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La création du quartier portugais de Montréal. Une histoire d entrepreneurs The creation of Montreal s Portuguese district: An entrepreneurs history

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Academic year: 2022

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La création du quartier portugais de Montréal.

Une histoire d’entrepreneurs

The creation of Montreal’s Portuguese district:

An entrepreneurs’ history

Denis Robichaud, Ph.D.

Travail, Économie et Gestion, Télé-université 455, rue de l’Église, C.P. 4800, succ. Terminus

Québec (Québec) G1K 9H5, Canada

Résumé

Cet article vise à discuter du rôle des entrepreneurs dans la création d’un quartier et d’une com- munauté ethniques. Pendant les quatre dernières décennies, les Portugais de Montréal ont développé une communauté complexe et prospère, démarrant des organisations, des entreprises et des services de communication et d’information dans leur langue. Qui sont les principaux acteurs qui se cachent derrière la fondation du quartier portugais ? D’une part, la question centrale est de savoir si les entre- preneurs sont des agents de changements social et économique, capables de créer des conditions pour la sociabilité et pour l’affirmation des valeurs culturelles portugaises à Montréal. D’autre part, de manière plus générale, nous cherchons à comprendre, à travers l’histoire de la création d’un quartier ethnique, comment s’exerce l’influence des entrepreneurs sur le changement social et économique.

© 2004 Lavoisier, Paris. Tous droits réservés.

Adresse e-mail : drobicha@teluq.uquebec.ca

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Abstract

This paper discusses the impact of entrepreneurs in creating a district and an ethnic community.

More particularly, the last four decades have seen Portuguese residing in Montreal develop a com- plex and prosperous community. They have started up organisations, enterprises and communication and information services in their own language. Who are the main actors that founded the Portuguese district? The fundamental question is to determine whether the entrepreneurs are social and econom- ical change agents, capable of creating ideal conditions for sociability and the affirmation of the cul- tural values of the Portuguese society in Montreal. Also, in a more general manner, we aim at under- standing, through the history of the creation of an ethnic district, the importance of the entrepreneurs and their influence on the social and economical changes that we witness in our society.

© 2004 Lavoisier, Paris. Tous droits réservés.

Mots clés : Immigration et métropoles ; Vie de quartier ; Trajectoires résidentielles ; Réseaux sociaux ; Entrepre- neuriat ; Développement local.

Keywords: Immigration and Metropolis ; Neighbourhood Life ; Residential Mobility ; Social Networks ; Entre- preneurship ; Local Development.

Notre article traite des acteurs à l’origine de la création d’un quartier et d’une commu- nauté ethniques dans la ville de Montréal. La communauté portugaise est la septième com- munauté ethnique en importance au Québec. Son implantation à Montréal constitue un fait social particulièrement intéressant : la création de la communauté portugaise remonte au début des années 50 et le quartier portugais s’est formé en moins de dix ans. Pendant les dernières décennies, les Portugais ont développé une communauté complexe et prospère, démarrant des organisations, des entreprises et des services de communication et d’infor- mation dans leur langue. Les chercheurs ont ainsi accès à une population d’immigrants de première génération assez large et bien établie sur le territoire. Cette particularité permet de remonter dans le temps et d’étudier le phénomène dès son origine.

Qui sont les principaux acteurs qui se cachent derrière la fondation du quartier portugais de la ville de Montréal ? La recherche documentaire montre que le premier responsable de la création du quartier portugais est le gouvernement canadien. En effet, le plan d’immi- gration du gouvernement de l’époque est la bougie d’allumage du mouvement migratoire des Portugais au Canada. L’année 1953, où sont signés des accords bilatéraux entre les gouvernements portugais et canadien, est considérée comme une année charnière de l’immigration portugaise au Canada. Devant une pénurie de main-d’œuvre dans les sec- teurs agricoles, forestier et ferroviaire, le gouvernement du Canada recrute alors des Por- tugais pour combler ses besoins.

D’une part, la question centrale est de savoir si les entrepreneurs sont des agents de changements social et économique, capables de créer des conditions pour la sociabilité et pour l’affirmation des valeurs culturelles portugaises à Montréal.

D’autre part, de manière plus générale, nous cherchons à comprendre, à travers l’his- toire de la création d’un quartier ethnique, comment s’exerce l’influence des entrepreneurs sur le changement social et économique. Comment les entrepreneurs portugais sont-ils par- venus à rediriger et à redéfinir l’organisation des ressources sociales et économiques à tra- vers leur propre contrôle et leurs propres perceptions de l’ordre social ? Pour y parvenir,

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nous avons développé une approche qui allie l’histoire et la sociologie anthropologique. La description de l’histoire du quartier portugais et de l’évolution des institutions et des prati- ques entrepreneuriales portugaises permet de faire l’étude diachronique des phénomènes entrepreneuriaux portugais, de leur donner un sens et une logique interne et d’obtenir une meilleure compréhension de leur ensemble synchronique.

1. Méthodologie

La communauté portugaise comprend des organismes, des entreprises et des individus.

Si nous voulons comprendre les activités des entrepreneurs portugais de Montréal, nous devons disposer de plus d’une méthode et de plus d’un cas.

Les critères suivants ont été utilisés pour sélectionner la population d’immigrants- entrepreneurs :

Il s’agit d’immigrants de première génération, c’est-à-dire nés au Portugal ;

Il s’agit d’entrepreneurs en affaires depuis 1950 ;

Les entreprises sont de la ville de Montréal ;

Le siège social de ces entreprises se trouve sur le territoire de la ville de Montréal et ses activités s’y déroulent également.

La recherche montre que la ville de Montréal compte 350 entreprises portugaises 1. Parmi celles-ci, environ une centaine d’entreprises appartiennent à des immigrants de pre- mière génération. Notre stratégie a donc consisté à nous introduire dans la communauté portugaise par l’entremise d’un informateur bien établi et reconnu par l’ensemble des membres, pour ensuite procéder à une cinquantaine d’entrevues en profondeur menées auprès de 40 entrepreneurs et 10 représentants d’organismes portugais tels la paroisse Santa Cruz, l’école secondaire Lusitana, la chambre de commerce portugaise, la Caisse d’économie portugaise, la Banco Totta & Acores, les journaux A Voz de Portugal et Lus- soPresse, et tenir trois groupes de discussion, le tout appuyé par une vaste recherche docu- mentaire. Nous avons donc utilisé des méthodes multiples, susceptibles de mieux éclairer l’un ou l’autre enjeu ou une ou plusieurs questions secondaires sous un enjeu donné.

Les données ont été recueillies et analysées en s’inspirant de la méthode proposée par Huberman et Miles (1991). Dans un premier temps, nous avons condensé les données bru- tes de manière à les transformer en fonction de notre cadre conceptuel. Ensuite, nous avons créé un assemblage organisé de l’information afin de les rendre accessibles et de permettre une analyse qualitative valide. Enfin, nous avons réalisé l’élaboration et la vérification des conclusions tout au long de la recherche, soit pendant la collecte de données, le codage, l’organisation des informations et la rédaction de notre rapport.

En bref, nous avons étudié l’entrepreneur portugais dans son contexte économique, social et culturel en utilisant une approche « structurelle » qui veut qu’au niveau micro, la

1L’échantillon a été constitué à partir du répertoire d’entreprises Portugal em Montréal. Sa validité est assu- rée par le fait qu’il est tenu à jour depuis 28 ans par un membre de la communauté ; il jouit d’une large diffusion et représente un des meilleurs outils de promotion pour les entreprises portugaises de Montréal.

Les organismes ont été repérés à l’aide d’un répertoire établi en 1990 par le ministère des Communautés cul- turelles et de l’Immigration du Québec.

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société soit formée d’individus qui font des choix et prennent des décisions à l’intérieur d’un contexte social et culturel bien précis.

2. Les limites de l’étude

Un premier facteur limitatif de notre étude est relié à l’approche choisie. En effet, la pré- sente recherche se limite à une communauté qui évolue dans un territoire restreint. Nous avons orienté nos travaux sur la problématique particulière de la communauté portugaise de la région urbaine de Montréal. Notre recherche se limite donc explicitement à cette région et ne prétend pas apporter de réponses qui soient généralisables à l’ensemble du Québec ou ailleurs.

En outre, notre approche ne signifie pas qu’une explication doit contenir tous les aspects d’un phénomène ou d’une société. Les questions de recherche se concentrent principale- ment sur le groupe formé des entrepreneurs de la communauté portugaise de Montréal.

Cette communauté possède des associations communautaires, des émissions de radio et de télévision, trois journaux, des associations sociales et religieuses, une caisse d’économie, une chambre de commerce et un mouvement politique. Ces groupes d’intérêt portugais affichent leur distinction, leurs modes de communication, leur structure d’autorité, leurs procédures décisionnelles et leur idéologie en plus de laisser voir les processus de sociali- sation de leurs membres. Ainsi, nous n’abordons pas les interactions des institutions de la communauté portugaise avec les groupes d’intérêt de la société québécoise. Nous cher- chons plutôt à découvrir les fonctions organisationnelles formelles et informelles où nous soupçonnons que les entrepreneurs sont actifs, et le rôle de chacun dans la création du quar- tier et de la communauté.

Un autre facteur limitatif se situe du côté de la revue de la littérature. En effet, l’analyse de la littérature se limite au domaine anthropologique qui traite d’entrepreneuriat immi- grant et aux travaux qui concernent spécifiquement le quartier portugais de Montréal. Ces choix sont motivés par le fait qu’ils constituent une entrée originale en la matière et qu’ils permettent de mieux cerner nos questions de recherche touchant les entrepreneurs. En effet, l’angle de vision que nous adoptons pour aborder un quartier et une communauté eth- niques est différent de celui qu’on retrouve dans les autres domaines traitant des immi- grants et des entrepreneurs.

D’une part, les domaines de la géographie urbaine et de la sociologie étudient les par- cours, les stratégies et les motifs des choix résidentiels de diverses communautés et leur intégration dans les milieux urbains. Des sujets comme les effets des mouvements de migration régionale, nationale et internationale sur les grands centres urbains, la gestion urbaine, l’accès au logement, les processus ou les modes d’insertion et d’intégration dans les quartiers multiethniques, la mobilité résidentielle, la ségrégation socio-spatiale et les impacts socio-culturels consécutifs à l’arrivée d’immigrants sont largement documentés 2. D’autre part, le domaine de l’entrepreneuriat étudie les processus de création d’entrepri- ses et réalise des comparaisons entre les différents groupes ethniques à partir des points de

2À cet égard, nous référons le lecteur au Projet Métropolis qui regroupe un grand nombre de chercheurs inter- nationaux autour de la problématique de l’insertion des immigrants en milieux métropolitains.

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vue social, culturel et économique. Parmi les sujets abordés, on retrouve entre autres : les rapports et l’impact démographique de la présence de diverses communautés culturelles sur le secteur des petites entreprises et sur l’activité économique des quartiers ; les possi- bilités de développement des potentiels économiques par l’exploitation des diversités eth- nique et raciale ; l’insertion économique des immigrants, les trajectoires économiques des différents groupes ethniques ; les principaux facteurs individuels qui conditionnent l’inté- gration socio-économique des immigrants ; la discrimination sur le marché du travail ; et la réussite de l’insertion économique des immigrants reliée aux caractéristiques individuel- les de certaines catégories d’immigrants.

Ainsi, la recherche documentaire n’a pas permis d’identifier d’étude se concentrant sur le rôle des entrepreneurs dans la création d’un quartier et d’une communauté ethnique.

Cependant, le fait de ne pas étudier en profondeur les itinéraires résidentiels ou les autres sujets abordés dans d’autres domaines ne signifie pas que nous devons les ignorer. Au con- traire, notre recherche apporte une explication complémentaire à ces résultats pour com- prendre la dynamique interne de la communauté portugaise. C’est précisément là que réside l’originalité de notre contribution.

Une dernière limite de cette étude tient aux contraintes méthodologiques que le nombre réduit d’entrepreneurs portugais de première génération impose. En effet, avec une popu- lation totale d’entrepreneurs limitée à environ 100 individus, il est difficile de réaliser une enquête statistique et de mesurer la relation ou la liaison qui existe entre deux ou plusieurs variables. À cette entrave, s’ajoute un autre obstacle de taille : la réticence des Portugais à répondre à toute forme de questionnaire.

3. Littérature

D’entrée de jeu, précisons que nous n’avons identifié aucune recherche traitant spécifi- quement du rôle des entrepreneurs dans la création d’un quartier ethnique. Nous avons con- sulté un inventaire d’environ mille (1000) revues de gestion contenues dans les banques informatiques, exploré les sites Internet du Projet Métropolis, et ceux du Groupe de Recherche Européen sur les Milieux Innovateurs (GREMI) sans mettre la main sur des tra- vaux permettant d’établir des comparaisons.

Ainsi, pour apporter un éclairage à nos préoccupations, nous nous sommes repliés d’une part sur la littérature sociologique et anthropologique traitant d’entrepreneuriat immigrant et d’autre part sur la littérature traitant spécifiquement de la création du quartier portugais de Montréal.

3.1. La littérature sociologique et anthropologique

Pour aborder le rôle des entrepreneurs dans la création d’un quartier et d’une commu- nauté ethniques, nous avons donc mis de côté les auteurs et les travaux qui s’intéressent davantage aux aspects économiques et psychologiques de l’entrepreneuriat. Ainsi, nous épargnons le lecteur de tout ce qui traite des processus de création d’entreprises, des obsta- cles à l’entrepreneuriat, du rôle des réseaux personnels dans le développement d’entreprises orientées vers la croissance, des résultats et du degré d’activité de l’entrepreneuriat, des caractéristiques psychologiques telles la propension au risque ou les habiletés, des thèmes

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reliés à la structure d’opportunités et à l’accès aux activités entrepreneuriales par les indivi- dus et les membres de groupes ethniques. Nous retiendrons par contre les thèmes reliés à l’espace et au rôle de l’entrepreneuriat dans le développement économique local et régional.

L’apport principal de la sociologie à l’entrepreneuriat consiste en l’étude de l’entrepre- neur à l’intérieur de son groupe ou de la société et du contexte socioéconomique dans lequel il évolue. La création d’une entreprise n’est pas un acte isolé dans la vie d’un indi- vidu. L’évolution d’un entrepreneur de l’enfance au monde du travail est semée d’événe- ments le préparant à surmonter les obstacles relatifs à la création et au développement de son entreprise (Collins et Moore, 1970). L’entrepreneuriat se trouve ainsi imbriqué dans un contexte social composé de valeurs culturelles et religieuses plus ou moins partagées, de structures de marchés et d’occasions d’affaires et de systèmes politiques régissant les règles de fonctionnement de la société. Cette constatation amène les sociologues et les anthropologues à accorder aux ressources sociales une importance égale aux qualités tech- niques ou psychologiques des entrepreneurs (Sexton et Smiler, 1986).

Un autre courant sociologique perçoit l’entrepreneur comme intégré dans un réseau de relations sociales continuelles et complexes facilitant ou contraignant l’accès aux ressour- ces et aux occasions. Ainsi, l’accès à un réseau de support mutuel, par l’entremise de con- tacts personnels et des associations professionnelles ou communautaires, créera des condi- tions favorables qui permettront à l’entrepreneur de survivre économiquement et de créer son propre emploi dans des secteurs souvent inaccessibles à d’autres n’ayant pas les mêmes entrées dans le réseau (Donckels et Lambrecht, 1997).

Par ailleurs, le domaine de l’anthropologie s’intéresse peu aux entrepreneurs. En fait, l’intérêt de l’anthropologie pour l’entrepreneuriat est un phénomène d’après-guerre ayant connu son apogée dans les années 1970 (Stewart, 1991 ; Applebaum 1987). On rapporte que, sur 10 000 anthropologues, seulement 100 sont attirés par des études dans le domaine de la gestion (Herron, Sapienza, Smith-Cook, 1991). Nous observons deux philosophies ou appro- ches qui s’opposent chez les auteurs en anthropologie : une première qui met l’accent sur la dimension sociale et une seconde qui adopte une approche économique — pour ne pas dire économétrique — des phénomènes entrepreneuriaux. Toutefois, d’autres anthropologues tentent d’aborder les phénomènes de manière holistique en intégrant ces deux dimensions dans leurs analyses. Cette dernière approche est, de notre point de vue, la plus intéressante.

Avec l’observation participante comme méthode usuelle, l’anthropologie permet, par exem- ple, d’aborder les phénomènes de manière moins fragmentée que les approches quantitatives.

Notre recherche nous mène d’abord en 1987 dans l’ouvrage d’Applebaum. Il s’agit d’un collectif présentant une anthologie des principales théories et interprétations inhérentes au champ de l’anthropologie culturelle moderne.

Salisbury (dans Applebaum, 1987), basé sur les travaux de Finney, Salisbury et Pitt et ceux de Belshaw et Geertz fait référence à l’entrepreneuriat collectif. Les auteurs partent du principe selon lequel les entrepreneurs ne sont pas motivés par des objectifs de profit personnel, mais plutôt par le désir de faire avancer le statut d’un large groupe.

3.2. L’entrepreneur comme agent de changement social et économique

Notre propre recherche dégage un premier thème regroupant les études qui perçoivent l’entrepreneur comme un agent de changement social et économique. L’influence du con- cept d’innovation de Schumpeter (1961) se cache derrière ces conceptions. Dans cette

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perspective, les principales contraintes au changement se trouvent davantage dans les pro- cessus sociaux et interactionnels que dans les processus cognitifs. Les entrepreneurs sont perçus comme des agents de changement qui exercent une influence sur le système social de la société dans laquelle ils évoluent (Barth, 1967 ; Strathern, 1972).

À cet effet, Barth (1967) propose de porter une attention particulière à (1) l’élaboration de concepts permettant l’étude empirique des changements, (2) la spécification de la nature de la continuité dans une séquence de changement et (3) l’étude de l’institutionnalisation et de ses processus. Pour Barth (1967) la société doit donc être définie sur la base de sa sub- sistance, de sa continuité et des changements qu’elle subit. Cette définition doit être réalisée au moyen de la collecte d’observations individuelles permettant de caractériser les groupes, les sociétés et les cultures et de dégager des modèles de comportement considérés comme requis et corrects. Le changement survient lorsque l’on mesure l’effet systématique de nou- veaux comportements sur les habitudes de vie des membres d’une société. Il s’agit alors pour le chercheur d’isoler les formes sociales déterminantes du changement dans le système social. Cette forme sociale est en fait un modèle de comportement adopté par différentes personnes à différents moments. Cet exercice nécessite donc de caractériser les systèmes sociaux et de démontrer la manière dont l’entrepreneuriat agit sur ceux-ci en introduisant de nouveaux produits ou services et créant du même coup de nouvelles sphères d’échange.

En plus de concepts clairs et observables, Barth (1967) recommande une approche his- torique. Il croit essentiel d’avoir accès à la nature de la continuité entre les événements qui déterminent le changement. C’est à ce niveau qu’intervient l’espace temps dans l’altération des formes sociales sur un continuum. Sans la prise en compte des limites causées par la continuité, une hypothèse sur les changements sociaux ne peut tenir la route. De plus, dans une perspective de changement social, l’attention n’est pas portée uniquement sur l’inno- vation mais plutôt sur l’institutionnalisation, phase critique de changement.

3.3. L’entrepreneuriat collectif et de développement local

Un deuxième thème rassemble les études qui traitent d’entrepreneuriat collectif et de déve- loppement local. Les concepts de développement économique et de progrès social se basent sur des changements dans la psychologie ou dans la mentalité, dans les rapports sociaux et dans les institutions et sur l’existence d’un plan et d’un programme quelconque. Par exemple, Belshaw (1955) présente les résultats d’une étude au moyen de laquelle on cherchait à conce- voir un modèle de développement économique et social dans les régions rurales des pays sous- développés. Afin d’étayer son argumentation, l’auteur expose un modèle de projets collectifs exploité en Inde. Le document se termine par quelques observations concernant les conditions de succès d’un projet témoin permettant la mise au point de modalités administratives pour le succès durable d’un projet d’aménagement des collectivités. Il englobe les services dont le rôle est d’améliorer l’alimentation et la santé publique (logement, services municipaux, articles de consommation). Son modèle ne tient donc pas pour acquis que les niveaux de vie ou le bien- être général de la population s’améliorent dans leur ensemble.

3.4. Le réseau social comme moteur central de l’entrepreneuriat

Un troisième thème réunit les études qui considèrent le réseau social comme un moteur central de l’entrepreneuriat. Ce thème concerne également l’entreprise bâtie sur les réseaux familiaux. Le développement économique n’est pas l’effet d’un seul individu innovateur,

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créant une entreprise par lui-même et obtenant des richesses de manière indépendante. Son succès dépend de son habileté à recruter des supporters. Lorsque ceux-ci deviennent des imitateurs, les leaders sont en mesure d’utiliser les canaux disponibles dans la société tra- ditionnelle pour provoquer le changement. (Salisbury, 1970 ; Owens 1971).

Dans la même veine, Gold (1975) réalise l’une des rares recherches anthropologiques à s’intéresser aux entrepreneurs du Québec. Il présente une étude de cas réalisée à Saint-Pas- cal de Kamouraska, petite municipalité rurale du Bas-St-Laurent (Québec), par laquelle il cherche à démontrer, en analysant de manière diachronique les différents stages de l’évo- lution socioéconomique de Saint-Pascal, de quelle façon l’élite d’un centre agraire a été remplacée par une élite industrielle qui utilise les réseaux d’associations nationales pour s’implanter au niveau régional. L’attention de Gold porte sur l’institutionnalisation comme phase critique de changement. La centralisation des services à Saint-Pascal et l’émergence d’une industrie locale semblent reliées à une circulation de personnel dans la structure de pouvoir du comté ainsi qu’à la venue de nouvelles valeurs et de nouvelles forces institu- tionnelles comme porteurs standards du nouvel ordre. Gold voit le réseau entrepreneurial comme une coalition qui cherche à rediriger et à redéfinir l’organisation des ressources sociales et économiques. La convergence des intérêts mène à la formation de nouvelles coalitions par ceux qui embrassent le nouvel ordre moral et économique. Lorsque cette coalition acquiert une organisation, des contrôles sociaux et une idéologie, elle devient un groupe entrepreneurial.

3.5. La création du quartier portugais de Montréal

Au chapitre de l’étude de la communauté portugaise, très peu d’études traitent spécifi- quement de la communauté portugaise de Montréal. En 1992, Teixeira et Lavigne ont publié une bibliographie qui comporte des références regroupant des rapports de recherche, des articles de journaux portugais publiés au Canada et des références usuelles. Les auteurs mentionnent que peu de chercheurs se sont intéressés aux Portugais du Canada. Quatre groupes de recherche sont identifiés : Anderson et Higgs, Marques et Medeiros, Alpalhâo et Da Rosa, Teixeira et Lavigne.

Anderson (1974) s’intéresse aux Portugais de Toronto ; il montre l’importance des con- tacts personnels dans le succès professionnel du nouvel immigrant. Anderson et Higgs (1976) réalisent une étude historique sur les origines et la localisation des communautés portugaises du Canada de façon générale, sans données spécifiques sur la ville de Mon- tréal. Marques et Medeiros (1978) retracent pour leur part l’historique de l’immigration portugaise au Canada et décrivent sommairement une vingtaine de communautés. Alpal- hâo et Da Rosa (1979) rédige quant à eux une monographie qui analyse les éléments socio- culturels des Portugais du Québec ; ils identifient les valeurs propres aux Portugais de façon à insérer la culture portugaise dans la société québécoise.

Notre recherche documentaire dans les sources plus récentes ne permet pas davantage l’identification de recherches traitant de groupes particuliers qui influencent la vie sociale et économique du quartier portugais de Montréal.

Lavigne (1987) est le seul chercheur qui approfondie de manière spécifique le phéno- mène de création du quartier portugais de Montréal. Pour comprendre la communauté por- tugaise de Montréal, et l’appropriation par celle-ci, dans les années 60, du site urbain formé d’une partie du quartier Saint-Louis, il utilise les transactions immobilières comme instru-

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ment d’analyse. Considérant l’importance pour un Portugais d’être propriétaire de sa mai- son, il explique pourquoi les Portugais occupent et aménagent des commerces, des loge- ments et des institutions, signifiant leur présence dans le paysage ethnique montréalais.

En s’inspirant de la théorie de la forme urbaine de Burgess, Lavigne constate que les Portugais s’installent dans des zones de transition limitrophes des centres-villes en raison du délabrement et du faible coût des logements. Il y ajoute le désir de l’immigrant de pos- séder quelque chose qui lui prouve qu’il est libre et qu’il a réussi, la facilité d’obtenir des prêts hypothécaires et le contexte des années 60 à l’intérieur duquel le quartier Saint-Louis, abandonné par les ethnies plus anciennes au profit de la banlieue, est ignoré par la spécu- lation et n’est, ainsi, revendiqué par personne.

En conclusion de son étude, Lavigne qualifie l’implantation des Portugais de

« conquête » plutôt que de processus évolutif, puisque les occupants du quartier auraient été refoulés par les Portugais. De plus, l’analyse statistique confirme que les Portugais sont concentrés dans l’espace. En 1971, 52,16 % de la population portugaise se distribuait sur 2,3 % du territoire montréalais.

Toutefois, Lavigne mentionne que les études manquent pour discerner avec certitude les acteurs qui ont joué un rôle majeur dans la formation du quartier portugais de Montréal.

Sans identifier aucun groupe particulier à la source de la création du quartier, il présente les témoignages d’immigrants portugais qui décrivent leur cheminement à l’intérieur de la communauté. Ceux-ci, n’ayant pas de famille, mentionnent avoir d’abord loué une cham- bre d’une dame surnommée la « mère des Portugais », propriétaire de quatre maisons de chambre destinées aux nouveaux immigrants portugais. Cette dame offrait, en plus du logement, des services d’aide et de soutien à ceux parmi ces immigrants qui éprouvaient

Fig 1. Zone de localisation des Portugais

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des problèmes d’adaptation. Ainsi, au-delà des institutions, Lavigne soupçonne une inter- vention, au sein du groupe même, alimentée de l’intérieur par des rapports sociaux.

L’étude de Lo, Teixeira et Trulove (2002) montre une trajectoire similaire dans la ville de Toronto. Depuis les années 50, l’installation des Portugais se concentre dans deux quar- tiers bien définis : Kensington et Alexandra Park. Ces quartiers ont été revitalisés par la création de commerces et d’organismes portugais. Le premier commerce créé fut un res- taurant qui est devenu un lieu de rassemblement privilégié pour les nouveaux arrivants. Ce qui, auparavant, était appelé le marché juif a été transformé en marché portugais. Comme le quartier Saint-Louis, les Portugais de Toronto, animés par leur désir de devenir proprié- taire, ont revitalisé ces quartiers, alors condamnés à la démolition et à l’expropriation. Mais là s’arrête la description des auteurs. Ils n’approfondissent pas le rôle spécifique des acteurs, encore moins celui des entrepreneurs dans la création de la communauté et du quartier portugais de Toronto, se concentrant plutôt sur l’itinéraire résidentiel des familles.

Les questions et les résultats de notre recherche visent donc à combler l’absence de preuves soulignée par Lavigne. Nous identifions des groupes d’entrepreneurs privés et col- lectifs à la source de l’achat d’immeubles locatifs, de la création de commerces et du déve- loppement communautaire du quartier.

4. Les résultats

Le premier contingent de 555 Portugais officiellement demandé par le gouvernement canadien arrive en mai 1953. Ce sont des hommes, pour la plupart mariés, qui ne possèdent aucun contact au Canada. Ils rêvent de faire fortune et de faire venir leur famille au Canada.

Toutefois, étant sans famille et sans attache, plusieurs Portugais quittent les emplois réser- vés pour eux par le ministère du Travail, espérant trouver de meilleures conditions de tra- vail ailleurs, en particulier dans les grandes villes. C’est ainsi que se formeront des concen- trations de Portugais à Montréal, à Toronto, à Winnipeg et à Vancouver (Higgs, 1982).

La région de Montréal constitue le principal pôle d’attraction de l’immigration portu- gaise au Québec. Par ordre d’importance, les Açores et le Portugal continental (surtout les régions du Nord et du Centre) sont les lieux d’origines les plus fréquents (Québec, 1995).

La première concentration importante a été observée au cours des années cinquante, dans le quartier Saint-Louis, situé au Plateau Mont-Royal. Ce rassemblement est issu du besoin d’échanges intenses d’informations qui ne pouvaient se réaliser que par une langue commune, et une identité nationale forte, qui se superpose aux identités villageoises, plus usuelles dans les échanges sociaux au Portugal.

Notre recherche rend possible l’identification d’entrepreneurs privés et collectifs à la source du développement communautaire du quartier. Pour illustrer l’émergence de ces entrepreneurs, nous identifions cinq périodes d’immigration correspondant chacune à un type d’acteurs 3 : les précurseurs (avant 1953) ; les pionniers (1953-1960) ; les déve- loppeurs (1961-1975) ; les stabilisateurs (1976-1985) ; les indépendants et la seconde génération (1986-1999).

3La définition des périodes s’aligne sur les données démographiques fournies dans : QUÉBEC, Profils des communautés culturelles du Québec, Sainte-Foy, Les publications du Québec, 1995.

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4.1. Les précurseurs (avant 1953)

La catégorie des précurseurs est la plus difficile à identifier. Le nombre restreint d’immigrants portugais habitant le territoire à cette époque est pratiquement imperceptible.

Pour illustrer leurs activités, nous avons recueilli le seul témoignage disponible d’un pré- curseur de la communauté portugaise. Il était âgé de vingt et un (21) ans lors de son immi- gration au Canada. Ne voyant pas beaucoup d’avenir pour lui dans le domaine de la bijou- terie, il vend tous ses biens et décide d’émigrer pour faire des études. C’est ainsi, qu’en 1951, avant la grande migration portugaise, il débarque au Canada pour étudier l’électro- nique dans une école de Montréal.

Son épouse viendra le rejoindre huit (8) mois plus tard. Ses deux enfants resteront au Portugal jusqu’en 1953. Confronté à ses responsabilités familiales, il doit cependant aban- donner des études d’ingénieur pour assurer le bien-être de sa famille. À cette époque, le quartier portugais n’existe pas, il s’installe donc à Dorval, près de son travail.

N’ayant que peu de contacts avec des Portugais, le répondant apprend vite les langues anglaise et française. Sa proximité avec l’aéroport de Dorval l’amènera à travailler à temps partiel comme interprète auprès des nouveaux arrivants portugais pendant plusieurs années. Se trouvant dans une position privilégiée pour recevoir et faire circuler des infor- mations, il apprend un jour que le quartier Saint-Louis offre des logements à prix modique.

Il transmet donc cette information à tous les nouveaux arrivants originaires du Portugal.

C’est ainsi que, étant un maillon stratégique d’une vaste chaîne d’informations à travers le Canada et le Portugal, il apporte une première contribution à la création du quartier portu- gais de Montréal.

Le répondant se considère comme un entrepreneur collectif. En plus de son emploi régu- lier et de son travail d’interprète, il œuvre (soirs et fins de semaine) à la mise sur pied de la première association à caractère communautaire de la communauté portugaise de Mon- tréal. C’est donc en 1956, avec six autres Portugais, qu’il fonde l’Association portugaise du Canada. La mission de cet organisme est d’organiser des fêtes culturelles et de faciliter l’intégration des immigrants d’origine portugaise dans la société canadienne, en fournis- sant des informations sur le mode de vie canadien et en donnant des conseils, à titre privé, aux individus qui désirent se lancer en affaires. L’organisme ne sera jamais subventionné par le gouvernement canadien.

Au moment de la création de l’Association, les Portugais sont éparpillés à la grandeur du territoire canadien. Lorsqu’ils arrivent à Montréal, ils convergent en majorité vers le quartier Saint-Louis, où ils peuvent trouver soutien et logement auprès de compatriotes.

C’est donc dans ce quartier que l’Association installe ses bureaux.

Le répondant mentionne également que petit à petit, au rythme des arrivées, le quartier s’organise. En 1957-58, il participe à la fondation d’une association catholique qui contri- buera à la création de l’école et de clubs sportifs.

Ce témoignage est le seul que nous ayons pu recueillir sur les activités des précurseurs.

La littérature et les statistiques ne fournissent aucune donnée sur leur apport. Il ne fait aucun doute toutefois que, malgré leur petit nombre, ils ont apporté, en orientant les nou- veaux arrivants vers le quartier Saint-Louis, une contribution significative au développe- ment de la communauté et à la formation du quartier portugais de Montréal.

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4.2. Les pionniers (1953-1960)

L’ère des pionniers débute avec l’arrivée du premier contingent de Portugais au Canada.

L’immigration est essentiellement masculine, d’origine rurale et individuelle dans le cadre du programme de recrutement de travailleurs agricoles et manuels. Ces immigrants font par la suite venir leur famille. Ils parcourent les campagnes pour travailler et s’arrêtent en ville, dans les maisons de chambres, pour se regrouper autour des compagnons du pays.

Devant un avenir incertain et des conditions de travail médiocres, plusieurs Portugais s’ins- tallent définitivement en ville pour se bâtir une vie meilleure (Teixeira, 1986 ; Lavigne 1987 ; ministère des Affaires internationales, de l’Immigration et des communautés cultu- relles, Québec, 1995).

Les familles se fixent d’abord dans la zone située immédiatement au nord de la rue Dor- chester. C’est d’ailleurs dans cette zone que la toute première entreprise portugaise voit le jour à Montréal en décembre 1956. Il s’agit d’une épicerie, située rue de Bullion, apparte- nant à un immigrant originaire des Açores. La présence de Portugais et de l’épicerie dans cette zone jouera un rôle déterminant dans la décision de plusieurs familles de s’y installer (Teixeira, 1986 ; Lavigne, 1987). Nous avons recueilli les témoignages de deux entrepre- neurs arrivés au Canada à l’époque des pionniers ainsi que celui d’une dame qui se faisait appeler la « mère des Portugais ».

4.3. Témoignage d’un entrepreneur installé dans le quartier Saint-Louis

Le premier répondant est âgé de 37 ans à son arrivée au Canada, en 1954. Il immigre au Canada comme travailleur agricole, sous la responsabilité du gouvernement canadien.

Toutefois, il ne travaillera jamais aux champs de manière régulière. À son arrivée, il demeure 13 jours dans la ville de Québec, dans l’attente que des agriculteurs viennent le chercher pour lui offrir du travail. Pendant son séjour, la pluie ne cesse de tomber et aucun agriculteur ne se présente. Il revient alors dans la région de Montréal pour rejoindre son frère qui travaille déjà sur une ferme.

Le manque de travail le ramène donc à Montréal. Ayant appris, grâce à la correspon- dance entre les Portugais et le bouche à oreille, l’existence d’une maison de chambres tenue par la « mère des portugais », il s’installe dans le quartier Saint-Louis.

En juillet 1957, il décide de démarrer une boutique de réparation de radios et de télévi- sions. À cette époque, toutefois, la clientèle portugaise n’est pas assez importante pour lui permettre d’assurer le développement de son commerce.

Le présent cas illustre bien les parcours des Portugais de cette époque. Le travail acharné et les sacrifices sont au cœur de la survie de ces immigrants, éloignés de leur famille. De plus, le répondant confirme le rôle majeur joué par la « mère des Portugais » et l’épicerie de la rue Saint-Dominique dans la formation du quartier portugais, ce lieu étant le carrefour où les Portugais se rassemblent et donnent des nouvelles de partout au Canada.

4.4. Témoignage d’un entrepreneur installé à Laval

Certains Portugais s’installeront dans d’autres quartiers de la région de Montréal. C’est le cas de notre second témoin des événements de l’époque des pionniers est arrivé en 1954 à l’âge de 23 ans. Il était alors interdit d’emmener les femmes. Toutefois, deux ans après son arrivée, il fait venir sa femme et deux (2) de ses frères. Le couple a eu six enfants au Canada.

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À son arrivée, il occupe quelque temps une chambre tenue par la « mère des Portugais » à Montréal. Par la suite, lorsque son épouse entre au Canada, il s’installe avec elle dans une maison de Laval comme locataire. En 1960, le propriétaire lui vend la maison.

C’est grâce au réseau de communication Portugais qu’il entend parler du quartier Saint- Louis. C’est également grâce à ce réseau que s’installe petit à petit une micro communauté portugaise à Laval, en banlieue de Montréal. Un premier Portugais s’établit, fait venir son frère et le reste de la famille, et attire ainsi d’autres Portugais qui entendent parler des avan- tages de la banlieue. Lorsque le nombre est suffisant, la communauté bâtit une église. Tou- tefois, peu de commerces portugais ouvriront leurs portes à Laval. Les Grecs possèdent la majorité des commerces, qui autrefois appartenaient à des Italiens. À Laval, à part l’église, il n’y a qu’une épicerie fournissant des produits portugais.

4.5. Témoignage de la « mère des Portugais »

Mais qui est donc la « mère des Portugais » identifiée par plusieurs pionniers de l’immi- gration portugaise à Montréal ? Notre enquête a permis de remonter jusqu’à cette dame qui est l’épouse du fondateur du premier commerce portugais de Montréal. Son mari est décédé dans la période où nous avons effectué les entrevues. C’est la première fois qu’elle livrait un témoignage décrivant son parcours.

Son mari est arrivé au Canada en 1954. Elle l’a suivi en 1955 avec leurs trois enfants.

Le quartier portugais n’existait pas à ce moment. Elle est la première portugaise entrée au Canada à la suite des contingents d’ouvriers demandés par le gouvernement canadien. Les hommes arrivaient à Montréal et, après un certain temps, faisaient venir leur femme. Mais auparavant, ils vivaient dans la maison de chambres de cette dame et profitaient de sa petite cuisine.

Elle débarque donc à l’aéroport de Dorval avec mille dollars (1 000 $) en poche, fruit de la vente de la maison au Portugal. Son mari apprend qu’un petit magasin, une épicerie, appartenant à une femme d’origine Ukrainienne, est à vendre. Cette femme Ukrainienne vendait des produits aux Portugais. Incapable de se trouver un emploi à l’extérieur, elle savait que dans ce magasin, elle pourrait travailler.

Au début, le petit commerce offre des produits alimentaires portugais et des repas chauds aux hommes qui habitent en chambre. Certains jours, elle sert jusqu’à cent (100) personnes qui, pour un dollar, viennent prendre un repas. Le magasin ouvre à sept heures le matin et ferme à minuit. Au second étage, des chambres sont louées aux hommes portugais ; chaque chambre contient deux lits.

Les Portugais vivant à l’extérieur de Montréal à cette époque connaissaient bien l’exis- tence de ce commerce. Tous les Portugais avaient de la famille au Portugal et la plupart des immigrants étaient originaires comme eux de l’île de San Miguel. Ainsi, les gens se con- naissaient et passaient le mot au Canada et au Portugal.

Par ailleurs, le magasin était également un vrai centre d’emploi. Souvent, des Portugais écrivaient au couple pour annoncer leur arrivée au Canada. Lorsque ces personnes se pré- sentaient à l’immigration pour travailler sur les fermes, le couple mettait en place une mise en scène pour leur éviter ce genre de travail. Il se faisait passer pour un couple d’agricul- teurs désirant prendre ces immigrants en charge et les faire entrer au Canada. À chaque occasion, le couple ramenait une douzaine de personnes. Son mari communiquait alors

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avec le Canadien National (CNR), l’hôtel Reine Élisabeth ou d’autres employeurs pour trouver de l’emploi à ces gens. Il plaçait également souvent des appels téléphoniques jusqu’à Toronto pour en envoyer là-bas. Les immigrants n’avaient pas à payer pour ses ser- vices, mais ils louaient une chambre et achetaient de la nourriture.

À force de travail acharné, le couple a acheté une autre maison plus grande pour y louer des chambres et a possédé jusqu’à quinze maisons. C’est de cette manière que les Portugais ont été attirés dans le quartier. Lorsque le nombre de Portugais a augmenté, plusieurs per- sonnes ont constaté que le couple gagnait de l’argent avec les chambres et plusieurs l’ont imité. En plus des maisons de chambres, les autres commerces qui ont ouvert leurs portes après celui du couple furent des épiceries et des restaurants.

Le couple a exploité l’épicerie pendant 20 ans ; en 1975, il vend l’épicerie et ouvre une quincaillerie pour que les enfants y travaillent.

La « mère des Portugais » a œuvré pendant 45 ans dans le commerce familial (20 ans à l’épicerie et 25 ans à la quincaillerie). Lorsqu’il est devenu malade, son mari a cédé le com- merce à son fils, et elle y travaillait comme caissière.

En plus des commerces, son mari a créé un club portugais afin de permettre aux gens de se réunir ; le club a fonctionné pendant quelques années (cinq ou six ans). Après, il a fondé un journal portugais, A Voz de Portugal, avec cinq autres associés.

Petit à petit, le quartier a grandi et d’autres commerces s’y sont installés. Pendant long- temps, les Portugais ont continué à venir s’approvisionner chez eux, mais avec le temps, ils ont préféré se rendre plus près de leur résidence.

Ces trois témoignages montrent que les entrepreneurs ont vraiment agi comme pion- niers dans la création du quartier portugais, sachant exploiter les caractéristiques culturel- les, le réseau de communication, le désir de devenir propriétaire et le respect de la famille.

L’époque des pionniers sera également marquée par la création de certaines institutions, offrant aux Portugais l’espace public nécessaire pour exprimer leur identité culturelle et assurant le maintien du réseau de communication. Les entrepreneurs ont donc été actifs dès le début de la formation du quartier portugais de Montréal. Leur contribution n’a pas été seulement de nature commerciale. Ils ont mis sur pied des services d’aide, établi des réseaux de communication et créé des associations où pouvait s’exprimer l’identité cultu- relle portugaise, comme l’Association portugaise du Canada, créée en 1956, qui avait comme objectif de réunir les Portugais en organisant des activités culturelles, artistiques, récréatives et sportives. Au début des années cinquante, un service religieux sera égale- ment instauré et, en 1959, sera créée l’Unia Catoloca Portuguesa (Union catholique portu- gaise).

Pour maintenir la circulation des informations, le journal « A Voz de Portugal » voit le jour en 1961 grâce à un groupe de cinq entrepreneurs ayant perçu la rareté et le besoin d’information en provenance du Portugal. Aujourd’hui, le journal couvre à peine ses frais.

Si la tendance se maintient, le journal est appelé à disparaître. Pourtant, il est distribué dans 150 endroits de la région de Montréal (Montréal, Laval, Brossard, Anjou). Il compte éga- lement des abonnés à Hull, partout au Canada, aux États-Unis et au Portugal. Ces abonnés ont pour la plupart vécu à Montréal et désirent recevoir des nouvelles de leur ancienne ville de résidence.

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4.6. Les développeurs (1961-1975)

La période des développeurs est marquée par une immigration diversifiée, plus scolari- sée comprenant des commerçants, des techniciens ainsi que des ouvriers spécialisés et agri- coles. La majorité d’entre eux est attirée par un membre de leur famille installé au Canada.

(Ministère des Affaires internationales, de l’Immigration et des communautés culturelles, Québec, 1995). Pendant cette période, la présence de la communauté ethnique portugaise se fait bien sentir dans la société d’accueil montréalaise. On assiste au développement d’une structure sociale, institutionnelle et communautaire et à la création d’un certain nom- bre d’entreprises à l’intérieur de la zone formée par le quartier portugais. En effet, l’aug- mentation de la population portugaise favorise l’émergence d’occasions d’affaires qui seront saisies par les entrepreneurs.

La communauté portugaise développe une base commerciale qui répond aux besoins de ses membres. La période des développeurs ne représente cependant pas l’apogée du secteur commercial, puisque le nombre d’entreprises créées pendant cette période est relativement modeste (87 entreprises 4). Toutefois, les secteurs prioritaires qui répondent aux besoins de la communauté sont couverts. En effet, les entrepreneurs ont su identifier et saisir les occa- sions d’affaires issues des caractéristiques culturelles et des besoins spécifiques des immi- grants portugais : nourriture, habitation, communication, voyages (allers-retours au pays).

Le trajet suivi par plusieurs entrepreneurs est celui du remplacement. Plusieurs répon- dants mentionnent avoir créé leur entreprise après avoir observé que des marchands prove- nant d’ethnies autres que portugaise vendaient des produits ou des services dans la com- munauté.

Le remplacement des entreprises étrangères ne sera toutefois pas la seule source d’ins- piration des entrepreneurs portugais. D’autres créeront leur entreprise en répondant à des besoins spécifiques qui émanent de la communauté elle-même. Prenons l’exemple de la création du bottin des entreprises portugaises à Montréal : d’une part, à leur arrivée, la plu- part des immigrants ne parlent que portugais ; d’autre part, les commerçants veulent se faire connaître et ne possèdent pas de grands moyens pour y parvenir. C’est ainsi qu’une entrepreneure perçoit une occasion d’affaires à l’intérieur de la structure d’opportunités.

La création de cet instrument de communication est un bon exemple d’une institution, mise sur pied par des entrepreneurs, qui permet de conserver les liens entre les Portugais et de rendre leur présence perceptible dans le portrait ethnique de Montréal.

Une autre institution verra le jour durant la période des développeurs : la Caisse d’éco- nomie portugaise de Montréal, une caisse de quartier dirigée par les Portugais et créée pour faciliter l’accessibilité aux prêts par les Portugais. Ces derniers peuvent y discuter de leurs prêts en portugais et s’y sentent chez eux. Parmi les membres fondateurs, se trouvent des entrepreneurs et des professionnels.

Pendant la période des développeurs, on verra également apparaître des professionnels dans la communauté portugaise. Cependant, le pourcentage sera relativement faible. On retrouve ces Portugais dans le secteur des professions libérales : médecins, vétérinaires, architectes, ingénieurs et professeurs.

4Ce chiffre est tiré de l’annuaire « Portugal em Montreal » de 1974.

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Au chapitre communautaire, les Portugais se doteront d’organismes religieux, éduca- tionnels, culturels et sociaux. Les promoteurs de ces organismes sont, dans plusieurs cas, des entrepreneurs collectifs qui ne sont pas motivés par des objectifs de profit personnel, mais plutôt par le désir de faire avancer la communauté.

En 1964, le diocèse de Montréal met à la disposition de la communauté un édifice qui devient l’église paroissiale portugaise de la Mission Santa Cruz. Cette église sera à l’ori- gine de la première école, l’école de Santa-Cruz, qui sera créée en 1971. Deux ans après, en 1973, on étendra les activités au niveau présecondaire (5e et 6e année) et, un peu plus tard, on fondera l’école secondaire LUSITANA. L’école est le fruit du travail d’un entre- preneur collectif.

En plus de l’école qui se charge d’enseigner l’histoire et la langue, les Portugais met- tront sur pied des groupes folkloriques pour enseigner certains aspects de la culture portu- gaise aux jeunes. Le premier groupe folklorique est fondé en 1966. Par ailleurs, les Portu- gais étant de grands amateurs de sport, il n’est pas étonnant de voir émerger des organismes à vocation récréative et sportive à l’intérieur desquels les entrepreneurs seront actifs. Ainsi, en 1965, sera fondé le Club Portugal de Montréal. D’autres groupes ou clubs sportifs seront créés plus tard.

Au plan social, la communauté portugaise se dote en 1972 d’un instrument d’action social : le « Centro português de referência e promoçào social » (Centre portugais de réfé- rence et de promotion sociale), qui a pour mission d’informer les travailleurs portugais de leurs droits et de trouver les moyens adéquats à la défense de leurs compatriotes contre l’exploitation à laquelle ils sont soumis pendant la phase d’adaptation à des nouvelles con- ditions de vie.

Au niveau politique, un mouvement d’opinion est fondé en 1964, le Mouvement démo- cratique portugais de Montréal qui a des objectifs de nature socio-politique et culturelle.

Après la révolution des œillets, le 25 avril 1974, le mouvement n’a plus de raison pour justi- fier des actions politiques, mais il se charge entre autres des célébrations du jour de la Liberté (le 25 avril) à partir de 1975. Il n’a plus de local, mais sa charte reste toujours en vigueur.

À la fin de la période des développeurs, on verra apparaître des changements dans le patron d’établissement des Portugais à Montréal. Avec l’augmentation de la population, l’amélioration des conditions économiques pousse les Portugais à s’étendre vers les ban- lieues. En effet, l’importance accordée au foyer, la possibilité d’obtenir de meilleures con- ditions d’habitation et la présence de parents et amis déjà installés en banlieue contribuent aux déplacements des Portugais vers les quartiers Côte-des-Neiges, Saint-Michel, Nou- veau Rosemont et Villeray.

Les Portugais considèrent toutefois le quartier Saint-Louis comme un berceau et non comme un ghetto. Plusieurs ménages s’y établissent pour ensuite se disperser vers des quartiers mieux adaptés à leurs besoins. La période des développeurs a donc permis d’éta- blir les bases d’une zone d’accueil pour les nouveaux immigrants, et d’assurer l’espace public nécessaire à l’affirmation et à la transmission de l’identité culturelle portugaise.

4.7. Les stabilisateurs (1976-1985)

L’année 1974 marque la chute du régime Salazar. Ce changement aura des effets sur le type d’immigration des Portugais qui n’ont plus à fuir un régime totalitaire qui brimait les libertés fondamentales. Pendant cette période, l’immigration n’est pas importante (environ

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17 % de l’ensemble de l’immigration de 1953 à 1999). Le contingent est alors formé d’immigrants reçus dans le cadre de réunifications des familles provenant surtout du Por- tugal continental. Plusieurs sont également originaires des anciennes colonies portugaises en Afrique (Angola et Mozambique) (ministère des Affaires internationales, de l’Immigra- tion et des Communautés culturelles, Québec, 1995).

La période des stabilisateurs marque la consolidation de la base institutionnelle et com- merciale de la communauté portugaise. Nos données montrent que, de 1974 à 1984, le nombre d’entreprises et d’organismes communautaires passe de 106 à 290. Les Portugais de Montréal possèdent ainsi un volume d’affaires suffisant pour justifier la présence d’une grande banque portugaise, la Banco Totta & Acores. De plus, comme dans la plupart des communautés, une classe de professionnels émerge offrant différents services (médecins, dentistes, pharmaciens, avocats, notaires, comptables etc.). Ces professionnels formeront une petite bourgeoisie qui exercera une certaine influence sur la vie communautaire.

La période des stabilisateurs laisse voir une multiplication d’associations à l’intérieur d’une population assez restreinte. Plusieurs répondants de notre étude y voient une repré- sentation du caractère individualiste des Portugais qui sont centrés sur la famille élargie et un cercle de connaissances limité. De nouvelles troupes folkloriques et groupes de musique font également leur apparition.

La tendance des Portugais à quitter le quartier se maintient pendant la période des sta- bilisateurs. Le quartier traverse alors une période caractérisée par une baisse de la popula- tion, le déclin des industries (crise de 1982), un taux de chômage élevé, la rareté des loge- ments et le vieillissement du parc immobilier ainsi que l’accroissement de la circulation automobile avec tous les inconvénients que cela comporte (sécurité des enfants, bruit, pol- lution, problèmes de stationnement). Ces quelques raisons provoquent l’exode de résidents du Plateau Mont-Royal et du quartier Saint-Louis : aussitôt qu’on en a les moyens, on s’installe ailleurs.

Par ailleurs, les habitudes d’achat des Portugais commencent à changer. La majorité des familles parle le français ou l’anglais et a ainsi accès aux commerces de la société d’accueil québécoise. Les Portugais attachent donc moins d’importance à la composition sociale du quartier dans lequel ils s’installent. La proximité des commerces portugais devient de moins en moins un critère de localisation. Toutefois, les Portugais des banlieues reviennent chercher des produits spécifiques dans le quartier.

En outre, le réseau de communication est toujours un élément central dans la recherche d’occasions d’affaires et dans les itinéraires résidentiels. Par exemple, les données recueillies par Teixeira (1986) montrent que les répondants ont en majorité trouvé leur rési- dence par l’entremise d’amis ou de parents portugais. Viennent ensuite par ordre d’impor- tance les agents de vente immobilière portugais (la préférence pour les services profession- nels portugais vient du fait que ces derniers parlent la même langue qu’eux), les moyens de communication sociale (journaux portugais et radio communautaire) et les renseigne- ments obtenus de la part d’amis non portugais.

La stabilisation de la vie communautaire portugaise est le résultat des actions des entre- preneurs commerciaux et collectifs. Dans la période des stabilisateurs, on peut sans aucun doute qualifier les Portugais de colonie ethnique. En effet, les contacts des membres de la communauté portugaise aident à établir des concentrations distinctes occupationnelles,

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industrielles ou spatiales. Ainsi, on peut dès lors considérer les Portugais comme un groupe ethnique au sens de la définition qu’en donne Cohen (1974) 5.

4.8. Les indépendants et la seconde génération (1986-1999)

Le nombre d’immigrants reçus durant cette période augmentera jusqu’en 1989 (1 224 personnes) pour diminuer et devenir négligeable en 1999 (37 immigrants). Le con- tingent de cette période représente dix-sept pour cent (17 %) de l’ensemble des nouveaux arrivants depuis 1953. Près des deux tiers des immigrants sont admis dans la catégorie

« indépendant », l’autre tiers dans le cadre de la réunification familiale. On compte égale- ment quelques réfugiés. (Ministère des Affaires internationales, de l’Immigration et des Communautés culturelles, Québec, 1995).

Pendant cette période, les entrepreneurs contribuent toujours à l’enrichissement du pay- sage commercial et communautaire portugais. Le nombre d’entreprises et d’organismes passe de 289 en 1985 à 396 en 1999. La courbe confirme l’importance accordée au secteur de l’habitation par les Portugais. On perçoit également l’émergence d’une classe profes- sionnelle formée principalement par des Portugais de seconde génération.

De nouvelles entreprises verront le jour pendant cette période, et cherchent à s’intégrer au réseau de communication des Portugais. En effet, une station de radio privée portugaise est fondée en 1998 et un entrepreneur publie un nouvel annuaire depuis 1994.

Par ailleurs, plusieurs répondants constatent que la clientèle portugaise est à la baisse dans le quartier portugais. La langue est identifiée comme un des facteurs qui expliquent cette baisse. Depuis que la majorité des Portugais parle le français ou l’anglais, ces derniers écoutent la télévision québécoise et sont donc exposés à une publicité qui les incite à se rendre dans des commerces autres que portugais. Ainsi, la diminution du chiffre d’affaires des commerçants affecte le financement des médias de communication portugais. Les jour- naux éprouvent de plus en plus de difficultés à vendre de la publicité aux entreprises por- tugaises. Depuis 1997, les propriétaires de journaux constatent le déclin des commerces portugais de la rue Saint-Laurent. En bas de la rue Duluth, où les commerces sont rénovés grâce aux subventions de la ville, l’achalandage semble beaucoup plus élevé. Dans la partie nord où se concentrent les commerces portugais, les commerçants ne possèdent pas le capi- tal nécessaire pour obtenir les subventions. Paradoxalement, malgré les difficultés finan- cières des deux journaux existants, un groupe d’entrepreneurs a lancé en 1996 un nouveau journal dans la communauté, le LussoPresse.

En définitive, la dernière période est marquée par l’émergence de la seconde génération d’entrepreneurs et de la classe professionnelle de même que par l’amorce du déclin du commerce typiquement portugais. En effet, lors de nos entrevues, plusieurs commerçants de la rue Saint-Laurent se sont montrés pessimistes quant à l’avenir du quartier et du com- merce portugais. Les commerçants qui ne transformeront pas leur commerce pour s’adres- ser à une clientèle plus diversifiée sont voués à la disparition, en même temps que s’effa- cera la première génération de Portugais. En effet, la plupart des répondants à l’étude, en

5Cohen (1974) définit un groupe ethnique comme « une collectivité de personnes qui (a) partagent certains modèles de comportements normatifs et (b) forment une partie d’une large population, interagissant avec des gens provenant d’autres collectivités à l’intérieur d’un système social, » p. IX.

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particulier les commerces de détail, ont bâti leur commerce à partir de la clientèle portu- gaise de première génération. Actuellement, l’immigration portugaise au Canada est prati- quement nulle et les Portugais de seconde génération sont beaucoup moins attirés par les produits et les commerces typiquement portugais. Seuls les commerces du secteur de l’ali- mentation risquent de survivre, puisqu’ils sont mesure d’attirer une clientèle diversifiée en quête de produits ethniques.

5. Discussion

L’histoire du quartier Saint-Louis représente un cas de revitalisation par le travail de res- tauration des Portugais. En 1953, le quartier est abandonné par la spéculation et par ses commerçants. La plupart des maisons sont délabrées, ce qui explique leurs prix peu élevés.

Le premier entrepreneur Portugais arrivé là en 1954 dit avoir d’abord acheté une épicerie et une maison de chambres. Avec l’aide de sa femme, il les restaure de fond en comble et se lance dans l’acquisition d’autres maisons dont il assure également l’entière restauration, grâce au même système d’entraide familiale. Au cours des années, son exemple a été suivi par de nombreux compatriotes qui trouvèrent là une abondance de biens immobiliers accessibles à très bas prix et des occasions d’affaires permettant de profiter d’une popula- tion captive par la langue et par le destin.

Revenons maintenant à notre question de départ. Les entrepreneurs affirment être à la source de la formation du quartier portugais. Les données confirment qu’ils participent activement à la structuration de la communauté portugaise de Montréal. Ils en établissent non seulement la structure commerciale, mais ils favorisent également les liens de commu- nications entre les membres de la communauté et s’occupent de la création d’institutions et d’associations assurant la présence des Portugais dans l’espace public québécois et mon- tréalais.

5.1. L’influence des entrepreneurs sur le système social de leur communauté

Les résultats sont conformes à ceux des études antérieures qui perçoivent l’entrepreneur comme un agent de changement social et économique. Les activités des entrepreneurs por- tugais en font des agents de changement exerçant une influence sur le système social de la communauté (Barth, 1967 ; Strathern, 1972). Le quartier portugais de Montréal émerge de l’action des entrepreneurs capables d’influer sur les systèmes sociaux en introduisant de nouveaux produits ou services, modifiant plus ou moins les valeurs, les habitudes et les comportements des membres de la communauté. Ainsi, la création d’entreprises n’est pas l’unique mesure pour étudier l’impact de l’entrepreneuriat sur l’altération des formes sociales. L’attention n’est pas portée uniquement sur l’innovation mais aussi sur l’institu- tionnalisation.

5.2. L’importance des réseaux et de l’environnement dans le développement économique local

Par ailleurs, les résultats entérinent le rôle crucial des réseaux personnels et de la struc- ture d’opportunités dans le développement économique local (Greenfield, Strickon et Aubey, 1979 ; Sexton et Smilor, 1986 ; Stewart, 1991, Donckels et Lambrecht, 1997). Les

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entrepreneurs portugais sont sensibles aux éléments culturels, sociaux, économiques et juridiques de leur environnement. La disponibilité dans le quartier Saint-Louis de nom- breuses maisons financièrement très accessibles, que ce soit en location ou en acquisition, est vite repérée par les entrepreneurs portugais. Cette disponibilité, ajoutée à un réseau de communication efficace, a fait en sorte que le quartier s’est rapidement rempli de Portugais à la recherche de logements bon marché et d’occasions d’affaires.

Les Portugais, qui sont des gens pacifiques, habiles à entrer en contact avec les autres communautés, montrent ainsi une grande capacité d’adaptation à l’environnement. La richesse des réseaux portugais est synonyme de liens sociaux vivants et qui sont encore forts dans une large partie de la communauté portugaise de Montréal. Toutefois, le réseau de sociabilité fonctionne en général essentiellement entre compatriotes et offre peu de pos- sibilités d’interaction à l’interne avec les Québécois ou d’autres communautés culturelles.

L’attachement au pays d’origine demeure très fort, en particulier pour les continentaux, et la vie associative entre compatriotes s’affirme comme le principal vecteur de formalisation de la sociabilité.

Cependant, le maintien des interactions au sein de la communauté ne signifie pas le repli ou l’enfermement, termes souvent associés à la notion de communauté. La communauté portugaise, et en particulier les Portugais de la seconde génération, coexiste avec d’autres groupes par des échanges divers et intenses.

Par ailleurs, conformément à ce qui est décrit dans la littérature économique (Salisbury, 1970 ; Owens, 1971), la petite entreprise portugaise est bâtie sur les réseaux familiaux.

C’est par un travail acharné et la mise en commun des ressources familiales que les entre- preneurs portugais réussissent à assumer les charges et les responsabilités auxquelles doi- vent faire face la plupart des immigrants. L’esprit de sacrifice est l’apanage de la majorité des Portugais qui n’hésitent pas à limiter leurs distractions pour réussir à acquérir une mai- son, objectif premier de la très grande majorité. Au chapitre des loisirs, les associations jouent un rôle majeur en offrant souvent les seules sorties que plusieurs Portugais se per- mettent.

5.3. L’entrepreneuriat portugais : expression des valeurs culturelles de la communauté L’entrepreneuriat portugais est aussi l’expression des valeurs culturelles de la commu- nauté. Le mouvement associatif portugais se développe en dehors du champ de la subven- tion et a été essentiellement porté par la communauté elle-même. À cet égard, les entrepre- neurs sont des acteurs de premier plan dans la création et dans le soutien des organismes communautaires, sociaux et sportifs. Plus que les cotisations de ses membres, les fêtes associatives sont les grands pourvoyeurs de moyens financiers. Et l’extraordinaire mobili- sation des entrepreneurs collectifs et des bénévoles contribue au succès de ces fêtes et au maintien de ces associations.

Les faits révélés confirment que les caractéristiques culturelles des Portugais influen- cent les actions des entrepreneurs et les modes d’institutionnalisation. Les nouveaux arri- vés au Québec s’appuient surtout sur des parents ou des amis pour chercher un logement, trouver du travail ou identifier une occasion d’affaires. La disposition de vastes maisons permet de faire venir leur famille du Portugal. À la fin des années 1960, les Portugais for- ment l’essentiel de la population du quartier Saint-Louis, qu’ils contribuent à faire revivre

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et à rajeunir. La plupart des familles installées à cette époque comptaient de nombreux enfants. Grâce à cette présence, une école offrant les programmes des niveaux primaire et secondaire a pu être fondée et a vu ses effectifs augmenter d’année en année.

Le quartier représente le centre organisationnel de la vie communautaire portugaise. Les églises, les centres communautaires, les activités commerciales, les organisations sociales et culturelles, ainsi que la présence d’amis et de parents établis dans le quartier continuent d’attirer les Portugais, y compris ceux qui vivent en banlieue. Le rôle joué par ces sources dans l’organisation sociale d’une communauté ne doit donc pas être sous-estimé ; il repré- sente un point intéressant pour des recherches futures.

La tendance à la dispersion observée dans les dernières années ne signifie pas la dispa- rition à court terme du quartier portugais, toujours localisé dans le quartier Saint-Louis. La communauté, par l’intermédiaire de ses entrepreneurs et de ses institutions, joue toujours un rôle important de rassembleur auprès des membres de la première génération, puisque les objectifs de la presque totalité des organisations portugaises semblent axés sur la trans- mission de la culture d’origine et l’adaptation au nouveau milieu.

6. Conclusion

Nos données montrent que les actions des entrepreneurs contribuent directement au développement de la communauté portugaise de Montréal. Les commerces fournissent les biens et les services nécessaires à la vie (habitation, nourriture, voyages, etc.) et les insti- tutions et les organismes communautaires permettent d’inhiber le sentiment de solitude et de renforcer l’identification culturelle en apportant du soutien à travers des activités socia- les, récréatives et sportives.

Cependant, les données recueillies démontrent que l’importance de la clientèle portu- gaise tend à diminuer avec le temps. La clientèle portugaise de première génération est de plus en plus âgée et en baisse. La majorité des répondants constatent des changements pro- gressifs dans la composition ethnique de leur clientèle. Autrement dit, comme la clientèle portugaise ne serait plus suffisante pour assurer la survie d’une entreprise, il faut se tourner vers une clientèle plus diversifiée. Les commerçants qui ne transformeront pas leur com- merce pour s’adresser à une clientèle générique afin d’élargir leur clientèle sont voués à la disparition, en même temps que s’effacera la première génération de Portugais.

En définitive, les mutations dans la structure d’opportunités ne sont pas de bon augure pour l’avenir de l’entrepreneuriat portugais. Les niveaux d’immigration à la baisse, la loca- lisation des familles, les changements dans les habitudes de consommation et la concur- rence exercée par les commerces de la société d’accueil sont des facteurs qui influent sur la nature des marchés et les actions entrepreneuriales. Plusieurs commerces détenus par des gens âgés ne seront pas repris par leurs enfants et il y a de fortes probabilités que d’ici cinq ans, un certain nombre de commerces portugais disparaissent avec leur propriétaire, parti- culièrement ceux qui ne s’ouvrent pas sur de nouvelles clientèles et ne répondent pas aux nouveaux besoins 6.

6La moyenne d’âge des entrepreneurs est de 50 ans. Plus de la moitié d’entre eux sont âgés de plus de 50 ans ; seulement trois entrepreneurs se situent en bas de la trentaine.

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