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Texte intégral

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Illustrations d’Anne Laval

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À mon frère et à mes sœurs.

À nos vacances dans la Montagne Noire.

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CHAPITRE 1

Le chauffeur m’avait lancé un petit mot encoura- geant et, après une longue hésitation, j’avais fini par monter dans le car.

– Allez, petit, va rejoindre tes copains. Et c’est parti pour les vacances !

J’avais trouvé une place à l’écart en évitant de regarder les autres enfants déjà installés qui bavar- daient et rigolaient. Je n’en connaissais aucun.

Le car redémarra, mais je ne regardai pas les beaux paysages que nous traversions, les prairies écla- tantes de lumière, les sous- bois humides et sombres, les torrents qui se faufilaient entre les roches et les petites falaises. Au milieu de ce groupe d’enfants

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heureux et excités, je ne m’étais jamais senti aussi seul. Assis en retrait, je fixais le fauteuil devant moi, comme hypnotisé par la trame usée du vieux tissu qui le recouvrait. J’étais parti dans mes pensées, bercé par le ronronnement du moteur et le balancement du véhicule qui avançait sur la route ensoleillée.

Depuis la mort de mes parents, rien ne semblait s’imprimer clairement dans mon cerveau. Je m’étais installé dans une sorte de rêverie mélancolique.

C’était comme un voile opaque qui s’était abattu brutalement sur ma vie. Un voile pesant qui avait tout recouvert sans laisser passer le moindre trait de lumière.

À l’école, je restais souvent seul, assis dans un coin de la cour de récré, indifférent à l’agitation des autres que je n’entendais pas. Même mes meilleurs camarades avaient abandonné l’idée de me faire participer à leurs jeux. J’étais devenu une ombre.

Parfois, je voyais les yeux de la maîtresse se poser sur moi un peu plus longtemps et se remplir de larmes lorsqu’elle m’observait au fond de la classe. Grave et silencieux, complètement emmuré dans ma tristesse,

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CHAPITRE 1

je me perdais dans les souvenirs de cette vie passée qu’un accident de voiture m’avait enlevée violem- ment, sans prévenir, il y avait à peine quatre mois.

J’avais été recueilli par mon oncle et ma tante, qui s’occupaient d’une exploitation agricole. Ils étaient pleins de bonne volonté et multipliaient les efforts pour me changer les idées, mais je voyais bien qu’ils étaient submergés de travail à la ferme en ce début de mois de juillet. Ils m’avaient proposé plusieurs fois de partir en camp de vacances dans la Montagne Noire.

Ils pensaient sûrement que les activités dans la nature avec d’autres enfants m’aideraient à oublier ma peine.

Mais je n’avais aucune envie de partir en colonie construire des cabanes dans la forêt ou des moulins à eau dans les ruisseaux et je n’avais rien répondu, espérant de tout mon cœur que le temps leur ferait oublier cette mauvaise idée. La conversation que je surpris un soir détruisit mes derniers espoirs.

Ma tante s’interrogeait :

– Je ne sais pas si on prend la bonne décision.

C’est trop tôt. Rémi est tellement triste… Tellement seul.

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– Justement, il rencontrera d’autres enfants là- bas. Ils iront se promener dans les forêts, ils feront plein d’activités, il sera occupé et ça lui fera du bien, j’en suis persuadé.

Mon oncle l’avait rassurée. Il croyait fermement aux vertus du bon air de la campagne pour soigner les chagrins. Il était convaincu qu’occuper ses mains évitait de trop penser et il savait parfaitement que si je restais à la ferme cet été- là, je m’isolerais dans les granges et m’enfermerais un peu plus dans la mélan- colie.

Il insista :

– Tu sais bien qu’il n’y a pas d’autre solution. Il y a trop de travail à la ferme. Nous ne pourrons pas être avec lui pour l’aider. Il faut l’envoyer là- bas.

Ma tante avait fini par acquiescer, elle savait que mon oncle avait raison.

C’est ainsi que je me retrouvai un beau matin au bout du chemin, mon sac à dos posé près de moi, à attendre le car qui devait me transporter vers cette montagne dont le nom m’inquiétait vaguement.

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CHAPITRE 1

De la fenêtre du car, je vis ma tante me faire un petit signe encourageant, mais son sourire un peu forcé m’envoyait un autre message. Je voyais bien qu’elle était inquiète et que si elle avait pu, elle m’au- rait gardé près d’elle. Je la regardais devenir toute petite au fur et à mesure que le car s’éloignait, je ne me doutais pas une seconde que cette route me mènerait vers des vacances qui resteraient gravées à jamais dans ma mémoire.

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CHAPITRE 2

Après quelques heures de route, le car nous déposa devant une imposante bâtisse de pierre grise baptisée Les Aulnes, qui devait nous héberger le temps des vacances.

Je n’aurais pas su dire s’il s’agissait d’un ancien pensionnat ou d’une sorte de château. En d’autres temps, j’aurais admiré ce lieu étrange et un peu mys- térieux composé de plusieurs corps de bâtiment posés là, de manière inattendue, au creux d’une vallée bordée de forêts immenses.

Depuis toujours, j’adorais l’architecture et les constructions. J’étais persuadé que chaque maison abritait un secret incroyable et, malgré les mises en

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garde de ma mère, j’étais parti plus d’une fois explo- rer le vieux moulin abandonné à quelques kilomètres de chez nous. Je savais par où me faufiler pour ren- trer à l’intérieur. Une fois sur place, je devenais une sorte d’enquêteur ou d’archéologue, et j’observais minutieusement les lieux et les objets laissés par leurs propriétaires en essayant d’imaginer l’histoire de leur vie.

Mais tout cela était loin…

De ce premier jour aux Aulnes, je ne retiens que le motif géométrique du carrelage du rez- de- chaussée, le grand escalier central et les murs peints à la chaux des longs couloirs qui menaient vers les dortoirs.

Nous disposions d’une table de nuit et d’une petite armoire. J’y installai mes affaires. Autour de moi, tout le monde vidait ses valises et ses sacs dans une atmosphère joyeuse. Certains enfants semblaient se retrouver après une année scolaire, d’autres fai- saient connaissance. Des groupes se formaient pen- dant que les animateurs expliquaient les règles de la collectivité, les horaires des repas et les activités

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CHAPITRE 2

prévues pendant le séjour. Ces informations réson- naient comme un bourdonnement, un bruit de fond que je n’écoutais plus depuis un bon moment. J’étais parti, j’étais ailleurs. J’entendais une voix aimée qui me disait :

– Tiens, Rémi, attrape les sardines !

Je voyais mon père me tendre les barres métal- liques et le maillet qui allait avec. La vieille toile de tente avait l’odeur particulière du grenier, mais aussi celle du tissu craquelé par le soleil et détrempé par les averses. Je l’aimais, cette odeur familière, promesse de voyages et de beaux paysages. C’était celle des vacances en famille, des soirées qui se prolongent au coin du feu, des petits matins humides, des moustiques qui attaquent, des jeux, des baignades et des coups de soleil. L’année der- nière, j’avais monté la tente tout seul et elle était devenue mon repaire, le camp de base où on se retrouvait, les copains et moi, où on stockait nos trésors de guerre et où on jouait aux cartes l’après- midi, à l’heure où le camping s’assoupit. La bande augmentait ou se réduisait selon les arrivées et les

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départs du week- end, mais il y avait toujours un petit noyau d’amis pour inventer des jeux nouveaux dont on ne voyait jamais la fin et qui nous don- naient l’impression que les vacances dureraient toute la vie.

– Hé ! tu m’entends ?

Une animatrice avait mis sa main sur mon épaule, ce qui me tira brusquement de ma rêverie.

Je tournai la tête : le dortoir qui bruissait comme une ruche en activité quelques instants auparavant s’était vidé.

– Tu étais perdu dans tes pensées ? Elle me regardait d’un air amusé.

– Heu non…

– Allez, viens, on va retrouver les copains pour la visite du bâtiment.

– D’accord. Je finis de ranger mes affaires et j’arrive.

Je restai seul encore un moment, assis sur mon lit, à regarder par la fenêtre les prés couverts de bruyère et, plus loin, l’horizon barré par la masse noire des forêts de résineux. Puis je me levai à contrecœur pour

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CHAPITRE 2

retrouver le groupe. Les trois prochaines semaines allaient être longues et j’aurais payé cher pour me réfugier dans le calme et la solitude des granges de la ferme de mon oncle et de ma tante.

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CHAPITRE 3

Les jours passèrent, rythmés par les balades à vélo, les repas en plein air, les veillées, les activités plus calmes et les tâches ménagères auxquelles nous devions participer à tour de rôle. J’avais bien essayé de me mêler aux autres, mais mes efforts ne don- naient pas grand- chose. J’avais toujours un temps de retard sur le groupe, et les animateurs avaient fini par s’habituer à me retrouver dans le dortoir alors que le reste des enfants était à la bibliothèque, ou dans la salle d’activités alors qu’il aurait fallu être à la cantine. Les autres enfants, eux, vivaient leurs vacances avec intensité. Comme s’ils éva- cuaient dans ce séjour le trop- plein d’une année

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scolaire fatigante. Je voyais les bandes de copains se faire et se défaire, les amitiés se nouer, les projets s’organiser. Le soir, à l’heure où je cherchais le som- meil, j’entendais des chuchotements, des éclats de rire étouffés, et parfois même des galopades furtives dans les allées lorsque les lumières du couloir s’allu- maient et qu’un adulte venait voir si tout le monde dormait.

J’enviais leur insouciance, leur fantaisie, leur capacité à inventer toutes sortes de jeux à tous les moments de la journée. Et je me revoyais quelques mois auparavant, exactement comme eux : heureux et vivant. Aujourd’hui, ce n’était plus qu’un souvenir.

Pendant notre temps libre, j’aimais rester à la bibliothèque. C’était une pièce aux plafonds hauts, éclairée par une grande verrière qui donnait sur les forêts au loin. Les murs étaient couverts de boise- ries anciennes assez abîmées, et le plancher craquait abominablement. J’aimais bien cette atmosphère de vieux manoir défraîchi. Roulé en boule dans un fau- teuil aussi ancien que le reste de la pièce, je lisais

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CHAPITRE 3

distraitement quelques bandes dessinées piochées sur les étagères.

Parfois, lorsque la pluie nous obligeait à rester à l’intérieur, la bibliothèque était envahie par la troupe qui s’en servait de lieu de réunion. Ils déboulaient comme des fusées, s’étalaient sur les coussins, sor- taient quelques livres qu’ils ne lisaient pas et bavar- daient de tout et de rien.

– Il paraît qu’elle sait piéger les serpents, qu’elle les fait rôtir et qu’elle les mange ensuite.

Romain, celui qui parlait, était un garçon cos- taud et toujours de bonne humeur. Il avait rassem- blé une petite bande autour de lui qui le suivait dans toutes ses expéditions. Il avait l’air sympa et, en le voyant, j’avais tout de suite pensé qu’en d’autres cir- constances, nous aurions pu être amis. Il continua :

– C’est pas étonnant. Elle connaît la forêt comme sa poche. Elle est toujours en train de se balader dans les bois.

Une fille enchaîna :

– Mon frère m’a dit qu’une année, elle a enfermé un enfant dans le bûcher pour le punir.

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Et les autres continuèrent :

– Il paraît qu’elle parle toute seule, c’est le cuisi- nier qui l’a dit.

– Vous avez vu ce qu’elle a accroché sur le devant de sa maison ? Plein de cages à oiseaux vides.

– Peut- être qu’elle a mangé tous les oiseaux qui étaient à l’intérieur.

– Et peut- être qu’elle fait pareil avec les enfants ! dit Romain en grimaçant et en mimant une tête de monstre.

Il se leva d’un bond vers la porte.

– Allez, les gars, venez, on va l’espionner.

Et ils quittèrent la bibliothèque en courant et en rigolant.

Je savais de qui ils parlaient.

C’était Emilia, la gardienne qui vivait à l’année dans une petite annexe du bâtiment. Ses cheveux blancs un peu en désordre, ses rides marquées et la superposition bizarre de ses tabliers – elle en avait au moins trois l’un sur l’autre – lui avait valu d’em- blée le surnom de sorcière. Elle avait le don d’ap- paraître ou de disparaître toujours au moment où

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CHAPITRE 3

l’on s’y attendait le moins, et semblait prendre un malin plaisir à faire sursauter ceux qui la croisaient au détour d’un couloir, derrière le bûcher ou dans n’importe quelle pièce. Le manoir était son terri- toire, et elle le connaissait par cœur puisqu’elle en assurait le gardiennage été comme hiver. Sa maison, avec sa façade couverte de plantes grimpantes et des fameuses cages à oiseaux vides, excitait la curiosité, mais personne ne se serait risqué à y entrer sans y être invité.

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CHAPITRE 4

Un après- midi, alors que je me dirigeais vers l’infirmerie après avoir été piqué par une guêpe, je vis Emilia, de sa fenêtre, me faire signe d’approcher.

Sans un mot, elle regarda mon bras et m’entraîna à l’intérieur de sa petite maison. La pièce principale était plongée dans la pénombre, il y faisait frais et bon. Il y avait une grande cheminée avec une chaise installée sur un côté de l’âtre 1, des vieux meubles, des rideaux taillés dans des draps de coton, des objets insolites, des livres et, surtout, une multitude de tableaux posés un peu partout. C’était vraiment

1. Partie dallée de la cheminée où l’on fait le feu.

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étonnant, et j’étais loin d’imaginer que cette maison, qui paraissait si mystérieuse de l’extérieur, était si chaleureuse à l’intérieur.

Emilia me fixa longuement, prit ma main dans la sienne, ouvrit la paume et la scruta attentivement.

L’espace d’un instant, je crus qu’elle allait me dire l’avenir ou, pire, que quatre crapauds allaient sortir de sa bouche.

Elle sourit.

– N’aie pas peur, je ne vais pas te lancer un sort.

Tiens, je te rends ta main.

Elle délogea un énorme chat roux pour me faire asseoir dans l’unique fauteuil et fouilla à l’intérieur d’un buffet pour en sortir une bouteille de vinaigre.

Pendant qu’elle frottait soigneusement mon bras avec un morceau de coton, elle me parla. Sa voix s’était adoucie, elle avait perdu la sécheresse avec laquelle elle s’adressait à nous pour nous dire de fermer les portes, d’essuyer nos pieds ou nous interdire tout un tas de choses.

– Et voilà ! Ton bras va te faire mal pendant un petit moment et ensuite ça passera.

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CHAPITRE 4

Au bout de quelques instants, elle ajouta :

– Allez, raconte- moi un peu, tu te plais ici ? J’ai remarqué que tu étais souvent tout seul. Tu n’as pas réussi à te faire de copains ?

Je n’avais pas envie de parler de moi et je gardais le silence. Elle le sentit et changea de sujet.

– Tu aimes la forêt ?

Je ne sus pas quoi répondre et bafouillai :

– Euh oui, enfin, je ne sais pas… Moi, ce que j’aime, surtout, ce sont les maisons.

– Les maisons… C’est intéressant. Tu dois trou- ver que le grand bâtiment des Aulnes ressemble à un vieux manoir un peu inquiétant non ?

Elle se leva pour ranger la bouteille de vinaigre.

– Moi, j’ai passé beaucoup de temps dans la forêt, tu sais, j’y vis depuis très longtemps. J’ai parcouru des kilomètres de sentiers, la nuit comme le jour, et je me suis perdue plus d’une fois, mais je n’ai jamais eu peur. Jamais.

Je ne dis rien, un peu étonné qu’elle me raconte tout cela. Elle continua.

– Mais depuis l’hiver dernier, ce n’est plus pareil.

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Ses yeux se plissèrent, comme si elle se concen- trait intensément pour se rappeler quelque chose.

– Depuis l’hiver dernier, la forêt est habitée.

Je n’osai pas le lui dire, mais oui, la forêt était habitée, c’était une évidence, tout le monde le savait.

Par des oiseaux, des animaux, des insectes. Comme si elle pouvait lire dans mes pensées, Emilia ajouta :

– Il n’est pas question de renards, de cerfs, de sangliers ou même d’ours. Je te parle d’autre chose.

Son regard était étrange, et le ton de sa voix grave.

Je repensai à la conversation dans la bibliothèque.

Et si Romain et ses copains avaient raison ? Sur le moment, j’avais trouvé qu’ils exagéraient, mais là, je commençais à me poser des questions… Et puis Emilia serrait mon bras de plus en plus fort.

– Quelque chose est venu jusqu’ici quand il a fait si froid. Personne n’a voulu me croire, mais j’en suis certaine, ses traces étaient bien marquées dans la neige épaisse. Des traces immenses… démesurées.

Je demandai timidement :

– Mais c’étaient les traces d’un animal ?

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CHAPITRE 4

Le son de ma voix la fit sursauter. J’eus l’impres- sion de la réveiller d’un long sommeil. Elle me sourit gentiment.

– Oublie ce que je viens de dire, ce sont les paroles d’une vieille femme un peu folle. Tu peux rester encore un moment si tu veux, ton bras est toujours enflé.

Malgré le comportement étrange d’Emilia, je décidai de rester, je ne tenais pas à retrouver les autres tout de suite. Le gros chat roux était remonté sur mes genoux. Tout en le caressant, je regardai les tableaux qui m’entouraient. Ils représentaient des forêts. D’im- menses forêts derrière lesquelles quelque chose devait se cacher, quelque chose qu’Emilia cherchait déses- pérément à entrevoir. Le ronronnement du chat, le tic- tac régulier de la pendule, la pénombre : il régnait une douce atmosphère, et je finis par m’endormir.

Je n’avais pas ressenti cette sensation d’apaise- ment depuis si longtemps que je me réveillai un peu désorienté, et mis quelques minutes avant de com- prendre où j’étais.

– Allez, ouste, va retrouver ton groupe, ils doivent se demander ce que tu fabriques depuis le temps.

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Je me levai, et sortis en bredouillant : – Merci.

Emilia était en train d’éplucher des légumes, elle ne se retourna pas.

Les autres enfants étaient au réfectoire. Je n’étais même pas sûr que quelqu’un se soit aperçu de mon absence. J’avais raté la préparation de la sortie du lendemain : une grande randonnée à travers les bois jusqu’à un plateau dont j’avais oublié le nom. Tout le monde était excité à l’idée de passer une journée dans la forêt. Il y aurait des jeux de piste, des chasses au trésor et surtout le pique- nique. J’écoutais sans rien dire, je pensais au calme de la vieille bibliothèque dans laquelle j’aurais aimé me cacher pour échapper à cette journée qui s’annonçait.

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CHAPITRE 5

Le lendemain soir, en voyant le soleil disparaître derrière l’horizon, je regretterais amèrement de ne pas avoir choisi la bibliothèque comme refuge.

J’allais devoir passer la nuit dans la forêt.

Seul.

Comment en étais- je arrivé là ?

Tôt le matin, le car nous avait conduits à une cin- quantaine de kilomètres du centre de vacances, vers le point de départ de notre randonnée. Nous devions marcher jusqu’au fameux plateau où il était prévu de pique- niquer, puis de descendre ensuite jusqu’à la rivière où nous nous baignerions. Sans me poser de

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questions, j’avais suivi le groupe qui s’enfonçait dans les sous- bois.

– Attention ! Attaque de l’ennemi. On se met en défense, les gars !

– Fuyez ! Fuyez ! Ils sont armés, ils nous canardent !

– Il faut atteindre le dernier sapin, c’est notre seule chance, suivez- moi !

Romain et sa bande, armés de branches, cou- raient dans tous les sens en rigolant et en se balan- çant des morceaux de pommes de pin séchées. Ils disparaissaient derrière des buissons pour réappa- raître au bout du chemin, puis repartaient à l’assaut de leurs ennemis imaginaires, rouges d’excitation, infatigables. La forêt était un terrain de jeu sans limites.

Moi, j’avançais distraitement sans prêter atten- tion à leurs plaisanteries. Je repensais à Emilia, à sa vie étrange partagée entre la solitude de l’hiver et l’agitation des enfants en été. Est- ce qu’à dix ans la petite fille aux cheveux châtains ébouriffés – je l’imaginais ainsi – avait déclaré à sa mère que plus

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CHAPITRE 5

tard elle habiterait seule dans les bois près des bêtes sauvages ? Ou est- ce que le hasard de la vie l’avait emmenée jusque- là, tout doucement, sans qu’elle s’en rende compte ?

Ma mère, elle, riait chaque fois que je lui annon- çais mon futur métier. Il changeait toutes les semaines.

Avec le plus grand sérieux, je passais d’architecte à conducteur d’engins énormes, de clown à vétéri- naire, de plongeur en eaux profondes à souffleur de verre. J’imaginais ma vie d’adulte et je la remplissais de mille projets. Je notais tout dans le carnet rouge offert par mon oncle pour mon anniversaire : listes d’idées en tout genre, plans de maisons, de châteaux, de voitures, d’objets. Tout était brutalement parti en fumée ce fameux jour du mois de mars. Depuis, j’avais détruit mon carnet et j’avais arrêté de com- mencer mes phrases par « plus tard » ou « quand je serai grand ».

– Les enfants, on est arrivés, on s’arrête ici ! On pose les sacs de pique- nique à l’ombre, sous les arbres.

On les reprendra pour descendre la rivière.

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Un petit sentier escarpé avait fini par nous amener vers le plateau. Il était recouvert d’une lande où affleuraient des rochers massifs et plats. C’était immense, on aurait dit un archipel dans un océan de bruyère. La lande aux couleurs vertes et mauves était entourée par la forêt qui formait comme un espace clos, une sorte de nid géant. À l’orée des bois, on dis- tinguait une ligne dans les hautes herbes, un chemin marqué par le passage répété d’animaux, peut- être des vaches ou des moutons qui venaient pâturer.

Peut- être des animaux plus sauvages…

Je ne me mêlais pas à la course des enfants ni aux jeux proposés par les animateurs, mais j’arrivais à trouver un certain plaisir à cette journée dans la nature. Au milieu de ces grands espaces, je m’étais mis en tête d’observer l’infiniment petit, ce minuscule peuple des herbes : sauterelles, grillons, fourmis… Je guettais les stridulations des criquets, et j’essayais de les approcher au plus près, tout doucement, jusqu’à ce que ma présence les fasse cesser. Je m’allongeais dans le pré et regardais le ciel bleu immense. Je fixais les rares nuages en me demandant à quelle distance

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CHAPITRE 5

ils pouvaient bien être, et plus je les regardais, plus j’avais la sensation que je pourrais les toucher en ten- dant le bras.

Ensuite, pendant que les autres se baignaient, j’avais poursuivi mon observation des animaux au bord de la rivière. Les petites bêtes se cachaient dans des flaques formées au creux des rochers, sortes d’îlots où poussaient des touffes d’herbes souples et douces. Je débusquais les libellules bleues, les taons qui pouvaient prendre des tailles impressionnantes, les éphémères et toutes ces petites bestioles aux formes incroyables. Et ainsi, de petit rocher en petit rocher, j’avais remonté loin le cours de l’eau. Je n’avais pas mesuré le temps. Je n’avais pas mesuré la distance. Je compris que je m’étais beaucoup éloigné parce que je mis longtemps à faire le trajet inverse. Lorsque je revins enfin à l’endroit de la baignade, les berges étaient désertes, l’eau avait retrouvé son calme et, en dehors de la vie animale qui avait repris possession des lieux, il n’y avait plus personne, ni enfants ni ani- mateurs. J’étais seul.

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CHAPITRE 6

Ma première réaction fut de paniquer. Où étaient- ils passés ? Pourquoi n’y avait-il plus per- sonne au bord de cette fichue rivière ? Je n’arrivais pas à croire qu’ils puissent être partis sans moi. Je descendis en aval, puis remontai en amont, et j’appe- lai. Rien. Personne ne répondit, mes cris se perdirent dans la forêt qui me renvoya un écho angoissant.

Passé ce premier moment d’affolement, je parvins à me raisonner et m’assis sur un rocher pour réflé- chir. Il fallait que je remette en ordre les pensées qui se bousculaient dans ma tête. Le groupe s’était sûre- ment déplacé à la recherche de plantes pour l’her- bier ou pour un jeu d’orientation, ils repasseraient

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forcément par ici pour remonter jusqu’au petit pla- teau et me récupéreraient au passage. D’ailleurs, mon sac était toujours là, posé derrière un tronc d’arbre, je venais de le retrouver. Cette découverte me ras- sura, je me dis qu’ils ne seraient pas partis en laissant un sac sur place et que c’était bien la preuve qu’ils allaient revenir. Oui, c’était ça, j’avais raison, le sac était un indice ! Et je m’y connaissais en indices. Ils avaient l’intention de revenir très bientôt, il ne pou- vait pas en être autrement, je voulais croire à ce scé- nario. Cette idée me calma, et le battement de mon cœur retrouva un rythme à peu près normal.

J’attendis. Pour tuer le temps, je balançai des cailloux dans la rivière, sans me soucier d’effrayer les petits animaux que j’avais pris le temps d’obser- ver quelques heures auparavant. Parfois, je me levais pour appeler en essayant de crier le plus fort possible, avec mes mains en porte- voix. J’essayais de siffler aussi, avec les doigts dans la bouche, comme mon père me l’avait montré. Personne ne vint. Le temps passa, et je n’étais plus si sûr qu’ils allaient revenir.

Et s’ils n’avaient pas vu mon sac derrière la souche ?

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CHAPITRE 6

Dans ce cas- là, ils étaient repartis vers le plateau juste après la baignade, sans savoir que j’étais toujours à la rivière.

Mais oui, le plateau ! J’avais peut- être une chance de les retrouver là- bas. En quatrième vitesse, j’at- trapai mon sac à dos et courus dans la montée qui devait me conduire jusqu’aux landes. Je m’en voulais d’avoir perdu tout ce temps.

Est- ce que j’étais dans la bonne direction ? Trois fois, je dus rebrousser chemin, arrêté par d’épais bosquets de genêts, par des taillis infranchissables ou par des arbres tombés par terre. Dans l’affole- ment, je me précipitais dans des ronciers qui agrip- paient mes vêtements et griffaient ma peau, je tré- buchais sur des racines. J’avais l’impression que la forêt voulait me retenir en multipliant des obstacles sur mon chemin. Je battais alors rageusement les fougères avec la branche qui me servait de bâton, et je cherchais une autre direction. À l’aller, j’avais suivi le groupe, la tête ailleurs, sans me soucier de prendre le moindre repère. Cette rêverie allait peut- être me coûter cher.

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Essoufflé et transpirant, je finis pourtant par retrouver le chemin du plateau. Le vent s’était levé, la cime des grands arbres oscillait, une buse lança un cri strident. Je grimpai vite sur un rocher plat pour balayer l’espace du regard et je constatai désespéré- ment qu’il n’y avait personne : pas plus ici qu’en bas, à la rivière. Le groupe, même s’il était passé par là, était définitivement parti, et je n’avais aucune chance de le rattraper. Je sentis mes jambes devenir toutes molles, je m’affalai la tête entre les mains. J’étais seul, perdu dans la nature. La nuit allait tomber dans quelques heures, la situation ne pouvait pas être pire. Je fondis en larmes. Je pleurai comme un bébé, sans pouvoir m’arrêter. Avec mes larmes jaillissait l’angoisse qui me serrait le cœur depuis ces dernières heures, mais aussi depuis ces derniers mois.

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CHAPITRE 7

Ne pas bouger, rester sur place. Je me rappelais avoir lu ça dans un roman d’aventure. Je savais que je ne rattraperai pas le groupe, car je n’avais aucune idée du chemin qu’ils avaient emprunté. Non, j’espé- rais qu’ils finiraient par s’apercevoir rapidement de ma disparition, et qu’ils reviendraient sur la lande me chercher. Je devais les attendre là, c’était la chose la plus intelligente à faire. Il ne restait que quelques heures avant que le soleil ne se couche. Le temps de rebrousser chemin, ils ne seraient pas là avant un bon moment et je devais m’apprêter à passer une partie de la soirée dehors. J’espérais vraiment que ce ne serait pas le cas, mais je devais m’y préparer.

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Je n’avais jamais dormi à la belle étoile, mais un été, au retour d’un séjour chez des amis, nous avions campé en pleine nature. La vallée était si belle et si sauvage que ma mère avait convaincu mon père d’y planter la tente et d’y passer une nuit avant de rentrer à la maison. Je faisais des bonds partout, enchanté par cette idée, persuadé que j’allais vivre l’aventure de ma vie. Nous avions installé notre petit campe- ment au milieu d’une clairière, et j’avais tout de suite exploré les alentours avec minutie, comme l’aurait fait Robinson sur son île. J’avais repéré un ruisseau en contrebas, on ne mourrait pas de soif. Il y avait des fruits sauvages et des champignons dans le sous- bois, on ne mourrait pas de faim. Et il ne manquait pas de bois dans la forêt pour faire un feu qui éloi- gnerait les bêtes sauvages. J’avais impressionné mes parents qui avaient décrété, amusés, que j’étais prêt à vivre seul dans les bois. Jamais je n’aurais cru que cela se réaliserait un jour… Et là, sur mon rocher, en repensant à cette nuit, je savais parfaitement ce qui m’attendait : l’obscurité profonde, le vent dans les arbres, la vie nocturne et ses bruits mystérieux… Je

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CHAPITRE 7

savais aussi que ce qui m’avait enchanté à l’époque et fait délicieusement frissonner, bien à l’abri dans la tente, entouré de mes parents, allait maintenant prendre une tout autre dimension.

Malgré cela, je ne bougeais pas, comme pétrifié, je continuais à scruter l’horizon, espérant voir surgir quelqu’un. Un adulte mort d’inquiétude qui serait soulagé de m’avoir retrouvé, qui me réconforterait et me ramènerait aux Aulnes. Je voulais retourner à la ferme de mon oncle et de ma tante, m’asseoir dans la cuisine rassurante et leur raconter cette aventure en mangeant des tartines de beurre et de confiture.

J’aurais tellement aimé être ailleurs.

Je ne vis personne et la nuit, peu à peu, me tomba dessus. Les bois, éclairés par les derniers rayons du soleil quelques minutes auparavant, s’assombrirent et prirent une allure inquiétante. Les massifs de bruyère devinrent des taches noires, les rochers des silhouettes menaçantes. Je décidai de rester sur le mien, et je m’y raccrochai comme un naufragé à son radeau. La surface plutôt lisse et encore tiède du soleil de l’après- midi me rassurait. Je pensais que

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la hauteur découragerait la visite de rongeurs ou de bêtes. J’ouvris mon sac, enfilai mon blouson pour me protéger du froid de la nuit, mis la capuche et me recroquevillai, les bras serrés autour de moi le plus fort possible.

Je ne fermai pas l’œil de la nuit, j’étais incapable de glisser dans le sommeil, toujours aux aguets, sur- sautant au moindre bruit ou craquement. Le ciel était dégagé, la clarté des étoiles modelait les forêts en une armée sombre et mouvante qui semblait me surveiller, prête à me fondre dessus au premier mou- vement. Roulé en boule, je me sentais minuscule au milieu de cette nature vivante, qui m’enveloppait de toute son immensité.

C’est le cri aigu d’un animal qui me réveilla en sursaut au petit matin. J’avais fini par m’endormir, épuisé par cette nuit de veille. La dernière chose dont je me souvenais était le ballet silencieux des chauves- souris qui tournaient dans les airs, frôlant parfois le tissu de mon blouson.

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CHAPITRE 8

Je me redressai, raide et courbaturé. Mon dos était complètement mâché par les trous et les bosses de mon « matelas » de la nuit. Autour de moi, des nappes de brume blanche s’élevaient de la lande et s’accrochaient aux rochers. J’avais froid. Et faim, aussi. Dans mon sac à dos, il ne restait pas grand- chose du pique- nique de la veille. Je dévorai en deux minutes la fin de mon sandwich et le dernier gâteau. J’étais quand même optimiste. Aujourd’hui, on viendrait me chercher, ce n’était qu’une question d’heures. Ma disparition avait dû être signalée et des adultes allaient arriver, j’en étais sûr ! Cette pensée m’aida à patienter.

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Mais la matinée passa et personne ne vint. La faim continuait de me tenailler le ventre. Je décidai de fabriquer une sorte de drapeau en accrochant mon blouson à un bâton, et de le planter dans l’as- périté d’un rocher pour signaler ma présence, au cas où quelqu’un arriverait pendant mon absence. Et je partis à la recherche de quelque chose à me mettre sous la dent. Je trouvai des fraises des bois à la lisière de la forêt. Je dénichai des framboises et des mûres, et me griffai les mains pour les cueillir. À mon retour au « camp », ma faim était un peu calmée, mais mon angoisse se réveilla. Mon drapeau était toujours au même endroit, rien n’avait bougé. Personne n’était revenu. Le soleil était haut dans le ciel, il ne devait pas être loin de midi, ils auraient dû être là depuis longtemps. Ce n’était pas normal. Que se passait- il ? Je sentis la panique de la veille me submerger à nou- veau. Que devais- je faire ? Est- ce que j’avais eu raison de rester sur place ? Est- ce que je n’aurais pas dû me mettre en chemin bien plus tôt et essayer de trouver une maison, quelqu’un à qui demander de l’aide ?

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CHAPITRE 8

J’étais incapable de prendre une décision. Je m’assis près du rocher et je laissai passer les heures, immobile, comme hypnotisé par le balancement des arbres et le bruit du vent dans les feuillages, par le bourdonnement des insectes, par les cris aigus des oiseaux haut dans le ciel. J’étais un peu sonné, luttant contre un pressentiment qui envahissait peu à peu mon esprit, mais auquel je refusais de croire.

Soudain, mon cœur fit un bond en entendant des aboiements. Je me levai comme un ressort. Des chiens ! Ils venaient avec des chiens ! Cette fois, ils m’avaient retrouvé, j’avais bien fait de rester sur place sans bouger. J’allais quitter cette forêt, revoir les autres et je tirerai un trait sur cette maudite randonnée. Je scrutai l’horizon, tournai la tête dans tous les sens et j’aper- çus aux loin trois chevreuils qui traversaient la lande.

Ils sautillaient avec grâce, s’arrêtant parfois pour arra- cher une touffe d’herbe. Ils se dirigèrent tranquille- ment dans ma direction et, sans faire plus attention à moi qu’à un arbrisseau ou à un fourré, ils me frôlèrent, puis s’éloignèrent en poussant ces drôles de cris qui m’avaient fait penser à des aboiements de chien. Ils ne

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m’avaient pas vu, j’étais complètement transparent. Ce fut le déclic qui me ramena à la réalité, et je compris à ce moment- là que personne ne viendrait me chercher.

On m’avait tout simplement oublié.

Je n’avais pas partagé de jeux, de bavardages ni de fous rires. Je n’avais pas échangé mon prénom avec d’autres enfants. J’étais resté en retrait et silen- cieux, attendant patiemment la fin du séjour. Qui se serait souvenu de moi ? Qui aurait donné l’alerte ou signalé mon absence ? On m’avait oublié comme on oublie une casquette à la piscine.

J’aurais pu fondre en larmes comme la veille, anéanti par ce que je venais de réaliser, mais, curieu- sement, comprendre la situation m’amena un sen- timent de soulagement. Je n’avais aucune idée de comment j’allais me sortir de là, par contre je savais qu’il ne servait à rien d’attendre de l’aide. Personne ne viendrait. Enfin, pas tout de suite. Je cessai de m’affoler et regardai la masse de nuages noirs au loin dans le ciel. Dans quelques heures, l’orage serait là.

Je devais agir et me fabriquer un abri, car la nuit s’annonçait agitée.

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CHAPITRE 9

Je n’avais jamais fait de cabane dans la forêt.

Enfin, une cabane de branchages, je veux dire. Les seules que j’avais construites étaient faites de cartons récupérés par un copain dont le père travaillait en usine. Lorsqu’il nous rapportait ces tas de cartons de toutes tailles aux motifs bariolés, on voyait arriver un trésor et on se transformait en architectes de génie.

Pendant des heures, on les empilait, on les emboî- tait pour former la cabane, puis on les scotchait et enfin, avec un couteau à pain, on perçait des ouver- tures. La construction était installée dans le garage, et évoluait au gré de nos trouvailles. On ajoutait des pièces supplémentaires, des passages secrets, des

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cheminées en fonction de ce que chacun ramenait : rouleaux en carton, boîtes à œufs, filets à patates…

On avait même tenté d’y adapter des roulettes pour la déplacer. Et puis venait un moment où, à force d’y avoir trop joué, la cabane s’effondrait. Et tout était à recommencer !

Ce jour- là, dans la forêt, je n’avais ni carton, ni scotch, ni couteau et aucun copain pour m’ai- der. J’ai donc fait avec ce que j’ai trouvé autour de moi, je n’avais pas le choix. Des branches pour la structure, des cailloux pour fixer au sol, du lierre et une espèce de chèvrefeuille sauvage pour attacher le tout. Quand l’armature fut prête, je la ficelais entre les fourches d’arbres assez rapprochés, puis je couvris le tout avec des branches de sapin denses et épaisses, puis des fougères. Tresser toute cette végétation, l’at- tacher le mieux possible pour que ça ne s’envole pas quand l’orage serait là me prit du temps, mais j’étais assez fier lorsque je me reculai pour admirer le résul- tat. J’avais choisi de m’installer en lisière de la forêt, à l’abri, sous la ligne des premiers arbres. Je ne vou- lais pas m’enfoncer, car je me souvenais trop bien de

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CHAPITRE 9

l’obscurité et surtout des bruits qui m’avaient terro- risé la nuit d’avant.

Je finissais de tapisser le sol avec des branches lorsque j’entendis le premier coup de tonnerre. Je me figeai. L’orage était encore loin, mais le bruit avait claqué sec.

Il éclata vraiment au milieu de la nuit. J’étais pelotonné au fond de mon abri comme un loir dans son terrier et je ne dormais pas. Le toit au- dessus de ma tête me rassurait un peu, mais je n’arrivais pas à m’habituer à tous les bruits effrayants qui sem- blaient sortir de la forêt. Des éclairs zébraient le ciel, éclairaient le plateau comme en plein jour pour le re- plonger ensuite dans l’obscurité la plus totale.

Soudain, un coup de tonnerre assourdissant me fit sursauter et le déluge s’abattit sur moi. Mon abri résista cinq minutes, puis l’eau s’infiltra, douce- ment d’abord, puis de plus en plus fort, me ruisselant dessus. La tête dans les épaules, je me bouchai les oreilles pour ne pas entendre le vacarme de l’orage et des bourrasques de vent. Je fermai les yeux pour ne plus voir ces éclairs, persuadé que la foudre finirait

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par s’abattre tôt ou tard sur ma cabane et me grille- rait comme une saucisse.

Je ne pourrais pas dire combien de temps dura ce cauchemar. Il vint un moment dans la nuit où les éclairs cessèrent d’illuminer le plateau, et la pluie se calma. L’orage était en train de s’éloigner. Épuisé, je me laissai tomber sur mon tapis de branchages et je m’endormis profondément. Le lendemain, je ne vis pas le soleil se lever sur la lande trempée. Il était déjà haut dans le ciel lorsque j’émergeai de ma cabane, l’air complètement ahuri, étonné d’avoir dormi si longtemps.

Je me déshabillai et posai mes vêtements sur un rocher plat pour les faire sécher. Je restai un long moment à réfléchir, en slip, perché sur mon rocher.

Je savais que personne ne viendrait et j’avais pris ma décision. Lorsque mes vêtements seraient secs, je partirais de cet endroit. J’avais trop attendu. On m’avait oublié comme une vieille chaussette, j’allais leur montrer que j’existais, je partirais et personne ne me retrouverait ! Après ces deux jours de solitude

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CHAPITRE 9

et surtout de peur, je me sentais capable d’affronter n’importe quoi. Enfin presque…

D’un bond léger, je sautai du rocher et sous le soleil de juillet, toujours en slip, je partis chercher de quoi me nourrir dans la forêt.

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CHAPITRE 10

Mon idée était simple : j’allais descendre le cours de la rivière. Je la suivrais aussi loin que je pourrais, elle finirait bien par m’amener quelque part. La forêt regorgeait de baies et de fruits, elle me donnerait à manger. La rivière me donnerait à boire, et tout irait bien ainsi. Et puis je savais y retourner à cette rivière, je me souvenais parfaitement du chemin que j’avais eu tant de mal à retrouver deux jours auparavant. Je rassemblai donc mes affaires, sac à dos et blouson, et je laissai sans regret lande, bruyère et rochers der- rière moi. Je quittai enfin le plateau où j’avais passé tant de temps à me morfondre. Un dernier regard pour ma cabane et je me mis en chemin.

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Ce n’était pas la rivière que j’avais laissée deux jours auparavant. L’orage avait fait grossir les flots, l’eau recouvrait tous les rochers et submergeait les touffes d’herbe souple et les petits buissons dans les- quels j’avais observé des insectes. Le courant, assez fort, charriait des morceaux de bois mort et des branches arrachées. L’orage avait dû être puissant en amont. Je suivis les berges du mieux que je pus. Par- fois une sorte de sentier s’était formé, parfois je devais m’en éloigner pour contourner une petite falaise ou un énorme rocher qui descendait à pic dans l’eau.

D’en haut, je regardais le ruban de la rivière qui ser- pentait dans la forêt et semblait ne jamais finir.

J’ai marché longtemps. Et je me suis arrêté sou- vent aussi, pour me reposer ou pour cueillir des fruits et essayer de calmer la sensation de faim qui ne me lâchait pas une seconde. J’aurais donné n’importe quoi pour mordre à pleines dents dans une pomme ou un morceau de pain, et je ne parle même pas du chocolat ! Je me disais que si la faim était trop forte, j’arriverais bien à pêcher ou à trouver des œufs dans un nid, ou même du miel, des noisettes et des

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CHAPITRE 10

châtaignes. Tout en marchant, j’échafaudais des sys- tèmes pour attraper des poissons sans canne à pêche, ou des rayons de miel sans me faire attaquer par les abeilles. J’essayais de me rappeler comment faire du feu sans allumettes. Il fallait aussi que j’améliore ma technique de cabane. Je pourrais chercher un abri dans un rocher, une sorte de caverne dont je ferme- rais l’entrée par des branchages pour me protéger des bêtes. Mon imagination tournait à plein régime, vagabondait, se perdait dans des rêves de vie sau- vage.

Jusqu’à ce que je voie la barque. Elle était très vieille, en bois et presque entièrement recouverte de mousses et de feuilles mortes. Elle ne flotterait jamais.

À qui appartenait- elle ? Elle devait être là depuis longtemps, on voyait bien qu’elle n’avait pas servi depuis un bon moment. J’arrivai à la mettre à l’eau après de gros efforts et étrangement, elle ne coula pas. Une courte hésitation, puis je montai dedans et le courant fit le reste.

Comme c’était bon de s’asseoir et de se lais- ser porter, de voir défiler ces berges de rivière où

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l’épaisseur de la végétation rendait la marche dif- ficile. Parfois, je me servais de mon bâton comme d’un gouvernail pour éviter quelques rochers, je repoussais le bois mort qui flottait sur la rivière. Par- fois, je laissais la barque filer à sa guise, accélérer ou ralentir, frôler la berge pour s’arrêter, puis repartir.

Je laissais ma main tremper dans l’eau. Gagné par la fatigue, les yeux fiévreux, je ne pensais plus aux Aulnes, au groupe ni à rien d’autre. La barque qui descendait le cours de l’eau m’éloignait de tous ces mauvais souvenirs. J’avais la certitude que le fil de cette rivière m’amènerait vers une autre vie. Bercé par les ondulations de l’eau, tout se mélangeait, je ne savais pas si je dormais ou si j’étais éveillé. De nou- veau, j’eus peur. Je voyais des visages se former dans la masse compacte des arbres, ou dans les aspéri- tés des petites falaises que la barque longeait dou- cement. J’avais la sensation étrange d’être observé, et le moindre envol d’oiseau dans les feuillages me faisait sursauter. Je crois que j’ai crié. Et encore crié.

Avant de tomber dans la barque, endormi pour de bon.

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CHAPITRE 10

C’est le froid qui a dû me réveiller. La barque s’était immobilisée contre la berge, coincée par un amoncellement de branches et d’algues. Je mis quelques instants à rassembler mes idées et à re- constituer le puzzle de ces derniers jours pour réaliser enfin où j’étais, et je descendis de la barque. La nuit était noire, mais là- bas, entre les arbres, je ne rêvais pas, j’en étais certain, il y avait une lueur. Une petite lumière vacillante, mais bien réelle, vers laquelle je me précipitai.

La lumière venait d’une petite maison de pierre sèche posée au centre d’une clairière. Je m’approchai d’une fenêtre, mais des rideaux épais m’empêchèrent de voir à l’intérieur. J’avais faim, j’étais fatigué, je mourais d’envie de tambouriner à la porte et de demander de l’aide, mais je ne le fis pas. Qui pouvait bien habiter là, dans cet abri isolé au fin fond de la forêt ? Et si je tombais sur des gens dangereux ? Je repensais à tous les livres que j’avais lus où les héros tombaient dans des pièges dont ils ne pouvaient plus s’échapper. Je décidai d’attendre le lendemain pour donner signe de vie. Il ferait jour et ce serait plus

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rassurant. Sans faire de bruit, je m’éloignai de la petite maison et me dirigeai vers la deuxième petite construction de pierre dont j’ouvris discrètement la porte. C’était une bergerie, je le compris tout de suite à l’odeur. Je me glissai près des bêtes qui, à mon grand soulagement, ne firent aucun bruit, et m’ef- fondrai sur la paille pour tomber à nouveau dans un lourd sommeil.

Lorsque je me réveillai le lendemain, les brebis avaient disparu. Près de moi, il y avait un gros mor- ceau de pain posé sur un torchon et une feuille de papier sur laquelle était écrit : « Vous ne devez pas rester là. Fuyez. »

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CHAPITRE 11

D’abord, je mangeai. J’engouffrai la demi- tourte de pain avec tellement de précipitation que je dus rapidement m’arrêter et attendre que les premières bouchées soient passées pour pouvoir continuer.

Quand je fus rassasié, je pris le temps de regarder autour de moi. Le lieu au plafond bas était un peu sombre, seules deux petites ouvertures percées dans les murs de pierre amenaient un rayon de lumière dans lequel la poussière de foin voltigeait. Il y avait des râteliers le long des murs et j’aperçus dans un enclos de bois, séparé du reste de la pièce, une brebis couchée sur un lit de paille. Sûrement une bête qui n’avait pas pu suivre le reste du troupeau.

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Assis dans le foin, je relus le morceau de papier qui m’intriguait. Pourquoi devais- je fuir ? Comme si je courrais un grave danger, comme si un malheur allait s’abattre subitement et me terrasser sur place.

Depuis trois jours, j’avais vécu la peur, la solitude, le fracas de l’orage, les cauchemars dans la forêt.

Cette petite maison et sa bergerie m’apparaissaient comme un refuge où je trouverais sûrement de l’aide et de la compréhension. Avec la lumière rassurante du matin, j’avais retrouvé du courage et j’étais bien décidé à parler à la personne qui habitait ici. Je pliai le papier dans la poche de mon short et je sortis de la bergerie : le soleil me fit plisser les yeux.

– Hé ho ! Hé ! Il y a quelqu’un ?

Mais le berger devait être avec son troupeau, car personne ne me répondit. La porte de la maison était entrouverte, mais je ne voulus pas entrer.

Je me contentai de faire le tour des bâtiments et quelque chose me frappa. La petite maison et sa bergerie étaient implantées au centre d’une clairière ronde, comme il est rare de le voir dans la nature.

De cette clairière, plusieurs sentiers s’échappaient.

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CHAPITRE 11

Vers la forêt ou vers la rivière légèrement en contre- bas. J’étais en train de me demander où le berger pouvait bien emmener paître ses bêtes, lorsque mon regard fut attiré par quelque chose posé par terre.

Je m’approchai doucement. Tout autour de la clai- rière, le long de la lisière de la forêt, une multitude de galets et de cailloux dessinant des arabesques et d’autres motifs géométriques étaient disposés au sol.

Ils formaient une sorte de cercle. On aurait dit un chemin de dentelle, une frontière qui départageait le domaine sauvage de la forêt de celui, habité, de la bergerie. Je n’arrivais pas à détacher mes yeux de ces dessins incroyables. Les galets provenaient sûrement de la rivière et les cailloux des petites falaises que ma barque avait longées. Il avait fallu récolter toutes ces pierres et les amener jusqu’ici, c’était un énorme travail. Le berger devait être fort et charpenté. Je me baissai pour toucher l’un des cailloux, lorsque j’en- tendis un hurlement derrière moi :

– Noooon !

Je me retournai en sursautant. Perchée sur un cheval qui me paraissait gigantesque, une fille aux

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yeux noisette me lançait un regard furibond. Elle était plutôt frêle et devait être à peine plus âgée que moi. Je compris tout de suite que j’étais en présence de la bergère. Elle sauta de son cheval avec légèreté et se planta devant moi.

– Tu ne dois pas toucher aux pierres.

– Mais je voulais juste…

Elle répéta, avec des éclairs dans les yeux :

– Tu ne dois pas toucher aux pierres, je te dis. Et tu dois partir, c’était écrit sur le mot. Tu ne sais pas lire ?

– Si, mais…

– Alors tu dois partir. Qu’est- ce que tu fais encore là ?

Au lieu de tout lui expliquer, je restai complète- ment figé par la dureté de son ton.

– Retourne d’où tu viens !

Cette dernière phrase, lancée comme une flèche, me toucha en plein cœur. D’où est- ce que je venais ? Pas une seconde je ne pensais aux Aulnes. Non, ce fut l’image de ma maison qui apparut avec net- teté. Ma maison avec ma chambre sous les toits et

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CHAPITRE 11

tous les posters accrochés aux murs, mon bureau en désordre, mes bandes dessinées, mes figurines et ma collection de cailloux précieux. J’aurais tant aimé retourner d’où je venais ! Rembobiner le film, retrouver mes parents et reprendre le cours de ma vie insouciante avant le jour maudit. Je venais d’un pays qui m’était devenu inaccessible à jamais. Je le savais. Et là, perdu au milieu de nulle part, en face de cette fille au visage fermé, la douleur que je connaissais bien remonta à la surface. Je m’assis par terre et pris mon visage entre mes mains. Une grosse boule dans la gorge m’empêchait d’articuler le moindre mot.

La fille dut sentir que quelque chose ne tournait pas rond parce qu’au bout d’un moment, elle s’ap- procha de moi, me tira le bras et me dit d’un ton brusque :

– Allez, lève- toi.

Elle siffla légèrement, et l’énorme cheval qui s’était éloigné pour brouter un peu d’herbe s’appro- cha de nous d’un pas nonchalant.

– Escalade.

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Avec ses mains, elle me fit une sorte de marche- pieds qui m’aida à grimper sur la bête. La hauteur de l’animal me surprit. J’avais l’impression d’être perché sur une échelle, je n’aurais jamais pensé que c’était si haut. La fille se mit en marche et le cheval lui emboîta le pas spontanément, sans qu’elle ait besoin de le prendre par le licol. Je m’accrochai à l’épaisse crinière pour ne pas perdre l’équilibre, et me laissai emporter.

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CHAPITRE 12

La fille marchait devant. Elle semblait suivre un chemin connu d’elle seule qui nous mena d’abord à travers la forêt, puis sur des sentiers un peu plus escarpés. Le cheval la suivait docilement. Il avait le pied sûr et posait ses sabots lentement, sans jamais trébucher ou être déséquilibré. Sans lâcher la cri- nière, je caressais son poil épais et je sentais rouler ses muscles puissants qui tressautaient comme pour chasser une mouche imaginaire. De temps en temps, la queue de l’animal, dans un mouvement de va- et- vient, fouettait mes mollets. J’aurais aimé que cette promenade ne s’arrête jamais. J’ignorais où cette fille nous conduisait, mais je me sentais en

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sécurité. Il me semblait que rien ne pourrait m’arri- ver sur cette monture, que quelqu’un prenait enfin les choses en main. Je n’aurais plus à décider ni à choisir, comme j’avais été obligé de le faire depuis trois jours.

Nous avions quitté l’ombre de la forêt depuis un bon moment, et continuions à suivre des sen- tiers rocailleux bordés de thym sauvage et de buis rabougris. Quelques dizaines de mètres plus tard, nous arrivâmes dans une prairie qui surplombait la vallée. Au loin, je vis des petits points blancs évoluer dans l’herbe grasse : nous avions rejoint le troupeau de la bergère.

La fille émit un drôle de bruit, à mi- chemin entre un sifflement et un roulement prolongé de R et les brebis, dans un même mouvement, trottinèrent vers nous en bêlant. Elles se massèrent autour du cheval.

La fille les écarta et me fit signe de descendre. Je me laissai glisser à terre et passai à travers le flot de brebis pour me poster en face du cheval, à la hau- teur de ses naseaux. Comme s’il avait compris mon intention, l’animal baissa la tête et je pus caresser sa

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CHAPITRE 12

peau douce et sensible. Je sentais le souffle chaud de sa respiration.

La fille se retourna, un peu étonnée.

– Daisy a l’air de bien t’aimer.

Je venais de faire connaissance avec Daisy, la plus formidable jument au monde. Je lui donnai une dernière caresse sur le nez et je rejoignis la fille qui s’était assise sur un rocher. J’étais impressionné, j’avais même un petit peu peur, je ne savais pas ce qui allait se passer maintenant. Je repensais à ses yeux durs et aux mots violents qu’elle m’avait adres- sés tout à l’heure. Elle prit une petite herbe qu’elle mâchonna et s’installa un peu plus confortablement en s’adossant au rocher.

– Allez, raconte. Comment est- ce que tu as atterri ici ?

Je m’assis à côté d’elle, et après une hésitation de courte durée, je lâchai tout. Absolument tout. Les Aulnes, puis la randonnée : comment j’avais été oublié, comment j’avais attendu, puis espéré le retour du groupe, et ma décision de partir pour ne plus jamais revenir. Je parlais sans m’arrêter, avec émotion, les

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mots contenus depuis trop longtemps jaillissaient de ma bouche. Mes idées se bousculaient, ça sortait dans le désordre. Je parlais d’orage, de cabane, de barque, de chevreuils qui aboient, mais aussi de mon oncle et de ma tante, et puis d’Emilia. Je revenais sur des petits détails sans importance, puis j’enchaînais sur autre chose. Franchement, je ne sais pas comment la fille a pu comprendre quelque chose à tout ça. Je marquai une pause pour reprendre ma respiration et me tournai vers elle.

– Et c’est tout ?

Elle me regardait, elle savait que ce n’était pas fini, que je n’avais pas tout dit. J’hésitai un peu et racontai le reste. Sans larmes, sans boule dans la gorge, en choisissant mes mots avec soin pour être au plus proche de ce que je ressentais. Quand le silence s’installa entre nous, elle dit juste :

– Je m’appelle Sonia. Tu peux rester quelques jours ici si tu veux. Tu dormiras dans la bergerie.

Mais il faudra que tu fasses exactement ce que je te dis de faire quand je te dirai de le faire.

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CHAPITRE 12

L’étrangeté de cette dernière phrase fut vite balayée par la joie qui gonfla ma poitrine. Rester dans cet endroit coupé du monde, oui, c’était une bonne idée ! Je ne voulais pas retourner aux Aulnes.

Je ne voulais pas revoir ces gens qui m’avaient oublié dans la forêt. Ils m’avaient laissé tomber, je vou- lais leur donner une leçon et disparaître. Cette fille étrange m’en donnait l’occasion. Je ne dis rien, mais mon visage parlait pour moi. Je ne pus m’empêcher d’afficher un grand sourire.

Daisy s’approcha de nous pour réclamer quelques caresses, et Sonia en profita pour décrocher la petite sacoche qu’elle portait sur le flanc. Dedans, il y avait des tartines de pain et du fromage.

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CHAPITRE 13

Comment une fille à peine plus âgée que moi avait pu se retrouver seule dans la montagne avec un troupeau de brebis et une jument immense ? J’avais mis deux jours avant d’oser poser la question à Sonia.

Deux jours pendant lesquels, sans rechigner, sans me plaindre, j’avais suivi le rythme de la bergère.

Je me levais aux aurores avec elle pour rejoindre les pâturages des brebis, puis les lieux de chôme où les animaux se reposent aux heures chaudes de la jour- née. Nous revenions ensuite à la nuit tombée, et je ne tardais pas à m’écrouler sur mon matelas de paille dans la bergerie et à dormir profondément jusqu’au lendemain. Sonia passait ses journées à surveiller ses

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bêtes, à les guider, à les rassembler. Les sens toujours en éveil, prête à porter secours à chaque brebis en difficulté, elle était infatigable. J’avais du mal à la suivre. Un jour, après avoir galopé après un agneau qui s’était éloigné, je m’effondrai au pied d’un arbre et lui demandai :

– Mais comment tu fais ?

– J’ai l’habitude. Je passe l’été ici, avec le trou- peau, tous les ans depuis que je suis toute petite. Je redescends avec Daisy une seule fois pour me ravi- tailler, et puis je remonte. Le reste du temps, je suis seule.

Je supposais que son père avait une exploitation dans la vallée et envoyait un troupeau à l’estive deux mois de l’année, et que sa fille veillait sur les bêtes.

Cela me paraissait tellement éloigné de tout ce que j’avais connu jusqu’ici. J’avais du mal à imaginer que des parents puissent laisser leur enfant seul dans la forêt.

– Mais tu n’as jamais peur, toute seule ?

Je repensais à tous les moments de frayeur que j’avais connus quelque temps auparavant.

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CHAPITRE 13

– Si, souvent. Mais je suis protégée.

Encore une réponse énigmatique à laquelle je ne comprenais pas grand- chose. Les rares fois où je par- lais avec Sonia, j’avais l’impression qu’un double sens se cachait derrière chacun de ses mots, comme un message que je n’arrivais pas à déchiffrer.

– Protégée de quoi ?

– De quelque chose qu’il faut éviter de croiser sur son chemin.

Elle vit à mon regard qu’elle en avait trop dit.

– T’occupe et descends récupérer la sacoche, j’ai oublié de la prendre, elle est restée dans la bergerie.

Si tu veux manger, il faut marcher.

Je haussai les épaules et je m’engageai sur le chemin, un peu déçu de ne pas avoir réussi à lui tirer les vers du nez. Elle n’était vraiment pas bavarde, cette Sonia ! Les étés dans la montagne semblaient l’avoir rendue sauvage, même. Je n’avais pas réussi à savoir si elle allait à l’école lorsqu’elle redescendait dans la vallée, si elle avait des copains ou s’il lui arri- vait de partir en vacances. Elle paraissait tellement proche de son troupeau et elle connaissait si bien la

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forêt que j’avais du mal à l’imaginer ailleurs que dans la montagne. Encore moins au milieu d’un groupe d’élèves, avec un cartable sur le dos et des devoirs à rendre pour le lendemain.

Tout en suivant le sentier, je me dis qu’avec le temps, elle finirait bien par se confier et par me dire qui elle était et ce qu’elle aimait. Car oui, j’étais fer- mement persuadé que je resterais à jamais dans ce coin de nature, loin des contraintes et hors du temps.

Je ne voulais plus penser aux Aulnes. D’ailleurs, il me semblait que cet épisode de ma vie s’estompait de ma mémoire. Les gens, les bâtiments, les moments passés là- bas, mon oncle et ma tante, tout devenait plus flou, comme enveloppé d’une légère brume.

J’étais tellement perdu dans mes pensées que je ratai le vieux sapin où se croisaient les chemins, un de mes repères pour arriver jusqu’à la bergerie. Je continuai à marcher sans m’en apercevoir, croyant être dans la bonne direction. J’étais pourtant bien placé pour savoir que les chemins se ressemblent et prennent parfois un malin plaisir à vous perdre. Je suivis donc ce sentier qui me semblait familier et je

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CHAPITRE 13

débouchai sur une sorte de petite clairière. À ma grande surprise, sous un énorme roncier et une belle épaisseur de lierre sauvage, se blottissait une maison.

Une petite tache rouge au milieu de la masse verte de végétation attira mon attention. Je stoppai net. La petite tache rouge bougea légèrement et, derrière ce qui était en fait un rideau, apparut furtivement le visage d’une vieille femme.

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CHAPITRE 14

– Hé ! qu’est- ce que tu faisais ?

Sonia m’interpella de loin. Elle devait avoir faim. Mon petit détour avait pris du temps, et l’après- midi était bien entamé lorsque je retrouvai le troupeau.

Je déballai la sacoche sur un rocher : le pain, le fromage, un morceau de jambon sec, de l’eau dans une bouteille et des pommes.

– Qui est la femme qui habite dans la forêt ? Sonia pâlit.

– Quelle femme ?

– La vieille femme dans la maison recouverte de ronces. Je me suis perdu en allant chercher le sac.

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J’ai pas rêvé, je suis sûr d’avoir vu quelqu’un. Tu la connais ?

– Elle t’a vu ?

– Ben oui, je crois, puisque le rideau s’est soulevé au moment où je suis arrivé.

– Elle a dû te sentir…

– Me sentir ?

Sonia avait l’air préoccupée et inquiète à la fois, elle s’était arrêtée de manger et triturait machina- lement le torchon qui enveloppait les victuailles. Je continuai :

– Il y avait quelque chose d’étrange dans cette clairière : pas un seul bruit, c’était le silence total.

En effet, je n’y avais pas fait attention tout de suite, mais le chant des oiseaux, le bourdonnement des insectes, jusqu’au vent dans les branches des arbres, toute la vie semblait avoir déserté cet endroit.

Je m’étais empressé de tourner les talons, mal à l’aise, sans trop savoir pourquoi. J’avais rebroussé chemin rapidement et presque couru pour m’éloigner le plus vite possible.

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CHAPITRE 14

– Ce soir, tu dormiras dans l’abri. Tu ne dois pas rester dans la bergerie. On ne sait jamais.

– Mais enfin, tu ne peux pas m’expliquer ce qu’il se passe à la fin ?

Je m’énervai un peu, mais c’était peine perdue.

Quand je la vis se lever pour aller déplacer le trou- peau, je compris que la conversation était finie. Je rangeai les restes de nourriture dans la sacoche et me dirigeai vers Daisy qui broutait paisiblement. Avec elle, au moins, je pouvais avoir de vraies conversa- tions. Tout en lui caressant le bout du museau, je lui racontais plein de choses : des idées, des souve- nirs, parfois des phrases sans queue ni tête. Elle me regardait avec ses grands yeux bordés de cils épais qui semblaient me dire que oui, elle entendait tout ce que je lui disais, et elle comprenait tout. Lorsque je voyais sa belle tête intelligente, j’étais persuadé qu’elle comprenait même ce que je ne disais pas.

Une dernière caresse et quelques grattements sous le menton, comme elle aimait, et je la laissai rejoindre le troupeau pour brouter la belle herbe grasse.

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Le reste de la journée se déroula tranquille- ment. Nous suivions le circuit habituel que les brebis connaissaient presque par cœur, et je ne pensais plus à la vieille femme dans la clairière silencieuse. Le soleil allait se coucher quand Sonia battit le rappel.

Elle émit son sifflement particulier tout en sortant un peu du sel qu’elle gardait toujours dans ses poches pour attirer les brebis. Elles accoururent en trottinant pour retourner sur le chemin de la bergerie. Sonia m’avait laissé passer devant, elle fermait la marche et encourageait les traînardes à se presser un peu pour rattraper le reste du troupeau.

C’est au coin d’un bosquet que je tombai sur une chose horrible. Je faillis marcher dessus. Un tas de chair sanguinolente était posé là, par terre, en travers du sentier. Un corps couvert de traces de lacérations profondes et dont certains morceaux étaient éparpil- lés. Une odeur écœurante flottait près du cadavre, sur lequel s’agglutinait une nuée de mouches bleues dans un bourdonnement sonore.

Je poussai un cri. Les brebis, sentant la mort, s’ar- rêtèrent instinctivement. Sonia accourut. Elle se figea.

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CHAPITRE 14

– C’est un cerf. Enfin, ce qu’il en reste.

Elle regarda autour de nous, aux aguets, comme si elle s’attendait à voir surgir quelque chose de la forêt.

– C’est trop tôt, elle n’aurait pas dû sortir…

– De qui tu parles ? Qui a attaqué ce cerf ?

– Ce soir, tu comprendras. Viens, on y va, il faut rentrer avant la nuit.

Nous descendîmes le sentier au pas de course.

Les brebis, pressées de retrouver la bergerie et pous- sées par les sifflements de Sonia, formaient un long cordon blanc qui serpentait dans la forêt. Je suivais en me demandant ce que j’allais bien pouvoir décou- vrir cette nuit- là.

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