420 Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 24 février 2010
actualité, info
«Abstinence alcoolique», un dogme contesté
Que se passetil donc aujourd’hui sur le front de la lutte contre l’alcoolisme ? On se souvient peutêtre de la surprise créée par une série de publications concernant le ba
clofène et tendant à bouleverser quelques solides certitudes thérapeutiques et concep
tuelles (Revue médicale suisse des 15 octobre 2008 et 21 janvier 2009). Une approche à haute incidence polémique : http://fr.wikipe
dia.org/wiki/Discussion:Baclof%C3%A8ne En France, le Dr Philippe Batel (Unité de traitement ambulatoire des maladies addic
tives, Hôpital Beaujon, Assistance Publique – Hôpitaux de Paris) va à son tour expéri
menter une nouvelle et dérangeante appro
che thérapeutique ; une approche d’ores et déjà controversée par ses confrères alcoolo
gues. Entretien avec le Dr Batel.1
Vous êtes associé au prochain lancement d’un essai clinique d’un nouveau genre chez des personnes souffrant d’une trop grande consommation de boissons alcoo- liques. De quoi s’agit-il précisément ?
Il s’agit ici de la partie française d’un essai international randomisé contre placebo de phase III. En pratique, cette étude concerne a priori les personnes qui, pour ce qui est de leur consommation de boissons alcooliques, sont audelà des seuils de risques (soit plus de 21 «verres» par semaine pour les hommes et plus de quatorze «verres» pour les fem
mes) ; des personnes qui ont d’autre part au moins six épisodes mensuels d’imprégna
tion alcoolique durant lesquels ils boivent en une seule journée plus de six «verres»
pour les hommes et plus de quatre «ver res»
pour les femmes.
Pourquoi retenir de tels critè res de consom- mation ?
Notre objectif est clairement d’essayer de sélectionner des patients alcoolodépendants mais dont la consommation est irrégulière.
Il nous semble que cette approche corres
pond mieux à la modification actuellement observée des modes d’alcoolisation : il y a aujourd’hui une tendance à une alcoolisa
tion dite «anglosaxonne» ; une alcoolisation centrée sur les périodes de détente.
Comment les choses vont-elles se passer en pratique ?
Dans un premier temps, nous allons aider le patient à identifier les situations dans lesquel les il sait qu’il est exposé à un risque de «dérapage», soit à une consommation qui dépasse les six «verres» : pour cela nous al
lons établir avec lui un calendrier rétro spec
tif de sa consommation au cours des trois mois précédents. Nous lui proposerons en
suite un schéma de prise du traitement cen
tré sur ces «crises». Deux solutions s’offri
ront à lui : il pourra s’il le souhaite prendre le traitement tous les jours ; il pourra aussi, ce qui est préférable, l’avoir en permanence sur lui et ne le prendre qu’une demiheure avant le premier verre d’une situation dont il saura qu’elle est, pour lui, à risque d’al
coolisation importante.
N’y a-t-il pas ici un risque d’entretenir les consommateurs excessifs dans leur dépen- dance à l’alcool ?
L’originalité de cette étude est de se posi
tionner à la fois dans un cadre clinique et dans une optique de santé publique de ré
duction du risque alcool tout en s’écartant de l’objectif d’abstinence. L’hypothèse, rai
sonnable, est de postuler que ce médica
point de vue
50_53.indd 3 19.02.10 10:46
Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 24 février 2010 421 ment pourrait conduire une personne dé
pendante à l’alcool à consommer moins, à réduire sa consommation en deçà d’un seuil de risque dès lors qu’elle n’est pas prête pour un projet d’abstinence.
Est-ce dire que vous remettez en question le dogme central de l’alcoologie qui veut que l’abstinence, complète et définitive, est le seul et unique objectif thérapeutique ?
Le dogme de l’abstinence comme unique voie d’approche thérapeutique (mais sur
tout d’objectif du traitement de la dépen
dance à l’alcool) est aisément explicable. La perte de contrôle de la consommation (quan
titative et qualitative) d’alcool est le maître
symptôme de l’alcoolodépendance. Certains y voient même sa signature spécifique. Dès lors, l’arrêt de toute consommation apparaît l’objectif, naturel et logique, de la prise en charge thérapeutique.
Pour autant, en pratique, il existe plusieurs arguments qui ont tendance à remettre en question la pertinence de l’abstinence en tant qu’objectif et non pas comme moyen d’améliorer le pronostic des patients alcoo
lodépendants.
On peut le dire autrement : l’abstinence totale et définitive érigée en seul objectif est un dangereux repoussoir pour la majorité des personnes qui ont des problèmes ma
jeurs avec l’alcool. L’abstinence reste sans doute le moyen le plus rapidement efficace pour améliorer l’existence et la survie d’un patient alcoolodépendant. Mais je considère que le moment est venu pour que d’autres options d’objectifs, transitoires ou définitifs, soient testées.
Quelle est la nouvelle molécule qui va faire l’objet de la prochaine étude à laquelle vous participez ?
Il s’agit du nalméfène. Cette molécule n’est pas d’une très grande originalité. C’est un antagoniste sélectif de certains récepteurs opioïdes (mu et gamma) cérébraux. Elle pré
sente un profil pharmacologique proche de la naltrexone (ou Revia), médicament déjà commercialisé dans l’aide au maintien de l’abstinence chez les personnes alcoolodé
pendantes.
Redoutez-vous ou pas les critiques (parfois acerbes) que vos confrères français com- mencent à formuler concernant cette nou- velle approche ?
La réticence à l’aide pharmacologique ob
servée chez les soignants en alcoologie com
me chez les prescripteurs en général n’est pas nouvelle. Les deux principales molé
cules déjà disponibles sur le marché ne sont pas «miraculeuses», elles semblent fonction
ner chez six patients sur dix en moyenne tout en leur apportant un bénéfice, en termes d’abs tinence à six mois, situé entre 20 et 40%. Or elles sont très peu prescrites. Je crains que nous soyons dans le déni d’une ap
proche multithéorique associée à des traite
ments combinés de la dépendance à l’alcool.
Les résultats seront bien évidemment pu
bliés même s’ils sont négatifs. L’étude de
vrait être terminée en octobre 2010 et les ré
sultats publiés en 2011. Si l’essai est concluant, on peut envisager une commercialisation dans cette indication en 2013.
Jean-Yves Nau jeanyves.nau@gmail.com
1 Ce texte reprend, pour partie, un entretien avec le Dr Philip pe Batel, publié le 31 décembre 2009 sur le site Slate.fr
D.R.
50_53.indd 4 19.02.10 10:46