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Utopies urbaines du 19e siècle et Anthropocène

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Utopies urbaines du 19

e

siècle et Anthropocène

Victor Barabino

ENS de Lyon

Les utopies urbaines du 19e siècle sont le résultat de deux évolutions de fond dans

l'histoire des idées qui accompagnent l'émergence de l'Anthropocène. D'une part, les villes idéales se détachent progressivement de l'idéalisme religieux, dont le modèle était la Cité de Dieu de saint Augustin, remontant à 413 après J.-C. D'autre part, à partir de l'Utopie de Thomas More, on passe d'une utopie fondée simplement sur un gouvernement idéal abstrait à des projets concrets de construction de villes idéales. Contrairement à More, qui n'évoquait le bâti en tant que tel que par des détails comme les « portes sans verrou », symboles de l'absence de propriété privée, l'architecture utopiste du 19e siècle est très portée sur les réalisations techniques des projets qu'elle

imagine. Ainsi naissent les « utopies sociales » que Françoise Choay qualifie de « pré-urbanisme progressiste » dans L'pré-urbanisme, utopies et réalités (1965) et que Engels inscrivait dans le « socialisme utopique » dès 1880. L'idée centrale de ses projets était de concevoir la construction urbaine comme vecteur de progrès pour l'humanité. Ce type d'architecture urbaine s'inscrit donc pleinement dans l'émergence de l'Anthropocène en ce qu'il promeut une manière d'habiter le monde par laquelle l'homme prend entièrement la responsabilité du bon développement de son espèce, en aménageant totalement l'espace-Terre à partir de ses idées.

L'héritage des Lumières

Le 18e siècle voit l'émergence des architectures visionnaires avec des architectes inspirés par les Lumières comme Étienne-Louis Boullée ou Jean-Jacques Lequeu, dont les projets architecturaux célébrant la Raison et l’Égalité ne donnent cependant jamais lieu à des réalisations, sauf dans le cas de Nicolas Ledoux. Ce dernier est resté célèbre pour la saline royale d’Arc-et-Senans où il exprime le souci de réunir au même endroit l’ensemble des fonctions d'habitation et de production, envisageant ainsi une forme de ville autarcique.

La fin du 18e siècle est marquée par des bouleversements du point de vue du peuplement

avec la transition démographique, mais aussi du point de vue de la technique, logistique et urbanistique. Entre 1831 à 1911, par exemple, le nombre total de communes françaises fait plus que doubler en France, passant de 782 à 1583 (Guérin-Pace et Pumain 1990, p. 6). Les constructions nouvelles ne font que s'accumuler sur les constructions anciennes, créant des taudis où s'entasse la classe ouvrière alors en pleine émergence. La ville concentre le mal-vivre et fait naître un regard sanitaire sur l'habitat qui donne naissance à l'urbanisme moderne. Le but de ce dernier est d'« étendre à toutes les classes les bénéfices de la révolution industrielle », comme l'exprime Leonardo Benevolo dans Aux sources de l'urbanisme moderne (1972). Face au libéralisme, les urbanistes de « l'ère de la ville post-libérale » prônent l'instauration de législations et de

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lois sanitaires comme le Public Health Act en Angleterre en 1848 ou la loi de 1850 sur les logements insalubres en France. Des enquêtes sur les conditions sanitaires des travailleurs sont par ailleurs réalisées, comme celles menées par Edwin Chadwick dans les années 1830 en Angleterre. Les « utopies urbaines » naissent de ce désir de ne plus construire sur l'ancien mais au contraire, à l'écart de ce qui existe déjà, en faisant ainsi émerger une sorte de « contre-société ».

Précurseurs de l’urbanisme anthropocénique ?

D'une influence qui touche jusqu'à Haussmann et Napoléon III, le saint-simonisme est le grand courant philosophique qui marque les utopies urbaines du 19e siècle. Selon le duc

de Saint-Simon, le pouvoir temporel doit être donné aux industriels, tandis que le pouvoir spirituel doit être aux mains des intellectuels. Les rentiers sont exclus comme des oisifs, « sangsues de la Nation ». L'industrialisation est vue comme le moteur du progrès social par l'abolition des privilèges de naissance au profit du mérite liée à la production de biens pour la société. On voit donc ici comment l'une des forces motrices de l'Anthropocène, l'industrialisation, est associée à un projet de ville utopique dans l'idée que progrès technique et progrès social sont non seulement compatibles, mais doivent même nécessairement se développer en parallèle pour améliorer le sort de l'humanité dans son ensemble, toutes classes confondues.

Mais c'est avec Robert Owen qu'a lieu la première expérience de ville utopique concrète. Issu d'un milieu ouvrier, Owen accède à la fortune en dirigeant des filatures à Manchester et peut ainsi mettre en œuvre les idées d'urbanisme qu'il avait exprimées en 1816 dans Nouvelle vision de la société où il affirme que l'homme est le résultat de son milieu et que c'est donc l'organisation intentionnelle de ce dernier qui permet la maîtrise du bien-être humain. Le projet de New Lanark, réalisé en 1818, met ainsi l'accent sur la qualité de l'habitat et de l'éducation des ouvriers. New Harmony, dans l’Indiana, suit en 1826 le même modèle. Mais ces projets échouent à cause de difficultés liées à l'autarcie et à la gouvernance, qui montre la nécessité d'une amélioration de l'organisation politique et économique, en parallèle des aspects techniques et sociaux qui sont aux fondements des villes utopiques socialistes. Néanmoins, cette alliance entre progrès technique et projet social est l'une des tendances qui se confirment plus tard dans l'Anthropocène, dans une fusion toujours plus grande avec les technologies dans le mode de vie de l'humanité contemporaine.

L'utopie du « phalanstère » de Charles Fourier vise quant à elle explicitement à remédier aux problèmes causés par l'industrialisation, tout en prévoyant un système d'auto-régulation communautaire permettant une viabilité politique de la ville utopique. Le nom de cette utopie est un mot-valise constitué de « monastère » et de « phalange », au sens de communauté. Elle est toute entière fondée sur le nombre idéal de 1620 habitants et la notion d'harmonie. Éloignée de la ville, elle regroupe une population variée dans un « équilibre des passions » au sein d'un espace conçu pour maximiser les relations sociales. Les activités y sont strictement séparées pour éviter les nuisances. Sans se vouloir égalitariste, cette société permet néanmoins à tous une forme de progrès. Le projet n'est

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pas mis en application par Fourier lui-même mais par le polytechnicien Victor Considérant, à La Réunion, près de Dallas, Texas. On voit ainsi comment les idées utopiques européennes se diffusent au sein d'un espace amené plus tard à constituer la « Triade » des pays industrialisés : l'histoire de l'urbanisme anthropocénique est donc d'abord celle des pays développés, une tendance qui connaît ses limites avec l'évolution vers un monde multipolaire dans la deuxième moitié du 20e siècle et l'émergence de nouvelles élites scientifiques et décisionnelles dans l'ancien « Tiers-Monde ».

Autre ouvrier qui accède à la fortune, Jean-Baptiste Godin s'enthousiasme pour les idées de Charles Fourier et conçoit le « familistère », projet qu'il réalise à Guise, dans l'Aisne, dans les années 1860 et qui existe toujours aujourd'hui. Son but est hygiéniste : il vise à promouvoir par l'habitat le progrès moral des ouvriers. Ne regroupant que l'élite ouvrière, le familistère concentre la vie autour de la cour centrale, vecteur d'échanges incessants et de surveillance mutuelle. Le regard des autres y est le garant du respect des règles par un système d’amendes et l'autorisation de la délation. Une coopérative d'ouvriers gère les magasins du familistère, dans l'optique d'une sorte d'autarcie. L'auto-régulation de la communauté a ainsi permis la durabilité de cette ville utopique sur le plan politique. Le « familistère », vendu à une société anonyme en 1968 puis remis sur pied au début des années 2000 avec le projet « Utopia », est donc l'exemple d'une « cité idéale » moderne qui a traversé plusieurs périodes de l'Anthropocène et y a perduré. Étienne Cabet est quant à lui le fondateur de l'utopie de l'Icarie, développée dans le récit de voyage fictionnel Voyages et aventures de Lord William Carisdal en Icarie et désignée comme la première utopie de type communiste fondée sur une association fraternelle et égalitaire qui a pour but la réalisation du « vrai christianisme ». Des tentatives de réalisation du projet sont faites à partir des années 1840 comme à Nauvoo dans l'Illinois en 1848. Cette ville circulaire de 15 km de diamètre est traversée par un fleuve rectiligne et organisée selon un plan en damier délimitant soixante quartiers de dimension identique mais de style différent, synthétisant les courants architecturaux mondiaux. L'aspect hygiéniste y est important : les circulations piétonnes et ferroviaires sont séparées, la ville est régulièrement nettoyée et le progrès moral de l'individu est fortement encadré. Mais la particularité d'Icarie réside surtout dans la mise en commun des biens de production et l'abandon de la propriété privée. Les règles trop strictes et les scissions qui naissent lorsque la communauté s'agrandit font finalement échouer le projet, mettant encore une fois en évidence la nécessité de combiner urbanisme utopique et gestion de la vie socio-politique de la communauté. Cet aspect multi-dimensionnel est particulièrement présent dans des projets plus récents de « cités idéales » comme Auroville, comme le met en évidence la contribution de Pierre Briaud à cet ouvrage.

Conclusion

L'utopisme du 19e siècle est caractérisé par un urbanisme progressiste reposant sur une

organisation stricte des conditions de vie. L'irrégularité de la ville n'y est pas respectée, contrairement à l'urbanisme culturaliste qui se développe au 20e siècle. Deux visions de

l'urbanisme semblent finalement dominer à l'ère de l'Anthropocène : l'une fait de

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l'homme l'initiateur et l'organisateur des moindres détails de la ville, tout projet urbanistique devenant finalement une forme d'utopie, à l'image des thèses de Michel Lussault et de Bronislaw Backzo ; l'autre affirme que « la ville ne se décrète pas », selon la formule de l'architecte Ricardo Bofill, et qu'elle se construit toujours sur des bases plus anciennes, issues de la coutume et non d'une idée organisatrice. Les projets actuels de logements sociaux favorisant la mixité se situent finalement à mi-chemin entre la création ex nihilo et la prise en compte du contexte urbain : tout en rénovant des espaces d'habitation déjà existants, ils créent un environnement social nouveau visant à rompre avec les cloisonnements passés. L'Anthropocène atteint alors son paroxysme puisque l'homme cherche à composer avec un environnement qu'il a lui-même créé, à savoir l'espace urbain, et non avec l'environnement dit naturel qui l'entoure. Un recul par rapport à l'urbanisme anthropocentré ne s'est fait jour que récemment avec les projets d’écoquartiers visant à réduire l'impact de la vie urbaine sur les ressources naturelles. Si Anthropocène rime donc bien souvent avec anthropocentrisme, le maintien de la vie humaine nécessite certaines conditions géologiques qui sont donc de plus en plus prises en compte dans l'urbanisme utopique contemporain.

Références bibliographiques

Backzo Bronislaw, 1978, Lumières de l'utopie, Paris, Payot.

Benevolo Leonardo, 1972, Aux sources de l'urbanisme moderne, Paris, Horizons de France. Cabet Etienne, 1848 [1840], Voyage en Icarie, Paris, Bureau du « Populaire ».

Choay Françoise, 1965, L'urbanisme, utopies et réalités : une anthologie, Paris, Seuil, « Points ». Engels Friedrich, 2005, Socialisme utopique et socialisme scientifique [1880], Paul Lafargue trad., Bruxelles, Éditions Aden.

Guérin-Pace France, Pumain Denise, mars 1990, « 150 ans de croissance urbaine », Économie et statistique, n°230, p. 5-16.

More Thomas (saint), 1987 [1966], L'Utopie ou Le Traité de la meilleure forme de gouvernement [1516], Paris, Flammarion.

Owen Robert, 2012, Nouvelle vision de la société [1816], Nathalie Rosset éd., Lyon, Atelier de création libertaire.

Paquot Thierry, Lussault Michel et Younès Chris, 2007, Habiter. Le propre de l'humain : villes, territoires et philosophie, Paris, La Découverte.

Saint-Simon Claude Henri de, 1966, Œuvres, 6 vol., Paris, Éditions Anthropos.

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