Partout où le regard se porte, les événements convergent vers la nécessité d’une action mon- diale. Que ce soit à propos des conflits armés, du climat, des ressources naturelles ou de la santé, il faudrait une prise de conscience, des moyens de surveillances, une stratégie commu- nautaire, où la communauté ne s’arrêterait pas aux frontières. Nous aurions besoin d’une ins- tance globale de gouvernance aux dimensions de l’humanité. Mais ce vers quoi cette instance nous mènerait, nous le savons tous, c’est une révolution dans notre style de vie. Et nous dé- testons cette idée.
La journée mondiale de la santé, le 7 avril der- nier, avait pour thème l’une des mille déclinai- sons de cette nécessité d’une attitude globale : la résistance aux antibiotiques. Comme l’écrivent Jean Carlet et coll. dans un superbe article,1 décrivant la situation d’un regard panoramique, nous (les médecins et les habitants des pays riches) avons abusé des antibiotiques et large- ment sous-estimé les conséquences des résis- tances qu’ils entraînent. Ils étaient à nos yeux des «biens inépuisables». Dans d’innombrables cas, nous les avons utilisés de façon exagérée ou inappropriée. Qu’importait ? Nous étions per- suadés de gagner la bataille grâce aux progrès des armes : notre «arsenal thérapeutique» allait trouver une parade à chaque résistance. Cette utopie de l’approche militaire est morte.
En réalité, les antibiotiques ont correspondu à une vision quasi magique de la médecine : à chaque infection sa solution. Mais la magie n’a qu’un temps : nous partageons avec les micro- organismes un monde dont la logique ne s’ex- prime pas en termes de solutions mais d’équi- libres. Nous devons donc apprendre à cohabiter avec eux, y compris avec leurs souches patho- gènes, selon une relation complexe, dans la- quelle toute «victoire» n’est qu’une illusion.
Les antibiotiques ne sont pas des objets de consommation comme les autres. Carlet et coll.
estiment qu’il faut les considérer comme un «pa- tri moine de l’humanité». Un patrimoine, déjà, parce que, pour la plupart, ils datent du siècle passé. Leur liste fera bientôt penser à un musée à la mémoire glorieuse d’une époque révolue.
Entre 1983 et 1987, seize antibiotiques ont été trouvés. De 1992 à aujourd’hui, sept. La chute est impressionnante. Pour trouver de nou- veaux modes d’action, les chercheurs ont beau- coup misé sur la génomique et la protéomique.
Ces deux voies n’ont encore rien donné. Plus ennuyeux : les antibiotiques rapportent peu. L’in- vestissement est tel, pour des perspectives de traitements de quelques jours par malade et un risque de résistance rapide, que l’industrie phar-
maceutique tend à déserter le domaine. Peut- être, suggèrent Carlet et coll., faudrait-il inclure la recherche de nouveaux antibiotiques dans des programmes d’aide aux maladies orphelines. Ou prolonger les brevets des antibiotiques. Mais rien n’indique que ce sera suffisant. C’est très fondamentalement que la recherche semble en échec.
Traiter les infections devient chaque année plus complexe. Les gonocoques et les salmonelles résistent à des molécules chaque année plus nombreuses. La résistance monte chez les en- térobactéries, les Coli, les Klebsiella pneumo- niae, dont certaines souches hébergent de re- doutables enzymes, telle la NDM1. La tubercu- lose multirésistante ne régresse pas. Et, bien sûr, il y a le problème des staphylocoques mul- tirésistants (MRSA), à la diffusion et aux résis- tances croissantes. Certains spécialistes crai- gnent que le pire soit à venir : une épidémie à une bactérie pour laquelle il n’existera aucun traitement efficace.
Dans ce domaine comme dans d’autres, on se comporte comme si les groupes humains étaient cloisonnés. Les stratégies restent nationales.
Les riches bien portants pensent se met tre à distance des pauvres malades, les pays déve- loppés cherchent à tenir en respect les popula- tions étrangères. Mais les bactéries qui vivent en symbiose avec les humains se moquent de ces ridicules barrières historico-économiques.
Le 7 avril dernier, donc, l’OMS a consacré la journée mondiale de la santé à la résistance aux antibiotiques. Problème : aucun média ne s’est intéressé à cette journée mondiale, bien moins attirante à leurs yeux que la fête des mères, la saint-Valentin ou une quelconque journée mon- diale sur n’importe quoi. Sur la montée de la ré- sistance, il n’y eut donc que quelques petits ar- ticles éparpillés. Il faut dire qu’il n’y avait pas d’actualité. Pas de catastrophe bien définie. Rien à quoi accrocher un peu d’angoisse concrète.
Cer tes, il y a quelques semaines, la Suisse ro- mande a vécu une infection hospitalière inquié- tante, avec du coup une petite flambée de curio- sité médiatique. Mais que cette affaire semble lointaine. Déjà recouverte par milles news plus fraîches. Pour une réaction médiatique et poli- tique sérieuse, il faudra attendre qu’une véritable épidémie, touchant des individus «normaux», vienne mordre notre quotidien. Ce qui sera un peu tard.
«Si l’on ne prend pas d’urgence des mesures correctrices et protectrices, nous irons vers une ère postantibiotiques, au cours de laquelle de nombreuses infections courantes ne pourront
plus être soignées et recommenceront à tuer»
affirme la directrice de l’OMS Margaret Chan.
Mais ces mesures d’urgence, nous ne les pren- drons pas. Il faudrait intervenir sur l’industrie de l’élevage qui, pour accélérer la croissance des animaux, est la première consommatrice d’anti- biotiques. Or, rien ne semble pour le moment capable d’entraver la logique du marché.
Pire : l’organisme mondial qui devrait piloter les changements, l’OMS, se trouve en quasi fail- lite. Sa dette se monte à 300 millions de dollars et ses revenus ont baissé de 10 à 15%.2 Pour lutter contre la résistance bactérienne, il faudrait un vaste plan d’actions coordonnées. Et une nouvelle façon de communiquer : les journées de la santé ne suffisent pas, les communiqués de presse ne servent pas à grand-chose. C’est la médecine qui doit changer, le rapport à la ma- ladie bénigne, la patience face à la guérison.
C’est aussi l’ensemble de la mentalité : accepter de payer la viande plus chère pour que l’élevage cesse de gaspiller l’efficacité des antibiotiques.
L’affaiblissement de l’OMS n’est pas fortuit.
Son discours devient écologiste (au sens large), anticonsommation, modérateur. Donc, d’une cer- taine manière, subversif. Il dérange la mentalité dominante.
Car c’est comme si notre grande, notre seule réelle peur était de ne pas être «dans le coup», de se trouver larguer par ceux avec lesquels nous sommes en compétition : les autres indivi- dus, les autres hôpitaux, pays, continents, cul- tures. Nous ne cherchons tous qu’une unique chose : la performance. Mais s’opposer à la ré- sistance des bactéries relève d’un paradigme différent : les modes d’efficacité y sont l’intelli- gence, la prévention, l’économie des moyens, la pensée collective.
Les bactéries sont entrées en résistance. Ou plutôt, elles n’ont jamais cessé de faire de la résis tance : de s’adapter à nous, de tâcher de survivre, de se modifier pour répondre à nos stratégies de destruction. Mais nous, nous ne changeons pas de tactique. Nous ne résistons pas à leur résistance. Nous persévérons dans une attitude figée, coincée, rigide et croyons encore à une lutte moyenâgeuse, armes au poing et armures sur le corps, les bons contre les méchants. Quelle faiblesse intellectuelle ! Quel manque d’énergie vitale !
Bertrand Kiefer
Bloc-notes
880
Revue Médicale Suisse–
www.revmed.ch–
20 avril 20111 Carlet J, Collignon P, Goldmann D. Society’s failure to protect a precious resource : Antibiotics. Lancet, early online publication, 7 April 2011. Doi:10.1016/S0140- 6736(11)60401-7.
2 Horton R. Offline : Evidence-based atrophy. Lancet 2011;
360:1138.
Antibiotiques : résister à la résistance
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