• Aucun résultat trouvé

LA CRÈTE ANCIENNE SA PENSÉE RELIGIEUSE

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2022

Partager "LA CRÈTE ANCIENNE SA PENSÉE RELIGIEUSE"

Copied!
18
0
0

Texte intégral

(1)

E T

SA PENSÉE RELIGIEUSE

A u Ve millénaire av. J . - C , l'Egéide n'existait pour ainsi dire pas.

Les effondrements sismiques modifiaient sans cesse le tracé que nous lisons sur nos cartes et sans doute n'était-elle guère peuplée.

Là où les archéologues ont atteint le sol vierge, aucune trace de paléolithique n'a été mise au jour, rien qui ressemble à notre Dordogne, foyer de civilisation si intense ; à peine çà et là quelques stations néolithiques, où l'usage de l a pierre polie laisse deviner un long apprentissage sur d'autres terres. Les traditions sacerdotales avaient gardé le souvenir de ces temps lointains, d'un âge difïîcille où les hommes « dans le désordre et l a confusion vivaient sous terre comme des fourmis agiles, au fond de grottes closes au soleil » (1). Puis les siècles ont déroulé leur lente évolution, les grottes naturelles et les cavernes sont devenues des lieux sacrés et vénérables, et i l faut attendre jusqu'au milieu d u I Ve millénaire, vers 3.400, pour que le cuivre fasse son apparition et nous révèle les premiers Cretois.

Homère conservait l'impression d'un peuple extrêmement mêlé :

« A u large, dans l a mer vineuse, est une terre aussi belle que riche, isolée dans les flots ; c'est l a terre de Crète aux hommes innom- brables, aux quatre-vingt-dix villes/ dont les langues se mêlent ; côte à côte, oh y voit Achéens, Kydoniens, vaillants Etéo-Crétois, Doriens tripartites et Pélasges divins ; parmi elles Cnossos, grand- ville de ce roi Minos que le grand Zeus, toutes les neuf années, prenait pour confident. » (2)

(1) Eschyle, Prométhée, V , 452-455.

(2) Homère, Odyssée, X I X , 172-179. trad. Victor Bérard.

(2)

A côté des Achéens et des Doriens, envahisseurs successifs, des Kidoniens et des Pélasges méditerranéens qui pour nous demeurent encore plongés dans le mystère, on remarquera ceux que le poète appelle les Etéo-Crétois, c'est-à-dire les Cretois authen- tiques. Qui sont-ils, et que représentent-ils ? Evidemment un vieil élément préhellénique, non pas des autochtones, car ils n'ont abordé qu'au cours de la période néolithique, vers 3.400 à peu près. Ils sont venus lentement, en passant d'île en île, sur ces « galères subtiles » à l'enseigne du poisson, dont la céramique préhistorique des Cyclades nous a gardé l'image. E t si l'on s'étonne de l'ampleur de ces navigations sur des barques fragiles, que l'on veuille bien se rappeler comment Mélanésiens et Polynésiens ont effectué le peuplement du vaste Pacifique. Ils avaient demeuré quelque part en Asie Mineure, en Cilicie, dans l'Anatolie du sud-est, dans la Syrie du nord et i l se pourrait que l'antique Alalha, la moderne Atchana, à l'est d'Antioche, ait été l'un de leurs centres d'origine. On compte parmi eux des Méditerranéens bruns, des Asianites, masse indis- tincte où se coudoient des Hittites indo-européens, des Subaréens, des Hurrites et d'autres peuples qui ne sont guère pour nous que des noms, puisque c'est dans ce fond qu'aboutissent une partie des migrations asiatiques. Partis du Pamir et de l'Altaï, ces nomades avaient franchi le Caucase. Dans la région du nord de l'Iran, de l'Arménie, de la Transcaucasie, le métal avait été découvert, et c'est là que l'humanité primitive a fait son apprentissage comme dans un grand atelier de métallurgie. Petit à petit cependant le nomade s'est fixé. A u x ressources parfois aléatoires de la vie pastorale, l'agriculture commence d'apporter un appoint qui deviendra bientôt le principal, et les premiers Créto-Minoens importeront dans leur île l a culture et la double hache en cuivre.

De ce mélange de races, de ce brassage de sangs, v a naître l'un des peuples les plus fins et les plus intelligents qui aient jamais paru sur notre terre. Ce ne sont plus des sauvages tatoués, rudes et grossiers. Avec eux, ils ont apporté d'Orient une conception du monde déjà évoluée et des connaissances pratiques qui rendent l a vie aisée. L a sécurité de l'île, sa fertilité, ses plaines ensoleillées, la mer accueillante, source de richesses, vont créer l'ethnie Cretoise, la première en date de nos grandes civilisations européennes.

(3)

Ce n'est pas le lieu de retracer ici l'histoire de cet empire minoen, il nous manque pour cela trop de noms, de faits et de dates, et l'écriture Cretoise n'a pas encore trouvé son Champollion. Avec ce livre d'images sans texte que les fouilles ont révélé, nous ne pouvons donc tout au plus qu'esquisser l a courbe évolutive de ce qu'on a appelé justement l a thalassocratie crétoise. Rappelons simplement que la période du Minoen ancien s'étend à peu près de 3.000 à 2.100 av. J . - C . Jusqu'alors, en Egéide, on utilisait l'or, l'argent ou

!e cuivre à l'état natif. Les nouveaux venus vont faire le trust de l'étain, ils s'en iront le chercher aux points d'arrivage. Ils s'en font des armes d'une qualité supérieure, soumettent les pays d'alentour et s'enrichissent en fournissant à ceux-ci le bronze dont ils ont besoin.

L'île était partagée en clans ennemis, un souverain énergique prend en mains les rênes d'un gouvernement central. Cnossos et Phaistos deviennent des cités opulentes où s'élèvent des palais magnifiques, systèmes grandioses d'appartements, d'ateliers, de magasins et de sanctuaires. Vers 1.700, une catastrophe soudaine, tremblement de terre ou révolution intérieure ravage la Crète et les demeures princières sont réduites en cendres. Incident passager, car cinquante ans plus tard, sur l'emplacement des villes détruites, de plus nobles palais sont reconstruits, une dynastie nouvelle s'impose et un roi-prêtre préside à l'âge d'or du Minoen moyen.

Sous l'égide d'un Minos, un pouvoir respecté, une justice sévère répandent partout l'aisance et les bienfaits de la paix. Sa réputation d'équité lui vaudra chez les Grecs d'être reconnu comme le juge des Enfers. Une civilisation brillante déborde de la Crète jusque dans le Péloponnèse et des villes comme Tyrinthe, Argos, Mycènes s'efforcent d'imiter Cnossos. Les Achéens descendus du nord s'affinent et la culture créto-mycénienne s'impose jusque dans l'antique lieu saint de Delphes, là où un Apollon crétois remplace les vieux cultes pélasgiques.

Mais le jour n'est pas loin où les élèves supplanteront le maître.

Confiante en sa flotte, la Crète ne se garde plus, aucune forti- fication ne protège ses trésors et ses villes ouvertes appellent l'enva- hisseur. U n matin, subitement, à l'improviste, vers l'an 1400, des pillards ont surgi de la mer. L a surprise est complète et le désarroi total, les villes sont incendiées, les richesses emportées et l'île, qui pendant des siècles avait eu la maîtrise de la Méditerranée, n'est plus qu'une dépendance lointaine du continent. L a population se retire dans les montagnes et l'Idoménée de VIliade n'est qu'un

(4)

vassal d'Agamemnon. A Cnossos, quelques groupes s'installeront sur les ruines en de chétives masures, mais le centre de gravité du monde égéen se trouve désormais transporté chez les Achéens de l'Argolide. Des Egéens mêlés à des Grecs authentiques commercent avec les côtes méditerranéennes. Us les appellent à la civilisation mycénienne qui demeure minoenne car, dans la Pylos du vieux Nestor, le palais conserve ses archives en écriture Cretoise et Athènes s'enorgueillit de compter parmi ses fils Thésée, vainqueur du Minotaure.

Quand, vers 1200, surviendront les rudes Dorien's, alors les der- niers vestiges eux-mêmes disparaîtront et les ruines de ce qui fut la brillante Cnossos, resteront trois mille ans sans même porter une cabane de berger. L a civilisation du bronze disparaît devant celle du fer.

L a soumission de la Crète aux Achéens, c'était la conquête de la Grèce par Rome, Capta ferum victorem cepit ; l'arrivée des Doriens est une invasion des barbares, ils amènent avec eux un sombre Moyen âge, qui pourtant laisse prévoir un renouveau parce qu'une civilisation ne meurt jamais tout entière. L a Grèce a recueilli l'héritage de l a Crète et peut-être pourrait-on dire que l'Ionie brillante est à la Grèce mycénienne ce que la Sicile gréco-normande a été à la civilisation gréco-romaine.

*

* *

Les Egéo-Crétois n'ont pas été seulement des commerçants et des marins. L'hiver qui rend la navigation périlleuse, leur crée des loisirs et, sous un ciel privilégié où la brise de mer rafraîchit les étés brûlants, la vie leur est aisée. L'intelligence est fine, la curiosité tou- jours en éveil ; ils ont le sens inné du beau et un art naîtra en Crète qui révèle une prise aiguë de la nature et du mouvement. I l faut l'œil d'un chasseur pour comprendre telle frise de perdrix rouges ou surprendre le chat sauvage qui dans l'herbe guette un coq de bruyère. Les plaines qui s'étendent au pied des trois massifs mon- tagneux de la Crète sont plantureuses à souhait ; en passant de l'Asie Mineure dans leur île, les Asianites y ont apporté l'agriculture et les petites gens vivent des champs qu'entourent des haies vives.

A quel point les Grecs sont-ils redevables à ces insulaires de leurs connaissances agricoles, nous le savons par un vieil auteur du i ne siècle de notre ère. Hésychius, un lexicographe alexandrin, a

(5)

eu l'heureuse idée de nous conserver la liste des mots crétois passés en grec et cette énumération est suggestive au possible : toutes les plantes alimentaires depuis le blé jusqu'aux pois chiche, les herbes médicinales, les arbres, les fruits, les boissons, la vigne et l'olivier, le v i n , l'huile et la bière, les parfums et les fleurs, le lys et la rose, la jacinthe, le narcisse et la marjolaine sont de Crète ; les Achéens lui ont emprunté et le mot et la chose, la Grèce classique les a con- servés, comme elle a gardé les termes de navigation et ceux qu'employaient encore les fondeurs et les forgerons du temps de Platon.

Il arrive que des historiens nous exposent la religion Cretoise comme un ensemble de pratiques plus ou moins disparates que rien ne rattache à un principe fondamental ou à une vue directrice. Ils oublient que l'état social influe toujours et nécessairement sur les conceptions cultuelles. L a religion des pasteurs nomades ne prendra pas les modalités de celles d'un peuple de chasseurs, et le pygmée qui vit dans sa forêt de la cueillette des fruits spontanés du sol, ne peut avoir du monde une vue qui réponde aux conceptions que s'en fera un groupement de cultivateurs.

Le jour où pour la première fois, dans une peuplade primitive, une femme a eu l'idée de génie de replanter autour de sa hutte quel- qu'une des plantes nourricières de la campagne, ce jour-là l'humanité est entrée dans une ère nouvelle. Le premier jardin était créé et l'agriculture naissait. Sans doute la femme, par certains côtés, restera l'esclave, car le mâle dominateur aura vite compris que sa richesse s'augmente du nombre même de ses épouses et de ses jardins ; mais, parce qu'elle est celle qui nourrit l a maison, la mère acquiert de ce fait une considération particulière. L a famille s'orga- nise autour d'elle et reconnaît sa prééminence. Les idées que l a vie journalière ont imposées à sa sensibilité, se répercuteront sur sa religion et, à l'adoration du soleil et de la force, v a succéder le culte de l a vie, qu'elle se manifeste dans la maternité féconde ou dans l a germination des plantes. U n animisme presque universel s'étend sur le monde, aux Indes, dans l a vallée de l'Indus, dans le Croissant fertile du Proche-Orient et jusque dans les îles du Pacifique où domine encore ce régime matriarcal de l a petite culture. Derrière les manifestations du culte, voire même de ses pires déviations, partout et toujours, c'est au grand principe de fertilité et de fécon- dité, au principe créateur de la vie que s'en iront les hommages.

LA REVUE Nr 16 4

(6)

Sans vouloir entrer dans le détail des discussions entre archéo- logues, disons simplement que la religion des envahisseurs Cretois n'a fait que prendre la suite de celle des néolithiques. Si la déesse minoenne n'est plus si volontiers stéatopyge, si elle ne se caractérise plus aussi crûment comme reproductrice, certaines de ses représen- tations la montrent cependant toujours comme femme et mère.

Elle est essentiellement la déesse de la vie. A Cnossos, à Mallia, à Camarès, à Petsofa, partout on retrouve ses idoles informes qui soulignent en les exagérant les formes féminines. Elle est parente de ces statuettes de Menton, de Brassempouy et de Lespugne où notre ancêtre magdalénien prétendait déjà magnifier le charme voluptueux et l'utilité domestique de sa compagne. Assez vite on lui met un enfant sur les bras et elle devient la Courotrophe. Sur les sceaux et les pierres gravées postérieures, la déesse et ses prê- tresses, qui rituellement devaient garder l'aspect originel, se mon- trent le corsage ouvert. Elles hésitent encore entre les deux types primitifs de la fécondité, alternativement nue et voilée. Comme l'a très bien v u Glotz (1), « les effluves magiques du corps divin pas- saient pour produire plus aisément des effets de fécondation quand rien ne s'interposait entre eux et l'être qui venait s'en imprégner » ; mais, d'autre part, croyait-on, « dans l'idole ils gardaient mieux « leur puissance virtuelle quand ils étaient protégés contre une continuelle déperdition ». Ainsi s'explique qu'au i ve siècle encore, des insulaires, clients de Praxitèle, aient pu hésiter entre une Aphrodite drapée et la Cnidienne nue. Les Vénus pudiques, dont un bras couvre la poitrine, sans presser le sein selon le geste des idoles primitives, ne sont que les tardives héritières des Génitrices de l'âge de pierre, de la période du cuivre et des sanctuaires crétois.

Mais, avant la dame de Paphos, la grande mère Cretoise a été la déesse à la colombe ou même simplement la déesse à l'oiseau.

Parfois comme l'Ishtar babylonienne, elle se fait accompagner du faucon ; le plus souvent elle dompte les cygnes et les grands échas- siers, hôtes des marais ; l'Artémis du Caystre aux temps d'Homère en était l a souveraine reconnue. Sur une améthyste de Vaphio la déesse serre au col deux volatiles récalcitrants aux larges ailes ébouriffées. C'est la lutte contre la faune envahissante des marais;

les oiseaux d'eau et surtout les serpents.

(1) La Civilisation égéennc, p. 282.

(7)

Pour le primitif, en effet, l'eau demeure le principe génétique et purificateur par excellence, et l'antiquité ne l a sépare jamais de l'arbre n i du reptile. Celui-ci n'est donc pas seulement l'animal chtonien qui se plaît aux profondeurs de la terre et qui porte la mort, il est aussi cet emblème de la fertilité et de la santé que rappelle le caducée de Mercure. Une merveilleuse statuette de Cnossos nous montre la déesse, à la fois charmeuse et tueuse de vipères. De grands reptiles s'enlacent autour du buste, mais au bout de ses bras écartés dans un geste de méfiance, elle tient deux serpents. Sur la tête de la figurine de faïence, une petite panthère indique déjà la Potnia thérôn, Artémis ou Cybèle, dompteuse de fauves.

Plus tard, en de multiples documents crétois et mycéniens, la déesse-mère s'associera des félins ; tantôt elle les tient à longueur de bras rugissants et furieux, tantôt elle en fait une escorte soumise.

U n jour, sur la frise de la Gigantomachie siphnienne à Delphes, des lions traîneront le char de Cybèle, mordant eux-mêmes à pleine gueule les assaillants de l'Olympe. Plus tard encore, assagis, ils encadreront le trône de la Mère d'Ephèse et de Pessinonte, ou se coucheront à ses pieds, compagnons et gardiens pacifiques.

Mais les déesses de l a fécondité avaient tenu dans la mer égéenne une place trop importante pour que leur rôle initial ne fût pas un jour grandi et décuplé. L'une d'elle sera donc Eileithyia, déesse des accouchements et VOdyssée, raconte qu'elle avait pour sanctuaire en Crète une grotte que nos archéologues ont déblayée et qui se trouve près des ports dangereux de l'Amnisos. Britomartis et Dyctinna, c'est Artémis en Crète, nous explique le bon Hésychius.

Démèter et Cybèle, Europe, Pasiphaé et Coré sont aussi des Cre- toises. Sous une forme ou sous une autre, elles représentent la grande mère en ses multiples avatars. Psyché, elle-même, que des peintures romaines nous montrent cueillant des fleurs à travers l a prairie, Psyché, l'âme, dont le nom désigne encore en grec le papillon blanc, est un legs de Minos, les fresques et les gemmes de Cnossos en sont l a preuve évidente. Minerve, protectrice d'Athènes et « fai- seuse de pluie », est une déesse minoenne de la maison, et; lorsque Phidias, dans sa statue du Parthénon, cache un serpent sous le bouclier de la Stabilisatrice, i l y met la signature d'origine. Héra, la sévère Junon, l'épouse de Zeus, celle qui préside aux unions régulières, n'est vraisemblablement en mycénien que « la maîtresse » et l'épithète d'Homère, boôpis, la déesse aux yeux de vache, l'appa- rente en droite ligne à la Cretoise Io.

(8)

* *

Ce serait une erreur de croire que la déesse n'assurait sa protec- tion qu'au règne animal. Elle est, en fait, la nature féconde, et tout ce qui pousse, croît ou grandit, tout C3 qui est sève et vie, dépend d'elle.

Fresques, peintures, sceaux et intailles signalent avec insistance des rites et des scènes de cultes agraires. L a déesse-mère reçoit les hommages de ses adorateurs devant un autel, mais c'est sous l'olivier sacré. Ici et là, l'acte initial est un geste de semailles ou de plantation. Ailleurs se déroulent sous nos yeux les soins accordés au rejeton grandissant, fruit de la terre et dont les libations cultuelles viennent entretenir et favoriser la sève. Cet arrosage naturaliste devait en même temps imprégner l'arbre ou le rameau d'une effica- cité magique, car, à cette occasion, les offices du jardinage rituel sqnt assurés à l'aide d'aiguières consacrées que portent souvent des génies animaux. Finalement le végétal est arraché, mais l'exécu- tant détourne la tête comme devant une manifestation redoutable du divin et les symboles qui paraissent dans le champ marquent bien que c'est l'esprit de la végétation lui-même qui, par la vertu des actes religieux, a été concentré dans l'arbuste. Comme on le conclut de faits semblables — Frazer les a mis particulièrement en lumière dans son Rameau d'Or et les documents de Ras Shamra en ont fourni des exemples décisifs — ce déracinage violent a pour but la capture même de la vie végétative, épargnée et recueillie avant qu'elle ne dépérît.

Car les Minoens, pieux observateurs des rites saisonniers, savaient que le végétal ne meurt pas tout entier, mais que le fruit, la graine ou le noyau, semés, arrosés, consacrés, pouvaient revivre en une vie nouvelle. Sans doutera puissance de la Terre-Mère la favorise, i l convenait pourtant encore d'aider la plante par toutes ces pratiques de magie sympathique, qui, en reproduisant symboli- quement l'acte de croissance, lui assurent un influx divin, vainqueur des éléments contraires. On saisit dès lors tout ce que possède à la fois de primitif et d'évolué un culte qui, à côté d'adorations que soulignent d'humbles sacrifices et des lustrations purificatoires, a gardé ses danses rituelles et toute cette sorcellerie par laquelle il prétend contraindre l'action de la déesse elle-même. Par là s'expli- quent dans la Grèce classique nombre de pratiques contradictoires et ainsi se comprennent les arbres sacrés, l'olivier d'Athènes, les chênes de Dodone, le figuier de Phytalos, la cueillette rituelle du

(9)

safran à la fois crétoise et éleusinienne et surtout ce rite de la panspermia, où des semences diverses répandues dans des cupules rocheuses autour de l'autel, assurent l'abondance des récoltes.

Chose étrange et à première vue incroyable, c'est ce culte de la sève qui monte, du sang qui circule, de la vie envahissante qui nous amène au seuil de la mort. Les études de Sir A . Evans, de Charles Picard, de Savignoni, de Hatzidakis et de tant d'autres savants ont mis en évidence un étroit rapport entre les cérémonies agraires et le culte des morts. Entre le sommeil des plantes et la mort des hommes, entre la reviviscence du printemps et la survie des âmes, les Créto-Minoens avaient saisi un parallélisme. Les rites divers, qui paraissaient exigés pour favoriser le lent travail de la germination, doublaient à leurs yeux ceux qui passaient pour assurer la vie latente des trépassés. Ces idées de survie sont nées avec l'humanité et Yaeterna vita, la lux perpétua que l'Eglise implore pour ses défunts, ne font que répéter la prière implicite des plus anciennes sépultures paléolithiques. Le Néanderthaloïde de L a Chapelle-aux- Saints ne part pas pour l'autre monde sans emporter ses armes et ses provisions. Les tombes d'Abydos et de Négadah en Egypte, celles de K i s h et d'Our en Mésopotamie attestent l a force de ces convictions et les archives du temple de B a u à Lagash révèlent déjà des listes d'offrandes aux ancêtres de la race. -

Ces idées, en de certaines périodes, ont pu s'affaiblir. E n peuplant le monde d'esprits, forces intelligentes et libres qui ne demandent pas le soutien d'un corps, les Minoens allaient donner à l'âme humaine une force et une vitalité, une personnalité que d'autres peuples n'ont pas su lui reconnaître, que la religion grecque allait ramener à l'état d'une vapeur légère, impalpable et sans force.

Achille aimerait mieux n'être qu'un valet de ferme plutôt que de régner dans le royaume des ombres.

Puisque la Crète n'est pas la patrie d'origine des Etéo-Crétois, ces idées n'ont pu venir que d'Asie et la « geste » de Gilgamès a contribué à les faire parvenir jusqu'à la côte syrienne. Certains détails qui évoquent sobrement, tantôt le voyage de l'oiseau-âme vers les régions des Bienheureux, tantôt le monde des puissances ténébreuses, s'expriment avec un accent étranger, mais là où l'empreinte minoenne se grave profondément, c'est dans ce principe symbolique, infiniment riche de divin, que, semblable à l'oignon d'Hyacinthe, à celui de Krokos le safran, comme le grain de blé fécond d'où peut encore sortir à l'été l'épi éleusinien, l'âme som-

(10)

meille avant de renaître comme une fleur. Elle passe par la mort apparente de la chrysalide, pour revivre, psyché et papillon qui voltige sur les campagnes fleuries. E t c'est pourquoi la fête des

fleurs, au début des Anthestéries, sera, dans l'Attique postérieure, une kermesse des Mânes. Ce jour-là, les jarres funèbres, symboli- quement ouvertes, permettront aux eidola des défunts, essaim frémissant et dolent, échappé à l'au-delà, de revoir un moment le monde de la lumière. Ce ne sont plus des terreurs superstitieuses que peuvent inspirer à des primitifs la pensée des morts et le voisi- nage des corps désormais sans vie ! Dans une intention consolatrice, le sort des défunts est rapproché de celui des plantes confié à la terre pour la germination. Si l'on pleure sur leur disparition, c'est avec l'espoir d'une prochaine renaissance printanière comme celle qui fera sortir chaque année l'arbre de sa graine, et le papillon de son cocon. A u terme de cet effort si intelligent, la Grèce éleusinienne n'avait plus qu'à accentuer le spiritualisme de cette dévotion aux mânes, elle aurait pu remplacer l'offrande à la tombe par le culte combiné d'une espérance et d'un sauveur, elle essaiera de le faire dans une certaine mesure, mais en viciant cet élan spirituel par un retour vers la magie, négative de tout vrai sentiment religieux.

On aura sans doute remarqué comment jusqu'ici nous n'avons pas rencontré de dieu mâle. C'est qu'en effet l'imagerie minoenne ne nous en fournit presque pas d'exemples. L e parèdre masculin n'apparaît guère qu'à l'époque mycénienne et sans doute, fau- drait-il ajouter, sous l'influence des envahisseurs nordiques. L a Crète matriarcale réservait sa reconnaissance aux déesses-mères qui lui avaient accordé si libéralement son blé, son huile et la fécon- dité de ses troupeaux. Pourtant du jour où un Minos (1) devint le maître incontesté de l'île, il convenait qu'à l'autorité de ce roi- prêtre, un dieu fécondateur et fertilisateur vînt apporter le soutien d'une puissance incontestée.

Les représentations figurées de ce dieu sont rares, mais les traces d'un culte mâle nous apparaissent quand même à chaque

(1) Minos est moins un nom propre qu'un titre dynastique. Il y a eu en Crète des Minos comme des Pharaons en Egypte et des Césars à Rome.

(11)

instant. Comment, par exemple, interpréter sans allusion à un dieu caché, le rôle du taureau procréateur si souvent gravé, peint ou sculpté. Sur un ancien tympanon exhumé des fouilles du mont Ida, nous le voyons d'ailleurs ce dieu, dressé, dominateur, au-dessus de l'animal triomphant. Ce dieu mâle, des influences indo-euro- péennes amèneront les Grecs à lui donner le nom de Zeus, mais l'antiquité le surnommait le Crétagène. Elle savait qu'il était fils de Rhéa-Cybèle, la déesse-mère de Crète, qu'il avait été nourri dans une grotte de l'Ida par la déesse-abeille Mélissa, et que son tombeau se situait sur le Jouktas, dans le sanctuaire qui domine Cnossos. Il a pour symbole cette double-hache Cretoise qui concentre la force de l a foudre et jusqu'au fronton de Corcyre l'arme de ce Zeus juvénile sera l a bipenne. Autour de lui dansent les Courètes et les Corybantes, gardiens de troupeaux et démons de l a fertilité.

Il aura pour symbole et i l s'incarnera dans un taureau dont Minos n'était peut-être après tout que le nom crétois primitif. L e Mino- taure, ce bovidé qui se nourrissait de chair humaine, est né des souvenirs déformés de son culte. L a preuve en serait sinon dans cette imagerie si pauvre, au moins dans les multiples récits où Minos se voit substitué à Zeus, dans les mythes de Pasiphaé, de Procris, etc..

Il est le taureau qui enlève Europe et, sous l'équivalence de Zeus- Hyakinthos, le père des vierges qui meurent pour assurer la vie, on retrouve les rites agraires minoens, tirés de l a culture des plantes bulbeuses. Son mariage sacré avec la Cretoise Héra demeurera l'un des éléments les plus essentiels de sa liturgie, et la Grèce civi- lisée, au temps de Diodore de Sicile, continuera d'en faire le centre de ses mystères, parce qu'elle y voit toujours le symbole et l a condi- tion de la fécondité.

Plus tard ce Zeus se dédoublera et Apollon et Dionysos ont tous deux gardé le souvenir des temps où ils n'étaient en Crète que de jeunes génies annuels, protecteurs de la vie. Sans doute ils sont ori-

ginaires d'Asie Mineure, mais leurs enfances se sont passées dans l'île. L e Dionysos des Bacchantes d'Euripide arrive, nous dit un chœur, en droite ligne du Tmôlos, une montagne de Lydie, et Apollon est fils de la lycienne Létô, la mère errante et douloureuse. Avec elle i l combat pour Priam et pour Troie, c'est-à-dire pour les siens.

C'est évidemment, et Nilsson (1) le conclut sans hésiter, parce que, sur les rivos et dans les îles de la mer Egée, Asiates et Crétois,

(1) The Minoan-Mycenian Religion, p. 50i.

(12)

deux rameaux, issus d'une souche commune, ne formaient qu'un même peuple. Apollon est frère d'Artémis, la Potnia thérôn, mais il est lui-même le divin chasseur, le dompteur qui, en Crète, étrangle des lionceaux, qui pourchasse et détruit les pythons monstrueux.

A l'occasion, ses flèches n'épargnent même pas les humains, mais il les guérit aussi et i l a pour l u i la raison, l'ordre et la lumière.

Musicien, guérisseur, prophète inspiré et porte-parole de Zeus, ses fidèles le consulteront auprès de son père à Délos, à Delphes, à Claros, etc.. Les hymnes, dont les Minoens ont fourni les premiers modèles, ce péan, qu'on appelait crétois, les incantations, les exor- cismes pour lesquels on mandait encore à Athènes, des purificateurs patentés en Crète, tout cela a été de son culte et relevait de l u i . Ce n'est que plus tard, après des siècles de spéculation, qu'il incar- nera la pensée humaine et tendra comme à la perfection de la pure intellectualité.

Djonysos, au contraire, reste plus mystérieux. Il est le fils de Zeus et de Déméter-Sémélé, la Terre, et i l gardera pour le serpent chtonien une sympathie native qui se retrouve partout en son culte.

Grâce à la musique orgiaque, la mort, dit-on, lui obéissait. A Sicyone, un fief du mycénien Agamemnon, on le représente voilé auprès de Coré et de Déméter, et, sous plusieurs de ses aspects, Hadès, Polydegmôn, Aïdoneus, Ploutôn, i l a été un jour le maître des trépassés. A Eleusis, l'initiation seconde, la plus parfaite, celle où l'on présentait un épi aux initiés, finira par lui appartenir.

Comme son père Zeus, i l est lui-même le taureau divin et l'antiquité classique l'identifie avec Zagreus, d'abord dieu infernal crétois, puis Bacchos, puis taureau dévoré par les Titans, ranimé ensuite et devenu le dieu par excellence des Orphiques. Dans le rite de l'omophagie, ses fidèles le mangent pour mieux s'incorporer à lui et des sarabandes effrénées, des mascarades rituelles qui aboutissent comme en de multiples sectes postérieures à l'abolissement de la personnalité, marquent alors la possession du mortel par le dieu.

Ces pratiques dionysiaques rappellent trop expressément le culte du Zeus Crétagène et de ses compagnons les Courètes pour être l'effet du hasard. Rien n'y ressemble à la gravité officielle et morte du Jupiter olympien postérieur. Bien au contraire, tout y rappelle l'idée d'un dieu mâle, esprit de la végétation, en fait le culte des forces mystérieuses de la nature s'épanouissant en un mysticisme panthéistique.

(13)

Mysticisme, avons-nous dit. C'est là en effet l'un des aspects les plus étranges de cette religion de la Crète antique et, par là i l faut entendre ce désir qu'a l'homme religieux d'entrer en relations intimes et directes avec la divinité. Les cultes officiels de la Grèce classique ignoreront toujours ce besoin de l'4me et les vieux cadres de la religion nationale ont toujours rétréci, autant qu'ils l'ont pu et aussi longtemps que cela leur a été possible, les pratiques qui prétendaient honorer Dionysos et Déméter, Orphée et les Cabires.

L'Orient pourtant n'a pas méprisé ce sentiment. Il en recon- naissait la valeur religieuse dans les fériés adonisiaques, la passion d'Osiris ou les avatars d'Ishtar et i l savait l'importance pour l'âme des longs jeûnes, des purifications incessantes, voire même des danses sacrées. Les Hébreux, qui étaient de leur temps et de leur pays, avaient adopté sans difficulté certaines de ces vues et ainsi s'explique plus d'une pratique des écoles des prophètes au début de la royauté.

Il appartenait à la Crète de révéler au monde occidental cette mystique, très mélangée malheureusement en nombre de ses élé- ments, et qui cherchait à rapprocher du divin par l'exaltation de la subconscience et la puissance de l'extase. Des historiens comme Nilsson et Picard ont, tour à tour, justement signalé ce qu'avait d'extrêmement prenant cette idée de l'esprit de végétation qui meurt et qui renaît, ce dieu qui perd la vie et la reprend. Cette antique idée religieuse revêt une valeur d'émotion encore plus profonde lorsque, par une assimilation qui nous semble maintenant toute naturelle, mais qui constituait pourtant un progrès, ce dieu nous apparaît comme le prototype divin de l'inexorable destinée de l'homme, bornée entre une naissance et une mort.

Cette révélation, avec sa valeur d'exemple, est, au fond, ce qui forme la marque caractéristique des mystères. Elle renferme en elle-même une vérité dont les développements eussent pu devenir des plus fructueux et i l n'est pas douteux que des âmes s'en soient servi pour devenir meilleures. Il semble malheureusement que, dès l'abord, cette idée se soit surchargée d'éléments adventices, danses sacrées qui enlèvent au célébrant la conscience de ses actes, reproduction des épisodes mythiques, et pas toujours édifiants, de la vie du dieu, etc., et qui, en augmentant l'élément émotif, en diminueront d'autant la valeur religieuse. Pour quelques âmes qui essaieront de ramener à la surface la parcelle du divin enclose en ces concepts, que d'autres qui ne s'attacheront qu'à l'extase grossière

(14)

ou ne saisiront de la vie du dieu que l'élément passionnel. I l est malheureusement trop facile dans le mysticisme de glisser du sublime à la dépravation.

Des thiases — le mot n'est même pas grec — des mystères, des collèges, des confréries religieuses ont répandu au dehors ces idées minoennes. Les Courètes n'étaient pas seulement des démons agraires. Compagnons du Mégistos Kouros ils formaient une asso- ciation de jeunes gens qui avait pour but d'initier aux cultures nourricières et de préparer les adolescents au métier des armes.

On connaît leur présence en Carie, au sanctuaire de la Grande Artémis d'Ephèse. Les Dactyles de l'Ida ont réglé les courses dans le bois sacré de Zeus à Olympie. Us sont, avec les Delphines, les forgerons-sorciers qui se répandent dans le monde antique et dont on redoute les maléfices. D'autres sociétés quasi secrètes, où Dédale eut sa place, unissaient les agents actifs de l a métallurgie et du feu. Toutes ces confréries mystiques sont nées en Crète, elles ont essaimé, voyagé, et malgré la répugnance de l a Grèce classique, on les retrouve partout un jour ou l'autre, autour des grands sanctuaires autonomes de l'Asie, des îles et du continent.

Les anciens d'ailleurs n'ignoraient pas d'où leur était venue cette vague de mysticisme. Les hymnes homériques nous ramènent sans cesse à l a Crète et, dans sa tragédie des Cretois, Euripide nous parle des mystères de Zeus Idéen, de l'omophagie de Dionysos- Zagreus et des règles de pureté qui s'imposent aux consacrés.

Pythagore avait fait dans l'île un long séjour ; là i l avait été initié et ses disciples racontaient que, de ce noviciat, i l avait tiré les merveilleux secrets de sa sagesse. A travers le voile des légendes, les Orphiques avaient plus ou moins confusément entrevu et enseigné à la grande Grèce que la vie terrestre est une épreuve qui prépare à une autre vie plus haute et plus pure et que le bonheur d'outre- tombe peut être assuré par des rites, des observances, des purifi- cations révélés par les dieux eux-mêmes.

L a Crète est pour l'antiquité le pays de l a mantique cathartique.

Epiménide, le purificateur, était crétois. L a légende racontait le long séjour qu'il avait fait dans la caverne de Zeus sur le mont Ida, ses relations avec le monde des ténèbres, les extases prolongées de son âme. I l s'était mis à parcourir le monde et ses purifications éloignaient les maux envoyés par les dieux pour punir les crimes particulièrement graves. I l enseignait en même temps la « sagesse enthousiaste » et, parce qu'il joignait à la pratique un enseignement

(15)

dogmatique, certains auteurs l'appellent « le théologien ». Longtemps ce culte extatique des mystères, ces pratiques de pureté, ce souci de l'au-delà, cette révélation salvatrice furent chassés comme étrangers du péribole officiel des temples nationaux. Si, à la période hellénistique, ils reparaissent et s'imposent tout d'un coup au monde païen passionné et tremblant, n'est-ce pas parce qu'ils avaient des antécédents millénaires ?

* *

Pourtant qu'on ne s'y trompe pas. Si la Crète était restée repliée sur elle-même, ainsi qu'il advint d'abord au petit peuple pas- teur et pêcheur de la primitive Egéide, sa religion n'eût pas pris ce caractère de ferment qui devait si profondément en bouleverser le fonds primitif. C'est parce que les Minoens avaient fréquenté une autre humanité au bout des chemins humides de la mer, vers les pays des cèdres, de l'encens et du cuivre, vers ceux-là même, plus brumeux de l'étain ou de l'ambre, que ces riches navigateurs furent si accueillants à mille éléments foisonnants et complexes.

C'est à eux que le culte assez simple des Déesses-mères doit en partie ses enrichissements postérieurs.

L a question ne se pose même plus de savoir si la Crète doit quelque chose à l'Egypte ou à l'Asie. Les historiens peuvent se demander auquel de ces deux mondes elle a le plus emprunté, mais aucun doute n'est plus permis, elle doit beaucoup à l'un et à l'autre. Seulement, puisque les Etéo-Crétois viennent d'Asie- Mineure, i l est assez naturel que, de leur patrie d'origine ils aient ramené non seulement des idées, mais tout une pacotille religieuse où se verra la preuve de leurs anciennes relations culturelles. Ceux des insulaires minoens qui, vers 2400, rapportèrent à Mochlos un cylindre d'argent babylonien, avaient pu entendre dans la montagne du Liban, des voix barbares réciter la geste de Gilgamès, le roi légendaire d'Ourouk, venu un jour jusque sur la côte pour abattre la force monstrueuse du géant Houmbaba. Mais déjà un siècle plus tôt, vers 2500, Sargon d'Agadé n'avait-il pas fait chanter une autre épopée plus terrestre — celle de ses armes victorieuses, dans le pays même du coucher du soleil, lorsque dépassant le Taurus, il vint ériger au Liban ses trophées et ses stèles ? U n de ses descen- dants, Naram Sin, aurait été invoqué comme dieu jusqu'en Chypre, la terre du cuivre. Les Cretois y fréquentèrent au cours du troisième millénaire et, sans doute, y ont-ils recueilli l'écho des plus antiques

(16)

prouesses asiatiques. Comment dès lors n'auraient-ils pas été impres- sionnés et séduits ?

Mais l'imagination humaine, créatrice de cultes et de symboles, n'est jamais si prodigue, si spontanée, si novatrice, qu'on ne doive tenir compte de maintes similitudes précises constatées entre la Crète et l'Asie. L a déesse nue en ses représentations Cretoises est empruntée à l'Anatolie, le sanctuaire de Cnossos rappelle par son dispositif les plus anciens temples orientaux, et ses génies-animaux viennent de Mésopotamie. A l'Orient sont dus également ses sym- boles les plus fréquents, le taureau, le coq, la colombe, et la double hache. Les rhytons crétois à tête de bovidé ont un prototype sumérien et c'est à l'est que les Minoens ont emprunté non seulement des animaux attelés à des chars sacrés, ou luttant entre eux, mais peut-être même aussi ces rituels de cultes orgiatiques dont le monde hittite a été l'organisateur et le propagandiste.

Non moins manifestes ont été les influences exercées par l'Egypte. Des vases, des lampes, des ivoires et des sceaux pro- viennent de la vallée du N i l et l'on dirait modelées à Memphis certaines idoles-momies de Haghia Triada. Là même une cérémonie funéraire reproduite sur le célèbre sarcophage du musée de Candie reporte l'esprit vers les peintures des nécropoles thébaines. L a déesse aux serpents de Gournia a pu paraître apparentée à la Ouaset adorée dans le Delta. E n tous cas, Hathor protégeant et nourrissant le pharaon à Deir-el-Bahri, évoque d'autres allaitements crétois figurés à Cnossos ou à Palaeocastro et les taches du pelage de l'ani- mal-dieu en Crète, toujours rituellement réproduites, font penser aux signes distinctifs exigés du bœuf Apis. Le nœud sacré de Minos est singulièrement proche de Yankh, le signe de vie égyptien, et c'est un chanteur agitant le sistre des Isiaques qui entraîne la pro- cession agraire sur le rhyton de Haghia-Triada.

Mais toutes ces constatations ne détruisent en rien l'originalité de la religion minoenne. Quand, des ruines de Cnossos on aura scruté les deux côtés de l'ancien horizon, vers l'est anatolique et le Croissant fertile d'une part, vers l'Egypte des Pharaons de l'autre, lorsqu'on aura remarqué les sutures, souligné les emprunts et par- tant, plus encore qu'on ne le fait d'ordinaire, payé le tribut nécessaire aux suggestions du dehors, i l reste encore assez au crédit de la race.

C'est qu'en effet, souverainement intelligente, artiste au suprême degré, — elle a cultivé la danse et la musique, une architecture aux

(17)

nobles proportions, une peinture qui laisse deviner une vision aiguë de la nature et des choses — l a Crète se révèle plus encore comme éminemment spiritualiste. Bien vite les Minoens se refusent à donner à l'idole une valeur intrinsèque plus ou moins mystérieuse ; ils l u i enlèvent cette aura magique dont les primitifs se plaisent à la revêtir. Les premières statues, — leurs noms, brétas et kolossos, n'appartiennent pas à la langue grecque — ne sont que des supports matériels. Ils ne deviennent les substituts vivants de dieux que, parce qu'une cérémonie spéciale, Vidrysis y attire l a divinité, l ' y enferme, et en quelque sorte l ' y incarne. Ainsi se concevra plus tard la nécessité urgente de cacher le nom du dieu de peur qu'une magie plus puissante ne le désincorpore au profit des ennemis. Ainsi s'expliquent aux temps du Moyen âge grec ces liens matériels qui enchaînent la statue au sol de la cité et aussi cette puissance victo- rieuse capable de provoquer la folie ou la mort comme aussi de pro- téger le suppliant qui tient embrassés les genoux du dieu.

L a Crète a compris qu'il était possible de séparer le divin de son support matériel, mais elle a admis en même temps que le divin avait besoin de la matière pour se manifester aux hommes.

Ce n'est donc pas chez elle que l'on trouvera ces hybrides à tête de chacal ou d'épervier ; on ne l u i connaît pas de crocodiles ni de béliers sacrés. Plus évoluée que la Mésopotamie, elle se refuse à reconnaître des dieux dans ces hommes-taureaux ou ces hommes- poissons dont l'art assyro-babylonien a prodigué les statues. L ' i m a - gination de ses artistes a pu créer des êtres merveilleux, mais maîtrisés, domestiqués, ils ne sont que des serviteurs et ne bénéfi- cient d'aucun culte, le griffon n'est que le gardien enchaîné de la colonne ou du trône et le sphinx du monde souterrain, les lions protègent les portes et les fauves sont attelés à des chars. Souvent même l'animal, taureau, colombe ou serpent, n'est plus qu'un sym- bole et les objets cultuels eux-mêmes ne représentent plus que des idées pures, que ce soit le trône vide, comme autrefois l'arche chez les Hébreux, la colonne stabilisatrice, la double hache, ou la balance symbolique où se pose l'âme-papillon (psyché). L a vie éternelle et invisible sous ses formes essentiellement diverses et fuyantes ne peut pas être saisie par l'homme et c'est pourquoi la divinité, source de cette vie, ne peut être adorée que sous des symboles empruntés à ce monde visible, mais sublimisés.

(18)

Images et symboles ont pourtant valeur d'exemple et leur action qui vise à rendre le dieu présent à l'âme, se charge de spiritualité.

De là ces purifications, ce souci de l'au-delà, cet élément émotif qui tente d'atteindre au divin; enclos en la matière. L'orant crétois prie les bras levés, U s e voile les yeux comme s'il était aveuglé par un éclat surnaturel. Ailleurs le geste de la prière mime la béné- diction divine escomptée, ou marque l a crainte comme devant un danger. Ion dans Euripide en garde le souvenir. Pour rendre ce sentiment les Minoens ont inventé le mot thambos que les Grecs leur ont emprunté sans toujours le comprendre et qui signifie l'horreur sacrée, le frisson du divin. L e saint homme Job qui en avait éprouvé les effets, a dépeint le phénomène, et saint Augustin dans ses Confessions ( X I , 9, II) le définira en deux mots : Inhorresco et inardesco. « Je me sens plein d'effroi et tout embrasé d'amour. »

Ainsi dans l'adoration confuse des forces immenses de la nature, la Crète a saisi le principe. Elle voit le monde vivant en chacun de ses mouvements, mais elle comprend que, sous chacun d'eux, se mani- feste une force supérieure. Ce sera la faute des Grecs si leur esprit trop particulariste, leur philosophie résolument indépendante de la croyance, n'ont pas su faire descendre jusque dans l'âme populaire ce Dieu que concevront Platon et Aristote et que les Minoens avaient pressenti.

Mieux encore, à la suite de l'Orient, mais avec plus de poésie, et une émotion plus prenante, l'île a commencé d'enseigner à l'homme à sentir Dieu en soi et à croire, au-delà de la mort, en une vie meilleure. Cette source de mysticisme rafraîchissant, le rocher grec a refusé trop longtemps de la laisser couler, et, à son ombre, les mystères se sont rabaissés aux magies qui dégradent.

Religion de la nature où le divin s'immerge dans les choses en même temps qu'il cherche à s'en dégager, la religion minoenne marque donc un progrès sur les temps antérieurs. N u l doute qu'elle ait pu satisfaire et qu'en réalité elle ait satisfait des âmes religieuses.

Cependant pour sortir entièrement l'homme du terrestre, l u i donner la pleine satisfaction de l'intelligence et du cœur, i l aurait fallu lui montrer un Dieu, maître de la nature et d'une infinie perfection, si près de nous en même temps que nous puissions le considérer comme notre modèle et notre frère. C'est ce que seule pouvait faire la révélation de l'Evangile, mais les temps n'étaient pas encore venus.

A L B E R T V I N C E N T .

Références

Documents relatifs

Sujet : Faire le commentaire physique de la carte topographique de Rouen ouest en utilisant les termes topographiques adéquats (2 pages maxi). Pour le commentaire, réaliser un semi

C’est dans ce district que les sites sidérurgiques de réduction directe sont les plus nombreux.. - Le district karstique de Gordes - Lagnes - Fontaine-de-Vaucluse,

Nous flânons dans des ruelles fleuries ; Eleanna nous montre des palais vénitiens transformés en boutiques ou en petits hôtels de luxe, la fontaine de Rimondi, le gouverneur de 1625

Vous pouvez aussi vous arrêter au col avant la montée finale ou opter pour une randonnée sur la montagne en face, plus facile, qui s’arrête au refuge de montagne de Kallergi, à

 Des conflits, meurtriers, pour la terre se sont ainsi généralisés en Amérique latine, surtout au Brésil, entre paysans dépossédés et hommes de main des

C’est en mixant la dextérité de nos artisans experts, le cuir exotique marin, les techniques de maroquinerie marocaine, et françaises, que Cuimer vous propose plus qu’un

que la terre est belle Sous le beau soleil chaud Elle est encore plus belle!. Bougonne l’escargot Elle est encore

Consigne : colle les étiquettes des personnages dans la bonne colonne en fonction de