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Un entretien avec Danièle Bader - Ulysse, entre Vosges et Forêt-Noire

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Le Courrier des addictions (19) – n° 2 – avril-mai-juin 2017 6

Ulysse, entre Vosges et Forêt-Noire

Un entretien avec Danièle Bader *

Propos recueillis par Florence Arnold-Richez

Et vogue, non pas la galère mais le drakkar, conquérant, pionnier, celui des Vikings, vent debout : contre la mise à quai défi nitive des exclus, malades, stigmatisés de “toute coque” (si l’on peut dire !), en raison de leurs pratiques et conduites, de leur aspect, de leur marginalité… Cap sur Ithaque, l’antique patrie mythique d’Ulysse, fl anqué de son fi dèle chien Argos… C’est rue Kuhn, à Strasbourg, à deux pas de la gare ovoïde, en face de la grande médiathèque Olympe-de-Gouges : tout un programme, mais surtout un grand projet, global, et de belles réalisations pionnières…

La plus récente est la salle de consommation à moindres risques (SCMR), Argos, inaugurée le 7 novembre dernier, conçue, mise en place par l’association Ithaque, issue du rapprochement des associations Espace indépendance et RMS Alsace (Réseau des microstructures d’Alsace).

Le lieu est à la fois un Centre d’accueil et d’accompagnement à la réduction de risques pour les usagers de drogues (CAARUD), depuis 2006, qui gère Argos et une antenne mobile (un camping-car), et un Centre de soins d’accompagnement et de prévention en addictologie (CSAPA) en ambulatoire : à Strasbourg depuis 2009, et son antenne à Molsheim, depuis 2011 . Ithaque a imaginé également et développe aujourd’hui un important travail de réseau en médecine de ville par la mise en œuvre de microstructures de soins de proximité (RMS Alsace).

Elle a d’ailleurs participé à l’ouverture d’une microstructure transfrontalière à Kehl.

Elle s’inscrit également dans le dispositif Travail alternatif payé à la journée (TAPAJ), dédié à la réinsertion des jeunes en errance (encadré 1) .

Danièle Bader, la petite soixantaine, est la directrice d’Ithaque. Ne lui dites pas que, telle Pénélope, elle passe ses nuits à tisser un ouvrage inutile, en attendant… Quel Ulysse ? Quoique… C’est bien vrai que, comme elle, il faut sans cesse remettre sur le métier son ouvrage, en ces structures où rien n’est jamais acquis, précise-t-elle. Faire, innover, lutter, justifier, évaluer…

En attendant, Danièle, amoureuse des lettres modernes, en particulier de Rimbaud, Michaux et Lowry – “mes compagnons de route”, dit-elle –, au départ destinée à enseigner, tient le gouvernail d’un important “bâtiment” médico-social, qui a fait entrer sur ses “ponts”, la beauté de la culture : tableaux accrochés avec goût, réalisés par des artistes “complices” de la ville et/ou des usagers, écrits issus d’ateliers organisés régulièrement par l’équipe… La maison, elle-même, est tout confort et esthétique par son aménagement sobre, élégant et apaisant, en rupture avec le look “dispensaire”.

Dans le bureau de Danièle, beaucoup de dossiers, évidemment, proprement empilés, et un petit coin salon où l’on peut feuilleter un “carnet de bord”. C’est une jolie réalisation d’enfants et adolescents placés par la justice, réunis pour 12 séances de travail collectif dans la vallée de Schirmeck, dans le cadre d’un projet proposé par l’Agence régionale de santé aux consultations

“Jeunes consommateurs”. Au mur, deux superbes et grands tableaux modernes. Et sur la fenêtre, un magnet : “Tell me again how lucky I am to work here… I keep forgetting” . Vraiment ?

* Éducatrice, directrice de l’association Ithaque de Strasbourg.

Encadré 1.

En quelques mots.

L’association Ithaque est issue du rapprochement des asso- ciations Espace indépendance et RMS Alsace.

En tant que CAARUD, elle organise des actions de préven- tion et de réduction des risques et dispose d’une antenne mobile (un camping-car).

Elle accueille et soigne les personnes présentant des addictions dans le cadre de son CSAPA.

Elle développe un travail de réseau en médecine de ville par la mise en œuvre de microstructures de soin de proximité, au nombre de 14 en Alsace (RMS Alsace). Elle a participé à l’ouverture d’une microstructure transfrontalière à Kehl. La coordination des microstructures publie Entre- lacs, un bulletin trimestriel.

Elle vient d’ouvrir une salle de consommation à moindres risques, Argos.

Elle développe aussi un dispositif Travail alternatif payé à la journée (TAPAJ), programme de réinsertion pour jeunes en errance.

Elle publie des travaux de recherche et d’évaluation et organise des actions de forma- tion, d’information et de sensi- bilisation dans le domaine des addictions.

DES AGITATEURS D’IDÉES, MAIS PAS  QUE ...

Le Courrier des addictions.

Qu’est-ce qui vous a conduite au “champ” de la réduction des risques et de la prise en charge des usagers de drogues ? Danièle Bader. Un peu… le hasard, car je n’étais pas “partie”

pour m’occuper d’usagers de drogues ! En revanche, très vite, même si au départ je me destinais au professorat de lettres, j’ai eu besoin de m’engager dans ce qu’il

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Le Courrier des addictions (19) – n° 2 – avril-mai-juin 2017

7 convient d’appeler le “champ social”

ou “l’humanitaire” . Le déclencheur en a été, dans les années 1980, un job d’été au cours duquel j’ai pu m’occuper, comme éducatrice, au sein d’une équipe, de femmes victimes de violences, au centre Flora-Tristan à Strasbourg. J’ai ensuite fait mes études d’éducatrice spécialisée, à l’institut Parmentier dans le XI e  arrondissement de Paris, et travaillé de 1981 à 1988 à Meaux (Seine-et-Marne) auprès de l’association SOS Femmes Informations , puis, de 1988 à 1989, toujours dans la même ville, au service d’Action éducative . J’intervenais alors sur mandat judiciaire en milieu ouvert, pour aider et soutenir des familles et/ou des jeunes en grande diffi culté.

Le Courrier des addictions.

Quel a été votre parcours, jusqu’à la prise en charge des

“addicts” ? Ce fut un choix ? Danièle Bader. Oui. Le directeur de l’association La Fratrie à Nanterre (centre d’accueil et de soins pour les toxicomanes et leurs familles et hébergement thérapeutique) de l’époque m’a proposé de rejoindre cette équipe, en septembre 1989, comme chef de service éducatif. J’y suis restée 3 ans, puis j’ai regagné l’Alsace en mars 1992, en prenant, pour 9 mois, le poste d’attachée de direction à l’association Espoir de Colmar. Enfi n, je suis retournée à Strasbourg, comme chef de mission sida-toxicomanie, employée par Médecins du monde de Paris, pour créer un programme d’échange de seringues itinérant (dans un bus ) et, 1 an plus tard, un Centre de soins spécialisés pour toxicomanes (CSST), lieu d’accueil proposant un traitement par méthadone.

Les premiers usagers de ce lieu ont choisi son appellation : Espace indépendance . Ce fut, ensuite, avec une équipe volontaire et engagée, la création d’un Centre d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues (CAARUD), d’un Centre de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie (CSAPA), comprenant des ateliers de création artistique, u n e co n s u l t at i o n j e u n e s consommateurs (CJC), une

antenne CSAPA à Molsheim, et une consultation pour l’entourage des personnes consommant des substances psychoactives.

De plus, au début des années 2000, nous avons lancé le projet des microstructures médicales en ambulatoire. Enfin, de 2013 jusqu’au début de cette année, nous avons élaboré et mis en œuvre l’expérimentation d’ Argos , une SCMR, à Strasbourg.

Je suis donc restée investie avec passion dans ce secteur médico-social, qui m’a tout de suite paru très ouvert : sur les sciences, la politique, l’art, la sociologie, la médecine, la psychanalyse, la psychiatrie, la philosophie. Le reste du champ social me semblait bien plus cloisonné, moins ouvert à toutes ces composantes. Les usagers de drogues ont une sensi- bilité extrême. Ils ont souvent beau- coup à dire, d’eux-mêmes et de la société, pour peu qu’on les y invite.

Or c’est la complexité de ce à quoi nous avons aff aire qui nous permet d’être au cœur de ce qui bouge, en médecine, en pharmacologie, en sociologie, dans la société, etc.

L’évolution des consommations et des pratiques, depuis l’héroïne omniprésente dans les années 1970, jusqu’aux stimulants et drogues de synthèse, dans les fêtes et dans la rue, aujourd’hui, nous dit beaucoup sur les bouleversements sociétaux.

D’où nos continuelles remises en cause, certes peu confortables, mais qui interrogent et dynamisent.

Nous sommes tous, dans ce champ, des agitateurs d’idées, mais… pas que  ! Une fois posées les probléma- tiques, il faut faire, gérer, évaluer…

Quel défi  !

... AUSSI

DES GESTIONNAIRES

Le Courrier des addictions.

Vous avez été obligée, à un certain moment, comme tous les

“faisant fonction” de directeur de centre de soins spécialisés aux toxicomanes, de passer le certi- ficat d’aptitude aux fonctions de directeur d’établissement social et médico-social , le CAFDES.

Un diplôme, plutôt… coriace : ce fut une étape difficile ?

Danièle Bader. Coriace, c’est le mot, mais nécessaire et positif ! Je l’ai passé, à 45 ans, en 2005, au Centre de formation à distance de Strasbourg. Ce diplôme de Santé publique de l’école de Rennes, est depuis, devenu obligatoire par décret. Il m’a donc fallu, comme tous mes collègues dans la même situation, passer du statut de responsable qui a “une pensée sur l’objet et les engagements qui mobilisent l’association qu’il dirige, inscrit dans un mouve- ment sociétal”, à une formation de directeur beaucoup plus prag- matique, qui élabore des budgets, des projets, gère de façon compé- tente des équipes, “en bon direc- teur de ressources humaines” . Le CAFDES est, en fait, un diplôme de “chef d’entreprise” préparé en cours d’emploi, en 2 ans, à raison de 1 semaine par mois. D’ailleurs, aujourd’hui, ce qui occupe désor- mais beaucoup les directeurs, ce sont le montage des budgets, l’éla- boration des plans pluriannuels d’investissements, l’anticipation des évolutions du “secteur” , avec le souci de faire évoluer leurs structures pour mieux répondre aux besoins spécifiques de la période : années 1980, années sida ; années 2000, années hépa- tites C et précarité des usagers de drogues devenue structurelle ; polyconsommations (drogues, médicaments, tabac, alcool, etc.) et autres conduites addictives (jeux, internet, etc.) ; évolutions des poli- tiques des drogues, etc. Il nous faut, bien sûr, être bien ancrés au sein des équipes, répondre à leurs questionnements et à leurs attentes tout en étant, à l’extérieur, les interlocuteurs compétents de nos tutelles, dont nous devons également intégrer la logique. Il est très important – et tout ce qu’il y a de plus nécessaire ! –, de bien saisir les demandes qu’elles nous adressent et de rester force de proposition. La prise en charge des addictions demeure du ressort d’une politique nationale. Pour autant, il faut aussi que nous soyons aujourd’hui bien inscrits dans des territoires donnés : avec la création des Agences régionales de santé, la conception de l’orga- nisation des soins en général, et des addictions en particulier s’est en eff et largement territorialisée.

Il nous a fallu apprendre à nous parler les uns les autres, à nous concerter, à défi nir en commun des priorités. Et c’est tant mieux ! Et passionnant ! Quant au sujet de mon mémoire pour le CAFDES, il concernait et retraçait le travail de l’équipe ayant conçu : “le montage des microstructures médicales, comme expérience pilote”. Et depuis, vous le savez, elles existent (encadré 2)  !

Encadré 2.

Dans Le Courrier des addictions.

L’expérience encoura- geante des 18 microstructures alsaciennes. Florence Arnold- Richez. Focus : vol. 4, n° 1, janvier-février-mars 2002.

Les microstructures médi- cales d’Alsace : trois ans après.

Florence Arnold-Richez.

Réseaux : vol. 6, n° 2, avril-mai- juin 2004.

En Alsace, dépistage et traitement des hépatites C par les microstructures médi- cales. F. Di Nino, A. Feltz, C.

Bernard-Henry, G.H. Mele- notte, M. Doffoël. Réseaux : vol. 8, n° 1, janvier-février- mars 2006.

Microstructures médi- cales, l’âge de raison. Florence Arnold-Richez. Réseaux : vol. 8, n° 4, octobre-novembre- décembre 2006.

Une microstructure médi- cale franco-allemande à Kehl, Christine Roland. Focus  : vol. 15, n° 4, octobre- novembre- décembre 2013.

Colloque transfrontalier sur les addictions, Christine Roland. Journées : vol. 16, n° 3, juillet-août-septembre 2014.

Les vingt ans d’Ithaque, Florence Arnold-Richez. Jour- nées : vol. 17, n° 1, janvier- février-mars 2015.

1res Journées européennes des microstructures, Strasbourg 12-13 mars 2016. Florence Arnold- Richez. Congrès  : vol.  18, n° 3, juillet-août- septembre 2016.

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Le Courrier des addictions (19) – n° 2 – avril-mai-juin 2017 8

ITHAQUE,

“EN SUBSTANCE”

Le Courrier des addictions.

À circuler dans les locaux d’Ithaque, on voit bien que vous appréciez beaucoup la peinture, la photographie. Quelle est leur place dans “la maison” et auprès de ceux qui “l’habitent” ? Danièle Bader. Comme bien des Alsaciens, j’ai grandi entre 2  langues et développé une passion pour la langue française, au point de vouloir l’enseigner, lorsque je me destinais à être professeur de Lettres. À  Ithaque , à travers mon travail, j’avais l’idée de rendre un peu de ce que j’avais reçu à des gens qui s’en pensent dépossédés. Avec des écrits, des poèmes, des témoignages, mais aussi autrement qu’avec des mots : la peinture, la photo ou la vidéo, par exemple. Il faut que les usagers trouvent des échappées autres que les consommations de produits, et que nous puissions sortir, avec eux, des relations soignants-soignés traditionnelles.

De plus, c’est l’occasion d’une expérimentation du plaisir de créer qui ne nécessite pas l’apport d’une substance. D’où les ateliers réguliers d’écriture, de peinture ou encore de vidéo que l’équipe a mis sur pied, par sessions de 10 à 12 jours. Ce n’est pas de l’art- thérapie, susceptible de donner lieu à des interprétations à des fins thérapeutiques, mais un moyen d’expression et de partage, le même pour tous, soignants et soignés. Du coup, les barrières tombent et l’échange a lieu autour de la difficulté à dire au travers du média utilisé.

Et puis, nous allons parfois au théâtre ou à l’opéra (nous avons des places à prix très réduits pour assister à des “générales” ) ; sont proposées des sorties à vélo, des parcours de santé, un atelier sophrologie, etc. Enfin, nous venons de commencer une pratique du sociodrame auquel l’une de nos travailleuses sociales s’est formée. Les membres de l’atelier partent de situations inventées et non vécues, et, les

“théâtralisent” .

Le Courrier des addictions.

Que vous a apporté l’introduc- tion des traitements de substitu- tion aux opiacés (TSO) ? Danièle Bader. Ce qui, à Stras- bourg, a été pour nous détermi- nant, c’est le programme d’échange de seringues (PES) , car il est venu bouleverser le paysage du soin, alors “embolisé” par l’abstinence et la psychothérapie qui devait s’en- suivre, comme seule et exclusive proposition thérapeutique. En 1993, beaucoup d’usagers mouraient du sida, et nous n’avions, hélas, pas grand-chose à leur proposer. C’est donc cette expérience lancée par Médecins du monde (MdM) qui nous a fait sortir hors des murs de nos institutions pour aller à la rencontre de personnes que l’on ne voyait pas et qui ne pouvaient ou ne souhaitaient pas interrompre leurs consommations. Le fait de les recevoir dans une unité mobile, le bus MdM , un dispositif non insti- tutionnel, qui n’était ni la structure

“en dur” , ni la rue, nous a permis de réfléchir à une autre façon de travailler. Nous recevions chaque soir 80  personnes, 5  soirs par semaine, de 20 heures à 24 heures, mais nous ne disposions pas encore de TSO pour apaiser leur manque, calmer leur recherche de produits, faire en sorte qu’ils pensent à d’autres aspects de leur vie face à l’urgence du prochain rendez-vous avec leur dealer… Et puis nous avons pu commencer, à Espace indépen- dance , à délivrer des traitements par méthadone in situ en 1994. Le Dr George-Henri Melenotte, psycha- nalyste, en est devenu le directeur médical. Les TSO ont été, pour nous tous, usagers et soignants, un vrai soulagement. Un couple d’usagers séropositifs auquel nous les avons proposés nous a dit : “On a enfi n ouvert les volets de notre apparte- ment : ils étaient restés fermés des années et nous avons pris la mesure du temps qui s’est écoulé sans que nous nous en apercevions !” C’est une belle image de ce qu’ont produit ces traitements pour beaucoup d’usagers. Nous avons donc été dans le peloton de tête qui, en France, les a mis en place, soutenus par l’expé- rience des Suisses, en particulier de Jean-Jacques Deglon de la fonda- tion Phénix , et aussi par l’équipe de la clinique Liberté à Bagneux.

Alors, oui, les TSO ont été déter- minants. Au début, nous avons été, sans doute, un peu trop rigoureux.

Et puis nous avons dû entendre, par exemple, que les usagers pouvaient parfaitement gérer leurs traite- ments, notamment le week-end.

Ce fut une réelle coconstruction d’une clinique, qu’il a fallu inventer, associant médecins, travailleurs sociaux, infi rmiers, psychologues et usagers.

Le Courrier des addictions.

Aujourd’hui, rue Kuhn, qui sont les patients sous TSO ? Danièle Bader. Nous avons accueilli, en 2015, au niveau du CAARUD, 1 291 personnes diff é- rentes , ce qui représente près de 14 000 passages. Plus de 500 sont venues dans le cadre du PES, soit plus de 150 de plus qu’en 2015 : 628 à “l’antenne mobile” , un camping-car stationné place Blanche. Le distri- buteur échangeur de seringues, situé rue de Sarrelouis, a délivré 2 400 kits et, rue Kuhn, nous avons donné plus de 7 500 carnets de 10 pailles à usage unique, des “Roule ta paille” . Nous avons donc enre- gistré une augmentation notable des passages dans notre lieu d’accueil, puisque 308 personnes supplé- mentaires se sont adressées à notre structure en 2015.

Dans le cadre de notre CSAPA, toujours rue Kuhn, 82 % des personnes accueillies étaient des hommes. Deux cent trois avaient entre 30 et 39 ans, 171, entre 40 et 49 ans. Bien sûr, comme dans nombre de nos structures en France, ils ont peu de ressources fi nancières : 43 % touchent le RSA, 4 % une allocation adulte handicapé (AAH), et seuls 29 % tirent l’essen- tiel de leurs ressources d’un emploi.

Six cent cinquante usagers sont venus au moins une fois au CSAPA d’ Ithaque , dont plus de 75 % d’hommes. Pour 45 % d’entre eux, les produits à l’origine de la prise en charge étaient les opiacés (hors TSO détournés), pour 31 %, l’alcool (contre 28 % l’année d’avant), pour 13 %, le cannabis et pour 6 %, des TSO détournés. En conclusion, selon la déclaration des patients, l’alcool est désormais le premier produit consommé ou l’addiction la plus dommageable (pour 33 %

d’entre eux), les opiacés et TSO détournés de leur usage venant en deuxième position (30 %).

Cent trente-neuf personnes ont bénéficié de la délivrance d’un traitement par méthadone in situ par le centre, et 39, d’une primo-prescription de métha- done en gélules. Soixante-seize de nos patients étaient traités par de la buprénorphine haut dosage (BHD).

Enfi n, il ne faut surtout pas oublier le millier de patients suivis par le RMS en médecine de ville .

VINGT-SIX

MICROSTRUCTURES DANS LE GRAND EST

Le Courrier des addictions.

Quelles ont été les grandes évo- lutions de cette expérience très innovante ?

Danièle B ader. Po u r e n comprendre la genèse, il faut se souvenir que, dans notre région, un certain nombre de patients devaient faire 80 km aller (et autant retour) pour aller dans notre CSST qui, de toute façon, dans les années 1995, ne disposait que d’une cinquantaine de “places méthadone” . Les listes d’attente étaient faramineuses : il leur fallait souvent 3 mois pour espérer avoir leur traitement ! Par ailleurs, la seule molécule de TSO n’a jamais été la solution à tous leurs problèmes. Il fallait leur off rir plus . L’urgence était alors de trouver des relais, en ville, de proximité, qui permettaient d’élargir l’offre de soins et qui nécessitaient un soutien dans ces prises en charge lourdes et complexes. Les usagers mouraient, en eff et, d’overdose et du sida ; il n’y avait pas de traite- ment pour empêcher cela et certains médecins de ville étaient seuls en première ligne… En 1995, à Stras- bourg, des médecins généralistes (MG) s’étaient déjà organisés en réseau. Première étape : nous avons alors pensé “exporter” régulièrement l’équipe pluridisciplinaire du CSST, c’est-à-dire un travailleur social et un psychologue, payés sur notre budget au départ, dans 8 cabinets de MG. Ceux-ci ont tous dit oui, tout de suite ! Et nous l’avons fait.

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Le Courrier des addictions (19) – n° 2 – avril-mai-juin 2017

9 Dans un deuxième temps, nous

avons mené une étude de faisabi- lité de l’expérience 1 , à la demande de la direction départementale d’action sanitaire et sociale du Bas-Rhin, soutenus (fi nancière- ment, notamment) par la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et les toxicomanies et sa présidente, Nicole Maestracci, pour le financement de l’inter- vention des psychologues, et par le conseil général et la ville de Strasbourg pour celui des travail- leurs sociaux. Elle a été faite sur ces 8 cabinets de MG pendant 6 mois, et a montré que 3 “acteurs”

de formation diff érente pouvaient eff ectivement faire équipe et bien travailler ensemble, dans le cadre de cabinets libéraux.

Ensuite, grâce au fi nancement pour 3 ans accordé par l’ Union régio- nale des caisses d’Assurance maladie (URCAM), nous avons effectué une enquête épidémio- logique universitaire menée par le laboratoire d’épidemiologie de la faculté de médecine , sur la base du questionnaire Addiction Severity Index 1 . Résultat : l’étude s’est montrée très concluante sur le plan de l’amélioration des condi- tions de santé, de la vie familiale et de l’insertion sociale, de la situation psychiatrique et du retour à l’em- ploi des usagers. À la suite de ces résultats, l’URCAM nous a octroyé un fi nancement pérenne1. Le RMS Alsace, constitué en juillet 2003, compte actuellement 14 microstructures, dont 4 en maisons de santé. Aujourd’hui, nous travaillons à créer une coor- dination des réseaux de micro- structures du Grand Est, avec les 6 microstructures de Nancy, les 3 des Vosges, les 3 de Metz et ses environs : au total, il y a 26 micro- structures .

Depuis, l’expérience a fait des

“petits” en Picardie  (7  micro- structures), dans le Jura (1 micro- structure), en Provence-Alpes-Côte d’Azur (4 microstructures). De plus, un projet est en cours d’éla- boration en Seine-Saint-Denis, un autre en Occitanie, où 4 micro- structures sont en construction.

Elles s’organisent dans une Coor- dination nationale des réseaux des microstructures ( CNRMS 2 ), qui publie Entrelacs , un bulletin trimestriel.

Enfi n, comme vous vous en êtes fait largement l’écho (encadré 2) , nous avons pu ouvrir, après 2 ans d’un travail ardu, de négociations, d’échanges et arbitrages divers, une microstructure franco-allemande à Kehl , le 17 septembre 2013 , avec 2 médecins français dont l’un, le Dr Patrick Gassmann, mis à disposition par Ithaque , et 2 médecins allemands. L’objectif était de permettre aux usagers allemands qui devaient aller à Off enbourg, situé à 20 km de là, pour recevoir leurs traitements et s’approvisionnaient au marché noir à Strasbourg, de bénéfi cier, eux aussi, d’une structure de proximité. Celle-ci prend en charge aujourd’hui, 65 patients allemands, bénéfi ciant d’un TSO. Nous avons des réunions communes tous les 3 mois pour assurer le suivi de l’expérience, auxquelles j’assiste, et une réunion annuelle de bilan 3 .

CAP SUR LA SALLE DE CONSO’

Le Courrier des addictions.

Vous avez ouvert également la deuxième SCMR de France : comment cette “aventure” s’est- elle construite ?

Danièle Bader. Le projet, porté par le CAARUD de l’association Ithaque , déposé en janvier 2013, a donc mis plus de 3 ans pour déboucher sur l’ouverture de cette salle, quelques mois après la salle de Paris (équipe de Gaïa ). Nous avons beaucoup travaillé, avant d’y parvenir, avec la justice, la police, la ville de Strasbourg, l’Agence régio- nale de santé, la caisse primaire d’Assurance maladie, les Hôpitaux universitaires de Strasbourg (HUS), afin que l’expérimentation, mise

en place dans un cadre sécurisé et sain, dans l’enceinte de l’hôpital civil, puisse voir le jour, sans être bloquée par le rejet de la population et des personnels de l’hôpital dans lequel nous sommes implantés. Et sans que les usagers ne soient l’objet de contrôles policiers intempestifs lorsqu’ils s’y rendent (encadré 3) . Il faut dire que, dans notre ville, le débat autour de son ouverture n’a jamais fait rage, contrairement à ce qui s’est passé à Paris et nous avons pu obtenir un consensus très positif qui nous a facilité la tâche. Le Dr Alexandre Feltz , adjoint au maire en charge de la santé, fortement impliqué dans le projet, explique volontiers que ce climat apaisé est à mettre au compte de l’humanisme rhénan et au fait qu’ Argos est loin de tout secteur résidentiel. Notre situation n’est pas non plus la même qu’à Paris : nous ne nous

1 Rapport DEQUASUD, OFDT/pôle Évaluation des politiques publiques. Une évaluation coût-utilité du dispositif d’accompagnement de dépendants aux opiacés fréquentant le réseau Microstructures alsacien , publication OFDT ; Hédelin G. Rapport sur les microstructures médicales. Évolution à 24 mois des scores du questionnaire ASI. Strasbourg, université Louis-Pasteur, février 2004 ; Di Nino F, Melenotte GH, Doffoël M. Dépistage des hépatites C par le réseau des microstructures médicales chez les usagers de drogues en Alsace, France, 2006- 2007. Bulletin Epidémiol Hebd 2009;37. Di Nino F, Imbs JL, Melenotte GH, Réseau RMS, Doffoel M. Progression de la couverture vaccinale vis-à-vis de l’hépatite B chez les usagers de substances psychoactives suivis par le Réseau des microstructures médicales d’Alsace, 2009-2012.

Bulletin Epidémiol Hebd 2014;(11):192-200.

2 http://reseau-rms.org

3 Initié par Ithaque du côté français, par DROBS (Centre de consultation pour jeunes et consommateurs de drogues) du côté allemand, le projet a été mis en place avec le soutien de l’Eurodistrict Strasbourg-Ortenau, de la ville de Kehl, du district de l’Ortenau et du land Bade-Wurtemberg.

Entrée du pavillon d’Argos dans l’enceinte de l’hôpital.

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Le Courrier des addictions (19) – n° 2 – avril-mai-juin 2017 10 situons pas dans un contexte de

“scène ouverte” de consommations de drogues, comme aux environs de la gare du Nord. Et celles-ci sont diff érentes : si dans les 2 salles, les usagers sont majoritairement des injecteurs, à Paris, les produits consommés sont pour beaucoup des dérivés morphiniques (surtout du Skenan® ) et 13 % des usagers sont des femmes. À Strasbourg, pour l’instant, c’est la cocaïne qui est le produit le plus fréquemment injecté et 32 % des usagers sont des femmes .

Pour le moment, le bilan est positif et le pari tenu… Avec un léger bémol : nous avions “tablé” sur 80 à 100 passages par jour, rapi- dement, or la montée en charge se fait plus lentement que prévu initialement. Nous en sommes aujourd’hui à 30 à 40 passages par jour, avec cependant une augmen- tation régulière et soutenue depuis janvier et de nouveaux usagers qui arrivent régulièrement.

Depuis notre ouverture, le 7 novembre dernier, nous avons reçu 82 usagers différents, qui sont passés 1 128 fois à Argos.

Le PES proposé dans la salle a bénéficié à 127  usagers diffé- rents (soit 729 passages). Plus de 13 000 seringues ont d’ores et déjà été délivrées.

Le Courrier des addictions.

Quels sont son fonctionnement, ses jours d’ouverture, ses plages horaires, les personnels qui s’y impliquent ?

Danièle Bader. Argos est ouverte aux usagers 7 jours sur 7 , de 13 heures à 19 heures , 365 jours par an . Les usagers y trouvent un accueil anonyme et gratuit, un programme d’échange de matériels de consommation de drogues, un dépistage du VIH, VHB, VHC, un accompagnement individuel. Ils peuvent rencontrer un médecin, une psychologue, un travailleur social, “se poser” , boire une boisson chaude, prendre une douche (encadré 3) .

L’équipe comporte 15 équivalents temps plein , secrétariat et équipe de direction compris : 2 agents de sécurité, 5 postes et demi d’infi r- miers et 5,5 postes de travailleurs sociaux, des temps d’intervention

plus restreints de psychologues et de psychiatre. Nous avons dans l’équipe un ex-usager de drogues.

Le Courrier des addictions. De quelle formation ont-ils bénéficié ? Danièle Bader. Pendant 2 jours, nous avons tous – agents de sécurité compris – , profi té d’une immersion à Quai 9 , la salle de consommation de Genève. Ensuite, nous avons eu une formation d’une journée aux gestes de premier secours et une autre spécifique à la réanimation en cas de malaise ou d’overdose. Et, bien sûr, nous avons de longue date la “ culture réduction des risques ” de notre CAARUD d’ Ithaque . De plus, un temps de réunion hebdomadaire de 2 heures nous permet d’élaborer la nouvelle clinique propre à la SCMR.

Le Courrier des addictions.

Comment allez-vous assurer la sécurité sanitaire des accueillis ? Disposerez-vous de kits de naloxone chlorhydrate ? Danièle Bader. Comme vous l’avez vu, 2 agents de sécurité font partie de l’équipe. Nous assurons la présence d’un médecin 2 fois par semaine et d’infi rmiers tous les jours. Par ailleurs, nous avons passé une convention avec le SAMU des HUS, conformément au cahier des charges national concernant les

“salles de conso”. Ce dernier peut intervenir rapidement après notre appel : c’est alors le médecin coor- donnateur du SAMU qui autorisera les infi rmiers à injecter la naloxone, car c’est un acte médical qui néces- site cette précaution. Pour le moment, nous n’avons pas le kit de naloxone à inhaler. J’ajoute que c’est l’organisme dépendant du SAMU, le Centre d’enseignement des soins d’urgence (CESU), qui nous a tous formés aux gestes d’urgence. Il nous connaissent donc bien.

Le Courrier des addictions.

Quel “dispositif ” d’évaluation avez-vous mis en place pour

“la salle de conso” ?

Danièle Bader. L ’Inserm est chargé de l’évaluation scienti- fique des expériences de Paris

et de Strasbourg, fi nancée par la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca) . À cette fi n, elle met en place une étude de cohorte , incluant notamment 80 usagers de Strasbourg, qui répondront au questionnaire

“Cosinus” tous les 3 mois, pendant 12 mois. Ils seront payés pour cela 10 euros , en tickets restaurants et bons d’achat. C’est l’unité Inserm du Pr Danion qui a la charge de cette évaluation. Cette dernière est prévue pour une durée de 6 ans.

Le but en est, bien sûr, d’évaluer l’impact de l’ouverture des salles sur le mode de vie, l’accès aux droits et aux soins des usagers, les améliorations de la réduction des risques liés à leurs pratiques, leur insertion sociale… Enfi n, à Gaïa comme à Ithaque , nous avons mis

en service notre propre recueil de données, en temps réel, nécessaire à l’élaboration de nos rapports d’ac- tivité annuels.

F. Arnold-Richez Dans le carnet d’adresses

Association Ithaque (CSAPA, CAARUD, TAPAJ). 12, rue Kuhn, 67000 Strasbourg. Tél. : 03 88 52 04 04.

Email : ithaque@ithaque-asso.fr www.ithaque-asso.fr

Argos (salle de consommation à moindres risques). Quai Menachem Taff el (anciennement quai Pasteur), 67000 Strasbourg. Tél. : 03 68 00 19 14

Coordination nationale des réseaux de microstructures médicales (CNMRS) : Dr George- Henri Melenotte, président, Fiorant Di Nino, chargé de recherche, 12, rue Kuhn, 67000 Strasbourg.

Tél. : 03 88 52 20 80/03 88 22 05 49.

Email : coordination-nationale@

reseau-rms.org www.reseau-rms.org

Encadré 3. Argos, la salle de consommation à moindre risque d’Ithaque : 6 box d’injection, 4 d’inhalation.

Elle occupe le rez-de-chaussée du pavillon ancien de la clinique de chirurgie thoracique des hospices civils de Strasbourg. Sur la façade, une magnifique fresque bleutée présente une ancre dans un tourbillon marin et un phare… Argos, pourquoi ? Argos, d’après L’Odyssée d’Ho- mère (chant XVII), était le chien d’Ulysse, qui, fidèle entre tous à son maître, le reconnut immédiatement, après 20 ans d’absence, à son retour de la guerre de Troie, à Ithaque. Retour au pays après 20 ans de galère.

Tout un symbole ! Les usagers y accèdent directement depuis le quai Pasteur. Ils commencent par s’inscrire au bureau d’accueil et reçoivent un ticket d’ordre de passage portant leur identifiant. Ils indiquent quel produit ils vont consommer et son mode de consommation. Ils gagnent ensuite une salle d’accueil, aux murs abricot, meublée de jolis fauteuils rouges, jaunes, verts, bleus. Le comptoir d’accueil propose des boissons chaudes. Sur les murs, de très beaux tableaux réalisés à partir de collages de phrases d’usagers, recueillies lors d’ateliers d’écriture. À côté, une salle de douche et des toilettes flambant neuves et aux normes . Deux tableaux lumineux “On appelle…” affichent l’ordre de passage de chaque usager qui peut alors entrer dans la salle de consommation proprement dite, dotée de 6 box d’injection et de 4 d’inhalation. Les murs sont gris perle et abricot. Au mur, un poster avec 2 silhouettes, et les points d’injection possibles affectés d’émoticônes signalant qu’ils sont plus ou moins risqués, voire plus que fortement déconseillés. À côté, une porte ouvre immédiatement sur une salle de soins aux murs curry et gris, comportant une armoire à pansements et du matériel d’urgence divers (dont de la naloxone injectable en i.v.). Plus loin, la salle de repos, au mobilier très années 60 (tables triangulaires, fauteuils en tressé synthétique faciles à nettoyer, suffisamment larges pour “envelopper”), permet aux usagers de récupérer avant de repartir par un couloir vers la sortie, et de nouveau le quai.

Références

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