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Naples dans la littérature contemporaine. Entre persistance et mise à mort du mythe

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Vincent d’Orlando

Naples dans la littérature contemporaine. Entre persistance et mise à mort du mythe

(article publié in Cahiers de la MRSH, Université de Caen, novembre 2005, p. 31-45)

Ces quelques réflexions ont pour objet d’analyser la nature des traces qu’une ville, Naples en l’occurrence, a laissées dans les innombrables récits fictionnels qui l’ont choisie comme décor ou personnage. Notre propos part donc d’une double exclusion. Nous ne nous intéresserons ici ni à la ville de pierre, ni à la ville de mémoire, au sens architectural et historique qu’impliquent ces deux formules. En ce sens et pour des raisons pratiques, nous ne considérerons le palimpseste, notion qui réunit nos différentes interventions, que sous un des deux angles qui le définissent habituellement, c’est-à-dire plutôt comme étant du côté de la réécriture et du recouvrement par un nouveau texte que de son autre dimension qui est son exact et indispensable corollaire : l’effacement du texte antérieur.

Le mot « palimpseste » a connu une grande fortune critique. Sans prétention d’exhaustivité, il est possible de dégager de cet immense corpus trois massifs dont les œuvres de nature pourtant très différente ont nourri ces quelques remarques napolitaines : Charles Baudelaire, Emmanuel Levinas et Gérard Genette1. Le premier présente dans le texte « Le palimpseste » repris dans Les Paradis artificiels, une célèbre analogie entre le cerveau et le palimpseste. Le cerveau, pour Baudelaire, est l’accumulation de « couches innombrables d’idées, d’images, de sentiments ». Les strates anciennes sont enfouies mais présentes et la mémoire peut les faire ressurgir à tout moment car « le palimpseste de la mémoire est indestructible ». Levinas, sur un plan philosophique et religieux, questionne plus précisément la valeur de la trace et du témoignage, au fondement de tout système conceptuel dans la mesure où la pensée ne peut se déployer qu’à partir d’une empreinte qu’elle doit à la fois cerner, au sens géométrique du terme, et dépasser pour poursuivre le cheminement considéré comme succession de pas figés auxquels le mouvement (la « démarche » philosophique) donne sens dans la double acception de ce mot : signification et direction. Quant à Gérard Genette, sur le versant de la narratologie, il considère le palimpseste comme étant ce qu’il appelle, dans le sous-titre de son ouvrage éponyme, « la littérature au second degré », formulation où l’expression « second degré » doit être entendue à la fois dans un sens classique, spatial (le degré du dessous, celui qu’on atteint en creusant dans l’épaisseur textuelle) et post-moderne : le niveau d’ « à côté », légèrement décalé, rendant possible le jeu littéraire qui, dans le cadre de la parodie qu’analyse Genette dans son essai, consiste à singer le degré référentiel, les codes du genre choisi, pour en subvertir le contenu. On peut alors, en mettant l’accent sur l’existence d’une telle contiguïté entre deux œuvres dont l’une n’est que le reflet volontairement déformé de l’autre, et le degré de déformation permettra d’affiner la définition du texte second, considérer le palimpseste comme un équivalent approximatif de l’intertextualité. On pourrait parler du palimpseste comme d’une intertextualité verticale. Il ressort de ces premières remarques que le mot « palimpseste » a pris une extension figurée par métonymie, ce qui est un phénomène courant dans l’histoire de la critique. Nous sommes

1 Pour des raisons de lisibilité et afin de conserver la dimension orale de la journée d’études du 10 décembre 2004, nous avons choisi de ne pas alourdir notre propos par des notes « savantes » et complètes. Les principales références bibliographiques sont regroupées en fin d’article. Les seules notes concernent la traduction par nos soins des citations en italien destinée à faciliter la compréhension des lecteurs français.

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passés de ce qui était à l’origine un support (le parchemin gratté pour pouvoir être réutilisé), au texte lui-même et, ultime étape du glissement sémantique, à la notion de trace, voire d’impression ou de sentiment nouveau se substituant au précédent (vision baudelairienne).

La question essentielle est celle de la nature du rapport existant entre ce qui est recouvert et ce qui recouvre. Ce qui est recouvert est soit effacé, irrécupérable, soit juste masqué mais néanmoins présent, atteignable. Cet état différent ne lui est pas intrinsèque, il dépend de la mémoire qui peut le solliciter - il n’était dans ce cas que dissimulé, en attente d’un réemploi - ou l’ignorer : il disparaît alors par oubli. Le palimpseste (papier, texte ou trace) peut donc être défini comme l’interface entre absence du passé - oubli - et présence du passé : remémoration. En termes genettiens, on dira que le palimpseste constitue le lien du texte avec les textes, ou le Texte, qui le précèdent, lien qui peut être variable. Dans le cadre général de notre réflexion (la présence/absence de Naples dans des textes de fiction contemporains), comment relier ces entités que sont le palimpseste, la ville, l’œuvre littéraire ? Par deux artifices commodes et opératoires.

Le premier artifice nous permet de jeter un pont entre les deux notions que nous avons croisées jusqu’à présent dans notre premier débroussaillage conceptuel et qui sont dérivées du mot « palimpseste » : le corps (Baudelaire et son analogie cerveau/palimpseste) et le texte : Genette et l’idée que le palimpseste est une forme archaïque de l’intertextualité puisque des textes sont mis en rapport et dialoguent entre eux. Naples constitue le lien entre le corps et le texte que nous privilégions dans notre étude. La ville est à la fois corps et texte. Ces comparaisons (la ville comme un corps, la ville comme un texte) envahissent les récits sur Naples, jusqu’à la nausée. Quelques exemples pris presque au hasard dans l’œuvre de trois écrivains napolitains de naissance ou d’adoption, Anna Maria Ortese, Raffaele La Capria et Giuseppe Montesano, permettront d’illustrer cette première idée.

Le second artifice est au cœur de la définition du palimpseste que nous avons proposée. Nous avons rappelé que dans le palimpseste il est question de superposition, de recouvrement d’un texte précédent par un nouveau sans que change le support. Cette dernière remarque est fondamentale. Dans son intervention, Domenico Scarpa a montré que ce recouvrement pouvait être pris dans un sens concret : mettre les pas dans les pas de ceux qui nous ont précédés, chercher les indices d’un passage antérieur, comme un policier en filature.

Si l’on considère que Naples est le support, la ville que l’on (d)écrit, voire la ville sur laquelle on écrit - pensons à La Capria et ses portraits de Naples recueillis sous le titre de Napolitan graffìti ou aux œuvres d’Ernest Pignon-Ernest qui photographie justement des « graphitis napolitains » -, un support immuable sur lequel des textes se posent ou s’inscrivent, alors naît une impression étrange, propre à Naples : les textes qui se superposent sur le support qu’est la cité parthénopéenne semblent identiques. Identiques ou tout du moins ayant entre eux une très forte proximité. On écrit sur Naples par stéréotypes. En terme de superposition, le stéréotype, le topos, le lieu commun, ou le cliché qui en est sa version iconique, permet de régler définitivement la question du palimpseste. Le texte est un calque des textes précédents, l’empilement est parfait et permet de recouvrir sans effacer. L’écrivain de/sur Naples se trouve dans une logique intertextuelle d’un genre particulier qui fonctionne et se répand par duplication du même à l’infini. Naples n’est plus qu’incidemment ou de loin la référence de textes qui deviennent auto-référentiels et auto-citationnels. La ville comme interface n’est plus nécessaire. Naples disparaît sous l’épaisseur de textes-calques. Mot, ce dernier, qui n’est pas anodin : calque de « calcare », reproduire, mais aussi « suivre les traces » ou littéralement

« être sur les talons ». Ce double sens est bienvenu et justifie notre démarche en deux temps.

Illustrons notre approche conceptuelle de quelques exemples tirés d’œuvres napolitaines.

1) le rapport ville/corps/texte

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On trouve dans le corpus des textes sur Naples, de voyageurs écrivains ou d’auteurs napolitains, de nombreuses analogies entre la ville de Naples et le corps humain. Dès le titre, dans certaines oeuvres, ou par le biais de métaphores qui envahissent le texte. L’exemple par antonomase du premier cas de figure est le célèbre ouvrage de Matilde Serao Il ventre di Napoli écrit en 1884 selon le principe de la « cronaca meridionale » déjà utilisé par Jessie White Mario (Miseria di Napoli, 1877), Renato Fucini (Napoli a occhio nudo, 1878) ou Pasquale Villari (Lettere meridionali, 1878). Il s’agit toujours d’œuvres empreintes à la fois d’une forte subjectivité et d’une volonté politique de dénoncer un état des choses jugé inacceptable. Le Ventre de Naples, titre hommage au Ventre de Paris que Zola a publié quelques années plus tôt (1873), est l’image par laquelle Serao désigne les quartiers du centre historique, aux ruelles étroites, où le soleil ne pénètre jamais, comme l’écrira quelques années plus tard Domenico Rea, et où s’entasse dans les « bassi », ces logements insalubres, une population sujette à toutes les épidémies comme le choléra qui est à l’origine du texte de Serao. Cette épidémie de 1884 est restée célèbre car elle provoqua une prise de conscience politique de l’état déplorable des conditions de vie dans la cité. Le choléra, appelé aussi

« fièvre napolitaine », est un problème récurrent facilité par le manque d’hygiène des habitants et la densité des quartiers populaires (plus de 60000 habitants au kilomètre carré dans certaines zones). A la même époque l’écrivain Francesco Mastriani fait référence à la terrible épidémie de 1836 dans son roman I misteri di Napoli (1875). Un demi-siècle plus tard, les mêmes causes produisant les mêmes effets, Naples subit une nouvelle fois la maladie qui se répand dans les zones des « bassi », entre le port et Spaccanapoli, où la population survit comme des cafards dans leur trou, pour reprendre une image de l’écrivain Salvatore Di Giacomo - il utilise le mot dialectal « scarrafunera » qui signifie « nid de cafards » - qui deviendra un topos de la description de la ville.

De nombreux écrivains reprendront cette image du grouillement inquiétant, comme Anna Maria Ortese dans le chapitre « Oro a Forcella » de Il mare non bagna Napoli (1953) ou même, plus curieusement car son roman s’attache plutôt à la Naples solaire et maritime, Raffaele La Capria dans Ferito a morte (1961). Ces images mettent en avant une ville considérée d’abord comme un corps malade. Naples, de ce point de vue, apparaît comme une Venise du Sud, liée au thème de la décadence, de la déchéance d’un corps qui se gangrène par manque de régénération de ses cellules. Curieusement, Naples est souvent décrite comme une ville davantage liée à la terre et à ses entrailles (les mouvements sismiques de Pozzuoli, le volcanisme) qu’à la mer à laquelle on aurait pourtant tendance à l’associer. Mais Ortese nous l’avait bien dit, avec son titre paradoxal : « La mer ne baigne pas Naples » (1953). Le peuple napolitain qu’elle met en scène dans son livre tourne le dos à la mer, enfermé qu’il est dans le ventre de la ville dont rien, pas même la violence de l’Histoire, ne semble pouvoir l’expulser.

Le corps de Naples, donc, est souvent représenté comme atteint d’un cancer qui le ronge et le paralyse. Jean-Paul Sartre, qui pendant des années a passé ses vacances à l’hôtel Quisisana de Capri, tombe lui aussi dans la tentation du voyeurisme morbide, de l’association Naples/corps malade. Il n’est qu’à lire ce passage de son dernier livre publié posthume La reine Albermale ou le dernier touriste (1991) : « Naples approche. Comme chaque fois j’ai un serrement de cœur avant d’y arriver. On traverse un verger désert. Je sais très bien, trop bien, ce que je vais trouver à Naples. C’est une ville en putréfaction. Je l’aime et j’en ai horreur. Et j’ai honte d’aller la voir. On va à Naples comme les adolescents vont à la morgue, comme on va à une dissection. Avec l’horreur d’être un témoin ».

Description qui nous renvoie au discours ortésien ou à certains passages de Malaparte dans La peau (1949). Corps malades, corps déformés et inquiétants chez Ortese toujours, où on ne compte plus les nains, les infirmes, les monstres, les personnages présentés sous les traits de la laideur - répétition de l’adjectif « butterato » qui évoque le visage marqué par la

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vérole -, de la difformité ou du nanisme qui n’épargnent même pas les enfants. Parmi les nombreux exemples, on peut citer ces portraits d’Eugenia et de Mariuccia dans « Un paio di occhiali » : « il suo viso di piccola vecchia, i capelli come stoppa, tutti arruffati, le manine ruvide, legnose, con le unghie lunghe e sporche » ou « una donna piccola, quasi nana, con un viso da uomo, pieno di baffi »2. Même impression dans le récit « Oro a Forcella » de Il mare non bagna Napoli: « D’ogni parte, intanto, passavano nani e nane, vestiti decorosamente di nero, con le facce pallide, deformi, grandi occhi pietosi »3 . C’est parfois le nom même d’un personnage qui renvoie à cette thématique, comme la zia Nana (« la tante Naine ») de

« Interno familiare ».

Le portrait ortésien tend souvent à la représentation d’êtres hybrides, au sexe indéterminé (« la giovane con una voce grossa, maschile »4 in « La città involontaria ») ou entre deux âges. On ne compte plus les portraits d’enfants vieillis par la misère : « queste due creature, che potevano avere sì o no tre o quattro anni (…) avevano sul viso di cera certi sorrisetti vecchi e cinici »5 (« Oro a Forcella »), « una neonata dal viso bizzaramente gentile e come adulto »6 (« La città involontaria »). D’autres personnages sont mi-homme mi-animal :

« crollava il viso tra le mani come zampe »7 (Zì Nunzia, ibid), « Una donnetta tutta gonfia, come un uccello moribondo »8 (ibid), « Non era che un enorme pidocchio »9 (ibid), « il passo di volatile stanco »10 du bien réel Compagnone (« Il silenzio della ragione »), « le figure cavalline »11 des Finizio (« Interno familiare »). D’autres personnages enfin semblent des cadavres vivants (« Sfiorai ciocchi di capelli duri, come incollati, e alcune braccia dalla carne fredda »12 in « La città involontaria »), des fantômes (« larve », mot récurrent dans le texte,

« spettri » dans « Il silenzio della ragione ») ou des sorcières, pensons aux rondes sataniques décrites dans « La città involontaria ».

Il s’agit là d’obsessions qui renvoient à la fois à la tradition de la fable et à des références plus ponctuelles mais certainement connues par Ortese, comme l’épisode de la procession des naines au dîner du général Cork dans La pelle de Malaparte - livre très proche de Il mare non bagna Napoli avec les thèmes communs du pourrissement et de la déchéance - ou certains passages de L’oro di Napoli (1947) de Marotta qui proposent aussi des personnages décrits comme des nains : don Bernardo Scuteri dans « Il miracolo » est présenté comme un « sgraziato cisposo quarantacinquenne di infima statura, quasi un nano »13 ou don Antonio Carraturo dans « Il cappone » : « un piccolo uomo di legge, un nano anche d’aspetto, non solo forense »14. Symboliquement, le nanisme représente une croissance interrompue, celle d’une ville restée immature et en marge de l’essor historique de la modernité. Ortese nous propose un voyage qui est d’abord régressif dans l’enfance du monde - les quartiers et

2 « son visage de petite vieille, ses cheveux comme de l’étoupe, tout ébouriffés, ses mains menues et rêches, filandreuses aux longs oncles sales » (…) « une petite femme, presque une naine, avec un visage d’homme, plein de poils » in « Une paire de lunettes »

3 « De tous côtés, entre-temps, passaient des nains et des naines, vêtus dignement de noir, avec des visages pâles, déformés et de grands yeux tristes » in « De l’or à Forcella »

4 « la jeune fille à la grosse voix masculine » in « La ville involontaire »

5 « ces deux créatures, qui ne devaient avoir plus de trois ou quatre ans (…) arboraient sur leur visage de cire des petits sourires vieux et cyniques » in « De l’or à Forcella »

6 « un bébé au visage d’adulte étrangement gentil » in « La ville involontaire »

7 « il enfouissait son visage entre ses mains semblables à des pattes »

8 « une petite femme toute gonflée, comme un oiseau moribond »

9 « ce n’était qu’un énorme pou »

10 « son pas de volatile fatigué » in « Le silence de la région »

11 « les visages chevalins »

12 « j’effleurai des mèches de cheveux durs, comme collés, et quelques bras à la chair froide »

13 « un homme de quarante-cinq ans, disgracieux, chassieux, de toute petite taille, presque un nain » in « Le miracle »

14 « un homme de loi petit, un nain aussi d’aspect, pas seulement comme avocat » in « Le chapon »

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les maisons qu’elle décrit sont moyenâgeux - et de l’homme : le nain est un personnage de contes apprécié par les enfants pour son ambivalence physique.

Ortese s’intéresse donc au corps inachevé et dolent de Naples et de ses habitants présentés comme les ombres d’une cour des miracles ou d’une baraque de foire avec ses monstres que l’on observe en payant pour se faire peur. C’est le cas par exemple dans la description des Pegni Nuovi de « Oro a Forcella ». On peut penser aussi au principe dantesque de la descente aux enfers à propos des Granili de « La città involontaria » avec la vieille Lo Savio en guise de Virgile et la foule des damnés qui s’offre à la curiosité fascinée d’Ortese.

La structure même du bâtiment évoque les cercles de l’enfer puisque plus l’on descend les étages, plus la peine, ici la misère, est terrible. De ce point de vue, l’obsession des nains (croissance stoppée) est le pendant de l’obsession des malades et des vieillards : santé menacée. Les deux génèrent une peinture où l’atroce le dispute à l’obscène et au macabre comme manifestations d’une déchéance qui place l’écrivain dans une position ambiguë. A la fois fascinée et horrifiée, Ortese semble hésiter entre l’ironie qui met l’objet à distance et la commisération qui entraîne au contraire une participation à une douleur qui annonce l’aboutissement inexorable du processus dégénératif et mortifère qui touche la ville. Ainsi est- il question d’« una strada defunta »15 in « Il silenzio della ragione » ou d’« un mondo, come l’Italia meridionale, morto al tempo che avanza »16 in « La città involontaria ». Naples devient en fait « La città morta » de la tradition de la poésie décadente. Ce processus n’épargne pas non plus ses habitants, on l’a vu, ou certains objets : « una carovana di vetture tranviarie di un verde stinto, di neri tassì sgangherati »17 (in « Oro a Forcella »). Dans ce dernier cas, la narratrice intervient dans le texte par le choix des adjectifs. Dans d’autres, comme pourrait le faire Marotta, elle se contente de plaindre ses personnages : « La polvere scendeva a poco a poco (…) su quella povera gente, ma nessuno ci faceva caso »18 (in « Un paio di occhiali »).

Naples devient alors la métaphore du corps de l’homme, avec ses joies et ses peines, ses souffrances et ses pauvres rêves (Eugenia Quaglia à nouveau).

On devine que ce type de représentation de Naples a pu embarrasser des écrivains napolitains désireux de donner une autre image de leur ville. Au premier rang d’entre eux Raffaele La Capria, assez sévère avec Ortese dans un chapitre de L’Harmonie perdue (L’armonia perduta, 1986), court essai récemment traduit en français où il écrit : « scrivendo come scrive la Ortese, della miseria e dell’orrore, non si rischia di non reagire al male e di esserne solo soggiogati ? Di non conoscerlo veramente (e quindi combatterlo) per quello che è, ma di esserne solo dominati come da un’ossessione ? »19.

On saisit là la portée de la critique lacaprienne. Il y a dans le texte d’Ortese une fascination de « la misère et de l’horreur » qui perturbe la réaction normale (fuite ou révolte) du spectateur confronté au malheur et le maintient dans la contemplation d’une misère certes présente mais exagérée, grossie (souvenons-nous du thème du regard et des lunettes du récit

« un paio di occhiali ») et transformée en élément central d’une présentation caricaturale de Naples, voire manichéenne (l’opposition nature/raison qui est le fil conducteur de Il mare non bagna Napoli, en particulier dans « Il silenzio della ragione ») et en tout cas trop déconnectée de la réalité historique. Selon La Capria, Ortese se complait à puiser dans la souffrance du peuple napolitain la matière littéraire d’un témoignage particulier, strictement esthétique et narcissique. Certains de ses jugements s’apparentent à un ostracisme contestable, pas loin

15 « une rue défunte »

16 « un monde, comme l’Italie méridionale, mort au temps qui avance »

17 « un convoi de wagons de tram au vert délavé, de noirs taxis déglingués »

18 « la poussière retombait petit à petit (…) sur ces pauvres gens, mais personne ne s’en souciait »

19 « en écrivant comme le fait Ortese à propos de la misère et de l’horreur, ne risque-t-on pas de ne pas réagir face au mal et d’en être juste subjugué ? De ne pas le connaître vraiment (et donc le combattre) pour ce qu’il est, mais d’être seulement sous sa coupe, comme une obsession ? »

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d’une forme de racisme. Le mot « razza » est d’ailleurs employé à plusieurs reprises dans l’ouvrage, comme dans « Oro a Forcella » : « una razza svuotata di ogni logica s’era aggrappata a questo tumulo informe di sentimenti »20 ou dans « La città involontaria » où il est question de « la caduta di una razza »21. On pourrait rapprocher cette posture qui met l’art au-dessus de tout de celle d’un Malaparte décrivant les abjections de la guerre dans Kaputt et La pelle.

Le jugement de La Capria peut sembler sévère et il n’est pas interdit d’interpréter différemment le regard qu’Ortese porte sur une ville qu’elle aime au point de ne pas envisager de la voir différente, même en mieux. On pourrait parler d’une possessivité exacerbée qui emprisonne l’objet aimé et lui dénie le droit de s’émanciper. On peut remarquer d’ailleurs que La Capria partage avec Ortese, dont il critique pourtant la présentation de Naples, un même constat pessimiste et la même volonté de porter un regard sans concession sur une ville que rien ne semble pouvoir faire sortir de son apathie et de son chaos. Ferito a morte et Il mare non bagna Napoli s’achèvent sur une note désabusée et assez noire, peut-être plus politique chez La Capria, que rend la structure répétitive - les allégories de Massimo, les fantasmes obsessionnels d’Ortese - et circulaire des deux textes. Dans le cas de Il mare non bagna Napoli, la dénonciation des travers et des retards de Naples prend la forme d’une accumulation qui devient stéréotype et finit par diaboliser la ville comme l’ont indiqué, outre les écrivains déjà évoqués et d’autres non napolitains (Carlo Levi parlera d’œuvre décadente), des hommes politiques parthénopéens comme le premier d’entre eux à l’époque, Achille Lauro, qui taxa le texte de « gratuita diffamazione di Napoli e dei napoletani »22 (« Roma », août 1953).

La Capria, à sa façon, poursuit l’analogie Naples/corps née avec Serao et poursuivie avec Ortese. Mais, symboliquement, on passe avec lui du ventre à l’œil (L’occhio di Napoli, recueil d’articles écrits dans les années 80 et 90), c’est-à-dire de la description de besoins primordiaux tels que la faim et le sexe à une dimension plus intellectuelle, plus distanciée, qui renvoie à une autre réalité de Naples, absente du texte d’Ortese ou présente par le biais de l’ironie : la réalité de Naples capitale intellectuelle. La vue est le sens le moins lié au corps, c’est donc un moyen de rééquilibrer la description de Naples, d’en faire une ville de lumière et des Lumières, ce qui est le projet du La Capria essayiste et historien de sa ville même si le La Capria romancier met en scène une Naples qui « endort ou blesse à mort » (Ferito a morte). Mais Naples est aussi un corps maternel, protecteur et étouffant que La Capria définit

« caldo buio fetale » et « specie di morte apparente »23 (chapitre 5) et qui s’organise autour de la figure ambivalente d’une mère à la fois nourricière (« Le pareti dello stomaco dilatate dal pasto domenicale […] Massimo senti com’è buono, dice la mamma, questo bambino, mai appetito »24, chapitre 7), castratrice (« Come farai senza di me (…) promettimi che sabato verrai, ogni fine settimana »25). La mère de Massimo et la ville de Naples finissent par se confondre : « La Grande Madre Napoli. La grande Madre ? Di’ la Gran gatta piuttosto, che alla fine se li pappa senza nemmeno dargli il tempo di aprire gli occhi sopra il mondo »26 (ibid).

Retrouve-t-on l’analogie ville/corps dans des œuvres de la jeune génération d’écrivains napolitains ? Le discours mériterait un long développement que ne permet pas le

20 « une race vide de toute logique s’était agrippée à ce tombeau de sentiments informe »

21 « la chute d’une race »

22 « diffamation gratuite de Naples et des Napolitains »

23 « chaude obscurité fœtale », « sorte de mort apparente »

24 « les parois de l’estomac dilatées par le repas dominical (…) Massimo, goûte comme c’est bon, dit sa mère, cet enfant, jamais d’appétit »

25 « comment feras-tu sans moi (…) promets-moi de venir ce samedi, tous les week-ends »

26 « Naples la Grande Mère. La grande Mère ? Dis plutôt la Maman Chatte car à la fin elle les avale tous sans même leur laisser le temps d’ouvrir les yeux sur le monde »

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cadre étroit de ces quelques remarques. Nous nous contenterons d’un seul exemple pour ce qu’il a de représentatif. Giuseppe Montesano publie en 1999 un roman intitulé Nel corpo di Napoli. Le titre poursuit la métaphore physique et l’analogie ville/corps qui sont à l’origine de notre réflexion. Ce très curieux roman raconte une descente dans les entrailles de la ville à la recherche de cette énergie qui a abandonné la ville en surface. La maladie de Naples, encore et toujours, c’est sa langueur, l’aboulie de ses habitants, leur incapacité atavique à se révolter :

«Si erano mai veramente ribellati a qualcuno in quella città ? O a qualcosa ? Tutte rivolte fasulle, finite subito, dove c’erano quattro coraggiosi e dietro a loro il vuoto »27. Ce qui est, notons-le au passage, une reprise de la thèse de La Capria dans L’Harmonie perdue : à un moment précis, 1799 selon La Capria , les Napolitains sont délibérément sortis de l’Histoire et se sont repliés sur une culture locale qui a fait office d’unique liant identitaire.

Le corps de Naples s’est alors figé dans la répétition mécanique de comportements, de signes qui ont changé les Napolitains en masques. Pour dire les choses de manière à revenir à notre point de départ et à annoncer le second artifice, le refus de l’Histoire immobilise le corps de la ville qui devient décor d’une tragi-comédie jouée en boucle et qui transforme les places de Naples en scène ouverte pour un public venu assister, comme dans la Commedia dell’Arte, à un canevas archi-connu. Le palimpseste n’est plus de mise car il n’y a pas de nouveau texte à écrire. Le stéréotype va contribuer à fossiliser le corps de la ville.

2) Le cliché ou la mise à mort du palimpseste.

Contrairement à ce qu’on pourrait penser, le recours au stéréotype qui assèche la diversité culturelle pour la réduire à une présentation folklorique prête à l’emploi n’est pas seulement le fait de voyageurs pressés, de touristes paresseux qui s’attachent aux signes extérieurs, les plus facilement perceptibles et compréhensibles de l’identité napolitaine. La Capria appelle cela «la napoletanità » et cette attitude peut être définie comme l’expression identitaire d’une population cherchant dans les liens communautaires un rempart contre une histoire souvent agressive. La simplification se trouve aussi chez certains auteurs napolitains qui ont recours aux stéréotypes soit pour satisfaire leur nostalgie d’une ville qu’ils ont quittée, soit par courtoisie - servilité ? - envers les lecteurs non Napolitains à qui l’on doit fournir une matière narrative conforme à leurs attentes. Il suffira ici de citer Giuseppe Marotta et son Oro di Napoli, répertoire d’objets culturels au sens large (pizza, spaghetti), de sentiments supposés être typiquement méridionaux (la passion, la jalousie, la superstition), galerie de portraits de Napolitains hauts en couleurs et conformes à la vision exogène qu’on peut avoir de la ville parthénopéenne et de ses habitants. On trouve un même type d’exploitation esthético- commerciale du filon napolitain dans la série des Bellavista de Luciano De Crescenzo, dont le plus célèbre, Così parlò Bellavista (1977) est sous-titré « Napoli amore e libertà ». Il s’agit d’un texte amusant à lire qui, sous couvert d’auto-ironie, offre une excellente synthèse des stéréotypes napolitains considérés comme produits d’exportation très rentables.

Dans un autre registre, non littéraire, on peut évoquer le cas d’Achille Lauro, déjà cité, maire de Naples au lendemain de la guerre et dans les années 50 qui, par calcul politique, a exploité les traits les plus grossiers de la culture napolitaine, la résumant à des comportements de surface contribuant à un campanilismo érigé en système de valeurs et en pratique de gestion de la ville. Ainsi Lauro va-t-il agrémenter ses discours de tirades antigouvernementales, se présentant comme le défenseur d’une identité napolitaine menacée par Rome. Cela explique d’une part la hausse des dépenses publiques liées à la création d’emplois municipaux (20000 en 10 ans soit plus de 200% durant l’ère Lauro) et d’autre part la pratique du clientélisme avec l’anecdote souvent rappelée dans les témoignages de la paire

27 « S’étaient-ils jamais révoltés contre quelqu’un dans cette ville ? Ou contre quelque chose ? Que de fausses révoltes, aussitôt finies, avec deux ou trois courageux et derrière eux rien »

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de chaussures offerte en deux temps à certains électeurs, une avant et une après l’élection.

Rappelons également le soutien apporté par la municipalité aux manifestations populaires qu’aiment les Napolitains, comme les processions de San Gennaro ou la fête de Fuorigrotta.

La politique de Lauro encourage donc ce que certains historiens, au premier rang desquels Giuseppe Galasso, ont appelé une « subculture ».

C’est contre la vision figée de Naples que propose Marotta, d’autant plus incompréhensible aux yeux de certains qu’elle provient d’un Napolitain censé connaître sa ville en profondeur, que se sont élevés des écrivains de la génération suivante : La Capria ou, plus jeunes encore, Fabrizia Ramondino, Elisabetta Rasy ou Maurizio Braucci. Tous revendiquent le droit - qu’ils ont d’ailleurs parfois du mal à suivre eux-mêmes, pensons à La Capria dont toute l’œuvre a Naples pour thème ou personnage - de ne pas écrire de livres situés à Naples bien qu’étant Napolitains. Dans L’occhio di Napoli, déjà cité, La Capria résume cette contrainte d’une formule simple : « Per uno scrittore nascere a Napoli comporta un pedaggio da pagare (…). Un napoletano deve quasi sempre giustificarsi »28. Cette obligation, et tout le problème est là, n’est faite à aucun autre écrivain italien, de Rome, de Florence, de Milan ou d’ailleurs.

Pour reprendre une image lacaprienne de l’essai La mosca nella bottiglia (1996), empruntée à Wittgenstein, l’auteur napolitain est thématiquement, pour ne pas dire linguistiquement, enfermé dans la bouteille de sa ville dont on lui interdit de franchir le goulot. Mais c’est naturellement dans les textes d’écrivains non Napolitains que l’on trouve la plus vaste palette de clichés sur Naples. Ces derniers oscillent d’ailleurs, curieusement, entre deux discours qu’on pourrait penser inconciliables et difficilement applicables au même objet, Naples en l’occurrence. C’est, depuis le témoignage des touristes de l’époque du Grand Tour jusqu’à nos jours, le double stéréotype de Naples ville des dangers et Naples ville des plaisirs, Enfer et Paradis, Misère et Beauté. En somme, pour le dire à la manière de Domenico Rea,

« Le due Napoli », la Naples noire et misérable et la Naples ensoleillée et insouciante à propos de laquelle l’écrivain Mario Pomilio parle de « Napoli ammandolinata »29. La Capria, au chapitre 7 de Ferito a morte reprend l’idée : « L’aspetto ambiguo dell’umanità del napoletano con la sua antitesi di miseria e commedia, di vita e teatro. Le due Napoli, una montatura e l’altra quella vera. La Napoli bagnata dal mare e quella dove il mare non arriva, il Vesuvio e il contro-Vesuvio. Eccetera eccetera. Noo, non gli riusciva. Passano il tempo a coccolare e calcolare mistificazioni del genere, a venderle al maggiore offerente »30.

Mais les deux Naples sont tout aussi factices et inauthentiques par excès de simplification. La louange et la dépréciation sont les deux faces d’une même monnaie Entre la soumission au diktat du texte napolitain devenu marque de fabrique d’une identité réduite aux acquêts - à la manière des boutiques « Napolimanìa » qui assaillent le touriste dès son arrivée à l’aéroport de Capodichino, mauvais goût clinquant peut-être sauvé, dans une interprétation post-moderne, par l’auto-ironie - et la rébellion contre cet engluement dans le stéréotype, par exemple par l’ouverture vers la culture européenne comme pour La Capria et Ramondino, on trouve peut-être une voie médiane dans le théâtre de De Filippo. Ce dernier reprend bien à son compte quelques traits dominants et récurrents de la « napoletanità » comme la « recita », ou certains lieux et emblèmes typiques - le « vicolo », le « basso », le linge au balcon - mais il leur donne toujours une dimension universelle, ce qui est un moyen de sortir de la bouteille évoquée plus haut et de faire de Naples un microcosme du monde.

28 « pour un écrivain, naître à Naples implique un prix à payer (…). Un Napolitain doit toujours se justifier »

29 « la Naples des mandolines »

30 « Le côté ambigu de l’humanité du Napolitain avec son antithèse de misère et de comédie, de vie et de théâtre. Les deux Naples, celle de l’esbroufe et la vraie. La Naples baignée par la mer et celle que la mer ne touche pas, le Vésuve et son contraire, etcetera, etcetera. Non, il n’y arrivait pas. Ils passent leur temps à te cajoler et à calculer combien pourraient rapporter les mystifications de ce genre, à les vendre aux plus offrants »

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Le stéréotype ou le cliché - un palimpseste plastifié qu’il n’est plus possible de gratter et qui ne se prête plus à la réécriture - est alors l’indice à la fois d’une sensibilité défaillante (recours à des images existantes inventées par d’autres) et d’une connaissance superficielle de la société approchée : recours à une démonstration schématique et souvent manichéenne. La propension à peindre le monde en insistant sur ses traits les plus repérables et sans tenir compte de ses nuances n’est pas propre à la représentation de Naples. Le stéréotype apparaît dans la description d’un lieu ou dans le jugement porté sur ses habitants dès lors que la pensée privilégie la catégorie ( pour nous la population napolitaine dans son ensemble) au détriment des éléments qui la constituent : les Napolitains. Par un curieux glissement grammatical, on notera que le singulier prend alors une valeur collective et tend à une généralisation source de clichés : le Napolitain , sous-entendu tous les Napolitains, suivi d’une indication de son caractère, au choix « furbo », « ladro », « spensierato », « allegro », « pigro »31...

L’effet pervers d’une telle simplification, on l’a vu, est d’inciter le Napolitain ainsi désigné à se conformer à la définition à laquelle on le réduit, ce qui rend cette dernière à la fois plus banale et moins pertinente. Citons à ce propos Domenico Rea : « gli stessi napoletani han finito per credere di essere simili ai loro personaggi cantati, narrati e rappresentati dai loro scrittori »32. La lecture des textes sur Naples, depuis le développement du tourisme littéraire, confirme l’impression d’une confusion entre ce que sont les Napolitains et la manière dont ils sont perçus et représentés. Pour autant, le stéréotype n’est pas un mensonge. Le cliché s’appuie toujours sur une réalité historique, culturelle ou sociologique dont il devient un effet grossissant et déformant, un peu comme le monde vu à travers les lunettes d’Eugenia dans

« Un paio di occhiali » de Il mare non bagna Napoli.

Le stéréotype est et n’est pas la réalité, tout comme le palimpseste est et n’est plus le texte qu’il recouvre. Il en est une forme appauvrie et décontextualisée qui part d’éléments effectifs mais parcellaires et figés. C’est pourquoi les écrivains napolitains sont mal à l’aise avec certaines représentations de leur ville qui les perturbent autant pour ce qu’elles ont de juste et qu’eux-mêmes perçoivent - la vision de La Capria présentée à travers le personnage de Massimo dans Ferito a morte - que pour ce qu’elles ont d’inexact par excès de réduction.

La défense d’un particularisme culturel, sincère à son origine, s’est parfois transformée en mise en scène et en caricature des traits dominants de cette spécificité napolitaine. C’est alors que sont apparus des stéréotypes dans la représentation de Naples et de ses habitants. Ces clichés sont à la fois ambivalents et réducteurs. Relayés par des touristes, ils témoignent tout autant d’une méconnaissance de la culture napolitaine que d’une paresse intellectuelle qui pousse à confondre la réalité et sa transcription la plus approximative. Repris par des Napolitains, ils posent des problèmes plus complexes et correspondent à un désir de plaire et à la nostalgie d’une époque révolue et rassurante. Mais n’exagérons pas les dangers des stéréotypes. Adoptons la sérénité d’Italo Calvino dans le chapitre « La città pensata » de Collezione di sabbia : « Quanto agli stereotipi, tipo il pino in primo piano e il Vesuvio sul fondo, i nostri sarcasmi sono inevitabili. Ma forse non bisogna vedervi solamente un prodotto della cultura di massa : un paese comincia a essere presente nella memoria quando a ogni nome si collega un’immagine (…) Le Torri Pendenti e le Moli Antonelliane non sono altro che sigle iconiche sintetiche, stemmi o allegorie »33. On est en droit de voir dans ces quelques

31 « rusé, voleur, insouciant, joyeux, paresseux »

32 « les Napolitains eux-mêmes ont fini par croire qu’ils étaient semblables à leurs personnages chantés, racontés et représentés par leurs écrivains »

33 « Quant aux stéréotypes, comme par exemple le pin au premier plan sur fond de Vésuve, ils suscitent inévitablement nos sarcasmes. Mais peut-être ne faut-il pas y voir seulement un produit de la culture de masse.

Un pays devient présent dans la mémoire quand à chaque nom on associe une image (…) Les Tours Penchées et les Moli Antonelliane ne sont rien d’autre que des indications iconiques, synthétiques, des armoiries ou des allégories »

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lignes la réhabilitation du stéréotype considéré comme élément du « livre de la Mémoire » ou forme originelle du palimpseste.

Naples est riche non seulement de son passé historique mais aussi de cette géologie littéraire constituée par les strates des nombreux textes qui lui ont été consacrés. Mais l’objet a fini par phagocyter le sujet qui l’observe. Le lieu réel se perd derrière l’épaisseur des mots.

Le problème de la représentation littéraire d’une ville, mais plus généralement de toute réalité, tient à cet écart qui s’insinue entre l’objet et le discours. Cet écart est de l’ordre de la déperdition - tension réaliste de la littérature - ou du trop-plein par accumulation et emphase : tension idéaliste ou sentimentale de la littérature avec un objet surinvesti par la nostalgie.

Dans les deux cas - perte ou gain -, on retrouvera la même différence inaliénable qui existe entre un objet (ou un lieu, une personne) photographié et la photo elle-même. Le palimpseste peut faire office de lien entre l’objet et sa représentation mais, dans le cas de la littérature de Naples ou sur Naples, le rapport ne se fait plus tant entre une réalité - la ville - et son image qu’entre les représentations elles-mêmes. Parler de Naples revient toujours à parler des textes sur Naples. Car Naples est au cœur d’un étrange paradoxe : on la visite pour y retrouver ce que l’on sait d’elle sans l’avoir jamais vue. Le voyageur, sans toujours en être nécessairement conscient, arrive à Naples comme en terrain conquis, emportant dans ses bagages des images et des textes qui conditionnent sa vision et l’empêchent de se fixer librement. C’est pourquoi il lui est si difficile de découvrir, en toute indépendance, l’épaisseur d’une cité réelle, contradictoire et pour cela vivante. Naples est une ville qu’on reconnaît à défaut de la connaître, un palimpseste composé des nombreux textes que des visiteurs illustres lui ont dédiés. Naples n’est plus alors, au pire, que le réservoir d’idées préconçues et prêtes à l’emploi ou, au mieux, l’incarnation de désirs préalables qui n’ont rien à voir avec elle et dessinent une manière d’autoportrait, un paysage de l’âme du voyageur-écrivain.

Ecrire sur Naples consiste à l’enterrer sous les références et les à priori. D’une certaine manière, l’intertextualité (le palimpseste dans notre lecture) a tué la géographie. La profondeur de la verticalité s’est réduite à une superficialité (à une surface) où le modelé de la diversité s’est trouvé aplati. C’est ce relief arasé par le stéréotype qu’ont voulu faire réapparaître certains écrivains napolitains qui ont combattu le(s) mythe(s) napolitain(s), qu’il s’agisse du mythe de l’idéalisation et de l’ « anti-mythe » ou du « contre-mythe » que met en place un discours nourri à la haine et à l'anathème.

Raffaele La Capria, mais aussi Domenico Rea, Michele Prisco, Luigi Compagnone, Eduardo De Filippo et bien d’autres, ont su manier la pique la plus efficace pour crever la baudruche du mythe napolitain : l’ironie, c’est-à-dire la juste distance avec soi-même et la faculté de voir Naples depuis la ligne de démarcation qui sépare l’étranger enfermé dans ses clichés et le napolitain étouffant dans sa « napoletanità», dans son obligation de « paraître napolitain ». L’ironie, qu’il convient de distinguer du sarcasme de l’étranger condescendant demandant au Napolitain de jouer sa pièce pour l’amuser, est la manière la plus efficace et la plus élégante pour montrer que les Napolitains ne sont pas dupes.

Vincent d’Orlando, Université de Caen

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Bibliographie (succincte et subjective) 1) Sur la notion de palimpseste

- C. Baudelaire, « Le palimpseste » in Visions d’Oxford, chapitre VIII de la section « Un mangeur d’opium » des Paradis artificiels, Œuvres complètes, Robert Laffont, 1980.

- G. Genette, Palimpsestes, Seuil, 1982.

- S. Rabinovich, La trace dans le palimpseste. Lecture de Levinas, L’Harmattan, 2003.

2) Sur Naples

a) œuvres de fiction

- T. Ben Jelloun, L’auberge des pauvres, Le Seuil, 1999

- M. Braucci, Il mare guasto, Edizioni e/o, 1999 (traduction française La mer détraquée, Métaillié, 2002)

- A. Cilento, Neronapoletano, Guanda, 2004

- L. Compagnone, Città di mare con abitanti, Avagliano, 2000

- L. De Crescenzo, Così parlò Bellavista, Mondadori, 1977 (traduction française Ainsi parlait Bellavista, De Fallois, 2002)

- E. De Luca, Montedidio, Feltrinelli, 2001 (traduction française Montedidio, Gallimard, 2002)

- A. Franchini, L’abusivo, Marsilio, 2001

- R. La Capria, Ferito a morte, Mondadori, 1998 [1961] (traduction française Blessé à mort, Le Seuil, 1963, nouvelle traduction à paraître en 2005, L’Inventaire)

- R. La Capria, La neve del Vesuvio, Mondadori, 1988 (traduction française La neige du Vésuve, L’Inventaire, 2002)

- C. Malaparte, La pelle, Mondadori, 1949 (traduction française La Peau, Denoël, 1949) - G. Marotta, L’oro di Napoli, Rizzoli, 2000 [1947] (traduction française L’or de Naples, Club des Libraires de France, 1956)

- G. Montesano, Nel corpo di Napoli, Mondadori, 1999 (traduction française Dans le corps de Naples, Métaillé, 2002)

- A.M Ortese, Il mare non bagna Napoli, Adelphi, 1994 [1953] (traduction française La mer ne baigne pas Naples, Gallimard, 1993)

- F. Ramondino, Althénopis, Einaudi, 1981 (traduction française Althénopis, Flammarion, 1990)

- E. Rasy, Posillipo, 1997 (traduction française Pausilippe, Seuil, 1998)

- Domenico Rea, Spaccanapoli, Rusconi, 2002 [1947] (traduction française Spaccanapoli, Verdier, 1989)

- D. Starnone, Via Gemito, Feltrinelli, 2000 (traduction française Via Gemito, Fayard, 2004) - D. Starnone, Labilità, Feltrinelli, 2005

b) essais

- Aavv, Il risveglio della ragione. Quarant’anni di narrativa a Napoli (1953-1993) (a cura di G. Tortora), Avagliano, 1994

- Aavv, Il silenzio della ragione. Politica e cultura a Napoli negli anni 50 (a cura di G.

Chianese), ESI, 1994

- Aavv, Naples. Le paradis et les diables, Ed Autrement, 1994 - B. Croce, Storia del regno di Napoli, Adelphi, 1992 [1924]

(12)

- V. d’Orlando, « Les deux faces d’une même médaille : la « napoletanità » de G. Marotta et D. Rea » in Chroniques Italiennes n° 5, janvier 2004

- V. d’Orlando, « Napoli, la città-testo di Raffaele La Capria » in R. La Capria, letteratura, senso comune e passione civile, Liguori, 2002

- D. Fernandez, Le volcan sous la ville. Promenades dans Naples, Plon, 1983 - G. Galasso, Napoli, Laterza, 1987

- A. Ghirelli, Storia di Napoli, Einaudi, 1992

- G. Giammattei, Il racconto di Napoli. Letteratura e società da De Sanctis a De Luca (1830- 1990), Elemond-Electa, 1997

- R. La Capria, L’Armonia perduta, Mondadori, 1986 (traduction française L’Harmonie perdue, préface de V. d’Orlando, L’Inventaire, 2001)

- R. La Capria, L’occhio di Napoli, Mondadori, 1994 - R. La Capria, Napolitan graffiti, Rizzoli, 1998 - J.N Schifano, Désir d’Italie, Folio, 1992

- J.P Sartre, La Reine Albermale ou le dernier touriste, Gallimard, 1991 - M. Serao, Il ventre di Napoli, ETS, 1995 [1884]

- M. Stefanile, 40 anni di vita letteraria a Napoli (1930-1970), ESI, 1971

- C. Vallat, B. Marin, G. Biondi, Naples. Démythifier la ville, L’Harmattan, 1998

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