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Le genre de l'abstinence

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Academic year: 2021

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Submitted on 18 Nov 2016

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Le genre de l’abstinence

Hugues Pentecouteau

To cite this version:

Hugues Pentecouteau. Le genre de l’abstinence. Deroff M-L. & Fillaut T., Boire. Deroff M-L. &

Fillaut T., Boire, une affaire de sexe et d’âge. Rennes, Presses des Hautes Ecoles en Santé Publique,

collection Recherche santé / social, , Presses des Hautes Ecoles en Santé Publique, collection Recherche

santé / social, 2015, 978-2810903658. �hal-01399003�

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Version auteur. La version publiée (dans Deroff M-L. & Fillaut T., Boire, une affaire de sexe et d'âge. Rennes, Presses des Hautes Ecoles en Santé Publique, collection Recherche santé / social) comporte quelques modifications demandée par le comité editorial.

Le genre de l'abstinence

Hugues Pentecouteau Sociologue, Maître de conférences Université Rennes 2 / CREAD EA 3875

Omar Zanna, Sociologue, Maître de conférences (HDR), Université du Maine (Le Mans) / VIP&S

Vincent, 28 ans, abstinent depuis 3 mois (mai 2014)

Je suis fils d'un père alcoolique (…). Donc ma référence d'homme est un homme qui boit et qui boit de manière déraisonnée. C'est d'ailleurs paradoxal car de manière rationnelle, mon père est tout ce que je n'ai jamais voulu devenir et je me suis construit en opposition à lui. Mais je pense que quelque part au fond de moi, n'ayant pas d'autres références, j'ai finalement dû tendre à devenir comme lui.

Je commence petit à petit à devenir fier de ne pas boire et à l'afficher. Je commence aussi petit à petit à parler de plus en plus ouvertement de mon alcoolisme. Mais ce n'est pas évident. J'étais encore le week-end dernier avec des amis dont certains s'étaient étonnés que je ne boive pas, et je n'ai pas eu le courage d'expliquer mon alcoolisme. Ca viendra avec le temps je pense.

Le contexte social joue énormément. En effet, j'ai presque honte de refuser de prendre de l'alcool lorsque tous mes amis en prennent autour de la table. Ce qui est aberrant, je le conçois, car il faudrait au contraire en être fier.

Pour moi l'alcool est très lié à la virilité. Et donc refuser de boire, c'est pour moi quelque part refuser d'être un homme.

Introduction

Ce texte interroge le genre à partir de représentations de l'abstinence recueillies auprès d'hommes alcoolo-dépendants. Notre point de départ est de considérer qu'une personne dépendante à l'alcool, qui fait le choix de devenir abstinente, vit une situation pouvant avoir diverses conséquences sur son parcours de vie. Ses pratiques de consommation, comme ses représentations, ses sociabilités, ou encore ses projets, se trouvent modifiés dans un réajustement biographique pouvant également bouleverser son identité (Zanna, Pentecouteau, 2013). Dans cette contribution, seuls quelques éléments de ce changement sont esquissés.

L'analyse porte sur les conséquences que peut avoir l'abstinence, pour des hommes, au regard de la définition pour soi qu'ils produisent de leur masculinité. La question centrale que nous posons est : "est-ce que ne plus boire questionne l'identité masculine ?" Si Vincent (voir encadré) répond de manière affirmative, d'autres interlocuteurs évoquent avec plus de réserve la recomposition du masculine dans l'abstinence. Notre réflexion se développe en trois parties.

Tout d'abord, nous nous intéresserons au concept de genre en montrant de quelle façon la distinction sexe / genre est pertinente pour questionner l'abstinence. Ensuite, nous présenterons une lecture sexuée des prises de parole des hommes et des femmes qui s'expriment dans un groupe d'anciens buveurs. La dernière partie interrogera la masculinité et la manière dont elle se réinvente dans la construction de l'abstinence alcoolique.

I. De quoi parle-t-on quand on parle de sexe et de genre ?

Nous avons mobilisé le genre sans être à la recherche du genre (Leonardi, 2013). Ayant

travaillé de manière empirique, en utilisant les outils de la sociologie compréhensive et les

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principes de l'induction analytique (Becker, 2002), la question de la différence sexuée s'est imposée de manière récurrente. Nos observations ont révélé que le choix de l'abstinence pour les hommes s'accompagnait souvent d'une mise en question de leur masculinité. En consultant la littérature sur l'alcoolo-dépendance, nous avons remarqué qu'il existe de nombreuses références bibliographiques analysant les façons de boire selon la variable sexe. Cependant, plus rares sont les écrits travaillant la question du changement individuel lié au passage de l'état de buveur à celui de non-buveur en faisant référence au concept de genre. L'article de François Beck, Stéphane Legleye et Gaël de Peretti se distingue par un titre prometteur :

"L'alcool donne-t-il un genre ?" On pourrait imaginer, avant même de lire ce texte, que le projet consiste à produire un travail qualitatif sur les apports spécifiques de la consommation d'alcool, ou bien à présenter une analyse comparative permettant de mesurer des écarts de représentations entre deux populations (buveurs et abstinents). Ce n'est pas la démarche choisie par les auteurs, qui ne s'intéressent pas au genre en termes de représentations ou de constructions sociales du féminin ou du masculin (ce que montre pourtant le travail de Sidsel Eriksen, abondamment cité par les auteurs). Le propos développé dévoile un concept de genre utilisé comme une variable synonyme de "sexe". Or, tout l'intérêt de ce concept réside, nous semble-t-il, dans la manière dont il devrait être distingué de la variable "sexe" en proposant notamment une réflexion sur des pratiques socialement identifiées et étiquetées (Garfinkel, 2007). "L'alcool donne-t-il un genre ?" apparaît alors comme un texte qui, jouant sur les mots ("se donner un genre"), ouvre un champ de possibles pour analyser les représentations sociales de la consommation d'alcool des hommes et des femmes.

Dans son introduction à la sociologie du genre (2012), Isabelle Clair écrit que ce sont les femmes qui ont forgé ce concept "parce qu'il permet de rendre compte d'expériences spontanément imperceptibles pour la majorité des hommes, et donc passées sous silence". La réflexion sur le genre apparaît alors comme une invitation à penser autrement le masculin et le féminin. Si "le genre ne reflète pas seulement les propriétés intériorisées par deux groupes sociaux" (les hommes et les femmes), le concept témoigne néanmoins "d'identifications individuelles (masculines ou féminines) qui ne coïncident pas toujours avec les frontières de ces groupes" (Clair, 2012). Les normes sociales contraignent les individus à devenir homme ou femme (avec néanmoins une définition sociale des rôles qui diffèrerait selon la société à laquelle nous appartenons). Ces mêmes normes jouent un rôle dans la formation des individus en codant et classant des pratiques, des façons d'être (des comportements, des postures…) comme étant "féminines" ou "masculines". Par conséquent, l'apport principal

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d'une réflexion en termes de genre signifie que tout individu peut être à la fois masculin (dans certaines attitudes, dans certains contextes) et féminin (dans d'autres), qu'il s'agisse d'une femme ou d'un homme. Revenons à l'article de Beck et al. En filigrane, les auteurs posent une hypothèse passionnante que nous reformulons ainsi : dans la construction sociale du boire des hommes, l'alcool "donne bien un genre", qui est fortement associé à une construction sociale du masculin.

Souvent associé au savoir vivre, à la dimension festive, au repos, à la religion catholique, boire s'impose dans la vie quotidienne des Français, dans une distinction sexuée des modes de consommation. Si les hommes consomment plus que les femmes, c'est parce qu'ils ont un rôle social à tenir face à l'alcool. "Mythologiquement associé à la virilité", boire est "un élément du monde masculin" (Costa-Magna, 1981), que l'on retrouve également dans d'autres cultures.

Le récit de Vélibor Colic (Nahoum-Grappe, 2000) évoque la bouteille d'alcool comme un emblème. Remplie d'un "fighting cocktail" avant d'aller au combat, elle permet au soldat de

"se sentir courageux comme un lion". Jean-Pierre Castelain montre que le rituel de l'alcool

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et polémique dans le débat sur la théorie du genre à l'école qui divisa les Français au début de l'année 2014.

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permet de gérer la "maladie de la peur", en atténuant les frayeurs avant de prendre la mer (Castelain, 2000). Très éloignés de ces deux situations, les faits divers que l'on trouve dans la presse de différents pays présentent aussi des bravades alcoolisées en tous genres, plus ou moins glorieuses et ayant parfois une issue dramatique.

Bien qu'il soit peu satisfaisant (Clair, 2012) d'opposer masculin et féminin, en faisant référence à des attitudes stéréotypées qui s'opposent (fort / faible ; courageux / lâche…), cette distinction accorde une dimension symbolique aux relations asymétriques. Elle permet de comprendre également la mutation du masculin dans l'abstinence. Le cinéma américain offre une illustration intéressante de cette opposition avec le personnage de Richard Sherman (joué par Tom Ewell) dans 7 ans de réflexion (Seven year itch) de Billy Wilder. Sherman travaille dans l'édition. Il reste à New-York pendant les mois d'été tandis que sa femme et son fils passent les vacances d'été sur la côte-est. Se retrouvant seul avec ses manuscrits, il continue à vivre comme si sa femme était présente à ses côtés. Cette surveillance virtuelle lui permet de mener une vie saine, sans boire d'alcool, sans fumer et en mangeant végétarien. Tout se passe normalement jusqu'à l'arrivée d'une nouvelle voisine (jouée par Marilyn Monroe). Sherman commence alors à rêver d'une "vie d'homme" célibataire et séducteur, "comme celle que tout homme suivant son instinct devrait mener". Dans une même scène, qui dure quelques minutes, Sherman vit cette dualité entre celui qu'il est (timide et fidèle) et la tentation qu'il a de devenir un "homme comme les autres".

Image 1 :

Sherman (dans l'expression d'une féminité sociale) Fidèle, doutant de lui, non fumeur, rêveur… et buveur de soda

Image 2 : Sherman tel qu'il se rêve (dans l'expression d'une masculinité sociale) Séducteur, sûr de lui, fumeur, prétentieux… et buveur de whisky

Billy Wilder montre que le masculin (ici dans l'Amérique du nord des années 50) est une composition sociale qui rassemble plusieurs d'éléments : une présentation de soi, une posture, des accessoires et, bien entendu, le verre de whisky fait partie de cette panoplie. En jouant avec les codes d'une problématique de genre, Wilder dévoile une alternative au masculin tel qu'on le trouve le plus souvent dans les films américains. Sherman apparaît ici comme un résistant face à l'injonction sociale d'être un homme

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exprimant des caractéristiques

2En nous éloignant des consommateurs d'alcool, Olivier Schwartz (2011) présente une évolution de l'expression de masculin dans certaines situations de travail. Dans une enquête réalisée auprès de chauffeurs de bus de la région parisienne, il remarque que confrontés à des incivilités, les chauffeurs de bus ne peuvent pas répondre en exprimant des valeurs relatives à une virilité populaire. Les identités masculines populaires sont sujettes à

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socialement construites comme étant masculines. Dans une identité en transformation, jouant dans le registre de la féminité sociale, il s'affirme dans un mode de vie centré autour de sa famille et fait le choix ne pas passer les deux mois d'été avec Marylin Monroe.

De manière stéréotypée, boire un whisky apparaît comme étant une pratique masculine et la non consommation d'alcool peut être interprétée comme étant plutôt féminine. Nous pouvons nous demander si cette représentation est vraiment désuète au regard des pratiques sociales observables. Dans notre quotidien, en France, nous constatons que boire un soda pour un homme comme le fait Sherman peut encore étonner, tant les invitations et les temps consacrés à la consommation d'alcool sont intriqués dans les modes de sociabilité quotidienne. En revanche, qu'une femme ne boive pas surprend moins, ou pas du tout, selon les lieux et les époques. Cependant, nous n'oublions pas que les pratiques évoluent chez les jeunes adultes et tendent à être plus complexes que nous le montons. Nous n'oublions pas non plus qu'il existe bien une alcoolisation des femmes et, bien entendu, qu'il y a également des hommes non buveurs d'alcool. Il ne s'agit pas dans notre propos de nier ces réalités. Néanmoins, ce n'est pas une distinction représentative de notre société contemporaine et encore moins de notre héritage socioculturel. Il n'y a pas si longtemps encore, rappelons que la femme était invitée à

"rester sobre pour le plus grand bien du foyer et de la nation", comme on peut le lire dans un manuel d'éducation ménagère de 1930.

Bien que la consommation d'alcool des femmes ait évolué, on considère toujours que "boire, pour une femme, ce n'est donc pas pareil" (Costa-Magna, 1981). C'est le cas, par exemple, de la femme qui accompagne l'homme sportif, en ayant pour consigne de "se tenir" et ne pas s'écarter du rôle qui lui est attribué (Saouter, 2000). L'alcoolisation est toujours fortement sexuée et le regard social sur l'alcoolisme reste profondément inégalitaire. Celui des femmes demeure par conséquent et toujours un "super fléau" (Costa-Magna, 1981).

En faisant le constant que l'alcool apparaît comme un produit permettant de répondre à cette injonction sociale d'être masculin pour un homme, nous pouvons interroger ce qu'il reste de la masculinité quand un buveur pousse la porte d'une réunion des Alcooliques Anonymes (AA) et devient abstinent.

II. Des hommes et des femmes chez les Alcooliques Anonymes

Dans le cadre d'une recherche sur les groupes d'anciens buveurs, nous avons réalisé des observations participantes. Pour toutes les réunions AA auxquelles nous avons assisté, les hommes ont toujours été plus nombreux que les femmes. Cet écart entre les hommes et les femmes, on le trouve également dans les données INPES du baromètre Santé 2010 qui font apparaître que la consommation des femmes est au minimum trois fois inférieure à celle des hommes. Des données IFOP plus récentes (2013 et 2014) présentent une répartition assez identique. En moyenne, nous avons observé chez les AA une présence de 2 femmes pour 10 participants. Nous faisons le constat que les femmes alcoolo-dépendantes sont nettement sous-représentées dans les groupes AA et que celles qui participent aux réunions sont souvent célibataires ou n'ayant plus d'enfants à charge. Ce qui est révélateur, une fois de plus, de l'asymétrie dans la gestion d'un temps pour soi entre hommes et femmes (Clair, 2012). Nous avons également observé que les formes de prises de parole sont fortement sexuées. Nous illustrons cela à partir de deux cas présentés comme des idéaux-types

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transformations et la virilité s'exprime sous d'autres formes, à partir d'autres valeurs, en empruntant "au registre, plutôt féminin, de la culture psychologique" (de Singly, Giraud, Martin, 2011).

3"L'idéal-type est un tableau de pensée, il n'est pas la réalité historique ni surtout la réalité authentique, il sert encore moins de schéma dans lequel on pourrait ordonner la réalité à titre exemplaire (Weber, 1992).

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Idéal-type de la femme AA

La prise de parole est généralement de plus courte durée que la moyenne des interventions. Le propos est souvent centré sur l'expression d'une culpabilité et souligne que la dépendance à l'alcool a bien souvent entraîné l'oubli de ce qui apparaît aujourd'hui comme étant essentiel (la relation aux autres, penser à soi, faire des projets)…

Marie est abstinente depuis 10 ans. Elle raconte qu'elle buvait tous les soirs, pour s'endormir, parce que sa vie ne lui plaisait pas. Elle dit s'être "enfermée trop tôt" dans une vie de couple avec un homme qui ne pensait qu'à lui, puis dans une activité professionnelle qui ne lui convenait pas. Sa fille avait trois ans, quand elle a commencé à boire. C'était juste après que son mari l'ait quittée. Tous les soirs, Marie la couchait en disant attendre le moment où elle pourrait boire ses bières et s'endormir. Sa fille a commencé à consulter un psychologue très tôt. Aujourd'hui devenue une femme, professeur des écoles, vivant avec "quelqu'un de bien", elle est toujours suivie. Marie dit se sentir responsable de la psychothérapie de sa fille. C'est pourquoi elle continue à venir "en groupe", une fois de temps en temps, pour retrouver des gens qui lui ressemblent. Bien qu'elle aimerait pouvoir demander pardon à sa fille, elle nous dit qu'elle ne sait pas comment s'y prendre. Elle n'y arrive pas, parce qu'il est compliqué de reprendre sa vie et de se reconstruire à partir de ce qui s'est passé.

Idéal-type de l'homme AA

A la différence des femmes, les hommes évoquent moins leur vie au quotidien. Quand ils le font, c'est pour rappeler que l'abstinence peut être douloureuse. En revanche, ils relatent plus volontiers les excès de consommation et les conséquences sur leur vie : drame familiaux, accidents de la route, perte d'emploi, la perte des amis buveurs…

Kader a commencé à boire à 13 ans "parce qu'à cet âge-là tous les garçons du quartier se larsouillent à la Valstar". Son père buvait également. Kader a aujourd'hui 35 ans et travaille dans la restauration. Un métier où l'alcool est omniprésent. Il est né et a grandi en France dans un bidonville, puis dans des endroits « chauds » où il était « normal de boire et de se battre pour s’en sortir ». Chaque fois qu'il buvait, il avait tendance à jouer des poings et à envoyer aux urgences des types qui étaient parfois plus grands et plus costauds que lui… Aujourd'hui abstinent, quand il rencontre un homme ivre, il préfère s'éloigner, pour éviter le conflit, car il sait que cela peut rapidement dégénérer. Refuser de se battre n'est plus pour lui synonyme de lâcheté. Il se met à l'écart des buveurs pour écarter toute tentation. Désormais, l'idée de se retrouver seul le soir ne lui fait plus peur car il sait qu'il y a quelque part dans le Finistère- nord, tous les jours, une réunion AA à laquelle il peut se rendre.

Le récit de Kader dévoile l'expression de pratiques typiquement masculines, comme la violence physique associée à la consommation d'alcool. Aujourd'hui, le fait de prendre de la distance à l'égard des buveurs est l'occasion, dans l'expérience construite de l'abstinence, de redéfinir ce que sont le courage et la lâcheté dans l'identité masculine.

III. Une masculinité bousculée

L'homme alcoolo-dépendant et l'homme abstinent ne conjuguent pas le masculin de la même manière. Cela apparaît de manière flagrante dans les récits de vie d'anciens buveurs que nous avons recueillis, comme celui de Camille. L'expression du masculin évolue tout au long d'une vie, en interaction avec le regard que l'ancien buveur porte sur l'histoire passée et présente.

Camille est un homme de 80 ans qui est abstinent depuis 30 ans. Il se présente comme un chef

d'entreprise. Bien qu'il ait un niveau de vie confortable, il demeure nettement inférieur à celui

qu'il a pu avoir avant ses (trois) divorces. Néanmoins, il tient à conserver l'image d'un homme

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ayant des valeurs correspondantes à celles de sa classe sociale. Il roule en Mercedes, joue au bridge et ses amis sont rotariens. Il aime aller régulièrement au restaurant et partir en voyage pendant plusieurs semaines. A son actif de buveur, Camille rappelle, non sans une certaine fierté, avoir obtenu le prix du plus grand buveur de Saké, qui lui fut décerné lors d'une mission en Asie par des industriels japonais.

Nous savons que pour un AA, le passé est omniprésent et que si l'abstinence est présentée comme le seul remède, car la maladie alcoolique est considérée incurable. Le passé de buveur est constamment sollicité lors des réunions, afin que chacun cultive la mémoire de sa dépendance à l'alcool. Dans les entretiens recueillis, on remarque qu'il est toujours plus difficile de parler de l'abstinence au quotidien que du parcours dans l'alcoolo-dépendance.

Camille héroïse son passé. Son récit est parsemé d'anecdotes : il a fait le mur pendant son service militaire ; il s'est déguisé en infirmier pour sortir boire dans les bars d'Orléans ; il s'est battu avec des gendarmes. Il nous a même raconté avoir bu pendant la prohibition au Canada (ce qui n'est pas possible, car la prohibition s'est arrêtée en 1948)… Quelle que soit la situation évoquée, on voit qu’il y a toujours une volonté affirmée de rendre le plus saillant possible l'expression d'une masculinité virile.

S'agissant de l'abstinence, la grille de lecture sur le genre que propose Isabelle Clair permet d'analyser différents éléments dévoilant que, bien qu'étant toujours soucieux de son image d'homme fort, Camille n'est aujourd'hui plus le même homme dans l'expression de sa masculinité. Tout d'abord, il a travaillé un nouveau rapport à l'autre. C'est notamment visible dans ses vies de couple. Camille s'est marié trois fois et ces trois mariages se sont conclus par un divorce. Aujourd'hui, il relativise les responsabilités de ses compagnes dans l'échec de leurs mariages bien qu'il considère encore qu'il n'a pas rencontré les femmes qui lui convenaient. Cela fait dix ans désormais qu'il vit avec la même compagne, sans qu'ils soient mariés. Camille apparaît désormais plus impliqué dans sa vie privée qu'il ne fut par le passé.

Toujours dans ses relations aux autres, il a également évolué dans l'exercice du pouvoir. Dans la sphère domestique, Camille n’est aujourd'hui ni le maître de maison, ni le chef de famille, ni le pourvoyeur de ressources. Et il semble bien le vivre. Dans la sphère professionnelle, il nous dit avoir été longtemps sensible aux performances, en cherchant à remplir les objectifs qui lui étaient confiés, qu'il s'agisse d'échéances à tenir, de chiffre d'affaires à réaliser ou de licenciements à orchestrer. Si tout cela a changé, selon lui, c'est grâce aux AA qui lui ont permis d'apprendre à lâcher prise et à ne plus vouloir systématiquement être "le plus fort" ; "le plus performant" et à humaniser son rapport au travail. Cela ne veut pas dire pour autant qu'il ait complètement renoncé (même à son âge) à la reconnaissance sociale que lui apporte le regard des autres.

Le nouveau rapport à l'autre s'accompagne également d'une évolution du rapport à soi, c'est bien un cheminement dans la représentation de son rôle qui lui a permis de changer et d'affirmer une certaine indépendance. A plusieurs reprises, Camille rappelle que c'est à 50 ans qu'il achète pour la première fois de sa vie des chaussures, sans être accompagné de sa femme. Il présente cela comme une forme d'émancipation. Il s'affirme également en assumant pleinement son abstinence. Il peut aujourd'hui partager un plateau de fruits de mer avec des buveurs, sans gêne ni frustration de sa part.

Tout ce que Camille a fait, entrepris, quand il était buveur correspond à ce que l’on attend

d’un homme qui entend porter les valeurs masculines dans notre société (Bourdieu, 1998). En

arrêtant de boire, l'homme s'affranchit, au moins en partie, de ce poids social qu'est la

définition d'une attente à l'égard du masculin.

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L'hypothèse de l'abstinence comme processus permettant une déconstruction / reconstruction de la masculinité.

Dans son "devenir abstinent", Camille a négocié et recomposé ses représentations sociales du masculin et du féminin avec lui-même et dans les relations qu'il a aux autres. Il s'est fait une nouvelle vie avec de nouveaux repères. Si dans les représentations communément admises, l’abstinence masculine est parfois interprétée de manière radicale comme le signe d’une impotence et d’une impuissance (Beck, Legleye, de Peretti, 2005), Camille montre que ce n'est pas la seule issue en faisant presque de l'abstinence (telle qu'elle est pensée par les AA) un nouveau paradigme pour réinventer sa vie d'homme-non-buveur-d'alcool. Dans le Deuxième sexe, Simone de Beauvoir fait l'hypothèse que "L'homme atteint une attitude authentiquement morale quand il renonce à être pour assumer son existence". Cette dualité entre renoncement et réinvention de soi est un élément récurrent dans les récits d'anciens buveurs. Chez les AA, l'élément révélateur est le groupe. Certains disent avoir appris à se responsabiliser avec les AA. C'est là qu'ils ont commencé à se dévoiler, à parler et à écouter les autres. D'autres présentent la possibilité d'envisager autrement les relations avec les autres : "il n'y a pas de guerre de pouvoir quand on se parle ici" ; "j'ai appris que je n'étais pas obligé de faire comme les autres". L'abstinence est souvent présentée par les AA comme ayant été un renoncement et une "seconde naissance" qui apparaît pour les hommes sous les traits d'une masculinité plus féminine. L'analyse que fait Sidsel Eriksen (cité par Beck et al.) de la situation au Danemark montre que l'alcool n'a plus les vertus de robustesse et de virilité qui lui étaient données au début du siècle. La masculinité comme construction sociale n'est donc pas statique, ni définitive. Elle peut évoluer, dans la dynamique des parcours individuels et des représentations sociales en mouvement.

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