mOuvement artistiQue n’avait jusQu’aLOrs réuni une teLLe paLette de taLents

Ces portraits dans «Le Sifflet» (1874, par H.

Meyer) et «Les Contemporains» (1880, par A. Le Petit) montrent l’opinion de la critique sur «le roi des impressionnistes».

Pourtant, Manet n’a jamais voulu exposer avec les autres peintres.

désormais, c’est autour de lui qu’ils se regrou- peront. Il y a Camille Pissarro, l’aîné de la géné- ration impressionniste, débarqué de ses Antilles natales. Edgar Degas, issu de la grande bourgeoisie parisienne. Paul Cézanne, ami d’en- fance d’Emile Zola, qui a déserté la maison familiale d’Aix-en-Provence. Claude Monet, qui vient du Havre. Pierre Auguste Renoir, de Limoges. Et Frédéric Bazille, fils de banquiers montpelliérains, venu à Paris pour étudier la médecine. Tous reconnaissent en Manet, à défaut d’un chef de file, leur porte-étendard.

Et lorsqu’Henri Fantin-Latour (1836-1904) fera le portrait, en 1870, de ces peintres d’avant- garde, ce fameux Groupe de 1863, qui devien- dra plus tard le cercle des Batignolles avant de prendre le nom d’«impressionnistes», il les représentera autour d’Edouard Manet, seul peintre assis, et seul à peindre. Le nouveau scandale que va provoquer «Olympia», le nu que Manet propose, en 1865, au Salon, le consacre d’ailleurs dans ce rôle. «Olympia», un nu allongé, comme «La Vénus d’Urbin» de Titien et «Maja desnuda» de Francisco de Goya, et que sert une Noire porteuse d’un éclatant bou- quet de fleurs. «Comme un homme qui tombe dans la neige, Manet a fait un trou dans l’opi- nion publique», écrit un critique à Charles Bau- delaire. Désormais, on court au café de Bade, centre des opposants à l’Empire, ou au café Guerbois, aux Batignolles, où Manet a son ate- lier, pour l’écouter discourir avec ses amis – Zacharie Astruc et Emile Zola, parmi d’autres – à propos des théories sur l’art, des esthétiques qu’on étudie à la loupe. Le japonisme, que l’ex- position de 1862 a révélé aux artistes français, avec la technique de ses estampes, ses aplats de couleurs pures, l’ellipse de ses perspectives, les enthousiasme tous. La toute nouvelle théo- rie des couleurs du chimiste Eugène Chevreul, qui expose les notions de tons complé- mentaires, les séduit tout autant, puisqu’elle leur permet d’abandonner les mélanges tra- ditionnels, les dégradés subtils, et d’opter pour des touches pures qui se répondent selon leurs

juxtapositions sur la toile. Avec eux, les pho- tographes Nadar, de son vrai nom Gaspard- Félix Tournachon, et Etienne Carjat exposent les avantages et les inconvénients de cette technique nouvelle – la photographie, dont se réjouissent les peintres : pour se démarquer du peuple qui ne peut s’offrir qu’un portrait photographique, les bourgeois préfèrent les peintres à la mode. Au café Guerbois, on évoque aussi les dernières figures qui ont surgi dans le monde de l’art – Gustave Moreau et ses

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portrait et les grandes figures ; le nu et la vie moderne – cafés, courses, promenades, métiers –, Degas, Manet et Caillebotte y excel- leront.

Avec cette découverte, qui impose une tech- nique à l’inverse de l’académisme, les impres- sionnistes initient une révolution dans le trai- tement de la couleur et dans celui de la composition presque comparable à celle appor- tée par les Grecs de l’Antiquité dans le traite- ment des formes. Mais il leur reste à imposer cette façon de voir et de faire. Et il leur faut vendre aussi suffisamment pour pouvoir conti- nuer à peindre. Dès les lendemains du scandale des Refusés, les futurs impressionnistes mul- tiplient leurs rendez-vous. Ils se retrouvent dans l’atelier de Manet, rue Guyot, ou dans celui de Bazille, rue la Condamine, ou encore dans les cafés, véritables salons des arts et des lettres de ce siècle. Ils travaillent ensemble.

Echangent leurs points de vue, s’étudient, s’en- couragent, se critiquent, dans une émulation généreuse. Il n’y avait jamais eu, dans les années précédentes, de mouvement de cette ampleur qui réunisse autant d’artistes, et dont autant d’artistes surgiront.

Réunis au café Guerbois, les impressionnistes décident d’opposer au jury du Salon et à ses critiques leur propre salon et leurs propres expositions. Comme lieu, Nadar leur offre ses locaux, au 35, boulevard des Capucines. Ils se constituent d’ailleurs en association officielle, que Claude Monet annonce dans «La Chro- nique des arts», le 17 janvier 1874, sous le titre de société anonyme coopérative d’Artistes peintres, sculpteurs, graveurs et lithographes, à laquelle Berthe Morisot et Mary Cassatt se sont fédérées. Et se baptisent «les Intransi- geants».

Le 15 avril suivant, en grande partie financée par Bazille, se tient enfin la première des huit expositions privées (dont celles organisées par Caillebotte en 1877, 1879, 1880 et 1882) consa- crées aux œuvres de ce groupe. Il s’agit de faire, selon les mots de Cézanne, «une concurrence

mortelle à ces vieux idiots borgnes du jury».

On connaît la suite. L’impressionnisme est né.

La criti que et le public parisiens n’ont plus que ce mot à la bouche depuis que le critique Louis Leroy, chroniqueur au «Charivari», l’a lancé en raillant une vue sur Le Havre de Monet que, sur les conseils du frère de Renoir et pour les besoins de l’exposition, il avait sous-titrée

«Impression, soleil levant». On y voyait trois barques noyées dans la brume, tandis qu’à l’horizon l’éclat d’un soleil rouge incendiait le tableau. «Impression, j’en étais sûr. Je me disais aussi, puisque je suis impressionné, il doit y avoir de l’impression là-dedans.» En un mois, ils sont 3 500 amis, curieux, journalistes et ama- teurs – une paille à côté du Salon officiel – à venir admirer cette manifestation, que Degas voulait appeler la Capucine, pour l’ambiguïté du nom – boulevard, fleur, nonne et ronde révo- lutionnaire – et de laquelle Manet a préféré s’absen ter. Si l’on excepte Leroy, la presse est encourageante. Les journalistes habitués du café Guerbois et de la bras serie de la Nouvelle Athènes, les cercles impressionnistes, ont loué ces œuvres où les tenants du classicisme n’ont vu que «des grattures de palettes». «Monet a des emportements qui font merveille», écrit Castagnary dans «Le Siècle». «Cézanne a déjà sa légende», note Catulle Mendès, sous le pseu- donyme de Prouvaire, dans «Le Rappel», tandis que, Hervilly, dans le même journal, annonce que «les études de danseuses de M. Degas vont être la curiosité de tout Paris».

Même si les toiles ne se vendent pas – Bazille achètera celles de Monet pour lui éviter le nau- frage – et si l’exposition est un désastre finan- cier, l’impressionnisme a désormais trouvé sa vitesse de croisière. En route pour l’immense destin qui l’attend. Après lui, on ne peindra plus jamais comme avant.

du salon des Refusés et les critiques contre les peintres ont provoqué, c’est l’apparition d’un sentiment de communauté. Il éclôt à ce moment-là. Puisque l’union fait la force, ils s’unissent et se réunissent. Ils se connaissaient déjà, pour la plupart élèves des académies pri- vées, créées en marge de l’Ecole des beaux-arts, aussi difficile à intégrer que dispendieuse à suivre. Parmi elles, trois sont célèbres et cou- rues pour leur indépendance et le sérieux de leur enseignement. Celle de Rodolphe Julian, celle de l’académie Suisse, où étudient Camille Pissarro et Paul Cézanne, et celle de Charles Gleyre. «La République», ainsi désigne-t-on l’atelier libre de ce républicain utopiste qui récuse toute fonction officielle, pratique un idéalisme onirique et ne conseille ses élèves qu’en chuchotant à leur oreille pour ne pas les blesser. Il est le plus libéral des professeurs. En souvenir de sa jeunesse impécunieuse, Gleyre n’a jamais voulu faire payer ses leçons. Beau- coup d’étrangers et de provinciaux fréquentent son atelier. Ainsi Whistler et Jongkind. En 1856, Alfred Sisley, 23 ans, leur emboîtait le pas. En fait, la plupart des futurs grands maîtres de l’impressionnisme s’y sont retrouvés : Auguste Renoir, qui reconnut toute sa vie Gleyre comme son maître, Frédéric Bazille et Claude Monet.

Inter à venIr

Charles Gleyre a installé son académie au rez- de-chaussée de son domicile, tout près du Luxembourg, non loin du café de Fleurus où les apprentis peintres se réunissent souvent.

Il y donne ses cours le matin : l’après-midi, il entraîne ses élèves au Louvre, aux Beaux-Arts ou dans la nature. La découverte des tubes de peinture en étain, qui dispensent de broyer les pigments, le chevalet pliant permettent alors d’aller peindre «sur le motif» – la grande révo- lution de l’impressionnisme —, du moins de saisir la scène, avant de l’achever en atelier. Là, en bord de Seine ou en forêt de Fontainebleau, les impressionnistes découvrent que l’art tra- ditionnel, contrairement à ce qu’il prône depuis

des siècles, ne représente pas la nature «telle qu’on la voit en vérité».

A l’école, on leur apprenait à obtenir l’illusion du relief et de la solidité par des passages nuan- cés de la lumière à l’ombre, par la maîtrise du clair et de l’obscur. Or, découvrent-ils en plein air, le soleil provoque tout au contraire des oppositions violentes. Les sujets, les objets ne présentent pas de relief aussi accusé qu’en ate- lier. Les ombres ne sont pas uniformément grises ou noires ; la couleur reflétée par les objets environnants imprègne la couleur de ce qui est dans l’ombre. Il suffit de faire confiance à son œil pour constater que, dans la nature, nous ne voyons pas les objets dans leur singularité, ni dans celle de leur couleur propre, mais une brillante bigarrure née de reflets et d’échanges de lumière. Ils se rendent aussi compte que, dans la nature, les tableaux eux-mêmes sont mobiles, selon la lumière, le temps, la pluie ou le vent, et l’heure qui passe.

Selon les figures qui s’y inscrivent et troublent ou recomposent l’harmonie. C’est ce qu’ils veulent tous traduire. La vérité de ce qu’ils voient, à touches crues. Ils décident d’intro- duire dans leur peinture la lumière à la fois dans son spectre de couleurs et dans le jeu de ses tâches. La lumière, mais aussi l’impondé- rable, la légèreté, le vent, la précarité – telles ces meules de foin – et la fugacité de ces sen- sations éprouvées devant ces paysages mou- vants. La lumière, mais encore l’instant qu’elle offre et qu’il faut saisir, sur le vif, d’une touche preste, d’une couleur pure. Cependant, pour réaliser cette peinture, il faut la sortir des dis- cours auxquels l’académisme la lie – scènes édifiantes de l’An tiquité ou bibliques, grands moments d’histoire où chaque posture, chaque mouvement est codé. La peinture n’a pas à dire autre chose que ce que l’artiste voit, avec sa sensibilité propre, en tant qu’individu qui raconte le monde. Il faut alors trouver d’autres thématiques. Ce sera le paysage, évidemment, jusque-là considéré comme un art mineur ; la nature morte, surtout pour Paul Cézanne ; le

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La techniQue

pour touS, une Seule obSeSSion : peindre dehorS !

Dans les années 1860, Monet et ses amis décidèrent de courir les chemins, chevalet au dos. Leur but : capter la lumière furtive d’un instant précis, en toute spontanéité. Une entreprise qui n’était pas toujours de tout repos et qui se terminait souvent… dans l’atelier.

Le travail en plein air, d’abord expérimental, devint une raison d’être pour Cézanne (ici dans les environs d’Aix-en-Provence, à 67 ans).

Il en mourra. En octobre 1906, il est surpris par un orage violent.

Retrouvé évanoui, il décède d’une pneumonie en quelques jours.

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On voit ici Monet du côté d’Argenteuil peindre les bords de Seine, déjà émaillés d’usines.

Il s’était construit un bateau-atelier pour travailler au plus près de ses motifs : reflets de l’eau, régates, herbes aquatiques.

Peintre tout-terrain, il a toujours tenu à être au cœur des éléments, quitte à braver le gel, la tempête ou les embruns.

Dans sa propriété de Cagnes-sur-

Mer (Alpes- Maritimes), Renoir

pose fièrement devant son chevalet portatif, une invention du XIXe siècle qui permit aux artistes rebelles de sa génération de peindre en extérieur.

Dans un tableau modeste et intime, Edouard Manet nous montre ses amis, le couple Monet, installé à bord d’une étrange embarcation : un

«bateau-atelier» équipé d’une petite cahute et d’un auvent. On y voit Claude, en 1874, peignant la Seine sous les yeux de son épouse Camille, du côté d’Argenteuil, où les Monet vivaient depuis quelques années. Auparavant, le vir- tuose des reflets s’était contenté d’officier depuis les berges. Puis, raconta-t-il, «une vente fructueuse fit tomber dans ma poche assez

d’argent pour m’acheter une barque et y faire établir une cabine en planches où j’avais assez de place pour installer mon chevalet.» Là, au ras de l’eau, Monet pouvait observer le fleuve sous des angles inédits. Il y réalisa certains de ses plus beaux paysages, dans le sillage de Charles Daubigny, l’un des précurseurs de l’im- pressionnisme, qui, dans les années 1860, par- courait déjà la Seine et l’Oise à bord d’une coque de noix baptisée «Le Bottin». La toile «Monet et sa femme sur le bateau-atelier» nous offre

désOrmais, Les cOuLeurs se vendent en tubes,

pLus pratiQues pOur se dépLacer

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Les grands principes

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Les grands principes

donc la rare vision d’un impressionniste en action. Mais elle alimente aussi l’imagerie qui valut à ces artistes une réputation de dilet- tantes, œuvrant à l’air libre, en toute décon- traction. Or leur réalité était loin d’être aussi légère.

Certes, la plupart d’entre eux se plongeaient dans la nature pour mieux la peindre. Com- ment, sinon, saisir la lumière mouvante du ciel, les vibrations de l’eau, le souffle du vent dans les feuilles, l’effet d’un éclairage naturel sur une robe ? Dès leurs débuts, dans les années 1860, ils prirent l’habitude de se rendre «sur le motif». Jusque-là, ils n’inventaient rien.

Inter à venIr Inter à venIr Inter à venIr

L’étude en plein air était une pratique ancienne – déjà le vieux Rembrandt croquait à la pointe de roseau les campagnes des environs d’Ams- terdam. Et puis, en ce milieu du XIXe siècle, l’art du paysage venait d’être remis au goût du jour par des peintres de la génération précé- dente. Dès la fin des années 1850, le roi des ciels, Eugène Boudin, entraînait son protégé, le jeune Monet, sur les côtes normandes. Et lorsque, quelques années plus tard, le même Monet, accompagné de Renoir, Sisley et Bazille, s’offrit des virées en forêt de Fontainebleau, ce n’était que pour retrouver le paysage fétiche des Théo- dore Rousseau, Jean-François Millet ou Camille Corot. Mais alors que ces aînés reprenaient longuement leurs toiles en atelier, notre bande de trentenaires voulait, elle, réaliser au maxi- mum ses œuvres en pleine nature. «Le Déjeu- ner sur l’herbe», amorcé par Monet en 1865 dans cette même forêt, fut le premier signe d’envergure de cette ambition. La lumière posée par tâches claires sur la nappe blanche et les vêtements des convives semble filtrée par le feuillage. Rien à avoir avec celle, homogène, car trahissant l’éclairage artificiel de l’atelier, qui baigne le chef-d’œuvre auquel Monet fai- sait référence : «Le Déjeuner sur l’herbe» com- posé deux ans plus tôt par Manet.Peindre en

extérieur était, il est vrai, de moins en moins compliqué sous ce Second Empire en pleine ébullition industrielle. «La révolution impres- sionniste tient aussi à la révolution technique», rappelle Marie-Claude Coudert, conservatrice au musée de Rouen, qui possède l’une des plus belles collections impressionnistes de France.

S’ils voulaient sortir de Paris, les peintres n’avaient qu’à sauter dans un train. A la fin des années 1840, la Normandie, la forêt de Fontai- nebleau, les boucles de la Seine près de Paris étaient toutes desservies par le chemin de fer.

Plus de treize millions de passagers transitaient déjà, en 1869, par la gare Saint-Lazare. Chez les marchands spécialisés, les artistes trouvaient du matériel adapté à leurs humeurs vaga- bondes : chevalet portatif, toiles préenduites en format standard (qu’ils choisissaient à fond clair, pour la luminosité), nouvelles couleurs chimiques plus intenses, prêtes à l’usage et désormais conditionnées en tube en étain.

Cette dernière invention, alors récente, était plus pratique et assurait une meilleure conser- vation que les vessies de porc traditionnelle- ment utilisées pour transporter la peinture à l’huile. Ainsi équipés, ils se mettaient en route.

Zola a décrit en 1868 ces peintres «partant dès l’aube, la boîte sur le dos, heureux comme des chasseurs qui aiment le plein air. Ils vont s’as- seoir n’importe où, là-bas à la lisière de la forêt, ici au bord de l’eau.» Mais aussi en pleine ville, voire devant leur porte. Renoir, qui affection- nait poser son chevalet dans Paris, a peint son

«Pont-Neuf» de 1872 depuis l’entresol d’un petit café du quai du Louvre. Et lorsqu’il s’installa rue Cortot, à Montmartre, il profita de son jar- din ombragé où sa «Balançoire» naquit en 1876.

Parfois, les séances étaient collectives, dans un climat de saine émulation. En 1869, Monet et

Manet/RenoiR :  duel au soleil

«La Famille Monet dans leur jardin à Argenteuil», 1874, Edouard Manet, The Metropolitan Museum of Art (New York).

«Madame Monet et son fils», 1874, Auguste Renoir, National Gallery of Art (Washington).

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Les grands principes La technique

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Renoir ont forgé ensemble à la Grenouillère, un café flottant sur la Seine prisé des Parisiens le week-end, la touche fractionnée typique de l’impressionnisme. A l’été 1874, les deux hommes furent rejoints par Manet à Argen- teuil. Renoir et le peintre de l’«Olympia» s’y affrontèrent par pinceaux interposés autour d’un portrait en plein air de Camille, l’épouse de Monet. Au même moment, Pissarro et Cézanne sillonnaient de concert la campagne du Vexin, entre Pontoise et Auvers.

Inter à venIr

Mais leur activité n’était pas toujours si pai- sible. L’histoire de Monet, peintre tout-terrain par excellence, est émaillée de récits épiques, le décrivant presque emporté par une vague en Normandie, amarrant son chevalet avec des cordes et des pierres à Belle-Ile, «emmailloté dans trois paletots, les mains gantées, la figure à moitié gelée», tel que le relate un journal du Havre. Lors d’un séjour en 1884 en Italie, il raconta ses déconvenues face au vent : «Para- sol, toiles, tout a été emporté et le chevalet cassé ; il m’a fallu battre en retraite, furieux.»

Et il expliqua avoir dû renoncer à peindre cer- tains motifs, «inaccessibles avec l’attirail du peintre.» Les choses se compliquaient encore avec les œuvres grand format, heureusement rares. Quand il préparait en 1876 son «Bal du moulin de la Galette», Renoir réquisitionna ses camarades pour transporter la toile de son ate- lier jusqu’à la guinguette montmartroise, à deux rues de là. «Cela n’allait pas sans mal quand le vent soufflait et que le grand châssis menaçait de s’envoler comme un cerf-volant, par-dessus la Butte», se rappellera Georges Rivière, un ami du peintre.

Une fois installé devant la scène qui les inspi- rait, une question se posait : comment capter cette lumière changeante, dont Monet esti- mait, lorsqu’il déclinait sa série des peupliers, qu’elle variait toutes les sept minutes ? «Ces peintres étaient pressés par le temps, au sens chronologique comme météorologique, dit

Marie-Claude Coudert. Depuis Rouen, Pissarro se plaignait dans ses lettres du changement rapide du ciel au-dessus de la ville.» Renoir n’était pas en reste, pestant contre les élé- ments : «On termine un tableau sur dix, parce que le temps a changé. Vous faisiez un effet de soleil et voici la pluie qui survient. Vous aviez quelques nuages dans le ciel, le vent les chasse !»

Ces artistes mis en difficulté n’étaient pour- tant pas des amateurs. «Ils avaient suivi des cursus habituels, ils connaissaient la technique académique, rappelle Dominique Lobstein, documentaliste au musée d’Orsay et spécia- liste de l’art du XIXe siècle. Renoir était même un praticien hors pair de la matière picturale, il la maîtrisait si bien qu’il connaissait les pein- tures à ne pas associer pour éviter les craque- lures.» Mais lorsqu’il s’agissait de réaliser une toile dans une forêt ou sur une berge, et de rendre l’effet furtif de la lumière extérieure, les règles strictes de l’art académique – étapes préalables, dessin comme base de toute pein- ture, travail en clair-obscur avec de savantes graduations de tons… – n’apportaient guère de réponses. La seule solution : innover.

Les techniques élaborées reposaient en parti- culier sur l’usage des couleurs, dont ils jouaient des contrastes et des juxtapositions, écartant d’un choix restreint le noir et les teintes ter- reuses. «Leurs deux grands principes étaient de peindre les ombres en couleur et d’éviter de mélanger les couleurs sur la palette. Ils pré- fèrent les juxtaposer sur la toile pour qu’elles se mêlent dans l’œil du spectateur, créant une sensation plus lumineuse», explique Marie- Claude Coudert. Ils ont rompu aussi avec le côté lisse et fini de l’académisme, pour donner l’impression que la scène a été saisie dans l’ins- tant même : les coups de pinceau peuvent être visibles, le fond clair de la toile parfois appa- rent… Ils négligeaient les glacis, ces soigneuses couches de peinture translucides, préférant les empâtements qui, par leur épaisseur, accrochent la lumière. Ils n’avaient pas peur

de peindre vite, «dans le frais», sans attendre que la couche précédente soit sèche.

Leurs toiles y gagnaient une spontanéité appa- rente, à ne pas confondre avec de la précipita- tion. Ou du bâclage. Car, même plus «légères»

d’aspect qu’une peinture fignolée d’atelier, elles n’en étaient pas moins réfléchies, voire longuement élaborées. L’Américain Richard Brettell a analysé ces processus dans une étude fouillée («Impressionnisme : Peindre vite, 1860- 1890», éd. Hazan). Il y apparaît que Sisley réa- lisait d’abord des croquis, qu’il transposait en dessin sur la toile. Pissarro, lui, pouvait faire précéder ses tableaux de nombreux dessins, venant en repérage sur les lieux à la manière d’un cinéaste avant un tournage. La relative minutie de ces deux peintres se retrouva ensuite dans leur touche, plus réduite, appli- quée avec des pinceaux plus fins, que, par exemple, chez Monet. Ce dernier – tout comme Renoir ou encore Berthe Morisot – attaquait volontiers ses toiles en peinture directe, sans dessin préparatoire, commençant par compo- ser les grandes masses avant d’affiner petit à petit. Mais ce départ en trombe ne signifie pas qu’ils achevaient le travail sur le même tempo.

La plupart du temps, «même une œuvre qui ne nécessitait en tout que quelques heures était exécutée en deux ou trois séances entre lesquelles la toile devait sécher», note Richard Brettell. Il y a certes des exceptions, comme

«Régates à Argenteuil», de Monet, qu’on peut admirer à Orsay. Un chef-d’œuvre condensé en quelques touches qui serait en fait une esquisse arrachée à Monet par son ami Gus- tave Caillebotte pour lui interdire d’y retou-

cher ! Pour «Impression, soleil levant», qu’il réalisa depuis sa fenêtre d’hôtel au Havre, Monet eut besoin de deux séances, peut-être trois. Quant à ses tableaux de la Grenouillère, ils nécessitèrent au moins quatre séances, sépa- rées entre elles d’une journée au minimum.

Pour d’autres, il pouvait aller bien au-delà. Afin de ne pas perdre de temps à attendre la bonne lumière pour poursuivre une toile en cours, le maître de Giverny, travailleur rapide et acharné, était capable de mener de front plusieurs pein- tures face au même paysage. Maupassant le rapporta en 1886 dans le quotidien «Gil Blas» :

«Il allait, suivi d’enfants qui portaient ses toiles, cinq ou six toiles, représentant le même sujet à des heures diverses et avec des effets diffé- rents. Il les prenait et les quittait tour à tour, suivant les changements du ciel.»

Inter à venIr

Enfin, cette patiente lutte contre les éléments s’achevait souvent… à l’abri. «Les impression- nistes travaillaient certes en extérieur – ce n’est pas pour rien qu’on a retrouvé du sable sur une peinture de Monet, précise Dominique Lobs- tein. Mais ils finissaient fréquemment le tra- vail en atelier, faisant même des retouches juste avant d’exposer. Ils ne s’en vantaient pas, à commencer par Monet, qui força un peu a posteriori son image de peintre de plein air.»

Ces finitions étaient parfois des secrets de cui- sine : «Une fois ses toiles achevées, Pissarro écrêtait les touches de peinture avec un petit scalpel, pour les arrondir et faire que la lumière ne s’accroche pas trop, raconte Marie-Claude Coudert. Il veillait toutefois à ne pas trop déna-

avant d’attaQuer une tOiLe, pissarrO partait

en repérage, cOmme un cinéaste

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turer la sensation première.» Car c’était la dif- ficulté : même en atelier, la toile doit garder sa lumière naturelle et son aspect instantané.

«Bal du moulin de la Galette», de Renoir, est un bon exemple de cette capacité d’illusion.

Selon l’ami Georges Rivière, la toile fut exécu- tée «entièrement sur place». La réalité était plus nuancée. Pour cette composition com- plexe, où figurent plusieurs de ses camarades, Renoir réalisa des travaux préparatoires avant de peindre l’œuvre finale à la fois sur le lieu de la scène et à l’atelier. «Il est même possible qu’il ait fait poser à nouveau des modèles chez lui», avance une experte du peintre. Pourtant, cette image de bal paraît si furtive qu’on croirait presque que Renoir n’a pas quitté son cheva- let. «La spontanéité est plus souvent apparente que concrète, de même que la rapidité d’exé- cution est parfois illusoire, comme le résume Richard Brettell. Le plus souvent, les touches apparemment spontanées sont compensées par des ajouts réfléchis.» Et une erreur de fac- ture pouvait être recouverte après coup par de larges touches faussement improvisées. On est loin de l’artiste, décrit en 1906 par le cri- tique Théodore Duret, «parti pour peindre en plein air, frappé par un effet momentané de l’atmosphère ou de la végétation, se mettant directement à le fixer sur la toile, à l’état d’œuvre définitive».

Ces chantres de la nature peaufinaient souvent leurs toiles entre quatre murs. Une contradiction dont Monet, en autres, ne se vantait guère. Il est ici photographié dans l’un de ses trois ateliers de Giverny.

36 I

Les grands principes

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Le territOire

la Seine fut leur SCene

De Paris au Havre, le fleuve français a changé le cours de l’impres- sionnisme Pour les membres du groupe, ces eaux baignées de lumière ont été à la fois un laboratoire artistique et une aventure collective.

Sur ces berges, ils ont aimé peindre les canotages, les guinguettes,

les plongeons et les jeux, témoins d’un nouvel art de vivre. Mais

aussi, les usines, les fumées et les ponts métalliques, gages de moder-

nité. Pour tous, ce fut un formidable espace de liberté dans la lumi-

nosité changeante des ciels et les reflets du temps qui passe. Grâce

aux peintres du bonheur, la Seine trouvait, enfin, son heure de gloire.

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40 I

Les grands principes Le territoire

I 41 LA vIBrAtIOn juste

Des vAGues DAns Le POrt

Enfant du Havre, Monet a beaucoup aimé cette ville portuaire où il a trouvé sa vocation d’ar- tiste. En 1874, il revint y peindre ces trois grands voiliers. On apprécie les touches bleutées du premier plan qui saisissent le remous des flots et, par contraste, les hachures, horizontales et verticales, des mâtures sans voiles. A l’arrière, les quais sont laissés flous, comme dans une brume. La technique de la touche fragmentée, où Monet excelle, permet ici d’accentuer la vibration de l’eau en opposition au décor qui semble suspendu du Havre. A deux reprises, les barques ponctuent et soulignent la pers- pective. Aujourd’hui, face au bassin, derrière la passerelle signée par Gillet (1969), le Volcan (1982), centre culturel de Niemeyer, est domi- né par l’église Saint-Joseph (1956), de Perret.

Le havre

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Les grands principes

I 43 42 I

Les grands principes

sur un POnt nOrmAnD, s’écOuLe LA vIe Des hOmmes

Galvanisé par le succès de son ami Monet avec sa série sur la cathédrale de Rouen, Pissarro s’installa dans cette ville normande «aussi belle que Venise» en 1896. Il loua une chambre sur les quais et s’attaqua à son motif avec le souci de rendre une scène moderne et urbaine, où se mêlaient piétons, travailleurs, bateaux et panaches de fumée. D’une touche précise et rapide, il reprendra à de nombreuses reprises ce pont (sous la pluie, à l’aube, etc.), dont il appréciait les arches et l’élancement du tablier.

Il fut surtout séduit par la vivacité et le mou- vement permanent sur cet axe de circulation et sur les quais. Anarchiste et humaniste, Pissarro se plut à croquer la vie des petites gens, loin des quartiers bourgeois de la rive droite. Reconstruit, l’ouvrage a été ouvert à la circulation routière en 1955.

rOuen

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Le chef de fiLe

monet l’homme au-delà du mythe

Un gentil grand-père jardinier ? Ne vous arrêtez pas à l’imagerie officielle développée à Giverny autour d’un Claude Monet amoureux de ses rosiers. Ne vous fiez pas non plus à ses toiles sereines et écla- tantes. L’artiste a connu le doute, la dépression, la pauvreté. Et le patriarche fantasque cachait aussi un despote.

Les photos de jeunesse ayant disparu, il ne nous reste de Monet (ici vers 1920) que l’image incomplète et trompeuse d’un vieillard à la barbe de père Noël.

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Les grands principes

I 47 46 I

Les grands principes

Après une opération de la cataracte qui lui permet de retrouver la perception des couleurs, l’artiste peint ces «Roses». Il a 76 ans.

entre sa première et  son ultime œuvre,  soixante ans de joie et  de frustration

«La Pointe de La Hève à marée basse» est une toile d’espoir. Monet, 23 ans, l’envoie au Salon : elle est acceptée.

Unique dans sa carrière.

Comme il le fait depuis de longs mois, Marc Edler se rend à Giverny. On l’imagine heureux : il a l’unique privilège de recueillir les confes- sions du maître des lieux, le dernier impres- sionniste à être encore en vie. Mais ce qu’il découvre en ce jour de 1922 le désespère : «J’ai vu les châssis au fond de l’atelier, contre le mur, ces grands châssis, sur lesquels Claude Monet a fixé les confessions éphémères de l’étang aux nymphéas. Des lambeaux de toile déchiquetés pendent à l’entour. La trace du couteau est encore vive et la peinture saigne comme une plaie. Les clous sont en place ; la bordure est tendue. Une main rageuse, puissante, émue, a lacéré le panneau…» La main dévastatrice est celle de Monet et elle a 82 ans. Pour le peintre du bonheur de vivre, créer était un processus douloureux. C’est ce que nous apprend, entre autres, le précieux témoignage de Marc Elder, un ami de l’artiste. Nous voilà bien loin de l’imagerie du peintre jardinier contemplatif.

Monet a laissé ce mythe se créer autour de lui.

Par pudeur. Au cours de ses soixante-dix ans de carrière, celui qui professait «c’est déjà bien assez de livrer au public ce que l’on fait, sans l’assommer de ce que l’on pense», refusa d’écrire sur son art et n’accorda qu’une série d’entretiens (à Marc Elder) et une unique inter- view (publiées dans «A Giverny chez Claude Monet», éditions Mille et Une Nuits). Restent les milliers de lettres qu’il échangea avec ses amis et ses marchands, la correspondance de sa seconde femme, Alice, les témoignages de ses contemporains. Le tout permet de cerner le personnage. Celui-ci se révèle à la fois soli- taire et mondain, bohème et conventionnel, dépensier et fin négociateur, sûr de son fait et angoissé, perfectionniste et intuitif, autocrate et père protecteur.

Un des clichés les plus tenaces sur Monet est celui du peintre reclus dans son petit bourg de l’Eure. Son choix de quitter Paris, en avril 1883, alors que la ville était en passe de devenir le centre mondial de l’art et qu’il était lui-même

au milieu de son existence, a pu passer pour un désir de solitude. Or Giverny n’était pas une retraite. Monet n’y fuyait pas les hommes. Mais la pauvreté. La banlieue parisienne était deve- nue trop chère pour sa vaste famille (il avait alors à charge ses deux fils, sa compagne Alice Hoschedé, ainsi que les six enfants de celle-ci).

Et, s’il est vrai que les nombreux peintres amé- ricains qui s’installèrent au village dans l’espoir de bénéficier des conseils du maîtres se sont fait bien mal recevoir ; s’il est vrai aussi que les curieux qui venaient l’observer peindre dans les champs étaient souvent tenus à distance par un domestique avec chien en laisse ; s’il est vrai enfin qu’il pouvait disparaître trois mois en plein hiver pour peindre quelque fjord de Norvège ou quelque vallée de Creuse, Claude Monet n’en était pas misanthrope pour autant.

L’isolement, il en avait besoin pour travailler.

Mais, une fois les pinceaux posés, sa porte s’ou- vrait. Et on venait de loin pour se régaler à sa table, toujours généreuse. «Cher ami, je vien-

drai vous dire adieu mercredi et je profiterai de l’occasion pour vous chiper un déjeuner.

Pour vous offrir quelque chose, j’apporterai mon appétit», écrivit un jour un certain...

Georges Clemenceau. On ne lésinait pas chez les Monet. L’huile d’olive venait de Provence, le vin, de Sancerre, le foie gras, de Strasbourg et le pudding, de Londres. Un régal. Sauf quand le maître se prenait d’une fantaisie : une salade agrémentée d’une cuillère à soupe remplie de poivre moulu, puis baignée d’huile. Assaison- nement improbable qu’il appelait «la touche Monet». Quand il ne recevait pas, le faux ermite sautait dans le premier train à vapeur pour Paris. Direction le théâtre ou un bon restaurant.

Il courait les dîners, ces soirées de débats entre artistes, hommes de lettres et esthètes, inspi- rés des salons en usage dans l’aristocratie et la haute bourgeoisie. Il retrouvait Rodin, Mau- passant et Renoir aux «dîners des Bons Cosaques», fréquentait les «dîners japonisants»

organisés par Edmond Goncourt, et, en parfait

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Les grands principes

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Les grands principes

Le pont japonais coiffé de sa glycine, le bassin aux nymphéas, la maison et ses rosiers grimpants, Monet (photographié ici à 80 ans environ) a conçu son domaine de Giverny comme un monde idéal.

homme de réseau, il institua les siens, en 1884, un an à peine après son soi-disant exil pour la campagne. Ses «dîners des impressionnistes»

réunissaient chaque premier jeudi du mois les plus fervents défenseurs de cette peinture : Pissarro, Renoir, Caillebotte, le docteur et mécène De Bellio ou encore les critiques d’art Duret, Mirbeau et Geoffroy.

Inter à venIr

Aux antipodes d’un Edouard Manet trop fier et indépendant pour prendre part à l’aventure dont il avait pourtant été l’instigateur (il refusa de participer aux expositions impressionnistes, n’adopta ni le style ni les sujets du groupe), Claude Monet était, lui, un rassembleur. C’est lui qui a fédéré le groupe. Au printemps 1873, à 33 ans, alors que ses congénères préparent le Salon de Paris, il s’attaque à un projet fou : affranchir les artistes de ce passage obligé hors duquel ils ne peuvent faire carrière. Il convainc ses amis et effectue toutes les démarches pour créer la première société indépendante d’ar- tistes de France. Ses membres organisent dans la foulée une exposition «sans jury, ni récom- pense», celle-là même qu’un critique se croyant acerbe qualifie d’impressionniste. Moment historique. Un nom, le chef de file de cette bande d’artistes à la peinture mal léchée n’avait pourtant jamais pensé à en choisir un. «Monet avait horreur des théories», explique Sylvie Patin, conservateur général au musée d’Orsay.

Ce n’est pas par de beaux discours qu’il cimen- tait le groupe : il encourageait ses complices à travailler côte à côte, tout simplement. Sorties en forêt de Fontainebleau, dimanches passés à peindre dans son jardin, tout était prétexte.

Etre ensemble, faire ensemble, cela comptait énormément. Peut-être était-ce parce que depuis son plus jeune âge il avait su transfor- mer les rencontres fortuites en amitiés durables et profitables ? Tenez, il a 18 ans à peine et il vivote de ses caricatures quand il croise un jour un certain Eugène Boudin chez un encadreur.

Dans la vitrine : les dessins de l’un côtoient les

aquarelles de l’autre. Celui que l’on considère aujourd’hui comme le plus habile précurseur de l’impressionnisme félicite Monet, qui reste de marbre. «Au Havre alors, Boudin n’était pas une recommandation ! Personne ne compre- nait sa peinture : on se moquait, et moi comme les autres, racontera-t-il bien plus tard à Marc Elder. J’attachais donc peu de prix à ses louanges. Mais il me revit, insista : “Tantôt, je vais peindre à la campagne, me dit-il un jour.

Venez avec moi. Il faut que vous peignez.” Je l’accompagnai et, devant moi, il couvrit une toile… Ah ! quelle révélation ! La lumière venait de jaillir. Le lendemain, j’apportai une toile : j’étais peintre.»

Quatre ans plus tard, l’apprenti peintre fit aussi la connaissance de son second maître grâce au hasard. Ou plutôt grâce à... une vache. Ins- tallé dans un pré de la côte normande, Claude pestait contre l’animal qu’il ne parvenait à dessiner tant il bougeait. Un «grand escogriffe d’Anglais» qui passait par là se proposa d’im- mobiliser l’inconséquent modèle. Et tout en le maintenant par les cornes, il demanda au peintre s’il connaissait Johan Jongkind. L’An- glais échoua à maîtriser la vache, mais réussit à réunir les deux peintres. «Monet disait que c’était à Jongkind qu’il devait l’éducation défi- nitive de son œil», raconte Aurélie Gavoille, attachée de conservation au musée Marmot- tan Monet. Sa rencontre avec Charles Daubi- gny fut tout aussi inattendue. Un soir, à Paris, il décide de faire la fête avec des amis et, comme personne n’a d’argent, il propose de vendre le petit tableau de Daubigny qui trône dans sa petite chambre parisienne. Mais le seul mar- chand qui en veut exige un certificat d’authen-

ticité. Les jeunes gens se rendent chez l’artiste.

Celui-ci reconnaît son œuvre et se prend d’ami- tié pour Monet. Ce peintre établi, membre du jury du Salon, ira jusqu’à démissionner parce qu’on n’y accepte pas son poulain. Il le recom- mandera aussi à Paul Durand-Ruel, marchand d’art dont la confiance, la patience et la géné- rosité ont tout simplement permis à Monet, comme le reconnaîtra celui-ci sur ses vieux jours, de ne pas mourir de faim. «Toute sa vie, il a bénéficié d’un incroyable élan de généro- sité», constate Aurélie Gavoille. Quand ce n’était pas Renoir qui venait à sa rescousse, comme lors de ce terrible mois d’août 1869, où Claude, sa compagne Camille et leur fils de deux ans ont vécu sans pain ni feu ni chandelles pen- dant huit jours (Renoir fit des kilomètres à pied pour leur apporter à manger), c’était Frédéric Bazille. Cet ami attentionné alla jusqu’à ache- ter 2 500 francs une des toiles de Monet, qu’il paya à crédit car il était lui-même dans le besoin. Et c’est sans compter Caillebotte. Cail- lebotte, l’ami bourgeois, dont les missives étaient souvent agrémentées de billets de banque. Caillebotte qui lui finança un atelier et lui acheta plusieurs toiles pour le maintenir à flot.

Ah ! l’argent. Monet a couru après durant plus de la moitié de son existence. Paris, Sèvre, Ben- necourt, Bougival, Argenteuil, Vétheuil, Poissy, il déménagea sans cesse en quête d’une des- tination de bord de Seine la moins chère pos- sible. Et même une fois installé à Giverny, il lui fallut attendre sept ans avant de devenir pro- priétaire, à 51 ans. Le succès a tellement tardé.

L’étude de ses livres de comptes est édifiante.

A ses débuts, dans les années 1860-1870, les rares toiles qu’il vend partent à quelques cen- taines de francs. Une misère ! Selon le socio- logue Georges Duveau, un mécanicien parisien gagnait à l’époque 1 500 francs, quand il en aurait fallu 1 700 pour faire vivre un foyer de quatre personnes («La Vie ouvrière en France sous le second Empire», aux éditions Galli- mard). En 1874, Claude Monet vend «Impres-

ce faux ermite prenait le premier

train pour paris, direction théâtres

et bons restaurants

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50 I

Les grands principes Le chef de file

I 51

sion, soleil levant» pour 800 francs. En 1884, il écoule les paysages qu’il a peints à Bordighera, en Italie, entre 600 et 1 200 francs pièce. A par- tir de 1891, avec la série des meules, puis celle des peupliers, sa cote monte à 3 000, voire 4 000 francs par tableau. Ce n’est qu’avec ses cathé- drales, vendues 15 000 francs l’une en 1894, que les prix explosent. En 1911, il note avoir cédé un

«Nymphéa» pour 18 000 francs, ce qui équi- vaudrait à 58 400 euros actuels selon l’indice tenant compte de l’évolution du pouvoir d’achat établi par l’Insee.

Mais l’artiste n’a pas amassé une fortune pour autant. «Il était très dépensier et aimait rece- voir, précise Aurélie Gavoille. Même à ses débuts, dès qu’il avait une rentrée d’argent, il allait acheter une bonne bouteille et de la nour- riture fine.» Les péripéties de l’exode vers Giverny sont à ce titre exemplaires. Historienne de l’art, Claire Joyce est mariée à l’un des des- cendants d’Alice Hoschedé, la seconde com- pagne de Monet. Elle a étudié une partie de la correspondance familiale et recueilli, dans les années 1960, les souvenirs de ceux qui avaient connu le maître. «Le déménagement a duré une semaine et a été rocambolesque, raconte- t-elle. Le couple était sans argent, mais n’avait

Après une dépression noire, le peintre se lance, à l’âge de 74 ans, dans une entreprise insensée : offrir à l’Etat pour le musée de l’Orangerie huit «Nymphéas» gigantesques, dont le plus grand (photo du haut) mesure deux mètres de haut et dix-sept de long.

«Nymphéas», 1914-198, Claude Monet, musée de l’Orangerie (Paris). De h. en b. : «Les Deux Saules», «Les Nuages», «Reflets verts», «Le Matin aux saules».

a 30 ans, il mourait de faim. a 50, il n’était pas encore propriétaire.

a 70, il était enfin riche

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Les grands principes

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Les grands principes

C’est une famille

«recomposée» qui s’installe en 1883 à Giverny et pose pour ce cliché trois ans plus tard. Debout derrière sa deuxième compagne, Alice Hoschedé, Monet veille sur ses fils Michel (devant Alice) et Jean (assis à table), ainsi que sur les enfants Hoschedé (de g. à d.) : Jean-Pierre, Blanche, Jacques (debout), Marthe, Germaine et Suzanne.

Camille, ici costumée en Japonaise, fut la première femme de Claude Monet.

pas moins de quatre bateaux : le bateau-ate- lier, deux yoles en acajou et une large barque plate.» Parti devant avec les enfants, car il n’avait pas de quoi payer le voyage d’Alice, Monet prit sa plume pour demander «un ou deux billets de cent francs» à Durand-Ruel. Or, le jour où il arriva à Giverny, le peintre apprit la mort de Manet et contacta aussitôt son tail- leur pour se faire faire un costume neuf en vue de l’enterrement. Puis Durand-Ruel fut à nou- veau sollicité : il fallait faire construire en urgence un hangar pour les bateaux.

Inter à venIr

Durand-Ruel, encore et toujours lui. Pendant des décennies, le marchand a fait vivre la famille à crédit. Car, chez les Monet-Hoschedé on aimait non seulement la bonne chère, mais aussi les beaux vêtements, le confort (leur foyer fut l’un des premiers de la région à avoir l’élec- tricité), les automobiles (en 1901, Monet s’offre une Panhard avec chauffeur, une révolution locale) et bien entendu le jardin qui mobilisa jusqu’à dix jardiniers. Pauvre Durand-Ruel ! La correspondance entre le galeriste et son peintre favori n’est qu’une litanie de tentatives du pre- mier pour récupérer des tableaux dont la vente lui permettrait de se renflouer, et d’atermoie- ments du second qui n’avait aucune envie de

«lâcher» ses chères toiles toujours susceptibles d’être améliorées. «Vous me devez 19 534 francs.

C’est une grosse somme et vous me faites adresser des reproches de mes commanditaires pour vous remettre toujours de l’argent sans rien recevoir de vous en échange, écrit par exemple le marchand le 20 juillet 1883, soit quatre mois après l’épique déménagement.

Pour ma tranquillité personnelle, soyez-donc assez gentil pour me mettre en état le plus grand nombre de tableaux parmi vos toiles de l’année dernière et faites-moi vite un envoi.»

Dire que, quelques mois plus tard, inquiet des déboires financiers de Durand-Ruel, Monet finit par le mettre en concurrence avec un autre marchand, Georges Petit. «Monet était dur en affaires, c’était un fin négociateur», admet Claire Joyce. Et quand Durand-Ruel exprima sa déception, le peintre lui rétorqua qu’une

exposition dans la galerie très en vue de Petit ferait monter sa cote et qu’au final ce serait lui, le marchand historique, qui en profiterait puisqu’il avait d’immenses stocks d’invendus.

Ingrat, Monet ? Sylvie Patin n’est pas d’accord :

«Sa conduite n’a certes pas été irréprochable.

Mais il n’était pas égoïste. S’il savait recevoir de l’aide, et volontiers la réclamer, il savait aussi être d’une grande générosité.» A défaut d’argent, l’artiste apportait un soutien incon- ditionnel à ceux dont il admirait le travail. De quoi même apprivoiser le sauvage Cézanne qui, dans une lettre, le remercie pour l’appui moral rencontré auprès de lui. Mais c’est à Manet, certes à titre posthume, qu’il offrit le plus grand gage d’amitié. Après la mort de celui-ci, Monet lança une souscription pour empêcher qu’«Olympia», l’un de ses chefs- d’œuvre, ne parte aux Etats-Unis. «Il a arrêté

de peindre pendant neuf mois. Il a vu le tout- Paris, a écrit au surintendant des Beaux-Arts, ça aurait pu nuire à sa carrière», assure Sylvie Patin.

Claude Monet n’était en effet pas homme à se laisser impres sionner par les autorités de l’art.

«J’étais un indiscipliné de naissance. On n’a jamais pu me plier, même dans ma petite enfance, à une règle», confia-t-il au journaliste du «Temps», François Thiébault-Sisson. C’est cet esprit frondeur qui scandalisait sa famille, lorsqu’à 15 ans il monnayait les caricatures qu’il griffonnait sur les bancs de l’école (déjà dur en affaires, il en multiplia les prix par deux dès que sa clientèle doubla). C’est le même qui, à 22 ans, prêcha la révolte à ses camarades de l’atelier d’un Charles Gleyre dont il trouvait l’enseignement dépassé. C’est toujours lui qui vécut deux années dans une misère noire parce

deux femmes et huit enfants sous le même toit :

à vétheuil, le scandale couvait

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