• Aucun résultat trouvé

L'État en miettes : la fabrique de l'impérialisme universitaire français (années 1920-1930)

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "L'État en miettes : la fabrique de l'impérialisme universitaire français (années 1920-1930)"

Copied!
11
0
0

Texte intégral

(1)

HAL Id: hal-01366657

https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01366657

Submitted on 15 Sep 2016

HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci-entific research documents, whether they are pub-lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers.

L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés.

To cite this version:

Guillaume Tronchet. L’État en miettes : la fabrique de l’impérialisme universitaire français (années 1920-1930). Hypothèses, Publications de la Sorbonne, 2011, Hypothèses 2010, pp.281-291. �hal-01366657�

(2)

« L’État en miettes. La fabrique de l’impérialisme universitaire français (années 1920-1930) », Hypothèses 2010. Travaux de l’École doctorale d’histoire de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Paris, Publications de la Sorbonne/École des Chartes, 2011, p. 281-292.

L’État en miettes

La fabrique de l’impérialisme universitaire français (années 1920-1930)

Guillaume TRONCHET *

La IIIe République est souvent présentée comme un âge d’or pour le

messianisme culturel français. Les élites intellectuelles, pour compenser les faiblesses de la puissance économique et militaire de leur pays, auraient alors conçu le « projet commun assez consensuel »1 de faire rayonner leur langue

et leur civilisation à travers le monde, un projet universaliste initié peu après la défaite de Sedan afin de contrer l’attraction des universités et de la culture du concurrent – « l’ennemi héréditaire » – allemand. Née au seuil des années 1880, cette « action culturelle extérieure »2, lancée à l’initiative d’organismes

privés tels que l’Alliance française3, sous le regard bienveillant, voire l’aide

sonnante et trébuchante de l’État, aurait été de plus en plus récupérée par les pouvoirs publics après la Grande Guerre, tout particulièrement par le Quai d’Orsay, une politique de propagande extérieure désormais suivie par « tous les gouvernements, quelles que [soient] leurs tendances, aussi bien par le Bloc national (1919-1924) que par le Front populaire »4.

Cette vision des choses, qui tend à s’inscrire dans les pas de l’analyse séquentielle des politiques publiques (émergence d’un problème, mise sur

* Prépare à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (sous la direction de Patrick Weil) une thèse intitulée : « La diplomatie du savoir. La France dans les relations universitaires internationales (1880-1940) ».

1. F. CHAUBET, Histoire intellectuelle de l’entre-deux-guerres. Culture et politique, Paris, 2006, p. 142.

2. S. BALOUS, L’Action culturelle de la France dans le monde, Paris, 1970 ; A. SALON, L’Action

culturelle extérieure de la France dans le monde, thèse de l’université Paris 1, 1981.

3. M. BRUÉZIÈRE, L’Alliance française. Histoire d’une institution, Paris, 1983 ; M. ROSSELI,

La Langue française entre science et République (1880-1950), thèse de l’université Grenoble II,

1994 ; F. CHAUBET, La Politique culturelle française ou la diplomatie de la langue. L’Alliance

française (1883-1940), Paris, 2006.

(3)

agenda, formulation de solutions, prise de décision, application de l’action, évaluation de résultats)5, n’est pas, me semble-t-il, sans poser problème. Elle

implique, en premier lieu, une linéarité et une image consensuelle de l’action mal corroborée par les archives : comment expliquer sinon, pour prendre un exemple, que les enseignants français envoyés à l’étranger en missionnaires de la République n’aient cessé de se plaindre de la fragilité de leur statut sans qu’aucune véritable mesure ne soit prise en leur faveur – c’est-à-dire pour mieux asseoir le « rayonnement culturel » de la France à l’étranger – avant la veille de la Seconde Guerre mondiale ?6 Surtout, une telle perspective tend à

faire remettre la prise de décision entre les mains de monolithes – la France, les pouvoirs publics, l’initiative privée –, pour aboutir à la personnification de l’État sous forme d’hypostase, niant l’éventualité de divergences de vues entre les acteurs de la période, ou la possibilité que certains parmi eux aient pu, en dépit de leurs discours, être portés par d’autres motivations, plus sociales, que leurs aspirations revendiquées à « l’universel ».

Des réseaux concurrents

La notion de réseau social7 peut peut-être ici nous aider à soulever un

coin du voile afin d’analyser la fabrique du projet « impérial »8 français dans

les années 1920 et 1930. Ce projet n’est pas sans susciter de divisions, notamment en matière de politique universitaire. S’opposent alors en effet les partisans de l’ouverture internationale de l’enseignement, favorables à l’expansion universitaire, au développement des langues vivantes, à l’accueil d’un nombre toujours croissant d’étudiants étrangers en France, et les défenseurs du repli national, convaincus qu’il vaut mieux au contraire soutenir la culture classique et financer les structures d’enseignement en métropole. Ce clivage se retrouve à tous les étages de la « fabrique » de l’impérialisme universitaire français. En 1921, Julien Luchaire en fait l’amer constat, alors qu’il vient d’être nommé au poste – tout récent – d’inspecteur

5. C. O. JONES, An Introduction to the study of public policy, Belmont, 1972.

6. Je me permets de renvoyer ici à deux études à paraître : G. TRONCHET, « Naissance d’un corps universitaire. L’État et les enseignants français à l’étranger (1910-1940) », actes du 133e Congrès du CTHS : Migrations, transferts et échanges de part et d’autres de

l’Atlantique ; G. TRONCHET, « "Un bluff perpétuel". Les dessous de la présence française dans l’Université turque (années 1930) », dans Günes Isiksel et Emmanuel Szurek dir., Turcs et Français. Un siècle de relations culturelles (1880-1960).

7. A. DEGENNE et M. FORSÉ, Les Réseaux de relations, Paris, 1994 ; E. LAZEGA, Réseaux

sociaux et structures relationnelles, 1998 ; P. MERCKLÉ, Sociologie des réseaux sociaux, Paris, 2004.

8. C. CHARLE, La Crise des sociétés impériales. Allemagne, France, Grande-Bretagne

(4)

L’État en miettes 3

de l’enseignement français à l’étranger par le ministre de l’Instruction publique, André Honnorat :

« Il n’y a pas eu de ma faute si l’administration, par inadvertance ou peut-être par malice9, négligea d’ajouter au budget, à côté du chiffre du

traitement, celui que comportaient de longs voyages à l’étranger […]. Je dus bientôt "tourner" en France, ce à quoi j’étais moins préparé. Il y avait dans les bureaux de la rue de Grenelle des ilots de résistance10 à nos

entreprises d’expansion scolaire au dehors. »11

Que sont donc ces « ilots de résistance » nichés au cœur de la haute administration et n’hésitant pas à entraver la bonne application de décisions pourtant prises par leur ministre de tutelle ? Difficile, en l’état actuel de nos recherches, de le savoir avec précision. On peut néanmoins supposer que Léon Bérard, ancien ministre de l’Instruction publique, ardent défenseur des études classiques, et qui, en coulisse, ne cache pas son désir de reprendre les rennes de la rue de Grenelle12, bénéficie de quelques alliés parmi les

fonctionnaires de l’Alma Mater. L’hypothèse Bérard est d’autant plus probable qu’on verra celui-ci, dix ans plus tard, mener croisade contre la « licence libre », ce diplôme créé en 1920 par André Honnorat pour attirer en France les étudiants étrangers : Bérard en demandera la suppression au Sénat, arguant d’un nombre trop élevé d’étrangers dans les universités, et de la nécessité, « pour le prestige de la France dans le monde, [de] davantage se concentrer sur la qualité des enseignements que sur la quantité d’étudiants »13.

Il y aurait alors, innervant la structure étatique de haut en bas, depuis les bancs du Parlement jusqu’aux bureaux des ministères et des administrations, des « réseaux », structurés ou informels – cela reste à démontrer –, qui, nonobstant les ministres et les majorités politiques au pouvoir, seraient à même de définir, de corriger voire d’infléchir en France les décisions de politique universitaire internationale ; une politique qui, de

9. C’est moi qui souligne. 10. C’est moi qui souligne.

11. J. LUCHAIRE, Confession d’un Français moyen, t. 2, 1943, p. 68.

12. Quand Bérard reprend la tête de la rue de Grenelle en 1921, L’Étudiant français écrit, sans ménager son prédécesseur : « Nous avons vu M. Léon Bérard […] l’an dernier au Congrès d’étudiants de Bordeaux, où, s’excusant de ce que la chaleur de l’accueil qui lui était fait ne lui avait pas permis de préparer longuement son discours, il montrait, cependant, dans une spirituelle improvisation, combien il était au courant des questions universitaires et que déjà il apportait pour leur solution un programme et des idées longuement mûries. M. Léon Bérard, en effet, n’est pas un ministre comme les autres. Ancien ministre de l’Instruction publique et destiné à le redevenir, il se préparait à son rôle futur. Tout le monde l’attendait. » (L’Étudiant français, 15 février 1920, p. 61-62). 13. M. J. DEMIASHKEVICH, « The Reform of "Licence Ès-Lettres" and Foreign Students », Peabody Journal of Education, vol. 9, n°5, mars 1932, p. 274-281 (une affaire sur laquelle je reviens plus amplement dans ma thèse).

(5)

facto, ne peut plus s’envisager comme le résultat d’un consensus idéel entre

les élites tertio-républicaines ni s’expliquer, d’un même pas, avec les lunettes classiques de l’analyse séquentielle, par trop linéaire et trop pyramidale. La production de la décision, loin d’être monopolisée par un centre politique, serait plutôt ici l’enjeu d’une lutte permanente entre plusieurs réseaux ; où l’on rejoint les analyses de Grant Jordan et Jeremy Richardson, pour qui « la carte de fabrication des décisions politiques se compose en réalité d’une série de compartiments verticaux ou de segments – chaque segments étant occupé par un ensemble de groupes organisés »14. L’État s’en trouve

« fragmenté en autant de réseaux mobilisés par chaque enjeu sur un même secteur […]. Un même service censé avoir la charge d’un domaine sera clivé en plusieurs réseaux d’appartenance de ses fonctionnaires. […] Il n’y a pas de superposition entre réseaux et organismes publics : le nombre de réseaux qui parviennent à accéder à l’État clive au contraire les services de ce dernier en autant de segments informels »15. Reste à savoir quels sont les réseaux

qui, selon cette configuration d’« anarchie organisée »16, structurent la

politique universitaire internationale de la France sous la IIIe République.

Un réseau de politique publique : les hommes de l’ONUEF

La restitution de ce paysage réticulaire dans sa totalité n’étant pas possible ici, j’ai choisi de me limiter à l’étude d’un seul réseau, bien identifié mais mal connu, celui des chauds partisans de l’internationalisation évoquée à l’instant et qui se retrouvent au sein de l’Office national des universités et écoles françaises (ONUEF)17.

L’ONUEF est une association loi 1901, créée en janvier 1910 à Paris, à l’initiative d’une douzaine de parlementaires, d’universitaires et de hauts fonctionnaires soucieux du « rayonnement culturel » outre-France18 et

souhaitant initier, avec les établissements de l’enseignement supérieur, selon une logique associant public et privé, des actions de politique universitaire internationale susceptibles de faire pièce à l’expansionnisme germanique. En

14. G. JORDAN, J. RICHARDSON, Governing under Pressure. Policy Process in a

Post-Parlementary Democracy, Oxford, 1979, p. 74 (cité par G. MASSARDIER, Politiques et actions

publiques, Paris, 2008, p. 137).

15. G. MASSARDIER, op. cit., p. 137.

16. J. G. MARCH, Decisions and organizations, Oxford, 1988.

17. Une seule étude, à ma connaissance, lui est consacrée : J. CHAPOUTOT, « L’ONUEF face à l’Allemagne : du rejet à la séduction (1910-1939) », dans Echanges culturels et

relations diplomatiques. Présences françaises à Berlin au temps de la République de Weimar, H.-M.

BOCK et G. KREBS dir., Paris, 2004, p. 135-143.

18. Paul Deschanel, Paul Doumer, Théodore Steeg, Adolphe Messimy, Léon Bourgeois, Paul Strauss, Louis Dausset, Henry Berthelemy, Victor Bérard, Jean Gout, Louis Liard, Raoul Blondel.

(6)

L’État en miettes 5

dépit de l’essor sans précédent des relations universitaires internationales depuis la fin du XIXe siècle, et malgré l’existence de quelques organismes

privés importants – en réalité soutenus pour partie par des fonds publics –, comme l’Alliance française ou la Mission laïque, la France ne dispose pas encore de services administratifs ad hoc19. Il s’agit alors, selon le vœux des

fondateurs, d’organiser « un service de renseignements et de propagande en faveur du rayonnement de l’enseignement français » qui pourrait mettre à disposition des étrangers des informations sur les conditions d’études et de séjour en France, organiserait des voyages d’études et inciterait à la création de cours spéciaux pour les étrangers dans les universités, soutiendrait l’envoi d’enseignants et de conférenciers français à l’étranger, aiderait à nouer des contacts entre professeurs et étudiants français et étrangers20.

Pour satisfaire à ces objectifs, la majorité des personnalités qui composent l’ONUEF appartient naturellement au monde académique ; un état de fait qui, au fil des années 1920 et 1930, évolue assez peu. Sur les 192 membres que compte l’Office en janvier 1939, près de la moitié sont des professeurs de faculté en activité (60% enseignent en Lettres, 25% en Médecine et en Sciences, 15% en Droit) et six professeurs au Collège de France21. Un solide esprit de corps animent tous ces hommes22 : lors de la

création de l’Office, en 1910, le premier prétendant au poste de directeur, Raoul Blondel, un médecin qui dirige le Bureau des renseignements scientifiques de la Sorbonne et qui a initié le projet, s’est fait évincer sans ménagements. En dépit de sa bonne volonté, on le considérait comme un intrus ne faisant pas partie de la maison. « Lors de la réunion préparatoire d’où allait sortir l’Office national, témoignera-t-il plus tard, j’entendis le doyen de la Faculté des sciences, le grand mathématicien [Paul] Appell, déclarer derrière moi : "Nous serons les maîtres là-dedans, ou ce ne sera pas". […] La défense de la "caste" peut apparaître à de très honnêtes gens comme une mission dont ils ont la charge »23.

Parmi ces universitaires, les dix-sept recteurs d’académie occupent une place importante : membres de droit du conseil d’administration de l’Office, ils y jouent un rôle d’intermédiaire avec les universités et l’administration, étant à la fois les missi dominici du ministère de l’Instruction

19. Le premier du genre, le Bureau des écoles et des œuvres françaises à l’étranger, en gestation depuis plusieurs mois, ne voit le jour au Quai d’Orsay qu’en août 1910. 20. Statuts de l’ONUEF, Registre des délibérations, 20 janvier 1910 (AN, 70AJ 2). 21. Henri Focillon, Étienne Gilson, Paul Hazard, André Mazon, André Siegfried, Ernest Tonnelat.

22. Une seule femme siège parmi eux : Mlle Amieux, directrice honoraire de l’Ecole normale supérieure de jeunes filles).

23. Statuts Raoul Blondel, « Au service de l’Université : le Bureau des renseignements de la Sorbonne », rapport présenté à l’Association des Amis de l’Université, s. d. (CAC 2001-0167/277).

(7)

publique et les représentants des conseils d’universités qu’ils président24. En

outre, l’appartenance au corps rectoral devient une condition sine qua non d’éligibilité à la tête de l’Office, après le départ de Jules Coulet (son premier directeur) en 1916, lui-même nommé recteur de l’Académie de Grenoble à cette occasion. Ses deux successeurs entre-deux-guerres se signaleront par une activité rectorale avant d’accéder au poste : Charles Petit-Dutaillis, en tant que recteur de l’Académie de Grenoble (1908-1916) ; Aurélien Digeon, comme recteur de l’Académie de Caen (1937-1938). Petit-Dutaillis n’aura d’ailleurs garde d’oublier cette pratique après la Seconde Guerre mondiale quand, en 1947, il invoquera cette « tradition selon laquelle le poste […] devrait être confié à un recteur ou du moins à un membre de l’Enseignement supérieur »25.

L’Office compte également dans ses rangs des hauts fonctionnaires du ministère des Affaires étrangères, des juristes, des journalistes et quelques caciques du monde parlementaire tertio-républicain, à qui l’on confie des fonctions honorifiques. La présidence de l’Office, par exemple, revient chaque fois à des figures politiques en vue, plusieurs fois ministre, président du Conseil ou président de la Chambre des députés : Paul Deschanel (1910-1919), Paul Doumer (1919-1932), Édouard Herriot (1932-1940). Ils n’ont pas vocation à diriger l’Office mais bien plutôt à user de leur influence politique auprès de leurs collègues pour en faire avancer les idées. En 1917, c’est dans ce même esprit que l’Office recrute André Honnorat, député des Basses-Alpes, qui se fait alors le champion des intérêts de l’université au Parlement : bientôt élu vice-président de l’Office, le futur ministre de l’Instruction publique (1920) et président de la Cité internationale universitaire de Paris (1925-1948) ne démentira pas les espérances placées en lui, ne cessant de jouer pour l’Office son rôle attendu d’expert législatif et de relai politique.

Ainsi constitué, le réseau des hommes qui composent l’Office national s’apparente à ce que l’on peut appeler, dans le sillage des travaux de Peter Haas26, une « communauté épistémique », c’est-à-dire d’un réseau de

politique publique rassemblant les spécialistes d’un domaine (scientifiques, experts, etc.) qui partagent la même vue d’ensemble (épistémè) « et, en particulier, les quatre aspects suivants : croyances partagées sur des principes, sur des causalités, sur les tests de validité de leur savoir, et partage

24. Cf. J.-F. CONDETTE, Les recteurs d’académie en France de 1808 à 1940. La formation d’une

élite administrative de l’Instruction publique, t. 1, Paris, 2006.

25. Conseil de direction de l’ONUEF, 19 février 1947 (AN, 70AJ 4).

26. P. M. HAAS, « Epistemic Communities and International Policy Coordination »,

(8)

L’État en miettes 7

d’une stratégie d’entreprenariat politique pour diffuser les croyances internes au réseau parmi les lobbies et les "décideurs politiques" »27.

Cette toile tissée entre ces personnalités du monde académique, de la haute administration et du Parlement parvient-elle à infléchir, quels que soient donc les ministres et les majorités en place, les décisions de politique publique intéressant les relations universitaires internationales ?

Une étude systématique, réalisée ailleurs28, des vœux émis par l’Office

entre 1910 et 1940, le confirme. Au-delà de ses activités administratives, pour lesquelles il bénéficie de financements publics – Instruction publique, Affaires étrangères, Ville de Paris –, l’ONUEF joue effectivement pour la politique universitaire internationale de la France un rôle de laboratoire d’idées et d’ « officine » législative, où se discutent et s’élaborent les projets adoptés ensuite par les administrations ou par les hémicycles. Non sans mal ni oppositions, comme on l’a évoqué plus haut, mais aidé dans les années 1920 par un contexte international propice , la « communauté épistémique » favorable à l’internationalisation du système académique réussit à imprégner de ses idées les discours des grandes formations politiques et à faire aboutir ses projets : création du doctorat honoris causa en 1918, création de la licence libre en 1920, création d’un statut – encore imparfait – pour les enseignants français à l’étranger en plusieurs temps (1919, 1923, 1929, 1937)29, création

d’un bureau d’accueil pour les étudiants étrangers en 1938, etc.

Échanges de bons procédés

L’efficacité de l’ONUEF doit beaucoup à « l’effet de réseau » qu’il entretient, c’est-à-dire à la capacité qu’ont ses membres d’utiliser les liens qui les unissent pour faire progresser leurs idées ou avancer leurs pions dans le cadre de stratégies de distinction sociale30. Voilà qui invite, au-delà de l’étude

des réussites ou des échecs, à questionner la nature des liens noués entre les membres du « réseau onuéfien », voire les hiérarchies internes qui peuvent le structurer.

Pour qu’il y ait réseau, en premier lieu, il faut nécessairement qu’il y ait des liens irréductibles au simple partage de principes d’action et d’intérêts communs. La communauté de vue forme un « espace de sécurité soudé »31

au sein duquel s’échangent des services et des ressources qui renforcent la

27. G. MASSARDIER, op. cit., Paris, 2008, p. 136. 28. Je me permets de renvoyer ici à ma thèse.

29. G. TRONCHET, « Naissance d’un corps universitaire », art. cit.

30. P. BOURDIEU, Homo academicus, Paris, 1984 ; et bien sûr : C. CHARLE, La République

des universitaires (1880-1940), Paris, 1994.

(9)

cohésion de la structure. En 1917, par exemple, l’influent doyen de la faculté des sciences de Paris, Paul Appell, est de ceux qui favorisent l’entrée du député André Honnorat au sein de l’ONUEF, voyant en ce dernier un relai parlementaire possible pour l’association32. Trois ans plus tard, Honnorat

devient ministre de l’Instruction publique et des Beaux-arts dans le cabinet d’Alexandre Millerand ; il renvoie alors l’ascenseur et nomme Appell recteur de l’université de Paris, lui permettant de devenir « la plus haute personnalité universitaire française »33. En retour, Appell charge Honnorat – qui n’est

plus ministre – de présider à partir des années 1922-1925 aux destinées de la Cité internationale universitaire de Paris, et en fait, dans le même temps, son successeur à la tête du Centre européen de la Dotation Carnegie pour la paix internationale. Et les exemples sont légion. En 1921, c’est encore le ministre Honnorat qui attribue les postes créés pour l’inspection de l’enseignement français à l’étranger à deux personnalités de l’ONUEF : Julien Luchaire, qui est aussi son ancien chef de cabinet rue de Grenelle ; Charles Petit-Dutaillis, directeur de l’ONUEF alors en fonction. Sous la présidence d’Honnorat, la Cité internationale universitaire devient également, à partir de 1925, un lieu de captation des cadres de l’ONUEF, ayant pour effet de resserrer les liens d’interdépendance et d’affermir le sentiment de coappartenance au sein du réseau : Firmin Roz et Auguste Desclos, anciens directeurs-adjoints de l’ONUEF, deviennent ainsi respectivement, en 1927 et 1937, directeur de la Maison des étudiants canadiens et directeur du Collège franco-britannique, pendant que Jules Coulet, ancien directeur de l’ONUEF, occupe le poste – créé pour lui – de délégué général de la Cité internationale à partir de 1932.

Une telle approche – qu’il faudrait bien évidemment systématiser en employant le langage de l’histoire sociale – ne peut que nous inviter à penser qu’il existe, derrière la conviction messianique affichée de ces élites, des logiques sociales plus profondes et que le réseau onuéfien, loin d’être un simple vecteur de projets « impériaux », représente aussi – et surtout ? – un instrument propre à satisfaire des ambitions et des stratégies de carrière. Certains, comme Auguste Desclos par exemple, ont d’autant plus intérêt à s’investir dans l’internationalisation du champ universitaire français que celle-ci leur confère, par les fonctions auxquelles elle leur permet d’accéder, un capital symbolique dont le marché de la reconnaissance académique les avait jusqu’ici dépourvu (Desclos, professeur d’anglais au lycée Condorcet, se situe en effet à la périphérie du champ universitaire jusqu’à son entrée à l’ONUEF au seuil des années 1920). On pourrait ainsi dire, en suivant Yves Dezalay, que « les stratégies internationales sont des stratégies de distinction

32. Comité de direction de l’ONUEF, 21 novembre 1917 (AN, 70AJ 2).

33. Lettre de Jean Marx à Sébastien Charléty, Paris, 20 septembre 1930 (citée par J. THOBIE, Aux origines de l’Institut français d’études anatoliennes d’Istanbul. La correspondance

(10)

L’État en miettes 9

pour un petit groupe de privilégiés, auquel s’impose un minimum de discrétion sur ce qui fonde leurs privilèges, afin de pouvoir continuer à pratiquer le double jeu du national et de l’international : investir dans l’international pour renforcer leurs positions dans le champ du pouvoir national et, simultanément, faire valoir leur notoriété nationale pour se faire entendre sur la scène internationale »34. Partant de ce principe, les membres

de l’ONUEF auront en outre tendance à faire d’autant mieux avancer leurs idées qu’ils progresseront ensemble – de par ces échanges internes au réseau – dans les hiérarchies du pouvoir académique et politique. N’est-ce pas là l’une des clefs d’explication de l’aboutissement de la réforme du statut de l’enseignant français à l’étranger sous le Front populaire ?

Cet « intérêt bien compris » et cet esprit coopératif qui paraît unir les membres du réseau onuéfien ne doivent cependant pas conduire l’historien à évacuer trop vite la dimension conflictuelle des rapports sociaux inhérente au réseau lui-même. L’horizontalité induite par une certaine sociologie des réseaux sociaux35 paraît bien devoir ici être écartée au profit d’une lecture

plus hiérarchique du social. Difficile pour l’heure, eu égard à l’avancement de mes travaux, d’établir une carte précise de ces hiérarchies afin de voir qui, au sein du réseau, se trouve en position de centralité ou de périphérie, et comment ce paysage évolue au fil des années. Il n’en demeure pas moins que des tensions sont perceptibles entre les différents acteurs et que la capacité de certains à occuper le devant de la scène, pour exercer des responsabilités ou imposer leurs vues, tient beaucoup à des contraintes objectives : on ne peut pas éviter de faire appel à eux. L’exemple d’André Honnorat est frappant à cet égard36. Seul ministre de la IIIe République à la

tête de la rue de Grenelle sans avoir son baccalauréat, il ne dispose d’aucun capital scolaire ; il tire pourtant beaucoup de fils académiques en étant à la fois à partir de la fin des années 1920 vice-président de l’ONUEF, président de la Cité internationale universitaire de Paris, président de la Société des Amis de l’université de Paris, président de la Fondation Montfort, etc. Cette centralité – indéniable dans la mesure où l’accès à ces positions dépend de modes diverses de cooptation – permet à André Honnorat de bloquer ou de réorienter les propositions de certains membres du réseau onuéfien dans les années 193037 – « il n’a plus le temps d’écouter les autres à force de

34. Y. DEZALAY, « Les Courtiers de l’international. Héritiers cosmopolites, mercenaires de l’impérialisme et missionnaires de l’universel », Actes de la recherche en sciences sociales, n°151-152, 2004, p. 11.

35. M. CALLON et B. LATOUR, La Science et ses réseaux. Genèse et circulation des faits

scientifiques, Paris, 1989.

36. G. TRONCHET, Le Démon d’agir. André Honnorat (1868-1950), Paris, à paraître. 37. Voir la séance du Conseil d’administration de l’ONUEF du 24 décembre 1937, à propos de la création d’un bureau d’accueil pour les étudiants étrangers (AN, 70AJ 4).

(11)

s’écouter soi-même », critique vertement Marcel Abraham en 193738. Mais

impossible de faire sans lui puisqu’il est un intermédiaire indispensable situé à la confluence de réseaux politiques, de réseaux académiques et de réseaux philanthropiques transnationaux (Rockefeller, David-David Weill, Carnegie, etc.) – un dernier point qui est loin d’être anecdotique quand on sait à quel point le fonctionnement du système universitaire français, à commencer par la Cité internationale, repose sur le mécénat dans l’entre-deux-guerres39. Le

pouvoir que confère à Honnorat cette situation d’intermédiarité correspond au « pouvoir dit du "marginal-sécant" », tel que le mettent en évidence Michel Crozier et Erhard Friedberg, « c’est-à-dire d’un acteur qui est partie prenante dans plusieurs systèmes d’action en relation les uns avec les autres et qui peut, de ce fait, jouer un rôle indispensable d’intermédiaire et d’interprète entre des logiques d’action différentes, voire contradictoires »40. Cette

configuration complexifie encore la vision que l’on peut avoir sur la prise de décision dans le domaine de la politique universitaire internationale : celle-ci paraît dépendre pour partie, au-delà de la capacité des réseaux concurrents à faire valoir leurs orientations, des régulations internes à ces derniers.

Le prisme du réseau met ainsi bien en évidence le fait que l’action publique en faveur de « l’impérialisme universitaire » français repose moins, dans les années 1920 et 1930, sur une dichotomie public/privé – assumée par chaque gouvernement, c’est incontestable –, que sur une opposition transversale réseau/réseau, dont la régulation – affranchie parfois des cadres de l’État-nation au profit de logiques transnationales – forme cahin-caha, au grès des réussites et des échecs de chaque stratégie réticulaire, la politique universitaire internationale officielle de la France avec ses cohérences et ses désordres, ses permanences et ses retournements.

38. Note de Marcel Abraham, 18 février 1937 (AN, 312AP 6).

39. L. TOURNÈS dir., L'Argent de l'influence. La philanthropie américaine et ses réseaux en

Europe (1900-2000), Paris, 2010 ; du même auteur : Sciences de l'homme et politique. Les fondations philanthropiques en France au XXe siècle, Paris, à paraître.

Références

Documents relatifs

Les historiens français n’hésitent pas à émettre des pronostics ou des conseils, mais c’est surtout du côté russe que des concepts historiographiques

ECT2 associated to PRICKLE1 are poor-prognosis markers in triple-negative breast cancer.. Avais Daulat, Pascal Finetti, Diego Revinski, Mônica Silveira Wagner, Luc Camoin,

Dans le cadre de l’enseignement de la langue française au Maroc, le défi interculturel consisterait dans le fait de déterminer la façon dont la culture propre des élèves entre

10 Pour l’AIU, qui a mis en place son réseau d’écoles entre 1864 et 1914 dans tout le bassin méditerranéen et le contrôle par un système d’inspection et de comptes rendus

Dans les Écoles musulmanes et les filières gouvernementales, l’enseignement du français, réduit à la portion congrue par la conjonction

Mais c’est en fait dans les essais, les productions identifiées comme les plus réelles puisque c’est l’écrivaine qui s’exprime (et non plus le personnage intradiégétique),

Aim: The Rapid Risk and Impact Screening (CEDRIG Light) serves as an initial filter to assess whether a strategy, programme or project (hereafter called activity) is potentially

L’Agence pour l’enseignement français à l’étranger, opérateur du ministère français de l’Europe et des Affaires étrangères, pilote et accompagne