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Rationner ? Vous n’y pensez pas

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Academic year: 2022

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Il y a près d’une année, le Tribunal fédéral (TF) déstabilisait sans ménagement la mécanique classique du remboursement des prestations.

Il donnait en effet raison à une caisse maladie qui refusait de prendre en charge le traitement par Myozyme d’une femme atteinte de la mala­

die de Pompe (une forme rare de myopathie).

L’efficacité d’un médicament ne suffit pas, avait argumenté le TF. Pour qu’il soit remboursé, en particulier s’il ne se trouve pas sur la liste des spécialités, il faut qu’il existe un rapport «raison­

nable» entre son coût et son efficacité. Dans son arrêté, le TF estime trop élevé celui du Myozyme utilisé chez cette patiente.

Dans un pays où aucun politicien n’a le cou­

rage de parler de rationnement, même implicite, la brutalité de ce jugement réveilla les cons­

ciences, suisses romandes avant tout. Pre­

mier résultat de ce réveil : l’OFSP a décidé, la semaine dernière, de rembourser, durant une année au moins, le Myozyme. Dans la foulée, il a annoncé qu’une stratégie nationale pour les maladies rares serait dévoilée en 2012.

Pareille stratégie s’avère nécessaire : on peut remercier le TF d’en avoir hâté l’avènement.

Reste le plus important. Le regard collectif sur la question du nécessaire rationnement des ressources limitées. Là, le résultat est plus ténu.

Sauf que les éthiciens sont sortis du bois.

C’est ainsi que la revue Bioethica Forum a pu­

blié sur le sujet un numéro1 qui est déjà devenu collector. Pourquoi collector ? Non seulement parce que, comme le suggère Samia Hurst dans son éditorial, il décortique l’arrêt du TF et en tire «une table des matières pour un futur débat». Mais aussi parce qu’il empoigne ce débat avec une liberté subversive. Chacun à sa manière, les auteurs, ils sont une quinzaine, analysent la décision du TF pour dégager les pistes d’une distribution juste des soins. Mais au­delà, quel est leur message ? Que manifes­

tent­ils, ces éthiciens, philosophes, juristes, mé decins et théologiens lorsqu’ils affirment que le rationnement existe déjà, à de nombreux niveaux, et que l’enjeu, désormais, est que les règles qui le régissent deviennent explicites et démocratiquement débattues ? Ils annoncent un bouleversement de la société que la société ne veut pas regarder. Ou plutôt, qu’elle fait sem­

blant de ne pas avoir à envisager, histoire de continuer à vivre comme si de rien n’était. Mais il y a plus. Lorsqu’ils ajoutent que ce rationne­

ment ne peut pas relever de seuls critères techniques, ou économiques, ou même d’effi­

cience, ils se placent face à l’idéologie domi­

nante à un niveau de contestation qui rappelle celui des «indignés». Ils plantent leur tente phi­

losophique dans les jardins qui jouxtent les lo­

caux prospères du capitalisme, ils tiennent leur assemblée désordonnée et contestatrice dans le champ propret de la médecine triomphante.

Il y a plus. On sent bien que leur réflexion fini ra, tôt ou tard, par toucher d’autres activités de la société. Certes, la médecine n’est pas un banal domaine économique. La personne y est en jeu de façon plus intime et plus radicale que dans n’importe quel autre champ de l’activité humaine. Certes aussi, la plupart des écono­

mistes affirment qu’il serait impossible de faire fonctionner l’économie générale si on lui appli­

quait des notions comme «la gestion éthique de moyens limités» et «l’allocation équitable».

N’empêche. On sent bien que notre société s’approche de changements conceptuels ma­

jeurs – des bouleversements historiques, qu’elle ne souhaite pas le moins du monde et qui lui imposeront de repenser jusqu’à ce qui lui semble le plus stable.

En lisant le numéro de Bioethica Forum, donc, on se dit que la médecine se trouve aux avant­

postes de la société. Et que les penseurs du rationnement médical marchent en explora­

teurs, tenant devant eux un falot de tempête pour tâcher d’y voir clair, au moins de distinguer les différentes voies humainement souhaitables.

Mais en même temps, il faut bien faire droit à deux objections majeures. Celle­ci d’abord : le souci du citoyen suisse ne s’est­il pas investi sans retenue dans une perspective consom­

matrice : «comment me rendre accessible, à moi, et pendant qu’on y est aux miens, le maxi­

mum de biens ?»

Si les gens ne veulent pas entendre parler de rationnement, si ce thème suscite une sorte de phobie collective, n’est­ce pas parce qu’il brise d’un coup l’ensemble du rêve consumé­

riste, celui du toujours plus, de la croissance qui était censée ne pas avoir de limite ? Que le rationnement soit juste ou injuste n’y change rien : il s’en prend au grand moteur symbolique de l’époque.

La seconde objection concerne la notion même de justice. Vouloir fonder sur elle la dis­

tribution des soins, n’est­ce pas une posture radieuse, c’est vrai, mais surtout naïve, à mille lieues de la vie réelle ? Peut­être, en effet, les politiciens ont­ils une bonne raison de ne pas vouloir entendre parler de rationnement. Rai­

son qui a forme d’intuition : ce qui meut la popu­

lation, le fond le plus sûr de son comportement, pourrait bien être moins la volonté d’équité que l’égoïsme.

Pendant que les éthiciens réfléchissent aux multiples conséquences de l’arrêt Myozyme du

TF, et qu’ils explorent les modalités d’une allo­

cation «juste», la population s’inquiète, ces jours, de l’augmentation des primes. Elle se sent bien sûr concernée par le sort des malades, elle est même prête à se soulever d’un grand mou­

vement compassionnel, en faveur par exemple des personnes souffrant de maladies rares. Elle saisit aussi que le statut d’«exclu» – y compris des soins – est devenu la condition de base de l’individu contemporain, celle qui menace cha­

cun comme un possible retour à la «case dé­

part». Elle comprend donc ce que justice veut dire. Mais jusqu’où soutiendra­t­elle l’exigence qui en découle, si la situation économique se détériore et si les partis populistes s’en empa­

rent pour affirmer ce qui fait leur fonds de com­

merce : «vous avez le droit d’être égoïstes» ? Dans le moment d’accélération de l’histoire que nous vivons, où l’économie de notre région, et même du monde, se trouve au bord du gouffre, aura­t­elle le cran, la force quasi héroïque, de garder la justice au cœur du système de santé ?

D’autant plus aiguë est l’urgence de penser ce que signifie «faire société». Il ne suffit pas, rappelle Pierre Rosanvallon,2 de «rappeler les valeurs» ou de «réactiver les principes histori­

quement fondateurs de la solidarité». L’Etat­

providence traditionnel ne parle plus à la popu­

lation. L’idée d’égalité est en crise. Il y a pénurie de croissance. Mais il y a surtout pénurie de relations et d’échanges symboliques. C’est donc les fondements du «monde commun» qu’il faut repenser : la gestion des ressources techni­

ques, financières, matérielles, mais aussi sym­

boliques et politiques, afin «d’écarter les mo­

dèles passés pour inventer la société à venir».

Le rationnement est en passe de devenir une démarche culturelle majeure, par laquelle la société en s’interrogeant sur les limites se dé­

finira.

Bertrand Kiefer

Bloc-notes

2264 Revue Médicale Suisse www.revmed.ch 16 novembre 2011

1 Bioethica Forum, Journal suisse d’éthique biomédicale, 3/2011.

2 Voir : Rosanvallon P, Guénard F. Vers un nouveau «vivre­

ensemble». Le Monde du 10 novembre (supplément

«Refaire société».)

Rationner ? Vous n’y pensez pas

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