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Plaidoyer pour une chronotopie macroscopique

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Academic year: 2021

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Vincent Kaufmann

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POSTFACE

PlaidoyerPourunechronotoPiemacroscoPique

Les temporalités se transforment. Avec l’élargissement pro-gressif des horaires et de leur désynchronisation, la multiplica-tion des temporalités, le déploiement rapide de technologies per-mettant l’immédiateté de communication à travers le monde, une analyse fine de la chronotopie s’impose. Faire société implique nécessairement de partager des espaces et des temps communs, et dans des sociétés de plus en plus marquées par la diversité, il est devenu indispensable de reconstruire les synchronisations perdues.

La recherche en sciences sociales s’est saisie de ces questions dès les années 1990, avec des travaux pionniers très stimulants, en Italie et en Allemagne notamment, et des expérimentations comme la Maison du Temps et de la Mobilité du Territoire de Belfort. Pourtant, à partir de ces travaux, il a été difficile de dé-ployer empiriquement la chronotopie à grande échelle, à cause d’informations statistiques insuffisantes, de données configurées d’une manière difficilement exploitable et de représentations complexes à opérationnaliser. L’ouvrage que vous avez entre les mains constitue précisément une contribution pour dépasser cette situation, en faisant appel à l’hybridation des savoirs et des méthodes, convoquant de façon très pertinente des approches artistiques à la fois pour leurs vertus heuristiques, mais aussi pour leur capacité à poser des questions et/ou à y répondre.

Cette ambition est salutaire, car il y a urgence. Comme le dénonce le philosophe Hartmut Rosa (Rosa, 2013), le monde contemporain est pris dans une accélération qui se traduit par des rythmes de vie de plus en plus stressants et par la multiplication du burn out sous toutes ses formes. Une enquête internationale

menée en 2015 par le Forum Vies Mobiles sur les aspirations en matière de modes de vie illustre la même observation. L’enquête

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203 a été menée en Allemagne, Espagne, États-Unis, France, Japon et Turquie auprès de plus de 12 000 personnes. De façon à sai-sir pleinement les aspirations, le questionnaire a demandé aux personnes interrogées de décrire leur mode de vie rêvé, pour eux-mêmes, mais aussi pour leurs enfants et petits-enfants. Il en ressort une aspiration forte au ralentissement des rythmes de vie, qui constitue manifestement un élément décisif pour accéder à la vie idéale. C’est ainsi que « 74% des répondants estiment que le rythme de vie dans la société actuelle est trop rapide, que 78% souhaitent personnellement ralentir, ou encore que 50% indiquent manquer de temps actuellement pour faire ce qu’ils veulent ou doivent faire ».

Déployer la chronotopie comme une dimension analytique centrale des sociétés est donc aujourd’hui un enjeu important pour les sciences humaines et sociales. Il s’agit de bien saisir les transformations en cours afin d’être en mesure de se doter d’ou-tils permettant d’agir pour assurer une synchronisation des temps et des espaces indispensables pour assurer la cohésion aux diffé-rentes échelles qui composent une société. Dans cette entreprise, la vision macroscopique et systémique des transformations en cours en matière de spatio-temporalités est essentielle. Comment en effet prétendre à une recherche empirique pointue et infor-mée, si la vision d’ensemble manque ? J’insiste sur ce point, car c’est sans doute un angle mort des travaux dans le domaine de la chronotopie.

Beaucoup d’indices laissent en effet penser que la désynchro-nisation et la multiplication des temporalités au sein des socié-tés contemporaines sont liées à un changement fondamental de territorialisation (Kaufmann, 2014). Depuis la constitution des Etats Nations au 19ème siècle, les sociétés se sont construites comme des emboitements d’aires territorialisées homogènes. Si le constat est classique et évident sur le plan spatial, il est aussi valable sur le plan temporel. Avec la séparation des fonctions dans le territoire, les temps associés à la fréquentation des es-paces étaient homogènes : sur son lieu de travail, on travaillait, quand on arrivait, on timbrait bien souvent ; à l’inverse, dans son

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logement, on ne travaillait en principe pas, etc. En d’autres mots, à chaque espace était associé une, ou des fonctions, une identité et donc une temporalité spécifique. Ce principe valait naturel-lement pour la vie quotidienne, mais aussi pour l’organisation du territoire et même des sociétés nationales en elle-même. Or, aujourd’hui ce rapport entre l’espace et le temps n’existe plus. D’une organisation spatio-temporelle construite comme des em-boitements d’aires territorialisées homogènes, nous sommes en train de passer à une hétérogénéité radicale se traduisant par un mélange spatial et temporel des fonctions et des identités. Nous sommes sans cesses interrompus, mélangeons gaillardement les espaces et les temps. Sur son lieu de travail, on organise ses loi-sirs et communique par SMS avec son conjoint, dans son

loge-ment, on répond aux E-mails du travail. Certains jours on reste à

la maison pour travailler. À l’organisation du temps qui relevait de normes et de règles sociales largement institutionnalisées se substitue progressivement des règles beaucoup plus individuelles, mais qui répondent généralement toutes à la même injonction : être efficace !

Le changement de paradigme est immense, et on n’en a pas encore complètement mesuré les conséquences. Il concerne les modes de vie, mais il concerne aussi l’organisation des terri-toires : que signifie par exemple encore la séparation des fonc-tions issue de la Charte d’Athènes, si les personnes déploient systématiquement d’autres fonctions dans les espaces dédiés à une fonction ? Ainsi, les trains deviennent des espaces de travail, tout comme les quartiers périurbains (ou l’on reste chez soi pour travailler certains jours ou à certaines heures). Au niveau sociétal aussi, le changement remet en cause des réalités fondamentales. Le concept même de société n’est-il pas remis en cause par le simple fait qu’une société ne peut plus être identifiée par un terri-toire enfermé par des frontières. C’est en particulier la thèse pro-vocante de John Urry dans Sociology beyond Societies (Urry, 2000), et

cela nécessite réflexion.

En fait, le changement dont il s’agit ici remet en question très largement l’appareil de mesure des sciences sociales. Des notions

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205 aussi différentes que mixité sociale, ségrégation, espace public, budget-temps, déplacement n’ont de pertinence que par rapport à cette conception des espaces et des temps des sociétés comme emboitements d’aires territorialisées homogènes. C’est sans doute là la difficulté fondamentale de la chronotopie : pour se développer comme champ d’analyse, elle doit à la fois définir son objet et penser ses outils de mesure en se débarrassant des héri-tages d’une science sociale statique et imaginée pour des sociétés territorialisée en « poupée russe ».

B

iBliographie

KAUFMANN, V. (2014) Retour sur la ville. Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne.

ROSA, H. (2013), Accélération : Une critique sociale du temps. La Découverte, Paris. URRY J. (2000) Sociology beyond societies. Mobilities for the twenty-first century. Routledge, London.

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