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LA CHEFFERIE AFRICAINE : TRADITION, MODERNITE ET SURVIVANCEpp. 86-99.

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Référence de cet article : OUATTARA Katiénéffooua Adama. La chefferie africaine : Tradition, Modernité et Survivance.

Rev iv hist 2014 ; 23 : 86-99.

LA CHEFFERIE AFRICAINE : TRADITION, MODERNITE ET SURVIVANCE

OUATTARA Katiénéffooua Adama Enseignant-chercheur Département d’Histoire

L’Université Félix Houphouët-Boigny de Cocody-Abidjan E-mail : katienefr@yahoo.fr

RESUME

Par l’intermédiaire de la colonisation et la formation de l’État postcolonial qu’il favorise, l’Occi- dent exerce une influence considérable sur les chefferies dans la plupart des sociétés africaines au Sud du Sahara. Grâce aux mutations sociopolitiques et culturelles favorisées par la période coloniale, les chefferies africaines ne peuvent plus être uniquement tenues pour « traditionnelle » et considérées comme un vestige du passé. En effet, leurs qualités et capacités, leurs liaisons avec des réseaux nationaux et internationaux et leurs habiles tractations avec les pouvoirs politiques, partis et bureaucraties dans leurs pays respectifs les rendent incontournables dans la gestion courante des populations. Ainsi, désigner les chefs africains de chefs « traditionnels » peut être considéré comme réducteur car ceux-ci possèdent des capacités d’innovation et d’adaptation remarquables. Il devient donc important de montrer que l’Afrique a toujours été un continent d’innovation afin de mettre en évidence le dynamisme des chefs « traditionnels ».

Mots-clés : Chefferie - Tradition- Modernité - Pouvoir - Afrique - Mutations - Adaptation ABSTRACT

Through colonization and the formation of the postcolonial State, which it favors, the West exerts a substantial influence upon chieftaincies in most African countries, south of Sahara. Due to sociopolitical and cultural changes favored by the colonial period, the African chieftaincies should no longer be uniquely looked upon as “traditional” and regarded as a past relic. Definitely, their qua- lities and capacities, their links with national and international networks and their skilful bargaining with the political powers, parties and bureaucracies within their respective countries render them inevitable in the management of populations. Thus, referring to African chief as “traditional” chiefs could be interpreted as simplistic, for they possess remarkable innovation and adaptation capacities.

It becomes therefore important to show that Africa has always been a continent of innovation in order to emphasize the dynamism of “traditional” chiefs.

Key words : Chieftaincy – Tradition – Modernity – Power – Africa – Change – Adaptation.

INTRODUCTION

A travers la colonisation et la formation de l’État postcolonial qu’il favorise, l’Occident exerce une influence considérable sur les chefferies dans la plupart des sociétés afri- caines au Sud du Sahara. Celle-ci se traduit par un schéma combinant pouvoir et savoir occidentaux dans lequel les chefs locaux deviennent lentement et graduellement des

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vestiges d’un passé en voie de disparition. Les bureaucraties postcoloniales, avec leurs programmes de scolarisation et d’éducation semblent toutes se concentrer sur la création d’une dichotomie entre Tradition et Modernité dans laquelle le pouvoir culturel et politique des chefs était placé a priori sous l’éteignoir. Elles encapsulent en quelque sorte le pouvoir des chefs dans le système du droit coutumier réduisant leur autorité à une fonction honorifique. Dès lors, on peut dire que la « la tradition est confondue avec le passé » et la modernité est évoquée comme synonyme de « l’actualité ou du présent contemporain »1. Selon le Petit Larousse, le « mot tradition vient du latin, traditio, action de transmettre, et désigne la transmission orale de légendes, de faits, de doctrines, d’opinions, de coutumes, d’usages etc., pendant un long espace de temps ». Cette définition met en évidence le processus qui établit un lien entre le passé et le présent. Jean-Claude Maloulah pense que « la tradition ne se borne pas en effet à la conservation, ni à la transmission des acquis antérieurs, elle intègre au cours de l’histoire, des existants nouveaux en les adaptant à des existants anciens »2. C’est ce que veut montrer cet article. Toujours selon le Petit Larousse, le terme « moderne viendrait de modernus et de modo (récemment) qui convient au temps présent, à une époque relativement récente ». Dans les faits, parler de modernité renvoie à l’Occident dont la modernité devient la norme. Comme le rappelle Jean-Claude Maloulah, la modernité occidentale s’est construite autour d’un certain nombre de faits : la « pensée individualiste et rationaliste » incarnée par Descartes et la philosophie des lumières3. Il observe qu’« on ne peut parler de modernité que par référence à une certaine tradition et c’est relativement à cette dernière qu’elle requiert une densité »4.

Ainsi, avec la pertinence de la notion de « tradition » et ses liens avec la « moder- nité » en Afrique, on se pose la question suivante : quelle modernité pour le pouvoir politique en Afrique ? Pour répondre à cette problématique, nous analyserons d’abord la « modernité » de la chefferie africaine et ensuite sa capacité d’adaptation à des situations politiques nouvelles.

I- LA CHEFFERIE AFRICAINE, UNE INSTITUTION POLITIQUE DYNAMIQUE

Le terme « traditionnel » peut évoquer l’idée d’une institution figée et peu suscep- tible de changement5. Ainsi, désigner les chefs africains de chefs « traditionnels » peut être considéré comme réducteur car ceux-ci possèdent des capacités d’innovation et d’adaptation remarquables. Il devient donc important de montrer que l’Afrique à toujours été un continent d’innovation afin de mettre en évidence le dynamisme des chefs « traditionnels ».

1 Joseph PARÉ, « Modernité, tradition et quête identitaire dans les sociétés africaines actuelles » in Mahamadou OUÉDRAOGO, Salaka SANOU (dir.), Culture, identité, unité et mondialisation en Afrique, Presses universitaires de Ouagadougou, 2003, p. 23.

2 Jean-Claude MALOULAH, « Modernité, démocratie et individualisme. L’Afrique face aux questions bioéthiques », Annales de la FLSH de l’Université de Kinshasa, V-VI, 2004 – 2005, p. 357.

3 Jean-Claude MALOULAH, (2004-2005), p. 356.

4 Jean-Claude MALOULAH, (2004-2005), p. 357.

5 Jacques LOMBARD, Autorités traditionnelles et pouvoirs européens en Afrique Noire : Le déclin d’une aristocratie sous régime colonial, Paris, Presse de la fondation nationale des sciences politiques, Armand Colin, 1967, pp. 13-14.

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1- L’Afrique, terre d’innovation

Pendant très longtemps, l’Afrique s’est vue contester toute capacité à l’invention et à l’innovation. S’agissant tout particulièrement de l’Afrique subsaharienne, des chercheurs ont privilégié pendant longtemps les approches attribuant par exemple la métallurgie du fer en Afrique de l’Ouest à une origine extérieure 6(Nord africaine ou méroïtiques7). De la même manière, le style des magnifiques statues de bronze d’Ifé avait été jugé trop « classique » pour être l’œuvre d’ « indigènes » du Nigeria, les ruines du Zimbabwe 8trop imposantes pour être le fait de tribus Zulu ou Xosa.

Auparavant, la fondation de l’Empire du Ghana (IVe-XIe) était attribuée par Maurice Delafosse à des judéo Syriens9.

Même si la faiblesse du niveau d’investissement dans les secteurs productifs tels que l’agriculture, l’artisanat et l’industrie dans la plupart des formations politiques précoloniales comparées à d’autres régions du monde à la même époque (durant la période charnière du XVe siècle) fut une réalité, l’histoire africaine recèle de nombreux exemples de réalisations « modernisantes ». Ainsi, on a l’exemple de l’ambitieuse entreprise d’irrigation des terres autour du fleuve Niger conduite par l’Empire Songhaï au XVIe siècle à travers la construction d’un système complexe de canalisations10. Le goût de la découverte, de l’exploration a toujours été présent en Afrique comme en témoigne l’épisode de la tentative de traversée de l’Atlantique entreprise par l’Empe- reur malien Abubakar II et rapportée par son successeur Kanku Moussa lors de son passage au Caire sur le chemin de son fameux pèlerinage à la Mecque en 132411.

S’agissant des différentes formes d’expression artistique et des métiers d’art, les témoignages matériels sont suffisamment nombreux à travers l’Afrique pour attester de la créativité des africains sur la longue durée. Au nombre des richesses du patri- moine culturel africain, il faut insister sur l’importance de ses formes immatérielles qui comportaient outre des conceptions alternatives de l’altérité, les savoir faire qui ont été entretenus et transmis malgré les contraintes liées à la domination coloniale.

La transmission de ces différentes expériences relève aussi de ce qu’on appelle la

« tradition » et que certains voudraient opposer à la « modernité », entendue comme un processus « d’appropriation » et d’accélération dans la dissémination du modèle occidental érigé en standard universel unique »12.

Ce caractère de modernité et d’innovation s’observe aussi à travers le fait religieux et les institutions politiques africaines.

2- Religions et institutions politiques, facteurs de « modernité » La question de la « modernité » en Afrique a été souvent analysée à travers le fait reli- gieux et politique. La diversité religieuse constitue l’une des caractéristiques de nombre de

6 Basil DAVIDSON, l’Afrique ancienne, collection Maspero, Paris, 1973, Vol.1, pp. 75-83.

7 Méroe au Soudan actuel l’aurait dans cette hypothèse empruntée à l’Égypte.

8 Basil DAVIDSON, L’Afrique ancienne, Collection Maspero, Paris, 1973, Vol.2, pp. 51-58.

9 Maurice DELAFOSSE, Haut-Sénégal- Niger, Histoire, Tome 2, éd. Maison Neuve-La Rose, Paris, 1972, p. 22.

10 Sékéné-mody CISSOKO, Tombouctou et l’empire Songhay : Épanouissement du Soudan Nigérien aux XVXVIe siècles, Dakar, Nouvelle Edition Africaine, 1975, p. 124.

11 Joseph CUOQ, Recueil des Sources Arabes concernant l’Afrique Occidentale du VIIIe au XVIe siècle, C.N.R.S.T, Paris, 1975, pp. 274-275.

12 Doulaye KONATÉ, (2008), p. 100.

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sociétés africaines. Les religions autochtones qualifiées d’ « animisme » constituent le cadre idéologique structurant de nombreuses organisations sociopolitiques. Ces religions autoch- tones ont souvent eu le statut de religion d’État sans toutefois s’imposer à l’ensemble de la communauté. Ce fut le cas de l’Empire du Ghana (IVe-XIe siècle), premier État « organisé » connu de l’Ouest africain, réputé pour sa richesse en or et son mode d’organisation politique dont l’existence est évoquée par les auteurs arabes, les traditions orales et les données archéologiques. L’Empereur du Ghana ainsi que son entourage se réclame de la religion autochtone ainsi que l’immense majorité de la population, ce qui ne les empêche pas d’avoir beaucoup d’égards pour les musulmans arabo-berbères dont certains sont conseillers à sa cour. Les royaumes du Bénin, d’Ife et d’Oyo (actuelle Nigeria) avaient également adopté les religions du terroir comme religion de la royauté. L’adoption de l’Islam en Afrique de l’Ouest est apparue comme une « modernité » d’autant qu’elle favorise l’intégration politique de cet espace tout en s’adaptant aux cultures locales. L’Empire du Mali, fondé par Soundiata Kéita (XIIIe siècle), connut son apogée sous le règne de Mansa Souleyman, successeur de l’Empereur prosélyte Kankou Moussa, dont le pèlerinage contribue à ouvrir largement le Mali aux échanges avec le reste du monde, notamment l’Orient13.

Au plan politique, les institutions étaient régies par des systèmes organisés autour d’un chef dont le pouvoir était contrebalancé par une assemblée de dignitaires et qui était consulté pour toutes les questions importantes. Dans le cas des royaumes d’Oyo, le roi (l’Oba) devait être remplacé tous les sept ans. Au terme de ce délai, on procédait à un rituel qui simulait la mort du souverain, signe que le pouvoir ne pouvait être absolu et détenu à vie. La critique de la « tradition » voire sa contestation a été dans le passé à la base de nombreuses expériences politiques africaines en quête de « modernité ». L’action de Soundiata Kéita, à la base de la fondation de l’Empire du Mali, se situa en rupture avec certaines traditions dont la pratique de l’esclavage, bien ancrée au Mandé (le berceau de l’Empire du Mali). Son « challenger » Sou- mangourou Kanté, « le roi forgeron sorcier » selon le récit de Wa Kamissoko, avait le même dessein, celui de combattre le commerce d’esclaves et celui en direction du monde Arabe. A la suite de sa victoire sur Soumangourou Kanté lors de la bataille de Kirina en 1235, Soundiata Kéita établit, en concertation avec ses alliés et les rois vaincus, les nouvelles règles de fonctionnement de l’État et de la société mandingue.

C’est à son initiative que des commerçants mandingues s’impliquèrent dans le com- merce du sel pour casser le monopole des arabo-berbères sur ce produit stratégique14. C’est dans ce cadre que Jean-François Bayart affirme que « Dans les faits, la tradition, non seulement n’était pas une, mais encore n’était ni immobile ni fermée.

(…) Par ailleurs, les acteurs sociaux contemporains chevauchent sans arrêt les secteurs arbitrairement circonscrits de la tradition et de la modernité »15. L’auteur sous-entend que les attaches que le citadin conservait avec son milieu rural d’ori- gine donnait à penser l’inverse. Le Koya urbanisé participe à la vie du Koyadoudou avec ce que cela suppose de présence physique aux assemblées et de dépenses financières. Il contribue aux opérations de développement de sa région, et au gré de voyages et d’échanges incessants, il y diffuse les modèles de nouvelles façons de manger, d’habiter, de se vêtir. Les retraites prises au village suggérent également

13 Doulaye KONATÉ, (2008), pp. 101-102.

14 Doulaye KONATÉ, (2008), pp. 101-102.

15 Jean-François BAYART, L’État en Afrique. La politique du ventre, Paris, Fayard, 1989, p. 31.

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que le passage à la condition citadine n’est pas irréversible. Cela achève de rendre bien problématique le repérage d’une sphère géographique de la tradition16. Dans ces circonstances, les acteurs des sociétés africaines poursuivent des stratégies familiales, thérapeutiques, économiques ou politiques qui transcendent les clivages habituels auxquels on cherche à les rattacher. Ainsi, « un malade consultera tour à tour le médecin de l’hôpital d’Abidjan, le prophète guérisseur de la banlieue lagunaire et le devin de son village car il émarge simultanément ces différents univers »17.

Au regard de ces mutations et innovations, la chefferie africaine ne peut plus être uniquement tenue pour « traditionnelle » et considérée comme un vestige du passé.

Au contraire, on peut considérer qu’elle s’est convertie en un nouveau phénomène qui peut susciter des interrogations si on examine sa capacité apparente de négocia- tion et de modification des arrangements politiques. La revendication par les chefs d’être des représentants légitimes et authentiques de leurs populations ne fut-elle pas négociée en contrepartie de l’exploitation de leurs qualités et capacités, de leurs liaisons avec des réseaux nationaux et internationaux et de leurs habiles tractations avec les pouvoirs politiques, partis et bureaucraties dans leurs pays respectifs ?

Ainsi, des motifs complexes d’interaction sociopolitique ont eu pour résultat la coexistence de différents cadres institutionnels. A l’intérieur de cet ensemble dyna- mique, interactif, de nouvelles institutions ont émergé. Certaines institutions anciennes ont été transformées substantiellement tandis que d’autres ont tout simplement disparu. La chefferie fut l’une de ces institutions qui a revendiqué publiquement sa capacité remarquable de survie.

Les chefs dressèrent la carte de nouveaux espaces dans le paysage politique, non pas tant en se fondant sur les postes qu’ils tenaient naguère et en gardant vivante la mémoire sociale, qu’en devenant des intermédiaires de plein droit. Ils possédaient une volonté et une capacité remarquable à s’adapter au changement social et politique.

II- LA CHEFFERIE AFRICAINE À L’ÉPREUVE DU TEMPS

L’aristocratie africaine, avec l’avènement de la colonisation, subit de plein fouet la détérioration et l’aliénation de son pouvoir. Cependant, elle s’adapte et se rend incontournable pour les autorités coloniales et postcoloniales.

1- L’agression coloniale

Dans leur grande majorité, les études portant sur la chefferie africaine se sont consacrées à cette institution dans le contexte de la colonisation. À en croire certaines études existantes sur le sujet, les chefs n’avaient pas survécu à la période coloniale.

Dans le même temps, les hommes de pouvoir qui se sont succédé avant la conquête auraient cédé leur place à des hommes de paille parfois « falot (…) sans personnalité et sans autorité »18. Si l’administration maintenait la chefferie en vie, celle-ci semblait artificielle, soumise à tous les aléas et imposée par la force des choses. C’est que dans certains cas l’administration se heurtait « à un obstacle incontournable, la pénurie

16 Jacques CHAMPAUD, Villes et campagnes du Cameroun de l’Ouest, Paris, ORSTOM, 1983, pp 205-206.

17 Jean-François BAYART, (1989), p. 32.

18 Jacques GERMAIN, De la Guinée au Cameroun par la Côte d’Ivoire 1946-1962 : Un administrateur témoigne, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 136.

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de personne »19. Annie Duperray a néanmoins soulevé l’hypothèse selon laquelle l’autorité « du Moog naaba de Ouagadougou [fut] vraisemblablement renforcée »20. Certains historiens continuèrent de la présenter comme moribonde.

Pour Jacques Lombard, plusieurs facteurs « ont agi à des degrés divers, selon l’intensité avec laquelle ils ont joué sur la dégradation des pouvoirs des autorités tradi- tionnelles et, dans certains cas même, sur leur disparition »21. Il continue en disant qu’

« en détruisant les institutions politiques tribales et en faisant du chef le seul détenteur du pouvoir traditionnel, qu’il devait partager inégalement avec l’administration nouvelle, la conquête coloniale a détruit les fondements de l’autorité politique. En désacralisant l’autorité là où elle reposait sur des bases religieuses, elle lui a enlevé ce caractère de continuité et de stabilité, que le seul facteur politique n’était pas capable de lui apporter »22. Selon lui, le pouvoir colonial en contribuant à l’instauration d’un régime démocratique a non seulement aboli l’aristocratie ancienne qui n’a pu répondre aux exigences que le peuple en attendait, mais a également fait « revivre cette ancienne conception africaine de l’autorité, de caractère charismatique et non plus traditionnel, qui faisait du chef un homme que le peuple a élu en vertu de ses pouvoirs, de sa personnalité exceptionnelle, mais dont il attend beaucoup avant de lui renouveler sa confiance »23. Cette altération de l’aristocratie s’explique selon Simon-Pierre Ekanza24 par le fait qu’elle fut aussi atteinte d’une façon brutale, violente, que certains chefs furent frappés, bafoués aux yeux de leurs sujets et jetés finalement en prison ou déportés dans les colonies voisines sans que l’on n’eut d’égards pour leur âge, leur rang social et sans qu’ils puissent même bénéficier du respect dû à tout ennemi vaincu. Une telle attitude à leur endroit ne pouvait que contribuer à faire disparaître tout le prestige dont ils jouissaient auprès de leurs anciens subordonnés. Par ailleurs, en procédant au désarmement des populations, l’autorité coloniale privait du même coup les chefferies de toute possibilité d’intervention militaire et mettait gravement en cause la légitimité de leur pouvoir ; la notion d’autorité étant dans le contexte social local indissociable de l’idée de force et de protection.

Aïssata Bocoum, quant à elle, pense que les autorités politiques précoloniales ivoiriennes avaient presque toutes perdu le prestige et l’influence qui s’attachaient à leur pouvoir. Elles étaient réduites à des fonctions subalternes, contestées par les populations et concurrencées par des rivaux dont l’importance niait la leur. Cette mutation s’expliquerait par l’existence d’une autre autorité qui s’imposait à elles et dont elles subissaient la politique. C’est cette politique, dite d’assimilation ou d’administra- tion directe qui définissait le contexte d’évolution du pouvoir politique « traditionnel ».

C’est donc elle qui avait influencé le comportement de la chefferie et l’image qu’elle

19 Annie DUPERRAY, « La Haute-Volta (Burkina Faso) », in COQUERY-VIDROVITCH Catherine (dir.), L’Afrique occidentale au temps des Français. Colonisateurs et colonisés 1860-1960, Paris, 992, p. 261.

20 DUPERRAY Annie, (1992), p. 261.

21 Jacques LOMBARD, Autorités traditionnelles et pouvoirs européens en Afrique Noire : Le déclin d’une aristocratie sous régime colonial, Paris, Presse de la fondation nationale des sciences politiques, Armand Colin, 1967, p. 267.

22 Jacques LOMBARD, (1967), p. 278.

23 Jacques LOMBARD, (1967), p. 279.

24 Simon-Pierre EKANZA, Colonisation et Sociétés traditionnelles. Un quart de siècle de dégradation du monde traditionnel ivoirien 1893-1920, Thèse de Doctorat 3e cycle Histoire, Faculté de Lettres et Sciences Humaine, Université Aix-en-Provence, Tome II, 1972, p. 344.

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présentait à la veille de la seconde guerre mondiale25 . Elle poursuit pour dire que la politique britannique à l’égard des autorités africaines affirmait des principes quelque peu différents de ceux des français. Cette politique dite d’ « Indirect Rule » avait le même souci d’intégrer les chefs dans le système colonial mais se caractérisait par une absence d’uniformité se traduisant par une diversité des types d’organisation selon les territoires et les formes de sociétés africaines.

La doctrine française en matière de politique indigène laissait certes une certaine latitude aux autorités coloniales locales dans l’application des principes définis, mais ces derniers restaient les mêmes dans toutes fédérations. Ils donnaient une orientation identique à la politique dans tous les pays de l’Afrique noire d’expression française.

Le souci d’unifier l’organisation de l’administration prévalait toujours, ce qui explique que les mêmes niveaux de commandement se trouvaient partout dans des formes similaires, quelle que fût la nature des systèmes politiques traditionnels. La politique britannique n’ayant pas le même souci de centralisation laissa aux pays placés sous sa tutelle une grande liberté dans l’orientation de leur organisation administrative interne26. Mais l’auteur finit par admettre qu’ « on ait opposé les deux systèmes de façon systé- matique. (…) On constate cependant que les deux conceptions ne s’opposaient pas totalement dans la mesure où les formules d’assimilation et d’association pouvaient être combinées et que même l’ « Indirect Rule » pour atteindre son but s’appliquait à partir de méthodes administratives anglaises et non traditionnellement africaines. De plus, ces systèmes aboutirent finalement tous les deux à la réduction des pouvoirs des chefs au profit du colonisateur »27. Ainsi, ces deux systèmes coloniaux favorisent chacune à sa manière la dégradation et la dénaturation du pouvoir politique africain.

Dans les zones nomades du Mali actuel, les chefs locaux étaient devenus en définitive, selon Pierre Boilley, de véritables auxiliaires de la colonisation, relais commodes pour l’administration qui se décharge sur eux d’un certain nombre de ses obligations. Mais par là, leur pouvoir change de nature. Si le rôle d’intermédiaire qu’ils ont acquis leur permet en partie de protéger leur société en amortissant les décisions extérieures, il les assimile peu ou prou au pouvoir colonial28. Placé entre l’administration et sa communauté, le chef doit en effet satisfaire les demandes de l’administrateur et justifier sa confiance au risque d’être destitué, mais en même temps ne pas se couper des siens. Ce rôle ambigu le mit dans une situation où il doit composer en permanence avec les uns et les autres. De son côté, l’administrateur perçoit souvent le chef comme le bouclier de la société, voire comme un écran qui tente d’éviter ses interventions en les prenant à son compte. Plutôt que de laisser le chef de subdivision agir directement sur les populations, le chef (et en premier lieu l’amenokal ) préfère régler le problème à sa façon en utilisant les seules ressources de la discussion et de son autorité personnelle. Dans ces démarches, le chef peut souvent compter sur ses qualités personnelles (il a entre autres été choisi ou confirmé grâce à elles), sur le respect que les populations ont coutume d’avoir à son égard, sur le prestige qui subsiste éventuellement de son rôle passé, mais aussi sur le pouvoir de l’administrateur

25 Marie Thérèse Aïssata BOCOUM, Les autorités politiques traditionnelles et la colonisation en Côte d’Ivoire (1909-1939), Thèse de doctorat 3ème cycle Histoire, U.E.R. d’Histoire, 1977, p. 740.

26 Marie Thérèse Aïssata BOCOUM, (1977), pp. 745-746.

27 Marie Thérèse Aïssata BOCOUM, (1977), p. 758.

28 Pierre BOILLEY, Les Kel Adagh : un siècle de dépendance, de la prise de Tombouctou(1893) au pacte national (1992), Thèse de doctorat, Université de Paris VII, 1994, p. 147.

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dont il est investi en devenant de fait son représentant. Ce double rôle et cette double perception possible du statut du chef (l’amenokal) fait toute la difficulté de l’analyse. Le décalage entre l’aspiration des populations et ce qu’était devenu le chef devient de plus en plus évident : le chef n’est plus seulement le représentant de ses subordonnés vis- à-vis de l’administration coloniale, mais aussi l’agent en partie fonctionnarisé de celle-ci.

Collaborant au maintien de l’autorité française, il lui devait de plus en plus son pouvoir29. Pour Pierre Boilley, après l’indépendance, la nouvelle administration étatique du Mali continua à se servir des chefs coutumiers comme intermédiaires entre elle et les popula- tions. Cependant, la structure de la chefferie éclate lors de l’établissement d’une nouvelle organisation censée être égalitaire. La chefferie fut réduite. Bien que l’ « amenokal » ait conservé la direction coutumière de la région, toutes les fractions sont mises sur le même pied d’égalité. Chaque chef de fraction dépendant directement du chef d’arrondissement et l’ancienne structure pyramidale utilisée par l’administration française fut rejetée. Dans ce cadre, les anciens chefs qui avaient la responsabilité de plusieurs fractions regroupées sous son autorité n’eurent plus à diriger que leur propre fraction. Cette organisation avait pour objectif de contribuer à rendre la société Kel Adagh plus égalitaire, en émancipant les fractions et en les éloignant de celles de leurs anciens protecteurs. Dans la même optique et afin d’éviter la constitution de familles dirigeantes, les chefs de fractions devaient être élus démocratiquement par les membres de la fraction. Malgré le respect apparent des formes administratives, les modes anciens d’héritage de la chefferie persistèrent. Dans la plupart des cas, les chefs continuent à être choisis dans les familles traditionnellement au pouvoir. Socialement, ils sont considérés par les jeunes Kel Adagh comme des collaborateurs d’une administration abhorrée 30. Avaient-ils vraiment le choix ? Il fallait coûte que coûte que ces chefs Kel Adagh restent dans le jeu politique malien.

2- Une institution capable de s’adapter aux nouvelles situations politiques : le jeu de cache-cache entre les deux pouvoirs

Il était difficilement imaginable que la soif de pouvoir des souverains, l’imagination et les stratégies que ceux-ci déploient pour garder leur pouvoir ne se soient effacées si vite. Tout n’avait donc pas disparu avec la colonisation, et comme le dit l’historien burkinabé Joseph Ki-Zerbo : « la volonté absolue de régner, c’est ça la continuité. Il y a un fil qui se brise parfois, mais il finit toujours par se reformer, c’est ça l’histoire »31. L’administration coloniale avait utilisé la chefferie pour mettre en place sa domination. Mais ces autorités politiques précoloniales étaient parvenues à infléchir certaines orientations politiques prises par l’administration coloniale ou à rendre leur collaboration incontournable. S’observe là un phénomène d’« instrumentalisation réciproque » qui n’est pas propre à la Côte d’Ivoire, mais qui peut certainement être généralisé partout où sont durablement entrés en riva- lité des chefs locaux et des pouvoirs nouveaux « exogènes ». Cette situation de double dépendance se trouve au cœur des romans du malien Amadou Hampâté-Bâ32. On y voit

29 Pierre BOILLEY, (1994), pp. 181-183.

30 Pierre BOILLEY, (1994), pp. 332-384.

31 Propos tiré de Benoît BEUCHER, Contribution des royautés dites traditionnelles à l’émergence de l’État en Afrique : le cas des souverains moosé du Burkina Faso (1880-1990), DEA, Université de Paris IV- Sorbonne, UFR d’histoire, 2005, p. 80.

32 Amadou HAMPÂTE-BÂ, Amkoullel, l’enfant peul, Arles, éd. Actes Sud, 1992, 535 p. et Oui mon com- mandant ! Mémoires, Arles, éd. Actes Sud, 1994, 474 p.

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évoluer des personnages pittoresques dont la figure de l’ « indigène interprète », qui savait profiter des faiblesses du Commandant de cercle et utiliser sa position de médiateur, voire d’écran entre le fonctionnaire et les administrés. Ce notable « indigène », peu scrupuleux, tire en retour prestige et cadeaux en nature. Certes, on peut objecter qu’il ne s’agit là que d’un roman, mais celui-ci est basé sur le vécu de l’auteur qui témoigne à travers le prisme des sociétés africaines, de ce qu’a été la domination coloniale au Soudan français. C’est tout le sens de la très belle autobiographie intitulée Amkoullel, l’enfant peul. Néanmoins, ne tombons pas dans l’excès inverse, à savoir surestimer l’emprise des « forces anciennes » sur l’administration. Bien entendu, tout était affaire de lieux, d’acteurs et de temps ; de l’état du rapport de forces au moment où se déroulaient les événements. Tandis que certains chefs locaux auraient été « broyés » par la conquête, d’autres seraient parvenus à conserver leur pouvoir politique par un acte de résistance active ou passive.

Cette dialectique qui oppose la tradition à la modernité est fâcheuse car elle établit deux équations opposées et trop simplistes. Il y aurait ainsi d’un coté des chefs locaux, tenants d’un ordre ancien et immuable et, de l’autre, de nouveaux acteurs occidentaux et africains tous deux « progressistes ». Pourtant, Jean-François Bayart pense que « les acteurs sociaux contemporains chevauchent sans arrêt les secteurs arbitrairement circonscrits de la tradition et de la modernité. Il est même douteux qu’ils aient une claire conscience de leurs frontières. (…) Dans ces circonstances, les acteurs des sociétés africaines poursuivent des stratégies familiales, thérapeutiques, économiques ou politiques qui transcendent les clivages habituels auxquels on cherche à les rattacher »33. Cette remarque a pour corollaire la relativisation des pouvoirs coloniaux sur les chefs locaux que les modes d’administra- tion soient prétendument « directs » ou « indirects ». Ces lignes extraites d’une synthèse consacrée à l’Afrique Occidentale Française ne semblent pas pourtant aller dans ce sens :

« Depuis le décret foncier de 1904, la souveraineté de la France s’étend sur tout l’espace de l’AOF(…). La réalité de la situation coloniale serait plus justement résu- mée dans la formule lapidaire : « beaucoup d’assujettissement, très peu d’autonomie, un soupçon d’assimilation ». Il n’y a pas eu francisation de l’AOF, simplement sup- pression des structures politiques proprement africaines pour y substituer structures coloniales et enseignement colonial. (…) sous la férule de l’administration directe, les chefferies africaines, qu’une véritable politique d’association aurait pu revivifier, continuaient de s’étioler »34.Cette situation prend davantage en compte les fantasmes de certains administrateurs que la réalité du terrain. Le sujet révèle au contraire la complexité des rapports entre les deux formes de pouvoir qui ne sont jamais parvenues à s’imposer tout à fait l’un à l’autre. Dans un autre ouvrage publié la même année, Catherine Coquery-Vidrovitch montre bien que l’administration coloniale avait été plus pragmatique et que la collaboration avec les « élites » anciennes avait assuré leur maintien sur le devant de la scène politique, malgré l’inévitable dénaturation de leur pouvoir. Une fois de plus, elle faisait des chefs locaux des acteurs passifs de la période coloniale dont on ne voyait les stratégies qu’ils avaient déployés pour parvenir à ce résultat. Les carences d’une administration ne disposant pas « du personnel, des moyens financiers et techniques et des forces de pression suffisantes » 35sont

33 Jean-François BAYART, L’État en Afrique. La politique du ventre, Paris, Fayard, 1989, pp. 31-32.

34 Catherine COQUERY-VIDROVITCH (dir.), L’Afrique occidentale au temps des Français. Colonisateurs et colonisés1860-1960, Paris, La Découverte, 1992, pp. 90-92.

35 Catherine COQUERY-VIDROVITCH, Afrique noire. Permanences et ruptures, Paris, Payot, 1985, p. 151.

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mises en évidence tandis que les chefs ayant obtenu une certaine délégation de pouvoir passent pour des « alliés politiques bien choisis et bien dressés »36. A ce stade, ce type d’analyse n’apporte rien d’autre que ce qui a été consigné dans les archives par les fonctionnaires qui n’avouent que très rarement l’ascendant pris par des chefs sur leur administration. Ceux-ci préfèrent souligner le manque de moyens dont ils disposent dans le but d’alléger toute part de responsabilité personnelle, mais aussi d’obtenir des moyens supplémentaires. Dans L’Afrique à l’ombre des épées, Jacques Frémeaux fait également part des obstacles auxquels l’administration se heurte lorsque celle-ci souhaite mobiliser les ressources humaines, lever l’impôt ou nommer les chefs. L’auteur le rappelle avec justesse que « si commander peut s’employer intransitivement comme si tout se réduisait à la volonté du chef, la réalité impose de commander à des hommes »37. Il souligne aussi la réciprocité des relations de pouvoir entre colonisateurs et colonisés. Celles-ci ont été très sensibles dans le domaine du renseignement et l’illusion des relations parfois courtoises entretenues par les officiers français avec les notables qui ne trompaient pas toujours ces derniers car « Les chefs indigènes sont assez conscients du caractère d’espionnage que comportent ces contacts pour tenter d’en limiter au maximum les effets »38.

C’est dans ce cadre qu’Ahmadou, chef de l’empire Toucouleur, met en place un réseau de surveillance autour de Gallieni, tandis que Samori fait de même auprès de Peroz dans la savane soudanaise39. Georg Klute 40 dans ses réflexions sur la chefferie africaine analyse la notion de « parasouverainété » chez les Touaregs. Le terme de la « parasouveraineté » qu’il utilise, est un concept qui procède de l’étude du pouvoir dans les États postcoloniaux en Afrique et en particulier chez les Touaregs.

Cela, pour mieux saisir le fait que l’État central pouvait être obligé de céder une partie de sa souveraineté à des chefs locaux à sa périphérie géographique sans que ce transfert du pouvoir ne soit légalisé par une quelconque réglementation constitution- nelle ou légale comme c’est le cas dans des systèmes étatiques de type fédéral. Ce transfert de pouvoir peut concerner le droit de dévolution, de perception des impôts régionaux, le droit de juridiction ou de monopole de la violence légitime. Klute pense surtout que l’abandon forcé du monopole de la violence de la part de l’État central à des « parasouverains » aboutit à une relation conflictuelle entre les deux parties.

Dans ce sens, le concept de « parasouveraineté » ne décrit ni les droits respectifs, ni la répartition du pouvoir entre l’État central et ses « parasouverains » à un moment donné, mais il sert par contre d’outil afin de mieux analyser les dynamismes de la lutte pour le pouvoir et les différentes stratégies qui y sont utilisées. Selon lui, la discussion traitant d’intermédiarité n’avait été focalisée que sur la personne de l’intermédiaire institué ou destitué, confirmé ou non par l’État. Ces intermédiaires profitent de leur position pour poursuivre leurs intérêts particuliers. Dans beaucoup de cas, il s’agit de groupes, de familles de chefs, de lignages utilisant des stratégies de groupes aux fins de poursuivre les intérêts du groupe en question.

36 Idem

37Jacques FREMEAUX, L’Afrique à l’ombre des épées (1830-1930), tome 2 : Officiers administrateurs et troupes coloniales, S.H.A.T., Paris, 1995, p. 66.

38 Jacques FREMEAUX, (1995), p. 45.

39 Jacques FREMEAUX, (1995), p. 45.

40 Georg KLUTE, « De la chefferie administrative à la parasouveraineté régionale », in A.Bourgeot (dir.), Horizons nomades en Afrique sahélienne, Paris, Karthala, 1999, p. 167-181.

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La hiérarchisation des chefs administratifs et leur différenciation en plusieurs caté- gories de chefs se basent non seulement sur les principes de l’efficacité administrative et la docilité ou l’obstination des candidats, mais elles reflètent aussi les ordres préco- loniaux des conquis, du moins comme ils avaient été reconstruits par les conquérants.

Ainsi, il n’était plus possible d’évaluer les chances de groupes de chefs d’accumuler du pouvoir en se référant uniquement à leur ordre précolonial. Cependant, certaines chefferies réussissent à sécuriser et à légitimer leur domination par l’État postcolonial à travers l’invention des traditions au point que leur ordre précolonial se fane devant l’histoire reconstruite. Instaurée au début du siècle selon le modèle de l’organisation politique de « l’ettebel », ou groupe de tambour, la chefferie a su asseoir un certain respect dû à son origine « sharifienne » de l’époque précoloniale en pouvoir politique local pendant la colonisation. Il exerce son pouvoir dans le cadre de l’institution de la chefferie administrative mise sur pied par l’administration coloniale. Déjà dans l’État néopatrimonial de l’époque postcoloniale, le chef renforce son pouvoir par l’accès, même limité, aux prébendes et aux moyens de l’État central. Après l’abandon de l’institution de la chefferie administrative dans le Mali indépendant, ce même groupe de chefs a su préserver son pouvoir et l’étendre. Il vise la récupération du droit à la destitution tenue par les États coloniaux et postcoloniaux à travers certaines stratégies lors des campagnes électorales, et la domination sur son « territoire » en réalisant par ce fait le principe de la territorialité d’une façon beaucoup plus percutante que les États coloniaux et postcoloniaux n’ont jamais pu le faire 41. Goeh-Akue N’buéké Adovi42 montre que les structures politiques locales togolaises ont subi plusieurs influences au nombre desquelles il faut citer : la traite négrière, les échanges commerciaux et culturels interafricains, l’islamisation, l’administration et l’économie coloniales. Il pense que ces différents facteurs ont historiquement, à leur manière, modelé les structures et les degrés d’autorités et leur rôle dans le développement local. Mais aujourd’hui, face au défi de la politique administrative de décentralisation, la question de l’impli- cation harmonieuse et utile des autorités locales se pose avec acuité en imposant aux gouvernements africains de faire un choix clair qui tienne compte ou non de la chefferie « traditionnelle », laquelle demeure toujours une réalité pour les populations.

Écrit sous la direction de Claude-Hélène Perrot et François-Xavier Fauvelle-Aymar, l’ouvrage, Le retour des rois. Les autorités traditionnelles et l’État en Afrique contemporaine

43 traite de la vie et de l’évolution des chefferies africaines. Sa lecture permet de com- prendre que dans les années 1960, le destin des chefs africains semblait scellé. Qu’elles soient issues d’une longue dynastie ou qu’elles résultent d’une création coloniale, les royautés et les chefferies africaines, souvent accusées par les acteurs politiques d’avoir servi les intérêts des colonisateurs, paraissaient avoir perdu toute raison d’être dans le cadre des nouveaux États. C’était l’incarnation de la « tradition » vacillant sur ses bases face à un État champion de la « modernité » triomphante.

41 Georg KLUTE, (1999), pp. 167-181.

42 N’buéké Adovi GOEH-AKUE, « Relation entre autorités traditionnelles et pouvoir public moderne au Togo » in Revue CAMES, Sciences sociales et humaines, série B - Vol. 01, 1999, pp. 45-51.

43 Claude-Hélène PERROT, François-Xavier FAUVELLE-AYMAR, Le retour des rois. Les autorités tradi- tionnelles et l’État en Afrique Contemporaine, Paris, Karthala, 2003, 568 p. Ce livre est tiré des actes du colloque international « Rois et chefs dans les États africains. De la veille des indépendances a la fin du XXe Siècle. Éclipses et résurgences » organisé par Hélène d’Ameida-Topor, Claude-Hélène Perrot et François-Xavier Fauvelle-Aymar à Paris, le 8, 9, 10 novembre au Centre de Recherches Africaines (Université de Paris 1)

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Les deux pouvoirs étaient alors présentés comme radicalement étrangers l’un à l’autre.

Mais depuis les années 1990, de grands changements sont survenus. Non seulement les autorités « traditionnelles » avaient presque partout survécu, mais d’anciennes monar- chies avaient été restaurées par des chefs d’États républicains, tandis que de plus en plus fréquemment étaient intronisés des fonctionnaires, hommes d’affaires, universitaires et autres membres de cette élite lettrée qui n’éprouvait jusque là aucune attirance pour la position de chef.

Ainsi, le constat est fait selon lequel entre les deux pouvoirs se dessinent des rapports nouveaux, plus proches de l’interpénétration que de l’opposition.

CONCLUSION

Au regard de ces mutations et innovations, la chefferie africaine ne peut plus être uni- quement tenue pour « traditionnelle » et considérée comme un vestige du passé. Les chefs africains constituent des acteurs majeurs du système politique des nos Etats postcoloniaux.

Ils revendiquent être des représentants légitimes et authentiques de leurs populations.

Leurs qualités et capacités, leurs liaisons avec des réseaux nationaux et internationaux et leurs habiles tractations avec les pouvoirs politiques, partis et bureaucraties dans leurs pays respectifs les rendent incontournables dans la gestion courante des populations.

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