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LA RÉVOLUTION DE 1789

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LA RÉVOLUTION DE 1789

VUE PAR

LES ECRIVAINS ALLEMANDS

SES CONTEMPORAINS

KLOSPSTOCK, WIELAND. HERDER,

SCHILLER, KANT, FICHTE, GŒTHE...

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DU MÊME AUTEUR : La philosophie de Hermann Keyserling (Rieder, Paris, 1927).

K. W. F. Solger, esthétique et philosophie de « La Présence », (Stock, Paris, 1934).

Le sentiment national en Allemagne de 1750 à 1815 (La Colombe.

Paris, 1947).

Les idées politiques de Richard Wagner ( Aubier, Paris, 1947).

Stephan George, choix de poèmes, traduits avec introduction et com- mentaires, 2 vol. (Aubier, Paris, 1941 et 43).

Goethe : Iphigénie, traduction (Stock, Paris, 1943).

Goethe : Torquato Tasso, traduction (I.A.C., Lyon, 1949).

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ÉTUDES DE LITTÉRATURE ÉTRANGÈRE ET COMPARÉE

MAURICE BOUCHER

PROFESSEUR A LA SORBONNE

LA RÉVOLUTION DE 1789

VUE PAR

LES ÉCRIVAINS ALLEMANDS

SES CONTEMPORAINS

KLOPSTOCK, WIELAND, HERDER, SCHILLER, KANT, FICHTE, GŒTHE...

PARIS

LIBRAIRIE MARCEL DIDIER 4 ET 6, RUE DE LA SORBONNE

1954

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INTRODUCTION

Lorsque la Révolution éclata à Paris, elle fut générale- ment saluée en Allemagne comme l'aube d'un âge nouveau, impatiemment attendu. L'opinion du peuple et celle des écrivains n'était pas celle des cours. On peut dire que même en 1792 après le revirement dont nous parlerons plus tard, l'intervention armée contre la France ne fut pas populaire.

En 1789, l'enthousiasme est éclatant et la joie presque unanime. Poètes, philosophes, journalistes, même ceux qui devaient plus tard confesser leur erreur ou leur désillu- sion, constatent que la France donne au monde un grand exemple. Klopstock s'excuse d'avoir pu laisser entendre, en glorifiant Hermann, qu'il était hostile aux Français :

« Eux et pas Nous », « La liberté des Gaules », « Prodige, qu'on n'avait encore jamais vu », célèbrent sur le mode oratoire et pathétique la prééminence d'une nation qui se révèle soudain comme le guide de toutes les autres. Wie- land, dans le Teutscher Merkur, écrit : « C'est une œuvre nécessaire et salutaire, bien plus, l'unique moyen de sau- ver la nation. » J. Müller note à la date du 14 juillet dans une lettre à sa fiancée : « C'est le plus beau jour depuis la fin de la domination romaine. » Schlözer, l'augure redouté du Staatsanzeiger de Göttingen, écrit : « L'une des plus grandes nations du monde, la première pour ce qui est de la civilisation en général, secoue enfin le joug de la tyrannie qu'elle avait porté pendant cent cinquante ans, parmi les tragédies et les comédies. Il n'en faut point dou- ter : les anges de Dieu l'ont saluée en entonnant un Te deum laudamus. » Schubart, Wekherlin, même Gentz qui devait être l'un des adversaires les plus acharnés et les plus redoutables de la France, joignent leurs voix à ces acclamations.

Nous ne donnons d'abord que quelques exemples, pour caractériser l'opinion la plus répandue. Elle exprime la gratitude, l'espoir et l'admiration.

Il n'y a rien là qui puisse nous surprendre, si nous connaissons la vie intellectuelle et sociale en Allemagne dans les années qui précédèrent la révolution.

Avant 1789, l'Aufklärung, le Sturm und Drang et le classicisme naissant avaient créé un climat favorable.

Quelles que fussent leurs tendances propres, si frappants

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qu'aient été les contrastes où ils s'opposaient, ils avaient en commun le souci de la liberté. Cette liberté, le ratio- nalisme du XVIII siècle la réclamait au nom de la Raison et le Sturm und Drang au nom de la Vie. Chacun affirmait à sa manière les droits de l'homme, les droits de l'individu au bonheur et à la justice. En considérant l'Aufklärung avec les yeux des Stürmer ou des Romantiques, on oublie trop souvent qu'elle fut dans son esprit, comme dans ses conséquences, un grand mouvement d'émancipation. Ceux qui avaient suspendu le philosophe Christian Wolff ne s'y étaient pas trompés et lorsque Kant voulut la définir, il affirma qu'elle rendait caduques toutes les tutelles : l'homme cessait d'être gouverné par des volontés exté- rieures et n'obéissait plus qu'à sa conscience; il devenait

« majeur ». La raison était beaucoup moins la norme et la loi universelles auxquelles devaient se plier les indi- vidus, que la lumière intérieure que chacun portait en soi et qui permettait de s'affranchir de toutes les contraintes arbitraires.

Si le rationalisme s'orientait naturellement vers le cos- mopolitisme, la réaction violente que fut le Sturm und Drang contenait au moins en puissance tous les ferments de l'anarchie. Or, ni l'un ni l'autre ne connaissait la sus- ceptibilité nationale. L'amour de la patrie n'était, senti- mentalement, que l'amour du pays, de la province, du village ou de la ville natale et lorsqu'il fut de mode de se dire « patriote », on n'entendait par là qu'un titre de noblesse mérité par tous les amis de la liberté et de la dignité humaine, par tous ceux, où qu'ils fussent, qui vou- laient réformer l'Etat et assainir ses institutions.

La politique extérieure était considérée comme des jeux de princes : les sages et les poètes les regardaient, ces jeux, avec un sourire de scepticisme ou de mépris, et les peuples qui en faisaient les frais étaient plus sensibles à la crainte qu'à la gloire. Quant à la politique intérieure, elle paraissait à tous beaucoup plus importante, car on voulait d'abord des réformes sociales. In tyrannos : il s'agit de défendre les droits de l'individu contre l'arbitraire du despote. On aime et respecte les bons souverains, on ne conteste ni leur pouvoir ni leur autorité. Frédéric II lui- même, pourtant guerrier et assez cynique, était populaire, car il donnait l'exemple du prince éclairé, serviteur de l'Etat. Mais les mauvais souverains étaient haïs : on leur reprochait leur égoïsme et leur insouciance, leur luxe et leurs débauches. Dans le langage de l'époque, ils étaient

« les ennemis du genre humain ». Entourés de favoris

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qui se disputaient leur faveur et se jalousaient entre eux, ils trafiquaient de leurs sujets et les vendaient à l'Angle- terre pour combattre les colons d'Amérique. Ils entrete- naient des maîtresses, leur offraient des bijoux et des châ- teaux, en semblant ignorer la misère du peuple. « Mai- tressenwirtschaft » et « Menschenhandel » étaient les deux grands griefs qui les rendaient odieux. On sait le parti que Schiller en a tiré dans Kabale und Liebe.

Bref, l'opinion était à peu près unanime pour soutenir ces colons d'Amérique qui avaient proclamé les « Droits de l'Homme » et luttaient pour leur liberté.

Ainsi tous les courants de pensée, les paisibles et les tumultueux, devaient naturellement se rejoindre et se con- fondre : les rationalistes célébraient dans la révolution commençante l'avènement d'une législation valable pour toute l'humanité, et les révoltés plus ou moins anarchistes en attendaient la fin de toutes les oppressions. Les pas- sions et les principes, l'indignation comme la logique étaient d'accord pour y voir le début de cet âge nouveau toujours attendu par les hommes et qui doit mettre fin à leurs malheurs.

Il faut se souvenir aussi combien fut grande alors l'in- fluence de Rousseau. La société était mauvaise et source de tous nos maux. Gloire donc à ceux qui entreprenaient de la transformer profondément en la fondant sur des principes rationnels qui bouleversaient les traditions. Il ne s'agissait pas d'un Etat particulier, ni de la substitution d'un ordre social à un autre également arbitraire, mais d'une constitution valable pour l'homme en soi, c'est-à-dire qui légiférerait pour toute l'humanité. On ne pouvait parler ni d'orgueil national, ni d'habileté politique, ni d'avantages particuliers et provisoires : la cause de la France se confondait avec celle de tous les peuples, qu'ils fussent d'Europe ou d'Amérique. Herder lui-même, qui rejetait l'idée d'un homme abstrait et avait un sens aigu pour toutes les particularités historiques, ne croyait pas se contredire en considérant l'humanité comme un tout qui a ses caractères propres, un idéal pour lequel il faut combattre. La révolution française s'attaquait au problème humain, s'élevait au-dessus des frontières, parlait au nom de la Raison ou au nom de la Nature : elle gagnait dès l'abord la confiance des philosophes et celle des révoltés.

Pour mieux comprendre à quel point elle répondait aux désirs de l'opinion, voyons plus en détail ce qu'avaient écrit, avant elle, les publicistes et les poètes.

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AVANT LA RÉVOLUTION DE 1789 Wieland, qui fut le précepteur de Charles-Auguste, avait pour principe non seulement, comme Frédéric II, que le prince doit être le serviteur de ses sujets, mais, à la diffé- rence de celui-ci, qu'il n'est pas seul juge de leurs intérêts et doit préparer pour son peuple et l'humanité tout entière l'âge d'or rêvé par les philosophes et les poètes. Le héros de son célèbre roman Agathon (1766-67) espère même gagner à cette noble cause Dionysius, l'un des pires tyrans de l'antiquité (livre X, 1 et XII, 10). Dans le Goldener Spiegel (1772) Wieland se peint lui-même sous les traits du sage Danischmende qui raconte comment le pays a été rendu malheureux par le gouvernement arbitraire d'une suite de despotes et comment le jeune prince, Tifan, ayant reçu une éducation appropriée, doit devenir le bienfaiteur de sa patrie, « le père aimé d'un peuple heureux ». Quelle fut donc cette éducation ? Elle s'inspire avant la lettre et tout entière des « Droits de l'Homme ». Quand ce prince monte sur le trône, il dresse aussitôt tout un programme : un code précise les prérogatives et les obligations du sou- verain; des réformes financières distinguent les besoins du roi et ceux de l'Etat; des réformes sociales suppriment les privilèges des ordres et organisent la société selon les besoins de tous; la tolérance et la liberté de conscience sont proclamées : « L'erreur ne doit jamais être un crime ».

Ainsi commence un âge de justice, de prospérité et de bonheur.

L'éducateur enseigne à son élève les principes suivants : 1. Les hommes sont égaux en droits par nature. 2. Ces droits sont imprescriptibles, ils ne peuvent être détruits ni par la force, ni par la contrainte, ni par la prescription.

3. Tout homme doit aux autres ce qu'il attendrait d'eux dans des circonstances semblables. 4. Nul n'a le droit de faire d'un autre son esclave. Et cette belle maxime : « Le pouvoir ne donne pas le droit d'opprimer, mais le devoir de secourir. »

On le voit, il n'y a là aucune préoccupation d'ordre national : le « patriote » est le philosophe qui a le cou- rage de ses idées et s'efforce de mettre sa patrie au service de la raison universelle, éternellement valable pour tous.

1. La proclamation des Droits de l'Homme, en Amérique, est de 1776.

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L'ennemi n'est pas l'étranger : c'est le despote; les frères et les camarades de combat ne sont point les compatriotes, mais les opprimés de toutes les nations. Le mal réside dans l'égoïsme des mauvais souverains que favorisent de lon- gues traditions d'injustice et d'insouciance. Dans Schach Lola, Wieland décrit la vie de bombance du tyran, mais il déplore aussi, dans le Deutsches Museum de 1788, le sort de tous les princes : un poème « Dédié à un Prince pour sa naissance » dit :

Tu pleures, oui, tu peux pleurer, c'est juste : Malheureux! Tu dois être roi!

En effet, il lui faudra expier les méfaits de ses pères.

Klopstock avait, dès 1773, dans le 18 chant de la Mes- siade, fustigé les mauvais rois et loué en revanche Fré- déric V de Danemark, philanthrope et père de son peuple.

Dans l'ode Fürstenlob (1775), il se fait un mérite de n'avoir jamais déshonoré sa Muse en chantant de voluptueux débauchés, de lâches tyrans qui se croient supérieurs au reste des humains. En 1780, cependant, il a un remords : à la mort de Marie-Thérèse (Ihr Tod) il s'accuse de l'avoir célébrée : elle ne méritait pas ses louanges, car elle fut coupable d'avoir participé au partage de la Pologne. De Joseph II (An den Kaiser) il vante les réformes : « Tu rappelles le prêtre à son rôle de disciple du grand Fon- dateur; du paysan écrasé sous le joug, tu fais un sujet.

du Juif un homme. »

Heinrich Voss qui devait rester un admirateur de la France révolutionnaire, écrit avant Valmy : « Et pourtant tout cela finira bien, oui, le monde fût-il plein de Prussiens prêts à le dévorer. » Il composera même un chant, « Der Neufranken », sur l'air de la « Marseillaise » :

Salut à toi, liberté sainte!

Vers toi s'élève un chant joyeux Brisant le joug des tyrannies...

Dès 1774 il avait écrit « Chanson à boire pour hommes libres », Trinklied für Freie, où il maudit tous les oppres- seurs, les conquérants étrangers et, surtout, les mauvais princes. Il accable de son mépris ces esclaves volontaires qui courbent l'échine pour gagner le pain des courtisans et s'abaissent au niveau d'animaux domestiques :

Cirez les bottes de vos maîtres, Donnez-leur vos femmes, vos filles Et portez plaques et cordons!

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Il énumère les forfaits du despote : qui ravit la fiancée au fiancé, fait pleurer les femmes dont les maris sont tués dans des guerres de brigandage, et dont les enfants orphe- lins meurent de faim. On trouve même dans ces poèmes une vision de victoire : l'armée ennemie est taillée en pièces : or cet ennemi, c'est le tyran et ses séides, ceux

« qui se battent pour de l'argent, et non par amour de la patrie ». La patrie n'est en effet que le pays des hommes libres, selon la tradition de Hermann ou de Guillaume Tell, de tous ceux qui s'opposent à l'oppression, qu'elle vienne du dehors ou d'un souverain tyrannique. Les patriotes allemands se sentiront donc naturellement les frères des patriotes français, et leurs admirateurs.

Le comte Friedrich Léopold Stolberg, ami de jeunesse de Goethe et bouillant Stürmer, était prêt, lui aussi, à voir dans la Révolution l'avènement d'un âge qu'il avait sou- haité. Tandis que la femme de son frère aîné Christian écrivait que « l'année 1789 était la plus belle de sa vie et qu'elle priait pour la France comme pour sa meilleure amie », il déclarait lui-même : « Il y a des siècles que la situation politique n'a pas été aussi intéressante. Ce que je ressentais étant enfant, alors qu'une opinion contraire pesait sur moi de toutes parts, ce que j'avais eu l'audace de magnifier dans mon premier poème sur « la Liberté », quand ma muse balbutiait encore, voilà que cela devient évident pour une nation tout entière. » Que lisait-on donc dans cette ode qui datait de 1773 ?

Liberté! Le courtisan n'en connaît point l'idée, Il est esclave ! Le bruit de ses chaînes rend pour lui un son

[argentin...

Seule la harpe de la liberté est la harpe de la patrie, Seule l'épée de la liberté est l'épée de la patrie...

Tell, Hermann,, Klopstock, Brutus, Timoleon!

Deux ans plus tard, (1775), Stolberg compose un curieux Chant de la liberté au XX siècle, dans le style grandilo- quent du Sturm und Drang, mélange d'enfantillages et de vaticinations pompeuses, de visions parfois saisissantes et d'enthousiasme bardique. C'est d'abord une invocation au soleil : « 0 Soleil ! tu tardes à venir ! Détourne tes regards des peuples esclaves. » C'est le soleil de la liberté, et toute la pièce prendra l'allure d'un réquisitoire contre les tyrans, même, semble-t-il, contre tous les trônes, — une des rares poésies de l'époque où l'on devine un accent républicain. Le soleil vient, il monte, il dore les cimes. Les

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tyrans se précipitent dans les eaux du fleuve, c'est la déroute, décrite brutalement, avec des tournures volontai- rement populaires, martelées sur le rythme d'une chanson de marche :

Le sang des chevaux des tyrans, Le sang des valets des tyrans

Le sang des tyrans Le sang des tyrans Le sang des tyrans Colorent les vagues d'azur Les vagues qui roulent des rocs!

C'est le torrent de la liberté. Les feuilles des roseaux dégouttent de sang, le saule, l'églantine... Alors l'oppres- seur du peuple, qui s'appelle Karl, on ne sait pourquoi, a son épée brisée : il implore la mort, mais nul n'a pitié.

Les corbeaux tournent au-dessus de lui et, quand la nuit viendra, il sera dévoré vivant par les loups.

Mais le jeune héros, Heinrich, (?) a été tué. Sa femme se lamente : elle est enceinte et meurt de douleur, et « un fils de héros meurt avec elle. »

Cependant l'armée du tyran est en fuite, poursuivie par les troupes victorieuses, grossies de renforts surgis de toutes parts. Ici Stolberg se met lui-même en scène avec son frère, dans la personne de deux de leurs descendants, qui tombent glorieusement dans ce combat pour la liberté, combat qu'il a su voir « par delà les siècles ». Le soleil est couché; la fuite de l'ennemi tourne à la débâcle. La lune se lève :

« Nuit de désastre, plus douce à tout Allemand qu'une nuit de noces dans les bras de l'aimée rougissante. » Un chant de triomphe retentit sur les montagnes :

Tu es libre! Tu es libre!

Allemagne, libre Allemagne!

Fièrement tu te dresses parmi les nations qui t'entourent, Fière comme le Brocken, dans la lumière de l'aurore...

Salut à toi, siècle de la liberté...

Liberté, la plus belle des filles,

Que met au monde une heure trop tardive...

Celle-ci t'enfanta dans la douleur...

mais en voyant son enfant, elle bondit de joie : O ma fille, tu effaceras la honte de ta mère, Tu vengeras tes sœurs qui pleuraient dans l'affliction, Tu grandiras, deviendras géante et superbe,

Des tonnerres se déchaîneront sous tes pas L'on verra s'effondrer les trônes,

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Dans les décombres dorés les tyrans disparaîtront. Un bonheur béni fleurira...

Dans ce fatras bien caractéristique du style de l'époque.

quand il est manié par de médiocres poètes, on pourrait voir un orgueil national, avant-coureur de pangermanisme.

Il nous semble qu'on se méprendrait. Cette ivresse lyrique.

c'est le vin fort de la liberté qui l'échauffe, beaucoup plus que l'appétit de conquête. Ce qu'on y découvrirait plus justement, c'est l'idée d'une mission allemande qui inspi- rera Fichte quand il aura constaté, contre son espoir, la carence française et qui fera dire d'abord à Klopstock : hélas ! c'est Eux et non pas Nous qui se sont levés les premiers.

L'idéal de l'époque reste celui d'un âge essentiellement individualiste qui réclame le plein exercice des droits de l'homme pour chacun et pour tous. Ce sont tous les oppres- seurs que l'on combat, qu'ils viennent de pays étrangers ou occupent le trône du souverain. Stolberg chantera éga- lement Guillaume Tell et Brutus. Dans deux poèmes de 1775, il célèbre le héros suisse et se recueille au lieu de sa naissance comme dans un sanctuaire; et les ruines d'un vieux château (Die Trümmer) lui inspirent les vers sui- vants qui expriment bien son unique et constante pensée à cette époque. Il songe aux petits despotes :

C'est là qu'en mainte nuit de bombance Il a dissipé tout son butin du jour Et fait ripaille jusqu'à l'aube...

Alors cet homme maudit entend les voix du ciel et de l'enfer,

Et la coupe lui tombe des mains...

Mais

L'aide divine marche vite Arme le bras du vaillant Tell Les tyrans tombent : ce château De ses décombres, sous la mousse Pour sauver la patrie. Parle de chaînes rompues.

L'indignation de ces poètes pathétiques se tourne contre le despotisme, la corruption des cours, l'arbitraire et les excès des princes, elle évoque le sort misérable des peu- ples asservis, réclame des réformes qui rendent à chacun sa dignité et ses espoirs. La constitution monarchique n'est pas mise en cause : il y a de bons souverains et l'on souhaite seulement que tous les gouvernants se soucient

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davantage de la chose publique. C'est peut-être même le

« despotisme éclairé » qui aurait les faveurs du plus grand nombre, et Schubart confessera en 1787 : « Si, dans mes premières ardeurs juvéniles, j'ai été jusqu'à maintenant partisan des républiques, parce que je croyais que là seu- lement résidait la liberté et, avec celle-ci la dignité humaine ainsi que le bonheur du peuple, j'incline pourtant à sou- tenir avec Montesquieu qui pesait la valeur respective des Etats et avec Frédéric, le plus grand de ceux qui savaient les conduire, que dans une monarchie bien ordonnée, on rencontre plus de bonheur humain que dans les meilleures des républiques. »

Une monarchie bien ordonnée... Or il faut se représenter que la France passait alors pour le repaire du despotisme (à cause des lettres de cachet et de la Bastille) et pour le type de l'Etat corrompu dont la célèbre affaire du collier faisait apparaître l'indignité. Mais elle était aussi le pays de Voltaire, ami de Frédéric II et d'autres « bons souve- rains », celui des encyclopédistes et de ces « philosophes » dont nous sommes tentés de sous-estimer l'importance, parce que leurs idées sont devenues notre bien commun.

La révolution française allait donc apparaître comme la révolte des opprimés, la revanche de la justice, le triomphe de la Raison que l'on ne distinguait pas de la Nature. Elle proclamait des principes qui s'imposaient à la conscience sans avoir encore été sanctionnés par les lois. Il était nécessaire qu'elle fût d'abord acclamée comme une grande date de l'histoire humaine.

On a vu ce que pensaient les poètes. Les publicistes n'étaient pas d'un avis différent. Schubart qui fut à la fois journaliste et poète va nous servir de transition. Sa vie nous montre ce qu'était une opinion publique en lutte avec les tracasseries ou les persécutions des autorités, ainsi que la liberté relative qui lui était laissée de s'exprimer, grâce aux divisions politiques et au morcellement de l'Allemagne d'alors. Cependant Schubart fut une des victimes mémora- bles de ces combats, car il passa dix ans de sa vie dans la forteresse de Hohenaspern, après avoir été attiré dans un guet-apens par un faux ami. Il avait d'abord étudié, ou voulu étudier la théologie et songé à devenir pasteur. Singu- lière idée, si l'on songe combien sa vie de jeune homme fut désordonnée. Le vin, le cheval, la danse, les femmes et les dettes y tiennent plus de place que la méditation et la charité chrétienne. Musicien, il parvient à se faire nommer maître de chapelle, et donne des concerts et des leçons.

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Mais il ne sait pas résister à toutes les tentations de cette petite « Babylone moderne » qu'était, aux dires de cer- tains, la ville de Ludwigsburg, alors résidence du duc Charles Eugène. Un scandale où se mêlaient l'adultère, la maladresse et l'esprit satirique, lui valut déjà de la prison.

Il fut exilé et erra quelque temps avant de trouver à Augsbourg un éditeur qui lui permit de publier une Deutsche Chronik où ses meilleurs dons allaient s'épanouir.

Là était sa vraie voie : ses premières velléités de directeur de conscience prirent alors une forme plus précise et le poussèrent à éclairer l'opinion, à instruire et guider ses lecteurs dans tous les problèmes du jour, autre sorte d'apos- tolat. Interdite bientôt, sa chronique passe chez un impri- meur d'Ulm. Schubart fait des conférences, donne des réci- tals d'orgue. Mais il s'attaque aux jésuites et soutient qu'ils

« ont fait plus de mal que de bien ». Un jour sa maison est envahie par des soldats, on pose des scellés, on le sou- met à des interrogatoires, puis, sans doute à la suite de quelque intervention, on le relâche. Cependant, ayant cher- ché refuge à Ulm, c'est alors qu'il est traîtreusement attiré à Augsbourg et emprisonné. On lui reproche d'être un

« ennemi de la religion », mais en réalité ce qui ne lui est point pardonné, c'est d'avoir protesté contre la vente des sujets würtembergeois au roi d'Angleterre, de s'être moqué des prétentions pédagogiques de Charles Eugène, traité par lui, dans une épigramme transparente, de « Schulmeister- lein » et d'avoir attaqué Franziska von Hohenheim, maî- tresse attitrée du duc. C'était en 1777. Mais cela ne l'empê- cha pas de composer son célèbre poème Die Fürstengruft en 1779, et en 1786 un hymne à Frédéric II dont 7000 exem- plaires furent vendus à Berlin en un seul jour...! Relaxé peu après, (cet hommage au grand roi qui venait de mourir, contribua peut-être à sa libération) il devint — singulière contradiction dans l'arbitraire des princes — poète de cour et directeur des théâtres ducaux. Il reprit sa chronique et réussit de justesse à ne plus se faire inquiéter, quoiqu'il n'eût renié aucune de ses idées. Il serait intéressant de chercher s'il n'avait pas jusqu'à un certain point persuadé le « despote » lui-même, et éveillé en lui des remords.

Ce serait une belle page dans l'histoire du journalisme et le signe d'une époque où la bonne foi était encore une monnaie appréciée.

Que lit-on dans ses poèmes ?

Remarquons d'abord que ceux-ci gardaient un caractère populaire et quasi anonyme. Schubart ne se souciait pas de sa gloire personnelle et ne songeait point à les réunir

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en recueils afin d'y attacher son nom. « Jamais, dira-t-il, je n'ai écrit une poésie, un article en prose ou un morceau de piano avec le désir exprès de les voir imprimés : je les faisais le plus souvent pour mes amis, ou mes élèves, gar- çons ou filles, et je leur en laissais la libre disposition, comme s'ils eussent été leur propriété particulière. » Nous avons là un exemple précis de la formation de cette poésie dite populaire où certains ont voulu voir une œuvre collec- tive. L'œuvre collective n'est jamais que la caisse de réso- nance sur laquelle a joué un auteur dont le nom s'est perdu.

Aussi n'avons nous pas encore de bonne édition de Schu- bart, à plus forte raison pas d'édition complète. Il est probable qu'on n'en aura jamais.

Dans les œuvres poétiques que nous connaissons, on peut distinguer trois sources d'inspiration : chrétienne, sociale et patriotique.

D'inspiration chrétienne sont les poèmes où l'auteur exhale son pessimisme : le monde est triste et la vie mauvaise. Des « Chants funèbres » déplorent la corruption des hommes, annoncent le jour du Jugement et chantent l'Eternité. La mort est une libération et l'espoir d'une déli- vrance donne à cette mélancolie une tonalité pourtant réconfortante et très orthodoxe. L'âme immortelle sera pesée selon ses mérites.

Le même accent religieux domine dans une partie des poésies qui, au premier abord, paraissent plus spéciale- ment politiques ou sociales. Ainsi Die Fürstengruft est beaucoup moins un manifeste anti-monarchiste que les réflexions d'un moraliste chrétien. Ce que l'on y entend surtout c'est en somme :

Et la garde qui veille aux barrières du Louvre N'en défend pas nos rois.

Ils sont là... horreur... côte à côte, le prince bienfaiteur de son peuple et le fléau de ses sujets. Ces crânes ne comman- dent plus, d'un mot ou d'un signe, la vie ou la mort. Ils sont tous enfermés dans cette crypte, plus piteusement que des esclaves dans leur cachot, ceux qui... ceux qui...; suivent de longs développements oratoires, parmi lesquels il y a naturellement.

Tous ceux pour qui les chiens, les chevaux et les filles Étaient seuls objets de faveur.

Ne les réveillez pas...! et le poème se termine par une vision du Jugement dernier.

L'idée des droits de l'homme ou de l'égalité des person-

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nes humaines paraît encore plus clairement dans un autre poème intitulé Le cadavre d'un Prince :

Seriez-vous, dieux de cette terre, Poussière d'humains, comme nous?

Tout le pathos de la liberté que l'on retrouvera dans le style littéraire au temps de la Révolution résonne ici avec ses trémolos emphatiques. Les tyrans odieux, nés d'une civilisation qui étouffe les voix de la nature, méritent la mort; mais tout le monde moderne semble coupable car les progrès dont il est fier ne sont que la marque de sa corruption. En lisant le poème sur l'Indien mourant, on croirait entendre la voix de J.-J. Rousseau : « Dans les peuples encore incultes l'esprit de la Nature parle libre- ment, sans difficulté et avec force, comme l'oiseau chante dans le ciel, alors que nos discours sont apprêtés, contour- nés et attifés à la mode du jour. » L'expression parfois atteint à une singulière vigueur :

Nun ist die Hand herabgefault zum Knochen

Cette main (qui décidait de la vie ou de la mort) s'est dépouillée, pourrie, il n'en reste plus que les os, tout cela dit en trois mots essentiels. Mais en outre, beaucoup d'enflu- re oratoire, d'accumulations, de rhétorique affaiblissent l'impression d'ensemble tout en exprimant une indignation sincère.

Cette révolte pourtant, il faut y revenir, n'est celle d'un

« républicain » qu'au sens étymologique : le fait d'un homme qui se dévoue à la Chose publique, défend les inté- rêts et les droits de chacun et fustige les mauvais princes.

La preuve en est que nous trouvons en regard l'éloge des bons souverains. Ainsi l'Ode à Fédéric II : dans les bras des Muses, il apprend à porter le sceptre d'or (!), son épée frappe comme la massue de Wotan, contre l'ours moscovite aux poils hérissés de glaçons, contre Gallia qui veut trem- per sa fleur de lys dans le sang du roi de Prusse... « Gloire à lui! Dieu parle : qu'on lui donne la couronne dont l'éclat est plus lumineux que toutes les couronnes de la terre car Frédéric, mon préféré, est digne de couronnes éternelles ».

C'est que Fédéric incarne l'Aufklärung, la liberté de conscience : il est le type du prince sage, éclairé, tolérant, père de son peuple et, pour lui-même, désintéressé.

Ainsi nous comprendrons le vrai sens des poèmes d'ins- piration patriotique. La patrie c'est d'abord le pays natal, ici la Souabe, que Schubart aime pour ses vallons, ses forêts et ses fleuves mais c'est aussi un certain idéal moral que favorisent tous les bons souverains, quand ils main-

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tiennent les libertés contre l'envahisseur ou font régner de justes lois.

Conserve-nous la cordialité allemande Nos mœurs antiques et honnêtes!

Ce que les poèmes expriment plus ou moins brièvement et en restant dans les généralités, les articles de presse le diront aussi mais d'une façon plus précise, avec plus de détails.

Comment se présentait donc la presse politique à cette époque? Schubart a déclaré un jour : « A parler franc, de toutes les créatures qui rampent à la surface de la terre, le journaliste est la plus rampante... » Etait-ce la faute de la censure? En Prusse Frédéric II recommandait que « les gazettes ne fussent pas tracassées si elle étaient intéres- santes ». Un édit de 1749 qui proscrivait tout ce qui « était contraire aux principes généraux de la religion, de l'ordre moral et civil » ne fut pas appliqué par lui. Son exemple fut imité en Thuringe; on dit même que le duc de Saxe Meiningen aurait collaboré avec Schlözer; le Brunswick, le Holstein, Bade, Dessau, les villes libres de Fransfort et de Hambourg, le Hannovre surtout, à cause de son union avec l'Angleterre, favorisaient un certain libéralisme et la tolérance. C'est en Autriche, sous Marie-Thérèse et, pour le malheur de Schubart, en Würtemberg que les autorités étaient le plus sévères.

Le premier journal où il fût régulièrement question de politique fut le Teutscher Merkur de Wieland, paraissant depuis 1773, auquel succéda de 1789 à 1810 le Neuer teuscher Merkur. Puis vint peu après la Deutsche Chronik de Schubart, dont le premier numéro est du 31 mars 1774.

De 1778 à 1788 Weckherlin publia Der Chronologe, Das graue Ungeheur, Die hyperboreischen Briefe. De beaucoup les plus importantes par l'influence qu'elles exerçaient, furent les publications de Schlözer, surnommé « le Salo- mon du XVIII siècle » à savoir : son Briefwechsel meist historischen und politischen Inhalts, de 1776 à 1782 et les célèbres Staatsarizeigen de Gôttingen de 1783 à 1794. Il faudra aussi citer le Patriotisches Archiv für Deutschland, entre 1784 et 1790, de Karl von Moser.

La Deutsche Chronik de Schubart.

Au moment où, en 1774, Schubart projetait de fonder sa revue, il écrivait : « Et maintenant, comme ce voyageur

2. Voir Wenck, op. cit.

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