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Des vocabulaires de métiers à la part langagière du travail

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Des vocabulaires de métiers à la part langagière du travail

Josiane BOUTET Sorbonne-Université boutet@msh-paris.fr

Résumé - Depuis au moins le XIXème siècle, amateurs éclairés puis linguistes professionnels se sont intéressés aux mots du travail : lexicologues, terminologues, spécialistes des discours de spécialités. Une autre direction a été ouverte par le réseau Langage et travail, à la fois ethnographique, interactionnelle et interdisciplinaire. Grâce aux nombreuses enquêtes de terrain du réseau et à ma collaboration avec l’ergonomie, j’ai pu avancer le concept de « part langagière du travail » entendue comme ce qui du travail (réel) comporte du langage parlé et écrit. On peut la décrire à la fois au niveau micro d’observation des postes de travail, et au niveau macro de ses propriétés sociolinguistiques générales.

Mots clés - activité, ergonomie, interactions, lexiques, observation ethnographique, pluridisciplinarité, travail.

Title - From Professional Vocabularies to the Language Part of Work

Abstract- Since nineteen century, we can observe that amateurs and then linguists had described professional language, essentially from a lexical point of view. The French network Language at workplaces proposed a new perspective on the professionals uses of language:

fieldwork, ethnographic observations, interactions and multidisciplinary studies. In this scientific area, I could show what I called “the language part of the work”. I will describe here some micro and macro propertiesof it.

Key Words – Activity - Psychology of Work – Interactions - Ethnographic Observation- Multidisciplinary- Vocabularies - Workplaces

Introduction

Dans cet article, je souhaite mettre en perspective différentes approches de ce qui se dit dans le monde du travail. Depuis le XIXème siècle, c’est la dimension des mots, des vocabulaires professionnels, y compris sous l’aspect des argots de métiers, qui a retenu l’attention des amateurs puis des professionnels (§1). Au milieu des années 1980, le réseau Langage et travail a déplacé l’objet et les méthodes, et a construit le langage au travail par un triple déplacement : une approche pluridisciplinaire, des enquêtes ethnographiques, une centration analytique sur les interactions et dialogues professionnels (§2). C’est au sein de ce réseau et grâce à une collaboration avec l’ergonomie, que j’ai pu avancer le concept de « part langagière du travail », dont je retracerai la genèse et en montrerai la portée descriptive (§3).

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23 1. Des démarches de corpus

La curiosité pour ce qui se parle dans les milieux professionnels n’est pas récente et on peut la faire remonter au moins au XIXème siècle. A cette époque, de nombreux amateurs éclairés relèvent des particularismes dans la langue française, qu’ils soient sociaux comme les argots ou régionaux comme les dialectes. Patois régionaux, patois sociaux, argots de métiers, français populaire, étudiés d’abord par des amateurs, le sont progressivement par des savants.

Ainsi l’étude des dialectes régionaux se professionnalisera avec l’émergence de la dialectologie1.

Concernant les particularismes sociaux, on peut citer le philologue Charles Nisard qui, dans son ouvrage de 1872 Etude sur le langage populaire ou patois de Paris et de sa banlieue, décrivit à partir de sources livresques s’échelonnant de 1644 à son époque les particularités du

« pur patois parisien », à la fois lexicales et syntaxiques. On pourrait aussi mentionner plus tard Henri Bauche (1928) qui fait suivre d’un dictionnaire sa grammaire du français parlé par le petit peuple de Paris. Du côté des amateurs, un ouvrage sur les vocabulaires de métier demeure remarquable, c’est celui d’Eugène Boutmy en 1883, Dictionnaire de l’argot des typographes. Lui-même typographe à Paris, il releva un grand nombre de mots ou d’expressions propres à l’univers professionnel de l’imprimerie. On y trouve des mots qu’on qualifierait aujourd’hui de techniques comme « un bourdon, un cassetin, un paquetier, une épreuve, la morasse, taquer, parangonner, etc. ». Et d’autres qui relèvent d’un argot de métier : « un hanneton » : une idée fixe, obsédante ; « un attrape-science » : un apprenti compositeur ; « un rouleur » : ouvrier typographe qui va d’imprimerie en imprimerie ;

« manger un lapin » : aller à l’enterrement d’un camarade, etc. Cette question des argots de métier se professionnalisera et deviendra elle aussi un objet des linguistes : par exemple en 1908, Marcel Cohen décrivit l’argot d’une profession en formation, l’argot des Polytechniciens ; Albert Dauzat publia en 1917 Les argots de métiers franco-provençaux et en 1918 L’argot de la guerre. D’après une enquête auprès des officiers et des soldats.

Avec sa thèse, Louis Guilbert (1965) ouvre une direction de recherche novatrice dans l’étude des vocabulaires techniques : celle de leur genèse et de leur formation historique. A partir d’un corpus d’archives compris entre 1861 et 1891, il s’interroge sur la façon dont des innovations techniques et des réalités nouvelles, en l’occurrence l’aviation, donnent lieu à des signes linguistiques qui se stabilisent en un vocabulaire technique propre à un secteur professionnel. La création technique s’accompagne d’un processus de création terminologique et de la formation de néologismes. Par exemple, L. Guilbert explique pourquoi on invente le néologisme « pilote d’avion » alors que « conducteur de train » existait déjà et aurait pu fournir la matrice à « conducteur d’avion ». Cette féconde direction de recherche a constitué l’un des fondements de l’analyse de discours de l’Ecole de Rouen, et en particulier de la socioterminologie (voir Gaudin 2005).

Dans le courant de la terminologie, on s’intéresse classiquement d’un point de vue lexical aux univers du travail : spécificités des vocabulaires techniques d’un secteur professionnel, d’un métier particulier à des fins de politique linguistique. Avec la notion de « technolecte », Leila Messaoudi a considérablement élargi le champ des lexiques techniques et des langues de spécialité. Le technolecte renvoie à « un ensemble langagier, constitué d’éléments (mots ou phraséologie, suites phrastiques, textes spécialisés) appartenant à une même langue ou à

1 C’est pour faire sortir ces études de leur amateurisme que Gaston Paris dans un rapport du 18 octobre 1892 au Ministre de L’Instruction publique demande la création d’une chaire de « Dialectologie de la Gaule romane»

à la IV ° Section de l’EPHE, et qui serait confiée à Jules Gilliéron. Celui-ci était alors maître de conférence l’EPHE depuis 1883). Il deviendra en 1916 directeur de la Chaire de Dialectologie.

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plusieurs et pouvant recouvrir aussi bien les usages écrits qu’oraux. » (Messaoudi 2014 : 25- 26)

Depuis les années 1970, l’apprentissage des langues secondes a vu évoluer sa didactique quand on a envisagé non plus d’apprendre une langue considérée de façon holistique mais des sous-ensembles linguistiques2 : c’est l’émergence des langues de spécialité, en relation avec des métiers spécifiques –français de la banque, des mathématiques, de la gestion, du commerce, etc. (voir Peytard et alii 1984) Cette didactique a donné lieu à de très nombreux travaux linguistiques pour dégager les spécificités lexicales et syntaxiques de l’usage des langues propres à des secteurs professionnels3 (voir ici-même Adami). Cependant, ces études impliquent rarement des observations de terrain desdits métiers, les didacticiens utilisant le plus souvent des corpus de langue écrite issus des différentes professions. Et ce, malgré l’entreprise de Florence Mourhlon-Dallies pour articuler l’analyse de l’activité de travail à l’élaboration d’ingénierie de formation (2018).

Tous ces travaux ont fait avancer les connaissances sur les spécificités des lexiques et des discours spécialisés, ils ont produit des avancées importantes en matière d’enseignement des langues. Les chercheurs, linguistes comme didacticiens, ont en commun une démarche de collecte de corpus langagiers, souvent écrits parfois oraux, spécifiques à des aires d’activité professionnelle. Les situations de travail elles-mêmes restent des espaces, des milieux, des entours plus ou moins techniques où l’on vient recueillir un ensemble de faits linguistiques, lexicaux ou discursifs qu’on constitue en corpus et objets d’analyse linguistique. Pour les terminologues, les lexicologues, les chercheurs en langues de spécialités, les didacticiens, un garage, une imprimerie, une salle de cours, etc., sont avant tout des espaces de production de faits de langue particuliers, monolingues ou plurilingues. Que les locuteurs y soient des salariés exerçant un métier et qu’ils y déploient une activité de travail n’est pas théorisé dans ces courants scientifiques. Une démarche différente va être construite au sein du réseau Langage et travail (1986-2007).

2. Une approche pluridisciplinaire, ethnographique et interactionnelle

C’est en 1986 qu’un petit collectif pluridisciplinaire composé de cinq chercheurs - la sociologue du travail Anni Borzeix ; les sociolinguistes Josiane Boutet, Bernard Gardin et Michelle Lacoste ; le spécialiste en sciences de la gestion Jacques Girin - crée une équipe de recherche pluridisciplinaire qu’il nomme lors d’une réunion inaugurale Langage et Travail.

Aux cinq membres fondateurs s’adjoindront Daniel Faïta, sociolinguiste d’Aix-en-Provence, Béatrice Fraenkel anthropologue de l’écriture à l’EHESS et Michelle Grosjean psychologue sociale à Lyon 3. Il n’existait pas d’unité disciplinaire ou théorique au sein du réseau. Les membres se reconnaissaient dans deux courants intellectuels majeurs. L’un était d’obédience phénoménologique, proche de la pragmatique, de l’ethnométhodologie, des théories de l’action située, de la cognition distribuée. L’autre se reconnaissait dans une pensée matérialiste et de critique sociale, avec Vladimir Volochinov, Mikhaïl Bahtine ou Lev S.

Vygotski comme références majeures4, il était plus proche de l’interactionnisme de John. J.

Gumperz que de celui d’Erving Goffman. Avec nos différences d’approches, de disciplines, de cadres théoriques, nous nous sommes retrouvés autour d’un objet alors inédit dans les sciences sociales en France, l’étude du langage dans le contexte du travail humain, et ce, dans

2 En fait la conception non holistique des langues remonte à l’élaboration en 1956 du « français élémentaire ».

Ce français élémentaire ou fondamental a longtemps servi de base à de nombreux curricula de l’enseignement du français dans les pays étrangers. Il fut ensuite segmenté en niveaux, les FF1 et FF2.

3 Pour une synthèse historique, voir F. Mourhlon Dallies 2008.

4 Voir la livraison 6 de la revue Travailler.

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toute la diversité des situations de travail : les ateliers de l’industrie, l’industrie de process, les trains, les centres d’appels, les mairies, les hôpitaux, les gares, les centres de contrôle du trafic, etc.

C’est là un objet théorique que nous avons progressivement construit et qui n’était celui d’aucun d’entre nous au départ. Le langage n’était pas l’objet des sociologues du travail ; le travail n’était pas l’objet des linguistes. A ma connaissance sur ces questions, peu de travaux de linguistes étaient disponibles antérieurement. Il existait l’enquête ethnographique de Jean- Louis Fossat (1974) : se revendiquant d’une ethnologie linguistique, il conduisit une recherche de terrain dans les marchés à bestiaux, tout à fait originale et précurseur. Grâce à des enregistrements audio et vidéo, il a montré comment les transactions commerciales mettaient en jeu une gestuelle spécifique, un ensemble de « gestes-codes » partagés entre vendeurs et acheteurs. Ses travaux ont ainsi anticipé les futures enquêtes sur les interactions entre vendeurs et clients dans les marchés de plein air5. Il existait aussi l’enquête ethnographique de la sociolinguiste canadienne Monica Heller à partir de 1979 sur les langues de travail dans une fabrique de bière à Montréal, au personnel francophone et anglophone6. 2.1. Le langage comme, au et sur le travail

Afin de mieux cerner cet objet inédit dans les sciences sociales, M. Lacoste a proposé une distinction heuristique entre la parole au travail, la parole comme travail et la parole sur le travail. La parole au travail renvoie aux très nombreuses situations où le travail s’effectue avec la participation, plus ou moins intense, plus ou moins permise, de la parole. La parole comme travail fait référence à un ensemble de métiers où le langage constitue le tout du travail. C’est ce que Marcel Cohen avait nommé les « Métiers du langage » et auxquels il consacra le chapitre IV de son ouvrage de 1956 : « L’exercice du langage est l’occupation rémunérée d’une manière ou d’une autre, constante ou temporaire, de nombreux hommes dans des conditions très variées. » (op. cit. : 214) Ce sont les avocats, enseignants, prêtres, mais aussi plus récemment les opérateurs en centres d’appels, par exemple. Enfin, la parole sur le travail renvoie aux discours, aux verbalisations que les salariés peuvent tenir à propos de leur travail.

La distinction de M. Lacoste est tout à fait pertinente et rend compte à la fois des différentes verbalisations possibles et des différentes approches méthodologiques. Les paroles sur le travail sont obtenues par la méthode classique des entretiens, largement issue de la sociologie - directifs, semi-directifs, libres ; ou dans des dispositifs méthodologiques issus de l’ergonomie ou de la psychologie du travail, comme l’autoconfrontation croisée (Clot et alii 2000 ; Faïta 2001). On obtient alors des données dites déclaratives. Si on souhaite accéder aux paroles au et comme travail (ce qu’on nomme des données procédurales), seule la méthode de l’observation directe est alors possible : à l’instar des ethnologues, il faut pouvoir observer les situations de travail elles-mêmes, se former a minima aux dispositifs techniques et à l’organisation du travail, demeurer un temps long auprès des salariés, et enfin enregistrer les interactions entre eux, selon des technologies variables : audio, vidéo, ou si cela n’est pas possible en revenir à la technique ethnographique de base « écouter-regarder-papier-stylo ».

Cette méthode était préconisée par M. Cohen qui, dans le cadre de son enseignement à l’Institut d’Ethnologie de Paris, publia en 1928 un manuel d’enquête linguistique d’une extraordinaire précision, Instructions pour les voyageurs. Instructions d’enquête linguistique : il y insista sur le fait que l’enquêteur doit être capable d’entendre et de noter ce qu’il a

5 Entre autres, Kerleroux 1981 ; Juillard 1995 pour les marchés plurilingues.

6 Lire les chapitres 1 à 6 de son ouvrage de 2002.

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entendu : « Même l’enregistrement phonographique ne dispense pas de l’enregistrement au moyen de l’écriture. »7

C’est ainsi que lors d’une enquête ethnographique dans un centre d’appels (2001), j’ai eu l’interdiction d’enregistrer les communications entre les opérateurs et les clients : je me tenais derrière les opérateurs, je notais sur un cahier les caractéristiques techniques de l’environnement de travail, les interactions. Certes je n’ai pas pu analyser en détail l’ensemble de ces communications, ce que m’aurait permis un enregistrement audio ou vidéo. Mais la seule observation fut loin d’être inutile car j’ai pu relever un comportement langagier très exceptionnel d’une opératrice – montée de sa voix de près d’une octave au moment où elle passe de la phase de dépannage technique du client à une phase d’offre commerciale. Au lieu de continuer son comportement communicationnel, sa voix brutalement haut perchée, son intonation plane, le raidissement de tout son buste et de sa tête, le regard dans le vague donnaient l’impression d’un texte récité par cœur. Le contraste entre les deux phases de la communication professionnelle demandait à être interprété. Me situant dans le cadre théorique de L.V. Vygotksi, j’ai proposé d’y voir un langage non intellectuel, un langage sans la pensée.

L’activité langagière s’automatisait, ce que j’ai analysé comme le signe de la taylorisation, non plus du geste moteur comme dans le travail ouvrier en ligne, mais du geste vocal ; ce qui m’a ensuite conduite à proposer l’existence une nouvelle classe de travailleurs, les travailleurs du langage.

3. Un concept descriptif : la « part langagière du travail »

Mon intérêt personnel, non pas pour des corpus de langage au travail de quelque niveau linguistique qu’ils soient, mais pour ce que le travail fait au langage, date en fait des années 1970. Il a pris corps grâce à une étude du sociologue Ingmar Granstedt8. Celui-ci a montré que, sur des chaînes de montage, les ouvriers développaient une forme spécifique de communications verbales, fondées sur la discontinuité des échanges, l’alternance entre verbalisations et longs silences et la rareté des prises de parole : 14 personnes ne parlaient jamais pendant leur travail, 8 parlaient 10 minutes par jour, et 8 parlaient plus longuement.

Ces échanges ne répondaient ni au format du dialogue, ni à celui de la conversation ordinaire.

Ils dessinaient une pratique du langage et de la communication dominée et fortement contrainte par l’univers matériel dans lequel elle s’énonçait : machines, bruit, organisation taylorienne du travail, placement en côte à côte des ouvriers. Cette pratique spécifique de l’activité de langage– ce qu’on a nommé à la suite une « pratique langagière »9– est ininterprétable dans les cadres habituels de la linguistique : pas de forme syntaxique repérable, pas d’énonciation suivie, pas de vocabulaire technique, prégnance du silence, pas de tours de paroles. Devant quoi étions-nous ? Comment comprendre ce qui se passait là ? 3.1. Collaborations pluridisciplinaires

Comme je l’ai dit, dans ces années-là le travail n’était pas du tout l’objet de la linguistique.

Pour ma part, ce sont les collaborations avec d’autres disciplines, la sociologie du travail puis l’ergonomie, qui m’ont permis d’articuler activités de travail et activités de langage, de penser ensemble le travail et le langage. Il ne s’agit pas, comme dans une démarche de corpus, de recueillir des faits de langage dans des environnements techniques laborieux mais, en inversant l’ordre des préoccupations, de s’intéresser d’abord au travail humain en ce qu’il

7 M. Cohen 1928 : 19.

8 Exposé au séminaire du Groupe de sociologie du travail de Claude Durand, en 1974, à l’université Paris 7 (devenue Denis Diderot).

9 Ce néologisme a été créé en 1976 par Boutet et alii. Pour une synthèse, Boutet (2021, sous presse).

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comprend une dimension langagière. Les univers de travail ne sont alors plus considérés comme de simples situations et lieux de recueil de corpus, mais deviennent centraux. C’est la relation entre l’activité de travail et l’activité langagière qui fonde les interrogations théoriques : comment penser les relations entre le langage, les langues et le travail ? En quoi l’activité de langage contribue-t-elle à l’activité de travail, et comment ?

C’est grâce à mes collaborations avec les ergonomes du CNAM10, à la formation que je me suis donnée au regard de l’ergonome sur le travail, que j’ai pris la mesure de ce que signifie l’activité de travail. Les ergonomes ont opéré une distinction fondamentale entre le travail réel et le travail prescrit : le travail réel c’est l’activité physique et psychique (et j’ajouterai langagière) effective que déploient les salariés dans l’accomplissement de leur travail ; le travail prescrit c’est ce que les salariés sont censés faire, par les fiches de postes, les instructions, les directives officielles. Les ergonomes ont montré que le travail réel excédait toujours les instructions prescrites : parce qu’il faut réagir in situ à une panne des machines, à un client mécontent, à une situation inédite, à une réaction chimique imprévue, etc. Les pratiques langagières des ouvriers d’I. Granstedt constituaient une part du travail réel, de ces petits espaces de liberté qu’ils se ménageaient au sein de l’organisation prescrite du travail à la chaîne. Ces pratiques langagières faites de silence, d’interruptions, de phrases tronquées dessinaient la « part langagière du travail » sur ces lignes de fabrication : c’est-à-dire la part de l’activité de travail (réel) qui mobilise l’activité langagière des salariés, la contribution du langage et des langues à l’effectuation du travail réel.

3. 2. Une variabilité inhérente

La part langagière du travail se caractérise par une variabilité inhérente, sous la dépendance des modes de production, des organisations du travail, des métiers et secteurs professionnels.

Selon les périodes historiques, la part langagière du travail a pu être interdite dans les manufactures au XIXéme siècle et dans les usines du taylorisme au XXème siècle, puis valorisée et exploitée économiquement au XXIème siècle, par exemple avec l’avènement de ce que j’ai nommé « les travailleurs du langage » (Boutet 2012).

- La variabilité est quantitative : par exemple, combien de temps un enseignant vs un monteur de ligne vs une infirmière parlent-ils, écrivent ou lisent-ils ? Il faut souligner ici que s’’il existe des enquêtes statistiques sur les pratiques de l’écrit (voir infra), rien de tel ne l’est sur l’oral.

- La variabilité est qualitative : quelles sont les formes, les genres et les formats linguistiques produits par l’enseignant vs le monteur de ligne vs l’infirmière ? Au niveau micro de l’observation des postes de travail, la variabilité concerne les formats de communication, les genres, les sémiotiques, les formes linguistiques. Les communications orales peuvent se réaliser avec la voix parlée en face à face ou médiée par le téléphone ou l’ordinateur ; dans des dialogues professionnels avec ou sans scripts ; au sein de la relation de service client/salarié ; dans des interactions entre pairs11. Les communications écrites peuvent mobiliser l’écriture et la lecture de messages organisés en signes linguistiques et régis par la

10 En particulier, le titulaire de la chaire d’ergonomie Alain Wisner ; et Catherine Teiger, François Daniellou.

11 Je n’ai pas traité ici des travaux en analyse conversationnelle. D’obédience ethnométhodologique, les chercheurs de ce courant ont d’abord analysé, à l’instar de l’article fondateur du domaine de Sachs, Schegloff et Jefferson, des interactions ordinaires : des conversations en face à face ou téléphoniques. Rapidement ils ont opté pour des contextes institutionnels de travail et des interactions professionnelles, comme des hôpitaux ou des tribunaux (voir Mondada 2014, 2017 ; Ticca et al. 2015).

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syntaxe d’une langue, comme les rapports, les comptes rendus, les correspondances ; ou bien mobiliser des écrits non syntaxiques, comme les tableaux, les graphiques, les schémas, voire les représentations figuratives du réel comme les maquettes, etc.

A un niveau macro, la part langagière du travail présente plusieurs propriétés sociolinguistiques. Aujourd’hui de nombreux facteurs économiques, sociaux et politiques la configurent. Ce sont, entre autres : le déclin du taylorisme et la montée conjointe du secteur tertiaire ; les transformations des modes de production, des modes de gestion des salariés et de l’organisation du travail ; l’informatisation généralisée des postes de travail et le développement du télétravail ; l’automation-robotisation de nombreux secteurs économiques ; l’élévation continue du niveau de formation des salariés ; l’accroissement de l’économie mondialisée.

Une première macro propriété sociolinguistique réside dans le statut du langage parlé au travail. On en « découvre » désormais la valeur et la fonction cognitive, au travers d’activités comme la délibération, l’argumentation, le débat au sein des groupes d’opérateurs. Par ailleurs, du fait de l’augmentation continue du secteur tertiaire, les interactions de service, dont les dialogues au guichet entre un agent et un usager sont l’exemple, sont quantitativement en augmentation et qualitativement en mutation. Avec l’émergence de ces travailleurs du langage, on voit apparaître dans le paysage économique mondial une nouvelle catégorie de salariés ainsi que de nouveaux métiers du langage.

Une deuxième macro propriété sociolinguistique concerne l’accroissement du langage écrit.

Les pratiques de lecture et d’écriture que l’organisation scientifique du travail avait longtemps réservées à l’encadrement et à la conception, se diffusent et se généralisent à l’ensemble des salariés et des professions. Le contenu du travail ainsi que les compétences requises évoluent : la nécessité de savoir lire-écrire est exigée dans tous les métiers, y compris les plus éloignés a priori d’un contenu scriptural comme, par exemple, les brancardiers des hôpitaux, les plombiers ou les techniciens de surface. Les modalités et intensités demeurent cependant différentes selon les métiers. Ainsi l’enquête statistique du Ministère du travail « Conditions de travail » en 2005 auprès de 16 998 personnes, a comporté un volet sur les activités de lecture et d’écriture. On y voit une stratification importante du salariat selon des paramètres sociologiques comme : le niveau d’études, la situation professionnelle, le type d’entreprise.

Au plan de l’écriture, 56% des cadres écrivent durant ¼ ou plus de leur journée, contre 14%

des ouvriers et 7% des ouvriers non qualifiés. L’envoi de messages électroniques est lui aussi fortement stratifié socialement puisque 40% des cadres disent en envoyer plus de 10 par jour tandis que les ouvriers n’en envoient aucun. Ces résultats montrent aussi que, toutes choses égales par ailleurs, on lit plus au travail qu’on n’y écrit : 31% contre 28%. (Moatti et al. 2010) Enfin une troisième macro propriété sociolinguistique, en lien avec la mondialisation de l’économie et le niveau de formation des salariés, concerne les langues de travail. Si en France le français reste la langue de travail majoritaire et a priori obligatoire, l’anglais la concurrence désormais. Et ce, en dépit de la loi Toubon de 1994 relative à l’emploi de la langue française et en particulier de son article 1 : « Langue de la République en vertu de la Constitution, la langue française est un élément fondamental de la personnalité et du patrimoine de la France. Elle est la langue de l'enseignement, du travail, des échanges et des services publics. » Cette montée de l’anglais - lu, écrit, parlé – est constatée par Claude Truchot (2014) dans une enquête par entretiens dans de grandes entreprises multinationales.

Dans la recherche scientifique François Héran (2013) a montré que l’anglais écrit comme parlé est très largement présent (principalement dans les disciplines scientifiques) dans les publications écrites mais aussi à l’oral (colloques, cours, discussions entre collègues).

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L’enquête statistique de l’INSEE « Changements Organisationnels et Informatisation » de 2006 a porté sur un échantillon représentatif des salariés français. Françoise Rouard et Frédéric Moatty (2016) ont analysé les questions portant sur les langues étrangères dans les entreprises en France. Lorsqu’il y a une langue étrangère de travail dans les entreprises, c’est à 89% l’anglais qui est cité. Suivent très loin derrière, des langues de pays frontaliers : l’allemand (4,7%), l’espagnol (1,8%), l’italien (1,4%). Les auteurs soulignent que les langues régionales de France sont très peu mentionnées (0,4%). Ils constatent une corrélation très élevée entre la catégorie socioprofessionnelle, le niveau du diplôme, la fonction dans l’entreprise : plus ces paramètres sont hauts et plus l’usage de l’anglais est intense ; moins ils sont hauts et moins l’usage de l’anglais est important. Autrement dit, un cadre de Recherche et Développement sortant d’une Grande Ecole utilisera fréquemment l’anglais (autour de 30%), tandis qu’un ouvrier de chantier, peu diplômé ne le fera pratiquement pas (autour de 3%).

Quant à l’usage des langues de la migration au travail, il demeure une pratique non valorisée, peu reconnue, difficile à évaluer. Elle se situe du côté du travail réel, de la connivence entre salariés, de l’entraide entre pairs, de l’échange de blagues et de plaisanteries. Pourtant les compétences plurilingues des migrants peuvent parfois être exploitées de façon inattendue, comme le relate Alexandre Duchêne (2011) : dans l’aéroport international de Zurich, une employée ne parvenant pas à se faire comprendre d’un passager a recours à un employé du secteur des bagages parlant cantonais ; se rendant compte que le passager parle en fait mandarin, cet employé appelle alors sa propre mère (sur son propre téléphone) qui, elle, parle les deux langues et parvient à résoudre les problèmes. Soulignons qu’il s’agit là d’une exploitation des ressources au sens propre, puisque cette femme n’est pas une salariée de l’aéroport.

Conclusion

Dès ses origines, la sociolinguistique a mis les situations sociales au cœur de la réflexion.

Cette discipline ne se conçoit qu’avec une exigence de contextualisation sociale, politique ou économique des faits linguistiques ; ce qui la distingue fortement des linguistiques structurales ou formelles. De façon définitoire, la sociolinguistique étudie les langues et le langage en situation sociale. Mais pour autant cela laisse entière la question de savoir ce qu’est une « situation », question qu’E. Goffman posait déjà en 1964. Dans le courant variationniste issu des travaux de William Labov, les situations sociales sont envisagées sous l’aspect des déterminants du linguistique : ce sont d’une part les variables sociographiques des locuteurs comme l’âge, le sexe, le niveau d’études, la catégorie sociale, le réseau d’appartenance, et d’autre part des propriétés de la situation de parole elle-même, comme son caractère plus ou moins formel, le degré de familiarité entre les interlocuteurs.

Pour ma part, bien que l’appellation n’existe pas, je me considère comme une sociolinguiste du travail cherchant à décrire et à comprendre le rôle, le fonctionnement, les usages du langage et des langues en situation de travail. Ce n’est donc pas n’importe quelle situation sociale qui m’importe mais celle où les humains déploient les deux praxis les plus importantes, le travail et le langage : praxis dont le concept de part langagière du travail, indissociablement sociologique et linguistique, cherche à rendre compte.

Références

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