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Politiques et Management Public : Article pp.9-32 du Vol.36 n°1 (2019)

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Academic year: 2022

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*Auteur correspondant : thierry.delpeuch@umrpacte.fr

doi :10.3166/pmp.36. 2019.0002 © 2019 IDMP/Lavoisier SAS. Tous droits réservés

Thierry Delpeuch

Univ. Grenoble Alpes, CNRS, Sciences Po Grenoble, PACTE, 38000 Grenoble, France School of Political Studies Univ. Grenoble Alpes

Résumé

L’article étudie la relation entre, d’une part, l’innovation en matière d’instruments d’action publique et, d’autre part, les matrices cognitives qui sous-tendent les manières de penser et d’agir dans un secteur d’action publique, ici celui de l’action policière (policing). En nous basant sur le cas des usages policiers du diagnostic de sécurité, nous montrons que la carrière d’un nouvel outil d’intelligence dépend, pour une bonne part, de la réception différentielle dont il fait l’objet de la part des différentes communautés cognitives qui composent l’univers professionnel du secteur. Cela signifie que l’innovation pénètre le secteur en empruntant les chemins de moindre résistance, c’est-à-dire en s’implantant d’abord dans les communautés de métier dont la matrice de cognitive de référence présente le plus d’affinités et le moins d’incompatibilités avec le nouvel instrument. Par la suite, l’innovation peut circuler vers des registres professionnels qui offrent un terreau moins favorable à son appropriation, mais c’est au prix de transformations substantielles de l’instrument et de ses usages.

© 2019 IDMP/Lavoisier SAS. Tous droits réservés

Mots clés : instruments d’action publique, approches cognitives, innovation, cadres cognitifs, police.

Abstract

[[Merci de nous fournir la traduction en anglais du titre]]. This paper examines the relations between, on the one hand, innovation in policy instruments and, on the other hand, cognitive frames of stakeholders involved in policy making and policy implementation. We are basing our analysis on a review of what police science literature tells us about the use of a specific intelligence tool, namely public safety diagnosis, in the realm of policing. We show that the trajectory of this kind of policy innovation is heavily dependent on how the different cognitive communities of the policing profession make sense and take ownership of the new tool. We support the hypothesis that a new

Innovation instrumentale et pluralisme cognitif : 02

la réception du diagnostic de sécurité

dans les organisations policières

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policy instrument finds its way into a policy sector by being adopted by the professional community whose cognitive frame has the most affinities and the less misfits with that instrument. After that, the innovation can spread to other communities in the policy sector, even if these communities have a poor goodness of fit with that innovation, but such policy transfers induce substantial transformations of the instrument and of its uses.

© 2019 IDMP/Lavoisier SAS. Tous droits réservés Keywords: Policy instruments, management tools, policy innovation, policy frames, policing, organiza- tional cognition.

Introduction

Le présent article a pour but d’éclairer les mécanismes de circulation, réception et ins- titutionnalisation des innovations en matière d’instruments de politiques publiques. Notre propos vise à montrer que le pluralisme cognitif existant dans les mondes professionnels qui prennent part à l’action publique constitue une dimension importante des processus d’adoption et d’appropriation des nouveaux outils de politique publique. La prise en compte des matrices cognitives professionnelles nous permet de formuler un schéma explicatif concernant la trajectoire des innovations instrumentales dans un domaine d’action publique. Nous tentons ici de défendre l’intérêt et la validité de ce schéma théorique par un travail sur la littérature scientifique plutôt que par une démonstration empirique. Notre démonstration est en effet fondée sur l’analyse d’un corpus de travaux criminologiques qui portent sur la fabrique des politiques de sécurité et sur la production des stratégies d’action des organisations policières.

Nous mobilisons certains résultats de ces recherches pour en tirer de nouvelles conclusions.

Le corpus qui nous sert de point d’appui porte sur le développement contemporain de la

« fonction d’intelligence »1 des forces de police. Cette fonction connaît, depuis les années 1980, un fort développement en même temps que de nombreuses innovations (James, 2013 ; Ericson et Haggerty, 1997). Elle occupe une place de plus en plus centrale dans la division du travail policier, ce qui se traduit par l’apparition et la diffusion d’un nombre croissant d’instruments de connaissance de l’environnement de travail2 (Innes et Sheptycki, 2004).

Portés par un vaste mouvement international de réforme des modèles professionnels en vigueur dans le monde policier (De Maillard, 2009), de nouveaux outils d’aide à la décision sont adoptés à un rythme accéléré, et ce malgré les obstacles et résistances que rencontre ce « travail d’instrumentation » (Lascoumes et Le Galès, 2004).

Les instruments d’intelligence sont des dispositifs à la fois organisationnels, profession- nels et techniques qui ont pour fonction d’étayer, de prolonger et d’alimenter les opérations cognitives qu’effectuent les responsables d’activité lorsqu’ils prennent des décisions. Pour

1 La fonction d’intelligence d’une organisation est l’ensemble des structures, procédures, instruments et pratiques ayant pour but de produire l’information utilisée dans le cadre des processus décisionnels (Lasswell, 1975 ; Wilensky, 2015 [1967])

2 Aux instruments d’intelligence plus anciens, tels que les techniques d’interrogatoire, les procès-verbaux judiciaires, les notes de renseignement, ou encore les réunions de service, viennent sans cesse s’ajouter de nouveaux : bases de données informatiques, comités inter-organisationnels de coordination de l’action publique de sécurité, applications cartographiques, logiciels prédictifs en constituent quelques exemples.

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ce faire, ces instruments produisent, mettent en forme, gèrent, transportent, analysent et exploitent des informations et connaissances. Ils procurent ainsi aux décideurs une partie plus ou moins importante des repères cognitifs qui leur permettent d’appréhender intel- lectuellement une situation de travail dans la perspective d’élaborer une ligne d’action (Chiapello et Gilbert, 2013 ; Michaud et Thoenig, 2009).

Les chercheurs qui produisent des études sur le rôle et la place des instruments d’intelli- gence dans la gestion de la sécurité publique le font, en règle générale, dans le but de mieux comprendre l’action publique dans ce domaine ou de mieux déchiffrer le fonctionnement des organisations policières (voir notamment Manning, 2008). Tel n’est pas ici notre objectif. Nous nous référons à cette littérature dans une perspective d’analyse des politiques publiques (et non pas de police science) pour mettre en lumière l’importance des cadres professionnels de pensée dans les dynamiques de changement des instruments d’action publique. Les débats théoriques dans lesquels nous nous situons et que nous cherchons à enrichir sont les approches cognitives en sociologie de l’action publique et en sociologie des organisations (1re partie).

Nous soutenons l’idée selon laquelle la « carrière » des innovations instrumentales en matière d’intelligence se joue en grande partie à l’échelle des différentes « communautés cognitives » qui composent le milieu professionnel. Nous défendons l’hypothèse selon laquelle la trajectoire d’un outil de décision dépend, pour une bonne part, des degrés dif- férentiels de compatibilité et d’affinité que l’innovation présente avec les cadres de pensée qui définissent et caractérisent ces « communautés cognitives professionnelles » (nous les qualifierons aussi de « communautés de métier »). Cela signifie que chaque communauté manifeste un niveau de disposition variable à s’approprier l’outil, qu’elle est plus ou moins réceptive à son adoption et à son appropriation. Une fois intégrée dans les routines de pensée et d’action de la communauté la plus réceptive à son usage, l’innovation peut éventuellement connaître un transfert vers d’autres communautés de pensée que celle où elle a pris racine.

La trajectoire du diagnostic de sécurité dans l’univers policier constitue un bon exemple de ce processus. Cet outil managérial d’examen de l’environnement de travail a vocation à alimenter les réflexions stratégiques et tactiques des responsables organisationnels (Johnson, 2009). Malgré les nombreuses incompatibilités entre le diagnostic et la matrice professionnelle dominante, à savoir le cadre judiciaire, cet instrument a fait son entrée dans la « boîte à outils » policière grâce au développement du cadre cognitif porté par les nouvelles approches partenariales de résolution de problème (partie 2). Par la suite, cet outil a intégré le répertoire instrumental de la communauté managériale, qui a vu dans cet instrument un moyen de réaliser des gains d’efficience. Plus récemment, le diagnostic a été approprié par le domaine judiciaire, qui l’a placé au cœur des nouvelles approches dites d’intelligence-led policing (partie 3).

Note sur la démarche

L’idée d’explorer les relations entre cadres cognitifs professionnels de l’action publique et innovations instrumentales provient d’une recherche empirique sur les activités d’intelligence dans les organisations policières et les réseaux partenariaux territorialisés en France et aux États-Unis. Cette enquête de terrain, réalisée entre 2008 et 2015 en collaboration avec Jacqueline Ross, nous a permis de constater la très forte connexion entre d’une part, la perspective de travail adoptée par l’acteur,

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c’est-à-dire le cadre cognitif auquel il se réfère pour prendre les décisions relatives à l’activité engagée et, d’autre part, la manière dont l’acteur envisage et utilise les instruments d’information et de connaissance qui sont à sa disposition (voir Delpeuch et Ross, 2016). Cela nous a amenés à nous interroger sur les relations entre changement des outils d’intelligence, évolution des cadres de pensée propres aux différents « métiers policiers » et transformation de l’action publique en matière de sécurité publique. Nous avons été encouragés dans cette voie par les travaux sur l’instrumentation de l’action publique (voir notamment Halpern et al., 2014), qui invitent à envisager les instruments comme des révélateurs de « transformations plus profondes de l’action publique, de son sens, de son cadre cognitif et normatif » (Lascoumes et Le Galès, 2004, p. 25).

Le design de notre recherche empirique, conçu pour produire une comparaison dans l’espace davantage que dans le temps, s’est avéré peu adapté à cet objectif. En revanche, l’état de l’art scientifique réalisé à l’occasion de cette étude nous semble receler suffisamment d’éléments probants pour étayer une réflexion théorique explo- ratoire. Ce corpus de littérature se compose de publications scientifiques et expertes en police science, principalement anglo-saxonnes, portant sur le développement de stratégies de policing guidées par la connaissance (knowledge driven). Il couvre l’ensemble de domaines d’intérêt liés à cette question, à savoir le problem oriented policing, l’intelligence-led policing, le knowledge-based policing et à la strategic intelligence en matière de lutte contre le crime organisé. Chacun de ces thèmes a fait l’objet de nombreuses recherches de la part de criminologues et de sociologues spécialisés dans les questions de sécurité. Les travaux auxquels nous nous référons s’étalent des années 1980 jusqu’à aujourd’hui. Ils portent essentiellement sur les États-Unis, le Canada, la Grande-Bretagne et l’Australie, pays qui présentent des évolutions relativement homogènes à la fois du point de vue des cadres de pensée professionnels que des styles d’action policière de sécurité qui ont été mis en œuvre.

1. L’intérêt d’une approche cognitive du changement instrumental

Avant d’entamer notre démonstration, nous précisons ici la définition des concepts utilisés, la nature des cadres cognitifs dont il est question dans notre analyse et, enfin, l’intérêt théorique de notre schéma explicatif au regard de la littérature sur l’innovation et le changement instrumental dans l’action publique.

1.1. Cadres cognitifs, communautés cognitives, registres d’action et activités d’intelligence Les approches cognitives en sociologie des organisations et en analyse de l’action publique (AAP) ont démontré que la production des politiques publiques est fortement tributaire des systèmes de croyances que les parties prenantes ont intériorisées. Parmi les multiples dénominations qui sont employées pour désigner ces structures de sens, nous retenons ici celles de « cadre cognitif » (Rein et Schön, 1991) et de « matrice cognitive » (Surel, 2000).

C’est à travers le cadre cognitif où il se situe que l’acteur envisage le réel, décode les situations qu’il rencontre, leur donne un sens, définit ce qu’il y a de problématique en

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elles, donc trouve matière et motifs à agir. Le cadre désigne aux acteurs qui s’y réfèrent un ensemble d’orientations générales à poursuivre, de principes fondamentaux à respecter, d’objets de préoccupation vers lesquels diriger leur attention, de savoirs substantiels et procéduraux (Michaud et Thoenig, 2009). Il leur prescrit des instruments et des solutions d’action à privilégier. Il imprime des logiques particulières à leurs réflexions et à leurs pratiques (Hassenteufel, 2014 ; Jones et Baumgartner, 2005 ; Sabatier et Schlager, 2000).

Les matrices cognitives sont un genre particulier d’institution sociale et sont donc le produit d’un processus de construction historique (Boltanski et Thévenot, 1991).

Les approches cognitives ont bien montré que la matrice cognitive est indissociable de la communauté sociale qui envisage le monde et s’y engage à travers elle (Morill, 2008 ; Brown et Duguid, 2001 ; Boland et Tankasi, 1995). Cette « communauté cognitive » peut être définie comme l’ensemble des personnes qui se réfèrent principalement au cadre pour effectuer leurs choix. Cela signifie que les acteurs prennent constamment en compte les éléments du cadre cognitif, même s’ils les articulent de manière plus ou moins complexe avec d’autres considérations, telles que des intérêts, des calculs coûts-avantages, des contraintes institutionnelles, des rapports de pouvoir, ou encore des références appartenant à d’autres matrices (Sabatier, 1988).

À chaque communauté cognitive correspond un certain registre de pensée et d’action.

Ce registre s’incarne dans un certain répertoire de dispositifs institutionnels, de formes organisationnelles, de fonctions et activités professionnelles, ainsi que d’instruments pour la décision et pour l’action. Cette infrastructure à la fois sociale (la communauté cognitive et ses supports institutionnels) et technique (les instruments) est ce qui permet la mise en pratique des normes et représentations composant le cadre (Nachi, 2015).

Les activités d’intelligence sont particulièrement dépendantes du cadre cognitif dans lequel elles s’inscrivent. En effet, le cadre oriente l’attention des acteurs qui y évoluent vers certaines propriétés et des situations, des personnes et des choses. Il fournit les critères grâce auxquels ces acteurs peuvent prendre la mesure des informations, c’est-à-dire déter- miner la façon dont elles importent et elles valent, la manière dont elles sont significatives.

En outre, le cadre procure des modes de traitement et des schémas d’interprétation de ces informations, ce qui permet aux acteurs d’opérer des rapprochements entre éléments de connaissance d’une situation, de la qualifier et de poser un jugement sur elle (Thévenot, 2006). Il est à noter que le cadre cognitif ne détermine pas mécaniquement les activités d’intelligence effectuées en son sein. Il dessine des probabilités d’aboutissement à certaines catégorisations, à certaines évaluations et à une certaine explication des faits envisagés (Kaukman et Clément, 2011). Il n’en reste pas moins que le cadre cognitif influe fortement sur les possibilités d’adoption et d’appropriation des innovations instrumentales en matière d’intelligence dans la communauté correspondante.

1.2. Les communautés cognitives du monde policier anglo-saxon

Tout système social complexe, comme c’est le cas des organisations policières et des politiques de sécurité, comporte plusieurs cadres cognitifs (Fiol, 2002 ; Porac et al., 2002).

Ce pluralisme cognitif est l’une des principales sources des différences de perception et des divergences de vues qui divisent les acteurs à propos des problèmes à traiter et des réponses à apporter (Duguid, 2005).

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En matière de policing dans les pays anglo-saxons, les principaux cadres cognitifs correspondent à cinq grands registres d’activités professionnelles et à cinq communautés de métier : l’investigation criminelle (ou police judiciaire), la défense des institutions et de l’ordre publics (police du politique), le maintien de la tranquillité publique, le management organisationnel et la participation à l’action publique de sécurité (police en partenariat).

La nature professionnelle des matrices cognitives de l’action policière a bien été mise en évidence par le sociologue Peter Manning. Celui-ci a étudié, avec un fort prisme cognitif, le travail policier dans différents registres d’activités professionnelles, en particulier les enquêtes criminelles (2004) et l’action de tranquillité publique (1988). Il a montré que la façon dont un policier envisage et traite un fait dépend essentiellement de la « perspective professionnelle » dans laquelle il se place. Les différentes perspectives existant dans le monde policier correspondent aux principaux registres missionnels de l’institution policière, dont chacun a donné naissance à une communauté de métiers spécifique. Pour le dire autrement, les différents systèmes cognitifs institués dans la police sont le produit d’une « division du travail social » qui s’est établie au fil du temps dans l’univers policier (Monjardet, 1996).

Les travaux américains sur les sous-cultures professionnelles dans la police permettent d’étayer l’idée selon laquelle l’action de policing est structurée par les cinq matrices cognitives que nous venons de mentionner. Ces recherches montrent que la construction sociale des cadres cognitifs professionnels s’effectue dans la confrontation quotidienne des agents avec les principaux enjeux du travail policier. Ceux-ci ont été identifiés par de multiples enquêtes ethnographiques dans les organisations policières américaines (à ce propos, voir Crank, 2004 ; Paoline, 2003 ; Reiner, 2000 ; Manning, 1997 ; Skolnick, 1994 ; Wilson, 1968). Ces enjeux sont précisément au nombre de cinq : réprimer la délinquance, personnifier le bras armé du gouvernement et représenter la loi dans l’ordre du quotidien ; contrôler les troubles qui per- turbent la vie du territoire d’intervention ; répondre aux exigences de l’organisation policière et des pratiques de gestion qu’elle met en œuvre ; et, enfin, établir des relations avec les acteurs extérieurs qui interviennent sur les mêmes problèmes que la police et prétendent avoir leur mot à dire sur l’action policière (magistrats, élus locaux, travailleurs sociaux, journalistes, chercheurs, etc.). Les expériences vécues par les policiers face à ces cinq préoccupations fondamentales ont engendré autant de manières d’appréhender l’environnement de travail et de concevoir le rôle de la police en son au sein. Ces cadres de pensée ne déterminent pas mécaniquement les conduites, mais induisent des dispositions mentales – filtres perceptifs, structures d’attention, repères cognitifs et normatifs, schémas réflexifs et discours de justifi- cation prêts à l’emploi – qui permettent aux policiers de se situer et de se projeter dans leur contexte d’intervention, de former des interprétations adéquates et d’improviser des réponses appropriées face à la diversité de situations particulières où leur intervention est requise dans tel ou tel registre d’action (Foster, 2003 ; Waddington, 1999 ; Chan, 1997).

Les cadres cognitifs professionnels de l’action de policing ont émergé à des époques différentes de l’histoire de l’institution policière (à ce sujet, voir Jobard et de Maillard, 2015 ; Brodeur, 2003), les plus récentes étant les matrices managériales et partenariales, qui prennent une place de plus en plus importante dans la culture policière anglo-saxoenne à partir des années 1970.

Le pluralisme des cadres et communautés de pensée dans la police ne peut pas être ramené à une division organisationnelle du travail entre des services ou des personnels spécialisés.

La forme de collectif qu’engendre le cadre transcende les frontières organisationnelles et

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professionnelles (Michaud et Thoenig, 2009). Elle constitue un tissu de relations sociales qui relie une diversité de fonctions, d’opérateurs, de services, de niveaux hiérarchiques et de partenaires extérieurs. Au fil de leurs activités quotidiennes, les policiers sont confrontés à des situations qui relèvent de cadres différents. Ils doivent donc acquérir les compétences nécessaires pour identifier correctement le registre d’action dont relève la situation rencon- trée et pour adapter leur comportement en conséquence. Par exemple, tout policier, quelle que soit sa spécialité professionnelle ou son service d’appartenance, peut être amené à interpeller un suspect ou à participer à un service de maintien de l’ordre. Certains policiers se caractérisent par une affiliation forte à une communauté de métier particulière. Cela se traduit par le fait que la majeure partie de leurs activités relève d’un seul registre. Ils restent la plupart du temps fidèles à la logique du cadre auquel ils s’identifient et peuvent avoir des difficultés à changer de rationalité quand la situation l’exige (par exemple un enquêteur dans un service spécialisé d’investigation criminelle). D’autres policiers, en particulier ceux qui exercent des fonctions de management ou travaillent dans des unités généralistes, se situent à l’intersection de plusieurs registres, entre lesquels ils partagent leurs engagements dans des proportions variables.

1.3. Intérêt d’une approche cognitive de l’innovation et du changement instrumental

En dépit de l’essor actuel de l’approche par les instruments en AAP, les recherches sur le changement des outils d’action publique restent rares. En effet, l’AAP s’intéresse aux instruments principalement sous deux angles. D’une part, elle les étudie du point de vue des transformations qu’ils induisent dans les systèmes d’action publique. D’autre part, elle les envisage comme révélateurs et traceurs du changement dans les politiques publiques (Baudot, 2014 ; Lascoumes et Le Galès, 2004). La question de savoir ce que l’évolution des systèmes d’action publique – et de leurs matrices cognitives - fait aux instruments est, en revanche peu traitée.

Les travaux existants sur l’innovation et le changement instrumental prennent rarement en compte la dimension cognitive. D’autres facteurs explicatifs sont plus souvent mis en avant. L’un des principaux est l’appréciation portée sur la capacité de l’instrument à remplir à coût raisonnable les missions qui lui sont confiées. L’outil est remplacé ou transformé parce qu’il suscite des insatisfactions quant à son efficacité ou à son efficience. De la même façon, l’innovation peut répondre à l’insatisfaction ressentie par certains acteurs eu égard à ce qu’ils perçoivent comme un déficit de légitimité des instruments existants. Une autre cause de changement fréquemment évoquée réside dans les luttes entre coalitions d’acteurs qui soutiennent l’adoption d’instruments susceptibles de favoriser leurs idées ou leurs intérêts (ou qui rejettent les outils perçus comme défavorables). Le changement peut aussi trouver sa source dans l’apparition de nouvelles interprétations et de nouveaux usages des instruments existants. Les rares recherches qui évoquent le rôle des cadres cognitifs placent l’accent sur les matrices partisanes ou idéologiques plutôt que sur les cadres professionnels (Delpeuch, 2016 ; Saurugger, 2014 ; a contrario, voir de Maillard, 2009).

À défaut de littérature spécifiquement consacrée à ce sujet, les études sur l’émergence et la transformation des instruments s’appuient essentiellement sur les théories néo-institutionna- listes du changement institutionnel (Mahoney et Thelen, 2010 ; Streek et Thelen, 2005). Ces approches montrent que les causes du changement combinent des facteurs exogènes, - par

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exemple des évolutions du contexte politique, économique, social ou technologique – et des dynamiques endogènes, par exemple la formation et la mobilisation d’un groupe réformateur.

Elles insistent à juste titre sur l’importance des stratégies déployées par les « entrepreneurs d’innovation » et les « agents de changement » en fonction de l’appréciation qu’ils font des opportunités politiques (possibilités de trouver des soutiens, rapports de force avec les opposants…) et des contraintes institutionnelles, notamment l’adéquation de l’instrument avec les cadres cognitifs et normatifs dominants. Plusieurs formes de changement sont distinguées, telles que le transfert d’usages empruntés à d’autres pays ou d’autres secteurs d’action publique, l’ajout de nouveaux éléments à un outil existant (empilement), ou encore la réorientation de l’instrument vers de nouveaux objectifs (Hassenteufel, 2014). Ces travaux contiennent des ressources théoriques pour analyser le changement instrumental, mais ne sont que partiellement adaptés à cet objectif, car les instruments diffèrent des institutions par nombre de caractéristiques (voir Delpeuch et Vigour, 2010).

2. L’entrée du diagnostic dans le monde professionnel de la police

Pour avancer dans la théorisation des relations entre les cadres cognitifs de l’action publique et ses instruments, notre démarche consiste à monter en généralité à partir de l’analyse de la trajectoire d’un outil d’intelligence spécifique. Cet instrument est le dia- gnostic environnemental de sécurité. Nous étudions sa carrière dans le contexte du secteur de l’action policière (policing) dans les pays anglo-saxons, depuis les années 1970 jusqu’à nos jours. Le policing relève à la fois de l’action organisée (celle des forces de police) et de l’action publique, dans la mesure où la plupart des activités policières s’inscrivent dans des réseaux de politique publique. Le diagnostic environnemental peut être employé comme instrument de gestion au service du management policier ou comme outil d’action publique pour la conception et le pilotage des politiques de sécurité.

2.1. Le diagnostic, principal outil décisionnel de la police de résolution de problème

Le diagnostic de sécurité a intégré la panoplie d’instruments d’intelligence des organi- sations policières dans le cadre du développement des approches de résolution de problème (problem oriented policing, POP), à partir de la fin des années 1970. L’émergence, aux États-Unis, de cette nouvelle doctrine d’action policière, provient du constat selon lequel les services de police sont débordés par le flux croissant des sollicitations qui leur sont adressées. Il apparaît alors que les organisations policières ont tendance à se focaliser entièrement sur le traitement au cas par cas des plaintes et des requêtes urgentes. La POP considère qu’il vaut mieux supprimer un problème une bonne fois pour toutes en s’attaquant proactivement à ses causes sous-jacentes qu’en traiter réactivement les symptômes au coup par coup (Tilley, 2003). La police est invitée à placer l’accent sur les problèmes quotidiens qui préoccupent les administrés et suscitent chez eux un sentiment d’insécurité, même si les phénomènes en question sont sans lien avec la commission de délits (Brodeur, 2003).

Le point de départ d’une démarche de POP est la réalisation d’un état des lieux de l’ensemble des problèmes qui affectent la sécurité dans un territoire (le diagnostic territorial, environmental scanning). À l’issue de ce tour d’horizon des facteurs d’insécurité, certains

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problèmes sont sélectionnés pour être traités en priorité. Dans un deuxième temps, chaque problème retenu fait l’objet d’un diagnostic spécifique (problem analysis ou problem pro- filing). Celui-ci vise à vérifier l’existence du phénomène décelé, à en apprécier la gravité, à en identifier les différents aspects (acteurs et processus en jeu, localisation, fréquence…) et à en dégager les causes. Ce double travail de diagnostic - de l’environnement sécuritaire dans son ensemble et des principales sources d’insécurité qui y ont été identifiées - est censé assurer une meilleure sensibilité de l’organisation policière aux besoins et demandes exté- rieures en même temps qu’une plus grande efficacité dans le traitement des problèmes de sécurité. Les phases suivantes sont l’élaboration d’une action publique taillée sur mesure, sa mise en œuvre et, pour finir, l’évaluation des résultats obtenus, qui est une troisième forme de diagnostic (Kirby et McPherson, 2004 ; Eck, 2006).

2.2. Un cadre professionnel dominant peu propice à l’adoption du diagnostic

L’approche de résolution de problème et les méthodes de diagnostic qui la composent s’accordent mal avec le cadre professionnel dominant dans le monde policier, à savoir la matrice judiciaire. Celle-ci est porteuse des normes, croyances et schémas de pensée sur lesquels se basent les policiers pour élucider les crimes et délits, identifier et arrêter ceux qui les ont commis, et découvrir des preuves utilisables dans le cadre d’une procédure pénale (Maguire, 2003).

La prépondérance du cadre judiciaire dans le monde policier signifie que, dans une majorité d’organisations policières, la plus grande partie des personnels est persuadée que la répression pénale des délinquants constitue le « cœur de métier » de la police (Monjardet, 1996 ; Skolnick, 1994). Autrement dit, les policiers s’identifient massivement à des com- battants contre le crime, même si, par endroits, d’autres matrices professionnelles peuvent supplanter le cadre judiciaire. Ce tropisme judiciaire est renforcé par les indicateurs de per- formance et critères d’évaluation professionnelle en place dans les organisations policières, qui mesurent surtout l’activité répressive et ses résultats (Jobard et de Maillard, 2015).

Le revers de cette survalorisation de l’investigation criminelle est la dépréciation, par beaucoup de policiers, des activités de tranquillité publique. Cela est problématique du point de vue de la POP, car cette approche vise principalement à lutter contre les petits délits, désordres et nuisance dans les espaces publics, un travail que la communauté judiciaire a tendance à considérer comme du « sale boulot » (Waddington, 1999).

La POP heurte aussi le cadre judiciaire dans la mesure où elle envisage la répression pénale comme une forme de réponse parmi d’autres aux phénomènes générateurs d’insé- curité, qui n’est pas nécessairement la plus adaptée ni la plus efficace (Kelling et Coles, 1996). Dans une perspective de POP, la traduction en justice des auteurs d’infractions n’est pas conçue comme une fin en soi, mais seulement comme un moyen pour atteindre des objectifs d’amélioration de la sécurité. En revanche, la communauté judiciaire conçoit la lutte contre le crime comme étant une bonne solution à tous les problèmes de sécurité, en raison de l’effet dissuasif exercé par les condamnations pénales.

La matrice judiciaire tient le renseignement criminel comme la plus noble des activités d’intelligence. Les seules informations vues comme véritablement dignes d’intérêt sont celles qui ont trait aux infractions passibles de sanctions judiciaires et à leurs auteurs individuels.

Par conséquent, les analyses de type sciences sociales qui sont au cœur des diagnostics de

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sécurité sont considérées comme peu utiles. Les diagnostics envisagent les problèmes de sécurité comme des phénomènes sociaux et des risques collectifs (ce qui correspond à la perspective d’action publique), alors que le cadre judiciaire les conçoit comme un ensemble de personnes susceptibles d’être arrêtées et condamnées.

Enfin, la logique de production de connaissances propres au diagnostic diffère forte- ment de celle qui caractérise le travail d’investigation criminelle dans sa forme courante.

Dans une enquête classique, les tâches d’intelligence sont accomplies, pour l’essentiel, par les policiers en charge de l’affaire. Ceux-ci mettent à profit, de façon individuelle, les importantes marges d’autonomie dont ils disposent pour prendre des initiatives en matière d’information. Ils entreprennent eux-mêmes de collecter les renseignements dont ils ont besoin, principalement en interrogeant les requérants, plaignants, témoins et suspects. Ils décident eux-mêmes des approfondissements et des compléments à rechercher. Ils évaluent eux-mêmes l’utilité et la fiabilité des éléments de connaissance ainsi récoltés, puis agissent en fonction de leur propre interprétation de cette information (Manning, 2004).

Le travail d’intelligence que suppose la réalisation d’un diagnostic est d’une nature très différente. Il implique une coopération inter-organisationnelle sous le pilotage d’une ins- tance délibérative. Il nécessite une transparence et un partage des données collectées entre les participants. Il requiert la définition collective, la formalisation et le respect scrupuleux d’objectifs et de méthodes de connaissance. Les policiers engagés dans un diagnostic sont soumis à des contraintes de justification en public bien plus importantes que ceux qui agissent dans un cadre judiciaire. En outre, leur autonomie est bien plus limitée que dans le contexte d’une enquête criminelle. Par ailleurs, les policiers qui prennent part à un diagnostic doivent, sous peine d’être marginalisés par les autres participants, s’ouvrir à d’autres points de vue que la perspective judiciaire. Ils doivent accepter que les informations rassemblées soient interprétées au prisme de multiples matrices professionnelles. Cela implique, de la part des policiers ancrés dans la matrice judiciaire, un changement de perspective que bien peu sont désireux ou capables d’accomplir (Fleming et Woods, 2006)3.

2.3. Une adoption rendue possible par la montée du cadre d’action publique

Le diagnostic de sécurité a pénétré le monde policier en dépit de l’obstacle que représen- tait la matrice professionnelle dominante. Cela a été possible en raison du poids croissant acquis par un autre cadre cognitif, à savoir la perspective d’action publique. C’est en effet avec la matrice partenariale que le diagnostic présente le plus d’affinités.

La montée du cadre d’action publique dans la culture professionnelle des policiers est liée au développement des initiatives de community policing, puis de problem-oriented policing, aux États-Unis, à partir des années 1970. Ces nouvelles approches ont amené certaines forces de police à prendre part à des stratégies partenariales de traitement de problèmes locaux de sécurité. Cela a induit un accroissement des interdépendances et des interactions entre les policiers concernés et les autres acteurs territoriaux de la sécurité. Les expériences de collaboration avec des partenaires extérieurs se sont multipliées, ce qui a

3 Nous avons observé ce type de processus sur deux terrains français : la police et les dispositifs partena- riaux de Nantes en 2015 (15 entretiens avec les responsables des principales organisations participantes et accès à la documentation produite par chacune d’entre-elles) et de Grenoble en 2008-2009 (idem).

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eu pour effet de socialiser les policiers impliqués à des schémas de pensée nouveaux pour eux, mieux appropriés à ce type d’action que les matrices professionnelles traditionnelles (Waddington, 1999 ; Chan, 1997).

L’auteur qui a le mieux saisi la rationalité de l’action publique partenariale et ses impli- cations dans le domaine policier est Herman Goldstein. Selon lui, l’émergence de la matrice partenariale est liée au fait que les problèmes locaux de sécurité sont devenus tellement nombreux et complexes que les forces de police ne peuvent plus espérer les résoudre seules (1990 : 15, 21). Par conséquent, elles doivent admettre que la façon la plus efficace de lutter contre l’insécurité est de s’associer avec d’autres acteurs du territoire pour mettre en place des solutions partenariales ad hoc (ibid. : 23). Les responsables policiers doivent prendre l’habitude d’envisager les troubles récurrents qui se manifestent dans leur ressort d’action non pas comme des infractions donnant motif à intervention policière, mais comme des problèmes publics appelant la coproduction d’un programme d’action publique associant toute une gamme d’intervenants prêts à s’engager pour réduire le trouble (ibid. : 45-47, 108).

Goldstein insiste sur le caractère partenarial et participatif que doivent revêtir les processus décisionnels dans un cadre d’action publique (ibid. : 144). Pour que la coopération soit possible, le problème doit être collectivement étudié sous l’angle de tous les participants afin de parvenir à une vision commune.

Goldstein a bien vu l’importance des capacités de diagnostic pour être en mesure d’appli- quer une telle approche avec de bonnes chances de succès. Selon lui, les services de police doivent acquérir quatre capacités essentielles : (1) celle d’établir un état des lieux complet et hiérarchisé des préoccupations sécuritaires des acteurs du territoire ; (2) celle d’opérer une analyse systématique et rigoureuse des problèmes jugés prioritaires ; (3) celle d’identifier les acteurs extérieurs ayant les moyens d’agir sur tel ou tel aspect d’un problème ciblé ; (4) celle de mobiliser ces acteurs par la persuasion pour les associer à la stratégie collective de réponse (ibid. : 27). Goldstein pense que la police est l’un des acteurs les mieux placés pour diagnostiquer en profondeur un problème de sécurité, car ses services opérationnels sont en contact direct et répété avec les réalités du terrain (ibid. : 46). Ce savoir local est un atout dont la police peut se servir pour mettre un problème à l’agenda (ibid. : 117), pour peser sur la définition collective qui en est donnée et pour influencer l’établissement de la réponse commune (ibid. : 2, 47, 72-73).

C’est dans la littérature de politiques publiques que l’on trouve l’explication la plus convaincante de l’affinité élective qui existe entre le diagnostic et l’action publique parte- nariale. Plusieurs auteurs ont montré que le diagnostic représente une ressource majeure d’influence dans ce type particulier d’espace décisionnel que constituent les arènes de gouvernance des réseaux d’action publique. Dans de telles arènes, les choix collectifs sont coproduits par des voies délibératives, ce qui implique que chaque participant doit explici- ter et argumenter les motifs des choix qu’il souhaite voir adopter par le collectif (Rhodes, 2006). Cela contraint les participants à développer des discours experts (Fischer, 1990 ; Dryzek, 1990). Les arguments rationnels sont en effets nécessaires dans les négociations et controverses qui précèdent la prise de décision, pour défendre de manière discursive le bien-fondé des convictions et positions. S’appuyer sur un discours expert permet aux débatteurs de conférer une aura d’objectivité, de crédibilité et de pertinence aux arguments qu’ils avancent, donc de les rendre recevables par leurs contradicteurs. Les discours experts bénéficient d’un crédit particulier, car ils expriment une rationalité scientifique globalement

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reconnue comme légitime par l’ensemble des parties prenantes (Shulock, 1999). Investir dans la production de discours expert, notamment sous la forme de diagnostics, c’est accroître ses chances de tirer bénéfice de la coopération engagée pour répondre au problème collectivement pris en charge (Fleming, 2006).

2.4. La diffusion du diagnostic de POP en dépit de sa faible appropriation

Les spécialistes anglo-saxons des questions de police s’accordent sur le constat d’une faible appropriation des approches et instruments de problem-oriented policing par les organisations policières. Les usages concrets qui sont faits du diagnostic environnemental s’avèrent souvent éloignés des principes définis par les promoteurs de cet instrument.

Globalement, les décideurs policiers ne s’en saisissent pas pour pour enrichir leur vision des problèmes et remettre en question leurs manières habituelles de penser et d’agir. Au contraire, ils utilisent le diagnostic d’une manière qui s’accorde avec les systèmes de représentations et de routines d’action auxquels ils sont attachés, en particulier celles qui appartiennent au registre de la police criminelle. Ainsi, Peter Manning (2008) a montré que les outils de diagnostic sont principalement utilisés pour détecter les recrudescences qu’enregistrent certaines catégories d’infractions pour lesquelles la police dispose déjà de réponses toutes faites. Les décideurs ne retiennent des diagnostics qui leur sont présentés que les hausses des chiffres de la délinquance et concluent immanquablement qu’il est nécessaire de renforcer la répression dans ses formes usuelles.

Si certaines organisations policières s’équipent malgré tout d’instruments de diagnos- tic, c’est surtout par souci de démontrer aux yeux de publics extérieurs que la police est une institution en voie de modernisation et de professionnalisation, capable d’employer des méthodes et des techniques scientifiques pour mener à bien les missions qui sont les siennes. Les chefs qui prennent des initiatives en vue d’équiper leurs services de dispositifs d’intelligence ne le font pas en vue de mieux comprendre leur environnement de travail, mais dans un but de progression de carrière. Promouvoir les techniques d’intelligence leur permet de se construire une image « d’agent de progrès » aux yeux des acteurs susceptibles d’influencer leur promotion (sommet de l’organisation, autorités politiques, associations professionnelles…). Ainsi, l’organisation donne l’apparence de se moderniser alors même que ses modalités d’action ne changent pas (Jobard et de Maillard, 2015).

Le développement de nouveaux instruments d’intelligence s’accompagne du maintien des modèles professionnels et modes d’action traditionnels (MacVean et Harfield, 2008 ; Cope, 2004 ; Weisburd et Braga, 2009 ; Braga et Weiburd, 2006). Dans une majorité de cas, la stratégie étiquetée « résolution de problème » vise un phénomène que la police a déjà l’habitude de traiter (deal de rue, recrudescence des cambriolages…). La politique d’intervention est basée sur une identification sommaire et une analyse superficielle du problème ciblé. Les services impliqués ne font pas l’effort de mettre en place des solutions inventives, mais se contentent d’intensifier les réponses routinières, de style coercitif (accentuation des patrouilles, aug- mentation des contrôles, création d’unités spécialisées d’enquête…). L’organisation policière omet d’évaluer l’impact des solutions mises en œuvre. Pour toutes ces raisons, la plupart des initiatives labellisées POP consistent en réalité en des actions ciblées de répression (Eck, 2006).

Comment alors expliquer que le diagnostic se soit diffusé à d’autres registres d’action policière que le partenariat. Une partie de l’explication réside dans le succès des approches

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de POP dans certains cercles académiques anglo-saxons, notamment les socio-criminologues de gauche. Ces spécialistes universitaires ont vu dans l’introduction d’outils d’intelligence dérivés des sciences sociales un moyen de démocratiser et « d’humaniser » le policing, c’est-à-dire d’associer davantage la population à la conduite de l’action policière et de minimiser les dégâts humains et sociaux causés par les formes répressives d’intervention policière. À partir des années 1990, ces experts académiques ont puissamment œuvré à promouvoir les méthodes de POP dans les milieux professionnels policiers, notamment à travers la formation professionnelle (enseignement du modèle SARA - Scanning, Analysis, Response and Assessment - dans les écoles de police, publication de manuels de diagnostic à destination des analystes travaillant dans les organisations policières…). D’autre part, les approches de POP représentent un attrait certain pour les autorités politiques, dans la mesure où elles promettent des réponses mieux adaptées et plus consensuelles aux problèmes locaux de sécurité. Enfin, comme nous l’avons expliqué, les policiers les plus impliqués dans le fonctionnement des instances partenariales se sont généralement montrés ouverts à l’adoption d’instruments de diagnostic (pour une présentation détaillée des facteurs ayant favorisé l’innovation instrumentale dans les polices anglo-saxonnes, voir Delpeuch, 2016 ; Weisburd et Braga, 2009 ; de Maillard, 2009).

3. La circulation de l’instrument entre les communautés de métier

Le diagnostic de sécurité a pénétré le monde policier en empruntant la voie de moindre résistance. S’il a d’abord été approprié par la sous-culture partenariale, c’est parce qu’il génère peu d’inconvénients pour les membres de cette communauté de métier et, en même temps, parce qu’il présente pour eux un réel intérêt, dans la mesure où il est une ressource d’influence dans les processus décisionnels propres à cette communauté. Sans le développement du domaine partenarial durant les années 1980, il y a fort à parier que le diagnostic ne serait jamais devenu un instrument policier d’intelligence, car la matrice professionnelle dominante, à savoir le cadre judiciaire, présente de trop nombreuses incompatibilités avec cet outil.

Ayant fait son entrée dans la panoplie des outils policiers d’aide à la décision, même si c’est par l’intermédiaire d’une communauté de métier occupant une position secondaire dans la hiérarchie professionnelle, le diagnostic a pu être adopté par d’autres sous-cultures professionnelles, en particulier la managériale et la judiciaire. Dans les deux cas, les déci- deurs peuvent trouver une utilité à recourir au diagnostic, mais l’outil engendre également des contraintes importantes pour ses utilisateurs, ce qui fait obstacle à la généralisation de son emploi et entraîne de profondes transformations de l’instrument dans les cas où celui-ci est approprié.

3.1. La managérialisation du diagnostic

Le développement du cadre managérial est lié à l’obligation croissante, partout impo- sée aux organisations policières, de justifier l’emploi à la fois efficace et économe des ressources qui leur sont allouées (Butterfield et al., 2004). Cela se manifeste, au niveau de l’encadrement, par un souci croissant de planification, de contrôle, d’optimisation de l’emploi des moyens et de limitation des coûts dans la gestion des services, ainsi que par

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un attrait pour la professionnalisation des personnels et la modernisation des instruments de décision. Pour accroître l’efficience de l’action policière la perspective managériale préconise de traiter prioritairement les problèmes présentant le meilleur rapport coûts- avantages en termes de réduction de l’insécurité, d’adopter d’une démarche stratégique, d’élaborer des plans d’action et d’en évaluer les résultats (Weisburd et Eck, 2004). Cette nouvelle approche de la direction des forces de police remet en cause la latitude d’action qui était traditionnellement laissée aux agents de base et accroît la pression aux résultats qui pèse sur leurs épaules, d’où un accroissement des tensions internes entre intervenants de terrain et managers.

En ce qui concerne la fonction d’intelligence, la perspective managériale appelle les responsables policiers à acquérir une vision d’ensemble des besoins de sécurité dans leur ressort d’intervention (Reuss-Ianni, 1983). Le diagnostic représente, à cet égard, un ins- trument utile, car il confère au décideur la hauteur de vue nécessaire pour sélectionner des cibles prioritaires dans l’environnement d’action. D’autre part, le cadre managérial (comme la matrice partenariale) valorise les discours de style scientifique, car ceux-ci se prêtent bien à l’appréhension des problèmes sur le mode de l’évaluation objective, du traitement planifié, de la justification de l’emploi efficient des ressources organisationnelles (Ratcliffe, 2008). Les managers policiers ont tout intérêt à se référer à des diagnostics, car cela leur permet, face à d’éventuelles critiques, d’affirmer que leurs choix stratégiques sont fondés sur une analyse informée, méthodique et réfléchie de la situation prise en charge (Sheptycki et Ratcliffe, 2004).

Par ailleurs, en dressant un état des lieux de la situation avant intervention, le diagnostic permet aux managers de mesurer l’impact du travail réalisé, donc d’en déterminer l’effi- cience. Cela fait du diagnostic un outil supplémentaire entre les mains de la hiérarchie pour évaluer les performances de l’organisation et de ses personnels. Cette utilisation du diagnostic au service du pouvoir managérial ne va pas sans susciter de fortes résistances de la part des autres communautés de métier, dont les opérateurs sont habitués à jouir d’une forte autonomie dans la détermination de leurs tâches (Chan, 1997, Monjardet, 1996).

Même si le diagnostic possède des affinités avec la matrice managériale, il présente également un certain nombre d’incompatibilités avec ce cadre cognitif.

Si l’usage du diagnostic est censé générer des gains efficience au niveau de l’action policière, il a l’inconvénient de rendre la prise de décision davantage coûteuse et incer- taine pour le responsable policier. En effet, le diagnostic apporte une plus-value limitée au processus décisionnel, car on ne peut pas déduire directement la ligne d’action à adopter de la seule lecture d’un diagnostic et, d’autre part, parce que cet instrument n’offre pas en lui-même de prises concrètes sur les situations à traiter (Shulock, 1999).

En revanche, utiliser un diagnostic impose plusieurs contraintes supplémentaires au décideur. La première est de lui lier les mains en lui créant une responsabilité d’agir en réponse aux constats et recommandations formulés par les auteurs du diagnostic (Duran, 2010). Les diagnostics font peur aux responsables policiers, car ils impliquent une soumis- sion de l’organisation aux attentes extérieures dont le diagnostic se fait l’écho. En règle générale, ces demandes concernent des atteintes à la tranquillité publique que beaucoup de personnels policiers rechignent à prendre en charge. C’est pourquoi suivre les préconisa- tions d’un diagnostic implique souvent, pour les managers, d’aller au-devant de tensions internes (Weisburd et Braga, 2009).

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Le deuxième désavantage du diagnostic est de créer une source de discussion, voire de contestation, des choix des responsables, alors même que ces derniers sont soumis à une continuelle pression de l’urgence. Ayant peu de temps à consacrer au débat et à la négocia- tion de leurs politiques d’intervention, les managers policiers ont tendance à percevoir le diagnostic comme une forme de lourdeur bureaucratique qui ralentit la prise de décision et fragilise leur autorité hiérarchique.

Un troisième défaut des diagnostics, d’un point de vue managérial, est de suggérer des solutions partenariales, donc compliquées à mettre en place et lentes à produire une réduction mesurable des taux de délinquance. Bien souvent, les problèmes mis en avant par les diagnostics n’entrent pas dans les catégories habituelles d’action policière et les solutions envisagées s’éloignent des routines de travail des services. Leur mise en œuvre implique donc une prise de risque, ainsi que des coûts d’organisation et de coordination jugés excessifs (de Maillard, 2009).

Enfin, même si la perspective managériale est devenue de plus en plus prégnante au fil du temps, elle reste un cadre de pensée secondaire pour la majeure partie des responsables policiers, qui se réfèrent bien davantage à d’autres matrices professionnelles, en particulier le cadre judiciaire et celui de tranquillité publique. Dans ces deux domaines, le travail poli- cier reste essentiellement réactif. L’activité consiste, dans une très large mesure, à traiter au coup par coup des plaintes, des événements imprévisibles et des appels d’urgence appelant une réponse immédiate. Quand une intervention est décidée, elle vise davantage à résoudre une affaire singulière (matrice judiciaire) ou à mettre fin à un trouble signalé (matrice de tranquillité publique) qu’à résoudre un problème public sous-jacent (matrice d’action publique) ou à dérouler une stratégie de service (matrice managériale).

Lorsqu’ils décident de la manière de traiter une situation d’activité, les responsables sont principalement attentifs à leur contexte immédiat et aux circonstances présentes (Manning, 2004). Dans la mesure où il leur est impossible de planifier à l’avance la majeure partie des tâches que leurs effectifs seront amenés à effectuer, les chefs ne voient pas l’utilité de s’investir dans la conception de stratégies à long terme fondées sur un diagnostic préalable de l’environnement sécuritaire. Ils pensent que de telles stratégies ont peu de chances d’aboutir aux résultats souhaités, car les aléas et les facteurs impondérables sont trop nom- breux. La nécessité dans laquelle ils se trouvent d’improviser en permanence pour apporter une réponse adaptée à chaque situation particulière les contraint à dégager des marges de manœuvre les plus larges possible, ce qui est largement incompatible avec l’engagement dans des stratégies au long cours, car celles-ci immobilisent les ressources qui leur sont affectées (Manning, 2008 ; Gatto et Thoenig, 1993).

Ces incompatibilités expliquent que le diagnostic environnemental et l’analyse des problèmes restent peu ou pas utilisés en tant qu’outils de management stratégique dans une grande partie des organisations policières. Toutefois, les directions de quelques forces de police se sont approprié cet instrument et l’utilisent intensivement dans le cadre de leur processus de planification stratégique, en particulier les services de police canadiens, dont l’action est extrêmement influencée par la philosophie du community policing4.

4 C’est ce qui ressort d’une mission d’étude effectuée dans à Montréal et Ottawa en 2018 : 5 entretiens avec des responsables des bureaux de recherche et planification dans les services de police de ces deux villes et analyse des diagnostics environnementaux et plans stratégiques produits par ces bureaux.

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3.2. Exemples de diagnostic managérialisé : le National Intelligence Model britannique Cet exemple est celui qui montre le plus clairement la filiation entre diagnostic mana- gérial et diagnostic partenarial.

Le National Intelligence Model (NIM), mis en place au Royaume-Uni durant la première moitié des années 2000, a pour objectif de doter les forces de police locales des dispositifs nécessaires au déploiement de stratégies d’action fondées sur un double diagnostic de l’environnement et des problèmes. Cette réforme s’inscrit dans une perspective managériale dans la mesure où elle prévoit d’étoffer les capacités d’intelligence des services territoriaux afin d’y renforcer la fonction de pilotage stratégique qu’assurent leurs dirigeants. Le NIM instaure tout un ensemble de procédures internes qui visent à augmenter la rationalité des processus décisionnels au sommet de la hiérarchie locale, le but étant d’accroître l’efficacité des activités policières en dépit de moyens décroissant (James, 2013 ; Christopher et Cope, 2009). En même temps, le NIM vise à généraliser l’approche de résolution de problème, et l’usage du diagnostic qui en est l’élément central, à tous les domaines professionnels de la police.

Le NIM demande aux chefs de police de formuler une politique d’action reposant que des orientations et des objectifs clairement définis et énoncés. Cette politique doit coor- donner tous les domaines d’activité de la police sans en privilégier aucun a priori (John et Maguire, 2003). Le choix des priorités d’action doit être effectué en fonction de la gravité des atteintes à la sécurité, mesurée en termes de dégâts sociaux par un diagnostic, et non pas en fonction des préférences de telle ou telle communauté de métier (Sheptycki et Ratcliffe, 2004). La direction doit rechercher le bon équilibre local dans la répartition de son attention et dans la distribution des ressources organisationnelles entre police criminelle, police du politique, tranquillité publique et action partenariale (Grieve, 2009). Ce souci de conjuguer les logiques de pensée et d’action propres aux différentes matrices cognitives constitue l’une des principales spécificités de la perspective managériale.

Pour faire en sorte que la politique d’action colle aux réalités et aux besoins du terri- toire, le NIM prévoit la réalisation périodique de toute une gamme de diagnostics. Ceux-ci doivent être confectionnés par des analystes professionnels travaillant dans des unités d’intelligence. Pour garantir la prise en considération de ces diagnostics par les chefs, le NIM met en place des comités de pilotage stratégiques et tactiques, au cours desquels les productions des analystes doivent obligatoirement servir de support à la discussion de lignes et plans d’action. Le plus important de ces diagnostics est un strategic assessment qui doit rendre compte de l’évolution des principales sources de peur du crime dans le territoire, que celles-ci relèvent de la criminalité, des désordres ou des incivilités. Ce document doit mettre en relief les facteurs contextuels (sociaux, économiques, démographiques, urbain, etc.) susceptibles d’avoir un impact sur la sécurité. Il doit, en outre, faire le bilan des actions menées en réponse aux différents enjeux identifiés et proposer des ajustements de la politique d’action (Christopher et Cope, 2009).

Les analystes doivent aussi réaliser des diagnostics spécifiques, par exemple l’analyse d’un point de concentration des désordres, le profil d’un groupe de fauteurs de trouble, l’étude d’un marché illicite ou d’un réseau délinquant, ou encore l’examen des causes et des conséquences d’un problème. Ces analyses doivent être basées sur des données internes aussi bien qu’externes et quantitatives aussi bien que qualitatives. Elles doivent procurer

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aux dirigeant des éléments d’appréciation aussi objectifs et complets que possible, afin de les aider à hiérarchiser les phénomènes appelant une réponse policière, ainsi que de leur permettre d’envisager une large gamme de solutions, pas seulement répressives mais aussi partenariales et préventives (Harfield et Harfield 2008).

Dans la pratique, les forces de police britanniques ont rarement été en mesure de pro- duire des diagnostics répondant aux exigences fixées par le NIM. Indépendamment de cela, les dirigeants policiers montrent un intérêt limité pour les diagnostics qui leur sont fournis, car ils considèrent les indicateurs de performance comme un outil de pilotage bien plus important (Christopher et Cope, 2009). Ils voient les débats et arbitrages autour des diagnostics comme une source de conflits internes davantage que comme une opportunité de prendre de meilleures décisions (James, 2013). Les seules forces de police où la forme managérialisée du diagnostic est effectivement utilisée sont celles, peu nombreuses, qui manifestent une forte adhésion à la perspective d’action publique et aux approches de POP (John et Maguire, 2003). Dans la plus grande partie des organisations policières, le NIM n’a pas permis d’instaurer un meilleur couplage entre production d’analyses et processus décisionnels. Il n’a pas amené les dirigeants à adopter l’approche globale et transversale du management de la sécurité que la réforme cherchait à instaurer. La mise en œuvre du NIM n’a pas entraîné la managérialisation souhaitée du diagnostic, mais sa judiciarisation, comme nous le verrons dans la partie suivante.

3.3. La judiciarisation du diagnostic par l’intelligence-led policing

Bien que le diagnostic présente d’importantes incompatibilités avec la sous-culture judiciaire, comme nous l’avons expliqué ci-avant, il a néanmoins pénétré cette communauté cognitive par le biais d’une nouvelle approche de la lutte contre la criminalité – l’intelli- gence-led policing (ILP) – dont les principes ont été définis en Grande-Bretagne au milieu des années 1990.

L’émergence de l’ILP répond à la perte d’efficience des modes traditionnels d’inves- tigation criminelle du fait de l’alourdissement des procédures judiciaires et des exigences croissantes des tribunaux en matière d’administration de la preuve. Il devient de plus en plus difficile, pour les services d’enquête, tant d’obtenir des aveux en garde-à-vue que de les utiliser au cours du procès. L’insatisfaction croissante vis-à-vis de l’action judiciaire réactive en tant que moyen de réduire la délinquance a favorisé le développement de nou- velles approches proactives (Gill, 1998).

L’essor de l’ILP a été accéléré par la montée du terrorisme. Étant donné l’ampleur des dommages infligés par un attentat, la police ne peut pas se contenter d’en rechercher les auteurs une fois l’attaque perpétrée. Il est attendu de la part des policiers qu’ils déjouent le projet terroriste avant que celui-ci ne soit mené à terme. Cela nécessite l’adoption d’une démarche calquée sur celle des agences de contre-espionnage, caractérisée par l’usage intensif des capacités d’intelligence de l’organisation et l’emploi proactif des moyens de répression (Manning, 2016).

Les objectifs de l’ILP sont les mêmes que ceux du travail judiciaire, à savoir la réali- sation de belles affaires et la mise sous les verrous des délinquants ciblés. Toutefois, l’ILP se différencie de la police judiciaire classique en ce qu’elle vise les délinquants plutôt que les délits. À bien des égards, l’ILP constitue une traduction de la POP dans le domaine

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judiciaire (Carter et al., 2014 ; Carter et Carter, 2009). En effet, l’ILP recourt aussi bien au diagnostic environnemental qu’au diagnostic de problème spécifique, mais place cet instrument au service exclusif de la lutte contre la criminalité.

Contre la délinquance de masse, l’ILP invite les organisations policières à concentrer leurs efforts sur l’identification et l’arrestation de la minorité de délinquants qui sont responsables de la majorité des infractions courantes (Flood et Gaspar, 2009). Ce ciblage des auteurs prolifiques est présenté comme un moyen efficace de réduire les taux de délinquance tout en optimisant l’emploi des ressources (Ratcliffe, 2004 ; Gill, 1998). Cette version « basse » de l’ILP préconise l’actualisation régulière d’une liste des délinquants les plus actifs dans le territoire, ainsi qu’un recensement périodique des hot spots, c’est-à-dire des lieux et des moments où les délits se concentrent. Contrairement au diagnostic territorial de la POP, cette évaluation stratégique des menaces porte uniquement sur la criminalité.

C’est cette forme judiciarisée du diagnostic, plutôt que la forme managérialisée voulue par la réforme, qui est le plus souvent mise en œuvre dans le cadre du NIM. Dans une majo- rité de cas, les diagnostics présentés en comité stratégique se focalisent sur les phénomènes de délinquance et préconisent des solutions répressives dont les policiers sont familiers.

Ils contiennent ce que les analystes des services de police savent produire, à savoir, pour l’essentiel, des commentaires des taux de délinquance, des cartes des infractions et des des- criptions de groupes ou réseaux criminels (James, 2013). Bien que le NIM prévoit d’associer les partenaires extérieurs au diagnostic et à son exploitation, cette consultation n’a pas réel- lement lieu. Dans la mesure où les comités stratégiques se préoccupent essentiellement de lutte contre la criminalité et de suivi des indicateurs de performance, les acteurs locaux de la prévention ont tendance à les déserter. En définitive, les diagnostics prévus par le NIM ont été instrumentalisés par la communauté de métier dominante, celle de la police judiciaire, pour réaffirmer la primauté de sa propre matrice professionnelle, alors que l’effet recherché par le NIM était un meilleur management global des différents domaines d’activités (Kleiven, 2007). Les diagnostics du NIM ont servi d’argument aux dirigeants policiers pour justifier le recentrage de l’action policière sur les formes graves de criminalité, au détriment des attentes des populations locales en matière de maintien de la tranquillité publique. Ils ont favorisé les postures réactives et les réponses strictement policières au lieu des approches stratégiques et des démarches partenariales qu’ils étaient supposés promouvoir (James, 2013).

Concernant la lutte contre la grande délinquance organisée l’ILP se donne pour finalité la production de stratégies d’intervention destinées à déstabiliser les entités criminelles et à entraver leurs activités (Verfaillie et Beken, 2008). Le diagnostic joue un rôle important dans cette version « haute » de l’ILP. Il vise notamment à réunir un maximum de renseigne- ments sur les entités ciblées afin d’en identifier et d’en exploiter les points de vulnérabilité.

Il doit par exemple indiquer les individus dont la mise hors d’état de nuire est susceptible de paralyser les activités du réseau criminel visé5 (Farcy et Gayraud, 2011).

Ce style de diagnostic bénéficie d’une forte acceptabilité de la part des policiers. En effet, il recourt aux mêmes outils et techniques d’analyse criminelle qui sont habituelle- ment utilisés pour assister les responsables d’enquête dans la conduite tactique de leurs

5 Ceux-ci constitueront dès lors des cibles prioritaires de poursuites judiciaires, qui pourront être initiées sur la base d’infractions avec ou sans lien avec l’activité criminelle que l’on cherche à neutraliser (par exemple une fraude fiscale, administrative ou aux prestations sociales).

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investigations : recoupement de données contenues dans les fichiers et dossiers de police, profilage des délinquants et mise en évidence de leurs schémas de comportement, investi- gation financière et fiscale, confection de diagrammes relationnels (Flood et Gaspar, 2009 ; Christopher et Cope, 2009 ; Kleiven, 2007). Il est à noter que cette forme judiciarisée du diagnostic de sécurité diverge considérablement des analyses de style sciences sociales qui caractérisent les diagnostics de POP6.

Pour autant, l’ILP et ses instruments peinent à s’imposer au sein même du monde de la police judiciaire. L’une des raisons de cette difficulté réside dans le manque de familiarité de la communauté judiciaire avec la pensée stratégique (Ratcliffe, 2008). En effet, la démarche d’intelligence stratégique est essentiellement inductive, tandis que le mode de raisonne- ment habituel des investigateurs est plutôt déductif. D’autre part, il est tout à fait possible de produire une évaluation stratégique de qualité à partir d’informations fragmentaires et partiellement fiables, alors que l’édification d’un dossier judiciaire nécessite de rassembler un appareillage complet de preuves irréprochables (Coyne, 2015).

Par ailleurs, l’ILP présente l’inconvénient, du point de vue de la communauté judiciaire, d’attribuer un rôle majeur aux analystes dans le pilotage stratégique de l’action répressive.

Non seulement c’est sur la base de leur travail qu’est défini l’agenda anticriminalité de l’orga- nisation policière, mais encore il leur revient de préparer les politiques anticriminalité. Ce pouvoir dévolu aux analystes vient concurrencer celui des enquêteurs, qui trouvent là motif à rejeter les approches proactives. Qui plus est, l’usage stratégique des méthodes de police judiciaire soulève des interrogations concernant le respect de la présomption d’innocence et la protection de la vie privée, qui constituent des principes fondamentaux du droit et de la procédure pénaux encadrant les enquêtes judiciaires (Buckley, 2014 ; Carter et Carter, 2009).

Conclusion

D’une manière générale, l’adoption du diagnostic dans l’univers policier est liée à la montée des impératifs de gouvernance partenariale (cadre d’action publique), d’efficience (cadre managérial) et d’efficacité répressive (cadre judiciaire) qui pèsent sur les organisa- tions policières. Ces contraintes nécessitent, de la part des responsables policiers, de se doter d’instruments d’intelligence beaucoup plus sophistiqués que par le passé. La communauté partenariale a été la première à s’approprier le diagnostic, car cet outil lui est indispensable pour produire les discours experts dont elle a besoin pour influencer les choix collectifs au sein des réseaux d’action publique. Parce qu’elle valorise la prise de décision par voie délibérative, la sous-culture partenariale s’est avérée particulièrement réceptive à un instrument qui a pour propriété d’être facilement utilisable pour générer des ressources argumentatives. Le domaine partenarial est celui dans lequel le diagnostic a connu la plus forte institutionnalisation.

L’innovation a ensuite circulé vers deux autres communautés cognitives, à savoir la managériale et la judiciaire. La réception du diagnostic dans ces deux sous-cultures pro- fessionnelles a été mitigée et son appropriation, là où elle a eu lieu, s’est accompagnée

6 Nous avons plus collecter, au fil de nos enquêtes de terrains en France, plusieurs diagnostics de ce type, qui sont généralement réalisés par les cellules de renseignement judiciaire des circonscriptions départementales et régionales de police et de gendarmerie. Leur but est, pour l’essentiel, d’identifier des auteurs de délits.

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