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La famille. Protection ou aliénation des femmes ?

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Chapitre 14

La famille.

Protection ou aliénation des femmes ?

« La question n’était pas de savoir si nous allions nous marier mais simplement qui nous allions épouser…

En résumé, l’idée du mariage influençait ce que [les femmes] disaient, ce qu’elles pensaient, ce qu’elles faisaient.

Comment eût-il pu en être autrement ? Le mariage était la seule carrière ouverte devant elles ».

(V. Woolf,Trois guinées, p. 89).

La famille n’est pas un modèle statique, elle évolue et change dans l’espace et dans le temps. Au XIXe siècle, malgré des efforts pour imposer le modèle familial bourgeois à toutes les classes sociales, une multitude de types familiaux coexistent. Ils sont progressivement lissés sous l’action de la bourgeoisie dirigeante, et les formes qui n’y correspondent pas sont considérées comme déviantes1. La famille qui sert de référence s’inscrit dans le cadre du mariage hétérosexuel et se compose le plus souvent du père, de la mère et des enfants.

Les féministes prennent rapidement conscience de l’oppression des femmes dans cette institution familiale. Elles constatent d’emblée que le code civil instaure un régime fondé sur la soumission et l’aliénation de la femme au mari, et elles n’ont de cesse d’en réclamer la révision. Néanmoins, comme elles sont elles-mêmes issues de la bourgeoisie, elles éprouvent de nombreuses difficultés à remettre totalement en cause l’organisation familiale et à aller jusqu’à envisager l’abolition de la puissance maritale. Dans ce chapitre, nous analyserons les conceptions des féministes et leurs revendications relatives au statut juridique des femmes

1 Voir la bibliographie dans BURGUIERE, A, KLAPISCH-ZUBER, Ch., SEGALEN, M., ZONABEND, F. (dir.), Histoire de la famille, t. 3 ; Le choc des modernités, Livre de poche, Paris, 1994 (1er éd. Armand Colin, Paris, 1986), p. 487-692. ; ARIES, Ph. et DUGY, G. (dir.), Histoire de la vie privée, t. 4, Paris, Le Seuil, 1987. REZSHOHAZY, R. (avec la coll. de A. Vanderputten) , Les nouveaux enfants d’Adam et Eve. Les formes actuelles des couples et des familles, Academia, Louvain-la-Neuve, 1991.

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mariées, en parallèle avec celles des principaux groupes politiques pour l’entre-deux-guerres, l’après 945 faissant l’objet du chapitre suivant.

Le statut de l’épouse dans la famille

D’un point de vue juridique, la place attribuée à l’épouse dans la cellule familiale est déterminée par le code civil (1804) qui soumet la femme mariée à l’autorité maritale et l’assimile à une mineure. Cela signifie, comme le constate Georgette Ciselet, que la femme mariée est placée sous tutelle sa vie durant ; elle doit suivre son mari partout où il le désire, acquérir sa nationalité2, perdre le droit de travailler sans son autorisation ou de gérer personnellement son patrimoine…, être privée en un mot de toute capacité juridique, au même titre qu’un enfant. La fidélité est requise entre les époux mais l’adultère de la femme est poursuivi plus aisément que celui du mari et plus lourdement punissable, ce qui entraîne une inégalité dans les actions en divorce. Enfin la mère, magnifiée et glorifiée, n’a de fait aucun droit effectif sur ses enfants3. Sur tous ces points les féministes vont se mobiliser pour obtenir des assouplissements du code civil. Bien que Ciselet sache, par sa pratique d’avocate, que les réalités s’éloignent souvent des règles normatives, elle force quelque peu le trait dans ses critiques, dans le but de provoquer des réactions.

Au delà de l’aspect juridique, la soumission de l’épouse et l’autorité du mari modèlent véritablement l’espace public et privé dans lequel la femme évolue. Elle conditionne non seulement les rapports entre époux mais aussi la place assignée à la femme dans la société : incapable civilement, la femme ne peut qu’être exclue de l’espace public, des fonctions publiques et d’une série de professions. En revanche le privé est son domaine, même s’il reste sous le contrôle du chef de famille. La démocratisation de la famille constitue un enjeu majeur qui va de pair avec la démocratisation de la société au XXe siècle et qui sort souvent du cercle familial restreint. Et à ce titre, l’émancipation féminine y tient une place non négligeable.

La puissance maritale et son corollaire, l’incapacité juridique de l’épouse

De 1918 à 1958, deux grandes réformes affectent le chapitre du code civil relatif aux droits et devoirs respectifs des époux : la loi du 20 juillet 1932, qui se borne à assouplir quelque peu la puissance maritale pour les femmes qui travaillent, et la loi du 30 avril 1958 qui la supprime, tout en maintenant la prééminence du mari dans le choix du domicile conjugal, assorti d’un recours devant les tribunaux. La puissance paternelle est maintenue, le partage de l’autorité parentale n’est effectif qu’avec la loi du 1er juillet 1974. En réalité, au delà de l’aspect symbolique, les femmes doivent encore attendre plus de quinze ans pour que

2 Ce point est abordé au chapitre 6.

3 CISELET, G., « L’initiation aux éléments du droit civil. L’école de service social », Ligue de l’enseignement, doc. n°77, Journée pédagogique organisée par la Ligue de l’Enseignement. La préparation de la jeune fille au rôle social de la femme. Rapports, 28 juin 1931, Bruxelles, 1932, p. 44- 45. ; pour une synthèse de la situation de la femme dans le code civil : BAETEMAN, G. et LAUWERS, J-P., « Le statut de la femme dans le droit belge depuis le Code civil », La Femme, Recueils de la société Jean Bodin, XII, 2e partie, Bruxelles, 1962, p. 577-603 ; GODDING, Ph., « La femme sous puissance maritale (1804-1958) », COURTOIS, L., PIROTTE, J. et ROSART, F. (dir.), Femmes et pouvoirs. Flux et reflux de l’émancipation féminine depuis un siècle, Université de Louvain, Louvain-La-Neuve/Bruxelles, 1992, p. 19-30.

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la suppression de la puissance maritale produise complètement ses effets grâce à la révision des régimes matrimoniaux (loi du 14 juillet 1976).

Il ne faut pas s’y tromper : seule la femme mariée est frappée d’incapacité juridique, la célibataire jouit de sa pleine capacité, à quelques exceptions près, levées successivement par les lois du 7 janvier 1908 et du 16 décembre 1922, qui les admet comme témoin respectivement pour les actes de l’état civil et les actes notariés, et par la loi du 10 août 1909 qui les autorise à faire partie des conseils de famille et leur accorde des droits égaux à ceux des hommes en matière de tutelle.

Pour beaucoup, l’importance de la puissance maritale réside dans son rôle de régulateur social. L’amoindrir aurait pour conséquence d’estomper, voire même de brouiller, les repères moraux qui structurent les familles et assurent ainsi le bon fonctionnement de la société. On peut s’interroger sur la signification que le législateur donne à la puissance maritale lorsqu’il l’attribue à l’époux mais aussi sur l’évolution qu’elle connaît dans la pratique, lorsqu’elle est utilisée par les juges. Est-ce la hiérarchie entre les sexes ou la volonté de maintenir la stabilité des familles qui prévaut ? Et cette hiérarchie sexuée est-elle vue, à l’instar de la hiérarchie sociale, comme garante de l’ordre social? Questions qui ne trouvent pas de réponses univoques mais qui sont sous-jacentes aux discours sur le maintien ou la suppression de la puissance maritale.

La puissance maritale, clé de voûte du système

L’article 213 du code civil, sous une forme lapidaire, soutient tout le régime matrimonial : « Le mari doit protection à la femme, la femme obéissance à son mari ».

Pourtant, ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle que des voix féminines s’élèvent contre cette prescription. Comme le soulignent Régine Beauthier et Valérie Piette, cette relative indifférence à l’égard du code civil interpelle et surprend d’autant plus qu’une première remise en cause de la puissance mariale émerge précocement, là où on l’attend le moins : dans le milieu juridique lui-même. Elle provient d’un éminent juriste libéral, professeur de droit civil à l’Université de Gand, François Laurent (1810-1897)4.

D’application depuis 1804, le code civil a connu des velléités de révision non abouties sous le régime hollandais. Depuis l’indépendance du pays, la révision est à l’ordre du jour mais ce n’est qu’en 1879 que le ministre de la Justice, Jules Bara, charge François Laurent de rédiger un avant-projet de code civil. Publié en 1882, l’avant-projet de Laurent souligne les contradictions du code à propos de la puissance maritale : le code est « illogique – puisque la faiblesse naturelle des femmes devrait imposer qu’on ne leur reconnaisse aucune capacité » et souligne combien les fondements mêmes du code, où se disputent les idées de protection, d’unité de direction de l’association conjugale et de vieux relents de l’imbecillitas sexus étaient « en opposition avec les mœurs, les sentiments et les idées de la société moderne ». Il propose dès lors d’engager le droit du mariage « sur la voie d’une réforme radicale »5, d’abolir purement et simplement la puissance maritale, de rendre à la femme mariée sa pleine capacité et de supprimer l’idée de « chef de ménage », estimant cette

4 BEAUTHIER, R. et PIETTE, V., « Egalité civile et société en Belgique. Evolution du Code civil dans sa dimension historique », La femme dans la cité, Textes réunis par BARRIERE, J.-P. et DEMARS-SION, V., Centre d’histoire judiciaire, Lille, 2003, p. 143.

5 BEAUTHIER, R. et PIETTE, V., op. cit., p. 144, l’analyse de la position de Laurent : p. 142-149.

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hiérarchie inutile puisqu’en cas de différend entre les époux, c’est le juge qui tranchera.

Cette vision tout à fait révolutionnaire ne découle pas d’un quelconque engagement féministe mais plus prosaïquement d’un raisonnement juridique. Les mœurs ont changé, la puissance maritale ne peut plus être appliquée sans réserve : il est donc inutile de maintenir dans le code une mesure que les tribunaux ne peuvent cautionner systématiquement. Pour le reste, Laurent demeure attaché à une vision traditionnelle de la répartition des rôles entre époux.

Les catholiques, revenus au pouvoir en 1884, s’empressent de laisser aux oubliettes l’avant-projet de Laurent, commandité par un cabinet libéral6. En 1892, le féminisme prend la relève et la Ligue belge du droit des femmes identifie le code civil comme un des freins majeurs à l’émancipation féminine7. La Ligue engrange quelques victoires, notamment en matière d’épargne de la femme mariée (1900). Lors de sa première assemblée générale, Henri La Fontaine rappelle que le but poursuivi par la Ligue est « d’intérêt général » : lorsque la femme aura acquis la plénitude de ses droits, « la famille pourra être enfin établie comme elle doit l’être »8.

La question du suffrage féminin, qui s’impose dans les rangs féministes dans les années 1910, puis les conséquences de la guerre 14-18 modifient, de manière plus ou moins radicale selon les tendances des féministes, le regard porté sur la capacité juridique de la femme mariée. Deux camps se dessinent distinctement, démarquant les féministes modérées des radicales.

L’entre-deux-guerres

Les féministes modérées : assouplir la puissance maritale

A l’instar des féministes modérées françaises, les Belges ne remettent pas en cause l’institution familiale. Elles la perçoivent au contraire comme une garantie pour la stabilité de la société. Mais elles souhaitent accorder plus de droits à la femme mariée afin qu’elle puisse remplir plus efficacement les missions familiales qui lui sont dévolues. Ces féministes appellent en fait le droit à la rescousse pour fournir aux mères les moyens nécessaires au bon fonctionnement de la cellule familiale. Leur opinion s’accorde avec une vision conservatrice de la famille, telle qu’elle est résumée au Sénat par le ministre libéral de la Justice Paul Hymans9 : le bien-être et le maintien de la famille nécessitent l’existence d’un « chef » qui se préoccupe des « intérêts collectifs ». Ce chef ne peut être que le mari car il est le mieux prédisposé, par nature, « à la combativité extérieure, à la conduite des affaires ». Il suffirait

6 Sur les travaux de Laurent : BEAUTHIER, R., « L’ordre du mariage. De l’intransigeance au réalisme », JOST H.-U., PAVILLON, M. & VALLOTON, Fr. (dir.), La politique des droits.

Citoyenneté et construction des genres aux 19è et 20è siècle, Kimé, Paris, 1994, p. 113-128.

7 Voir notamment les écrits de Louis Frank, l’un des fondateurs et théoricien de la Ligue. FRANK L., Le Grand catéchisme de la femme, Bruxelles, 1894 ; DE BUEGER, F., « Louis Frank, pionnier du mouvement féministe belge », RBHC, IV, 1973, 3-4, p. 377-392.

8 Le Soir, 29 novembre 1892.

9 Paul Hymans (23/03/1865-8/11/1941), docteur en droit homme politique libéral, ministre de la Justice du 20/5/1926 au 22/11/1927. VAN MOLLE, P., Le Parlement belge…, op. cit., p. 188-189.

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de remplacer l’actuelle formulation par « Le mari est le chef de famille » pour que cet article soit acceptable et corresponde mieux aux réalités quotidiennes10.

Les féministes modérées, qui appartiennent pour la plupart à la génération d’avant 1914- 18, ne s’opposent donc jamais à la puissance maritale mais veulent en gommer l’aspect humiliant et contraignant pour l’épouse en gommant l’obligation explicite d’obéissance.

Dans ce nouveau cadre, elles revendiquent en toute logique la reconnaissance de la capacité de la femme mariée, même si celle-ci ne peut être qu’un simple principe avant toute réforme des régimes matrimoniaux.

Sur ces matières, les positions et les revendications des féministes modérées laïques et chrétiennes sont extrêmement proches11, même si l’on trouve parfois au sein du CNFB quelques éclats plus incisifs. Ainsi Lucienne Cajot, présidente de la commission Suffrage du CNFB, évoquant le vote des femmes, y voit un moyen pour faire cesser « l’injustice légale des rigueurs d’un Code humiliant qui opprime et qui tue », qui transforme la femme mariée et la mère en une « incapable, une inférieure, une victime »12.

Assez semblables quant au fond, les théories des féministes modérées laïques se distinguent cependant de celles des féministes chrétiennes liées par la doctrine de l’Eglise sur le mariage, rappelée régulièrement aux fidèles (encyclique de Léon XIII, Arcanum Divinae Sapientiae, février 1880 et Casti Connubii de Pie XI, décembre 1930). Dans cette dernière encyclique, qui reprend en partie celle de 1880, le pape dénonce sans ménagement « tout ce qui nuit à l’unité du mariage, à ses fins naturelles » et « à son indissolubilité ». Reprenant les préceptes de Saint Paul qui recommande aux femmes d’être soumises à leur mari, l’encyclique confirme que le gouvernement de la société domestique revient à l’homme. Il s’oppose à « une égalité absolue de tous les droits entre les époux », mais concède qu’« il appartient aux pouvoirs publics d’adapter les droits civils de la femme aux nécessités et aux besoins de notre époque …, en tenant compte de ce qu’exigent le tempérament différent du sexe féminin, l’honnêteté des mœurs, le bien commun de la famille »13. Néanmoins, il précise, à la grande satisfaction du Féminisme chrétien, que l’autorité maritale a un caractère relatif qui « ne peut être exercée légitimement que pour le bien de la société familiale »14. Cette petite brèche permet au Féminisme chrétien de fonder ses revendications sur le partage des responsabilités au sein du couple15.

S’appuyant sur des arguments défendus par le père Sertillanges16, les féministes chrétiennes estiment que l’autorité au sein du couple doit être répartie entre deux sphères de

10 VAN den PLAS, L., « L’article 213 », Le féminisme chrétien de Belgique, n°1, janvier 1927, p. 1- 13. Annales parlementaires, Sénat, 1926-1927, 20 janvier 1927, p. 119-121 et 26 janvier 1927, p. 138.

11 VAN den PLAS, L., « Le féminisme chrétien », Etudes religieuses, n°136-137, Liège/Bruxelles/

Paris, [1926], p. 29-34.

12 Lucienne Cajot, Rapport de la commission suffrage du CNFB, 1928 : Mundaneum, F. Féminisme, CNFB 01.

13 VAN den PLAS, L., « A propos de l’encyclique sur le mariage », Le Soir, 3 février 1931.

14 Ibidem.

15 VAN den PLAS, L., « L’encyclique sur le mariage chrétien. Casti Connubii », Le féminisme chrétien, n°1, janvier 1931, p. 1-8.

16 Sur l’opinion du dominicain Antonin Gilbert Sertillanges et sa réception en Belgique : SERVAIS, P., « The Church and the Family in Belgium 1850-1914 », RBHC, XXXI, 2001, 3-4, p. 630-632. Né à Clermont-Ferrand le 16 novembre 1863, Sertillanges est ordonné prêtre en 1888 et devient le secrétaire de la Revue thomiste. Il enseigne à l’Institut catholique de Paris jusqu’en 1920. Il est

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compétence : « le gouvernement de l’intérieur » dévolu à la femme et « le gouvernement du dehors » au mari, chacun des époux ayant un droit de regard sur l’autre. En cas de désaccord grave qui engage les « intérêts communs », la décision revient au mari, qui demeure prééminent. Elles se prononcent donc pour le maintien de la puissance maritale, aménagée sous la notion de chef de famille!17 Leur conception découle elle-même de l’indissolubilité du mariage qui postule « la nécessité d’une volonté prédominante en cas de divergence irréductible »18.

Par contre, l’opposition est forte entre les féministes chrétiennes (qui se définissent volontiers comme partisanes d’un « féminisme familial ») et les féministes égalitaires, qu’elles qualifient d’« individualistes ». Si les unes comme les autres aspirent à

« l’épanouissement des facultés de la femme », le féminisme individualiste considère l’égalité absolue « comme le terme de l’ascension à laquelle doit tendre la femme » alors que le féminisme familial estime que cette égalité n’est ni possible ni même désirable entre des

« êtres complémentaires et non pas identiques »19.

Les féministes égalitaires : abolir la puissance maritale

Les féministes égalitaires réclament l’abolition de la puissance maritale et paternelle, non pas dans une optique familialiste mais en l’inscrivant dans un large projet de société fondé sur des valeurs humanistes, laïques et démocratiques. Elles aspirent à une véritable collaboration entre les sexes, « tant dans le domaine familial que celui de la société » et l’égalité des époux représente pour elles un paramètre de la démocratisation de la société, au même titre que le suffrage ou l’égalité économique20. De plus, l’égalité entre époux s’accompagne pour elles d’un même droit au bonheur pour l’homme et la femme ; ce point les oppose également à la doctrine de l’Eglise, qui stipule que les êtres humains ne sont pas

« sur terre pour rechercher égoïstement leur « bonheur personnel », mais bien pour occuper la place que Dieu et la Providence leur assignent21.

Leur argumentation pour abolir la puissance maritale vise à démontrer que la hiérarchie, admise communément dans le couple, est un « vieux dogme » du temps passé, devenu obsolète. La disposition de l’article 213 ne reflète pas seulement le profond antiféminisme de Napoléon, elle coïncide aussi avec ses principes de centralisation autoritaire de l’Etat. Mais à l’usage, « les iniquités d’une formule aussi absolue se sont révélées à ce point monstrueuses que des lois particulières − en France comme en Belgique − sont venues adoucir quelque peu la législation napoléonienne »22. Il est temps, affirme Georgette Ciselet, d’aligner le code sur les réalités contemporaines : elle prend donc soin de présenter les exigences féministes, non

notamment l’auteur de deux ouvrages Féminisme et Christianisme (1908) et L’amour chrétien (1919) qui servent fréquemment de références au Féminisme chrétien de Belgique.

17 VAN den PLAS, L., « L’article 213 », Le féminisme chrétien de Belgique, n°1, janvier 1927, p. 10 ;

« Les droits de l’épouse. Une intéressante formule pour l’article 213 », Idem, janvier 1932, p. 10-13.

18 VAN den PLAS, L., « L’article 213 », …., p. 11.

19 VAN den PLAS, L, « Famille et féminisme », Le Féminisme chrétien, novembre 1932, p. 136.

20 DE CRAENE-VAN DUUREN, L., « Les hors la loi », tapuscrit destiné (s.d.) à la La travailleuse traquée, n°11 : Carhif, F. De Craene, 777.

21 MAISTRIAUX, R., « Féminisme et famille » Tribune masculine, Le Féminisme chrétien, février 1938, p. 70.

22 CISELET, G., La Femme. Ses droits…, p. 28.

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pas comme une « révolution », mais au contraire comme une sage adaptation à l’évolution sociale.

Dans la même veine, toutes les féministes égalitaires insistent sur le changement des mœurs : « A notre époque, la femme n’est plus, ne peut plus être, dans aucun pays civilisé, la créature essentiellement familiale immobilisée au foyer qui l’abrite, protégée contre les difficultés de dehors par l’homme, son défenseur mais son maître »23. Tout ce qui permet de maintenir la hiérarchie entre les époux est dépassé et les féministes égalitaires s’attaquent donc à la fois au rôle maternel exclusif des femmes, à l’éducation différenciée entre garçons et filles, à l’institution du mariage quand elle se réduit à un « gagne-pain », présenté alors comme une forme légalisée de prostitution24. Louise De Craene, plus virulente que Georgette Ciselet, est aussi plus politique : elle associe la lutte contre la puissance maritale au combat contre « l’obscurantisme » de l’Eglise catholique et tente d’entraîner avec elle les libres- penseurs. Dans une émission radiophonique diffusée dans les années 1930, elle s’en prend à ceux « qui se targuent de penser librement » mais qui usent des mêmes arguments que les catholiques quand il s’agit d’accepter l’infériorité de l’épouse, ce qui prouve « à quel point le préjugé de sexe fait perdre à ceux qui le professent, toute clairvoyance et toute logique »25.

Elle joue également sur une corde particulièrement sensible dans le paysage politique belge, celle de l’enseignement des filles, ravivée au début des années trente par une brusque flambée à propos des différents projets relatifs à un enseignement ménager obligatoire. Son opposition à la puissance maritale va de pair avec celle d’une éducation des filles dans le but unique « de préparer la jeune fille au mariage, c’est-à-dire à une situation dont la dépendance juridique, sociale, morale, économique devait être compensée par la sécurité »26. Louise De Craene prône la mobilisation des libres penseurs contre « cet impardonnable crime contre l’esprit », et ces « traditions néfastes du passé »27. S’adressant plus particulièrement aux pères et aux maris, elle souligne que si la femme n’a pas appris à être un être libre et indépendant, et à penser par elle-même, elle restera le jouet des préjugés, toujours soumise à l’Eglise catholique prête « à la circonvenir, à s’emparer de son corps ou de son esprit » 28. Elle souligne aussi que tout asservissement dégrade le maître (et donc dans ce cas-ci, le mari) parce qu’il le « détourne de la pratique de la justice et du respect de la liberté d’autrui ». Elle trace donc le portrait idéal d’une mère libre et instruite qui « voudra ses enfants libres » et les « sauvera de l’ignorance et de la crédulité en les habituant à penser librement ». Elle n’hésite pas à mettre ce portrait en relation avec les événements

23 L. DE CRAENE-VAN DUUREN, « Le féminisme », La Patrie belge 1830-1930, Bruxelles, 1930, p. 102.

24 HUBAUX-FOETTINGER, J., « L’opinion d’une mère de famille », La femme wallonne, mars-avril 1935, p. 3.

25 Intervention de Louise de De Craene à l’INR pour la libre pensée à propos de l’éducation des filles, (s.d.), p. 5. Carhif, F. Louise De Craene, 776 ; dans d’autres articles, Louise De Craene développe ce même raisonnement voir : DE CRAENE- VAN DUUREN, L., « Le mariage, carrière de la femme », Egalité, n°17, 1933, p. 3-5. ; « L’affranchissement de la femme », Le Soir, 27 décembre 1930 ; « La femme de nulle part qui réprouve toute servitude », Le Rouge et le Noir, 21 décembre 1930.

26 DE CRAENE-VA N DUUREN, L., « L’éducation familiale des filles », La préparation de la jeune fille au rôle social de la femme, Journée pédagogique organisée par la Ligue de l’Enseignement le 28 juin ³1931. Rapports. Document n°77, Bruxelles, 1932, p. 7.

27 Intervention de Louise de De Craene à l’INR dans le cadre d’émissions sur la libre pensée (p. 6) : Carhif, F. L. De Craene, 776.

28 Intervention de Louise De Craene à l’INR…, p. 10.

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internationaux : des époux libres, des enfants libres ne seront jamais tentés par les sirènes du fascisme montant29.

De son côté, Georgette Ciselet souscrit à l’analyse de Louise De Craene, mais, en bonne avocate, elle confronte aussi la lecture juridique du code à sa pratique professionnelle. Là aussi l’argument permet de déminer le terrain en montrant que c’est souvent par ignorance que la plupart des femmes ne réclament pas la révision du code. Elle voit ainsi défiler dans son cabinet « des femmes de toutes les conditions sociales » présentant le plus souvent un trait commun : une ignorance totale à leurs dépens des principes juridiques les plus élémentaires. Car le législateur « n’a pas fait à la femme mariée la vie belle! On se heurte à tout instant, dans le dédale de nos lois, à des restrictions injustifiées de la personnalité féminine, à une conception surannée de la vie familiale et du rôle social de la femme ». Elle souhaite dès lors qu’un minimum de notions juridiques soit enseigné aux filles afin de leur inculquer les maigres protections que leur laisse le code civil. Car « là où il suffit au mari d’un bon sens et d’une prudence élémentaire pour défendre son bien, il faut à l’épouse une habileté beaucoup plus grande et une prévoyance toute spéciale pour protéger ses intérêts»30. Dans le même ordre d’idées, elle publie en 1930 un ouvrage La femme, ses droits, ses devoirs et ses revendications, qu’elle conçoit comme « un manuel de vulgarisation » destiné à renseigner les femmes sur « leurs droits et leurs devoirs juridiques et politiques » et sur le bien-fondé des revendications féministes. A l’inverse des féministes chrétiennes, dont beaucoup affirment qu’il n’est pas utile de modifier le code car son application s’est assouplie dans la pratique, elle conclut que les femmes ne vivent pas de chimères : « la loi reste la loi » et les femmes doivent compter avec elle31.

Enfin, Georgette Ciselet s’en prend aussi à l’illogisme du code civil, qui consacre un régime hybride entre la volonté de donner à l’autorité maritale toute son efficacité et celle de protéger la femme32. Paule Lamy, également juriste, s’interroge avec humour sur un autre illogisme: « la théorie de l’imbellicitas sexus de la femme célibataire a disparu de notre législation ; n’est-il pas curieux de la voir subsister pour la femme mariée, ou doit-on en conclure que les législateurs ont considéré l’influence du mari comme tellement abrutissante qu’elle transforme nécessairement la femme en une ‘imbécile’ ?»33.

Dans un réquisitoire sans appel, Ciselet qualifie donc la puissance maritale, d’ « absurde, humiliante, injuste et néfaste »34. Elle ne cesse de la dénoncer, notamment dans Les chroniques de la femme de nulle part, qui paraissent régulièrement dans le périodique Le Rouge et le Noir35. Elle montre aussi que, si les textes légaux sont demeurés identiques, la situation de la femme mariée s’est en réalité aggravée depuis le début du XIXe siècle « par le jeu des facteurs économiques ». Auparavant, les fortunes étaient essentiellement immobilières et le mari ne pouvait aliéner d’immeubles communs ou appartenant à sa femme

29 Ibidem.

30 CISELET, G., « L’initiation aux éléments du droit civil. L’école de service social », Journée pédagogique organisée par la Ligue de l’Enseignement le 28 juin 1931…, p. 47.

31 CISELET, G., « Introduction », La Femme, ses droits, ses devoirs et ses revendications. Esquisse de la situation légale de la femme en Belgique et à l’étranger, Bruxelles, l’Eglantine, 1930.

32 CISELET, G., La Femme, ses droits,… p. 33.

33 LAMY, P. « Chez nous et…chez les autres », Cassandre, 12 janvier 1935.

34 CISELET, G., Op. cit., p. 182.

35 CISELET, G., « La femme de nulle part… et l’incapacité juridique de l’épouse », Le Rouge et le Noir, 17 juin 1931.

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sans son autorisation. Mais aujourd’hui la puissance du mari s’exerce « de manière illimitée sur les valeurs mobilières » qui constituent la plus grande part de leurs avoirs36.

Cette nouvelle conception des droits des femmes, théorisée systématiquement par les féministes égalitaires, inspire de vives inquiétudes « aux partisans du vieux régime, profiteurs et profiteuses des prescriptions napoléoniennes… » 37, mais elle n’est pas mieux reçue dans la population féminine : c’est avec regret que les féministes égalitaires constatent que des femmes peuvent aussi être « les pires adversaires de la femme » 38!

A la recherche d’alliés pour réviser le code civil

Dotées d’un projet solide et cohérent de révision du code civil, les féministes égalitaires ne sont cependant pas en mesure de le faire triompher toutes seules. Elles cherchent nécessairement des appuis dans des milieux différents, qu’elles mobilisent en convoquant les arguments ad hoc : les droits humains pour rallier les milieux libres penseurs et les antifascistes, l’incohérence juridique pour gagner les juristes, la protection de l’enfance pour toucher les milieux philanthropiques, voire certaines associations catholiques.

Leur but est d’obtenir que, dans le mariage comme dans le célibat, la femme ait « une personnalité civile complète, égale à celle de l’homme ». Georgette Ciselet propose dès 1930 une refonte complète du code civil, soit la révision des 15 articles du chapitre 6 sur les droits et devoirs respectifs des époux, le titre V du livre III traitant du contrat de mariage et des droits respectifs des époux et le titre IX du livre 1er sur la puissance paternelle. Ces remaniements permettraient enfin aux femmes mariées d’administrer leur fortune et d’en disposer librement, d’exercer une profession sans l’autorisation de leur mari et de jouir de droits égaux à ceux du père sur leurs enfants39.

Ces revendications sont aussi soutenues au niveau international par l’Alliance internationale pour le suffrage des femmes depuis 1929, et rappelées lors d’une conférence organisée à Marseille du 18 au 22 mars 1933, à laquelle assistent Georgette Ciselet, Marcelle Renson et Suzanne Lippens pour Egalité et Elise Soyer pour la Fédération belge des femmes pour le suffrage40. D’une manière générale, l’égalité civile des femmes est à l’ordre du jour dans les milieux internationaux dès lors que la SDN a entamé en mars 1930 ses travaux pour la codification des lois internationales.

36 CISELET, G., Op.cit., p. 189.

37 HUART, L., « Chronique féministe », coupure de presse, s.d., : Carhif, Fonds L. De Craene, 13.

38 Ibidem.

39 CISELET, G., La Femme,..,p. 200-203.

40 CISELET, G.,« Une conférence de l’Alliance Internationale pour le suffrage, l’Action civique et politique des femmes », Egalité, n°17, 1933, p. 25-27.

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Dix ans de débats pour une « réformette »

C’est la proposition de loi déposée en 1922 par le sénateur Wittemans qui amorce le débat parlementaire sur la notion de puissance maritale et la capacité civile de la femme mariée.

Wittemans est le porte-parole de son parti : les socialistes veulent obtenir la liberté pour les épouses d’engager leur travail au même titre que le mari. Le but du POB se limite donc à une perspective économique, tandis que celui de Frans Wittemans a initialement plus de souffle.

Selon Marcelle Renson, qui est véritablement son éminence grise, Wittemans, persuadé que la femme est un être humain égal à l’homme, conçoit dès 1919 le projet de faire modifier en profondeur toutes les dispositions du code civil « créant une inégalité ou une infériorité au détriment de la femme ». Il accepte néanmoins de déposer en 1922 une version limitée à la capacité des épouses qui travaillent, devant l’assurance du gouvernement qu’un projet sur les régimes matrimoniaux est imminent41. La proposition Wittemans42, inspirée de la loi française du 13 juillet 1907 sur le libre salaire de la femme mariée, est rédigée en réalité par Marcelle Renson, dont on retrouve également la plume dans le projet fait la même année, par Vandervelde et qui autorise l’accès des femmes au barreau (loi du 22 avril 1922)43.

La proposition Wittemans : pierre de touche des différences entre féministes

Aussitôt les passes d’armes débutent entre les parlementaires. Mais le dépôt de cette proposition suscite également des remous chez les féministes ; pour la première fois, les deux versants du féminisme (essentialiste et égalitaire) apparaissent au grand jour et s’affrontent ouvertement. Comme la réforme du code s’étend sur dix ans, cette fracture s’accentue au fil du temps pour connaître un point de rupture irréversible à propos des droits économiques des femmes. Largement exclues du débat parlementaire, les féministes s’y inscrivent pourtant en filigrane. Elles interviennent auprès de personnalités politiques, publient des articles dans la presse, mobilisent un lobbying diversifié44, de sorte qu’à de nombreuses reprises, leurs positions sont évoquées dans les débats parlementaires, même si elles sont parfois instrumentalisées pour servir l’une ou l’autre cause.45

Pratiquement toutes les associations féministes modérées d’avant guerre −La Ligue belge du droit des femmes, le Féminisme chrétien de Belgique, le CNFB, la Ligue Constance Teichmann et l’Union patriotique des femmes belges − se rallient à la brochure rédigée par Jane Brigode et Louise Van den Plas, Avant-projet de loi relatif à l’extension de la capacité civile de la femme mariée, censée servir à la préparation des travaux parlementaires46. Les deux femmes apparaissent comme des « spécialistes » en la matière, même si aucune des

41 RENSON, M., « Les mesures légales que les hommes négligent de prendre », L’international féminin. Organe belge d’informations féministes, janvier/février 1930.

42 Pour une présentation plus approfondie de cette proposition : voir chapitre 7, p. 202-203 .

43 Dictionnaire des femmes belges…, p. 479-481.

44 H.C., « La croisade féministe. Pour l’égalité des droits de la femme mariée », Echo d’Anvers, 28 juin 1932 ; H.C., « La croisade féministe. Le statut de la femme mariée en France et... chez nous », Echo d’Anvers, 5 juillet 1932.

45 Annales parlementaires, Sénat, Session 1926-1927, 18 janvier 1927.

46 BRIGODE, J., et VAN den PLAS, L., Avant projet de loi relatif à l’extension de la capacité de la femme mariée. Etude de droit pour servir à la préparation des travaux parlementaires, Renaix,[1922], 63p.

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deux n’est juriste. Mais elles se sont déjà passionnées pour cette question avant la guerre et ont acquis, en autodidactes, une réelle compétence à propos des subtilités juridiques. Louise Van den Plas a d’ailleurs développé ses idées dans une étude publiée en 1909 dans la très sérieuse Revue catholique de droit. Elle y réfute déjà l’idée que la « fragilité du sexe » justifie l’incapacité civile de la femme mariée et plaide pour la restitution de la personnalité juridique de l’épouse par étapes successives, dans l’intérêt de la famille47.

Jane Brigode et Louise Van den Plas avouent elles-mêmes que leur avant-projet est moins novateur que la proposition de Wittemans mais qu’il en élargit le champ. Leur brochure contient en réalité deux avant-projets de loi, l’un visant à élargir la capacité civile de la femme mariée et à restituer aux femmes séparées de corps leur capacité complète, l’autre à élargir dans la loi sur le contrat de travail, les droits de la femme sur son salaire en instaurant des biens réservés qu’elle gèrerait seule.48 Louise Van den Plas est heurtée par le texte de Wittemans pour deux raisons : il ne concerne que la travailleuse, au détriment de la mère au foyer49 ; il est radical, d’un radicalisme qui « excède les bornes du féminisme familial »50. Or pour Van den Plas, il n’est pas souhaitable d’affranchir complètement « la femme de toute autorité maritale »51. Il faut que l’homme reste à la tête de la famille : « il donne son nom à la femme et aux enfants, il choisit le domicile commun, il règle le train de vie du ménage ; il choisit la profession qui lui permettra de nourrir les siens et peut opposer son veto à la femme si celle-ci veut exercer une profession incompatible avec ses devoirs d’intérieur ou avec la condition sociale de la famille »52. Cette conception coïncide totalement avec les idées que ces féministes se font du rôle maternel exclusif des femmes et des droits nécessaires pour le mener à bien. Même si cette réforme est perçue comme « la plus importante pour la femme, en matière de droit civil, depuis les lois de 1900 sur l’épargne et le salaire de la femme mariée », l’élargissement de la capacité civile des femmes a des limites et doit s’effectuer « dans une sage mesure ». La revue du même nom offre aux lectrices une analyse extrêmement fouillée des différents textes et amendements qui sont proposés jusqu’au vote de la loi du 20 juillet 193253. Toutefois, dans ce débat, Van den Plas n’est pas à l’aise car elle s’estime coincée entre « des innovations outrancières que le bon sens ne peut admettre » et des positions « dominées par un conservatisme excessif »54.

Deux pas en avant, un pas en arrière

La proposition Wittemans, telle qu’elle a été déposée, n’est jamais discutée. Mais le projet élaboré par la commission de révision du code civil (projet Godenir) reprend certaines de ses dispositions. Celui-ci est déposé au Sénat par le ministre de la Justice, le catholique

47 Op.cit, p. 8-9.

48 Op.cit ,« Avant-propos ».

49 « Des droits et devoirs respectifs des époux », Le féminisme chrétien de Belgique, novembre 1925, p. 137. Voir aussi « Le projet Wittemans sur le travail, l’industrie et le commerce de la femme mariée », Le Féminisme chrétien de Belgique, juillet 1922.

50 VAN den PLAS, L., « La capacité civile de la femme mariée », Le Féminisme chrétien de Belgique, n°10, décembre 1925, p. 157.

51 BRIGODE, J. et VAN den PLAS, L., Avant-projet…, p. 4.

52 BRIGODE, J. et VAN den PLAS, L., Avant-projet…, p. 9.

53 Voir Le Féminisme chrétien de Belgique, déc. 1925, p. 153-161 ; avril 1926, p. 49-57 ; janvier 1927, p. 1-13 ; février 1927, p. 17-24 ; mars 1927, p. 33-37 ; déc. 1930, p. 156-160 ; mars 1929, p. 33- 37 ; janvier 1932 et juin-juillet 1932, p. 81-91.

54 « L’article 213 », Le Féminisme chrétien de Belgique, janvier 1927, p. 1.

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Paul Tschoffen55, le 29 juillet 1925. Elargissant la proposition initiale, ce projet envisage l’ensemble des matières contenues dans le chapitre relatif aux droits et devoirs des époux.

A la fin de 1925, les féministes sont persuadées que la réforme aboutira rapidement mais craignent qu’elle ne se soit dénaturée lors des discussions parlementaires.56 Louise Van den Plas en appelle à « toutes les féministes… pour que chacune use de ses influences éventuelles dans les milieux politiques, afin que la loi… réalise le maximum d’équité et d’applications pratiques »57. Les travaux traînent et les atermoiements incitent la Ligue belge du droit des femmes et le Féminisme chrétien à pétitionner en faveur de l’assouplissement de la « prééminence maritale », tel qu’il a été retenu par la commission de la Justice du Sénat58, et en faveur de la capacité civile de la femme. La pétition en demande l’application immédiate, même si celle-ci demeure limitée tant que la révision du titre relatif au contrat de mariage ne sera pas effective.59 Quelques semaines auparavant, le 18 mars, en assemblée générale, la Fédération des femmes libérales a voté une série d’amendements plus radicaux que le projet gouvernemental et réclamant la suppression pure et simple de l’article 21360.

Au Sénat, les discussions se focalisent sur l’article 213, qui consacre le principe de la puissance maritale, et l’article 214 qui en définit la portée. Les opinions se divisent sur le sens à donner à l’obéissance de l’épouse, jugée humiliante par les uns, considérée comme un mal nécessaire à la bonne conduite de la famille pour les autres, inscrite « dans la nature des choses » pour les plus conservateurs61. Trois positions s’affrontent : la première réclame le maintien de l’article 213, la deuxième veut lui substituer la notion de chef de famille, la troisième exige sa suppression pure et simple. Les catholiques et la fraction conservatrice du parti libéral appuient la première solution, la majorité des libéraux la deuxième, la troisième solution est défendue surtout par les socialistes. Au Sénat, Marie Spaak réclame avec fougue la suppression de l’article 21362, soutenue par le socialiste flamand Albéric Deswarte (1875- 1928). Se référant aux travaux de François Laurent, elle combat les partisans de l’article 213 en soulignant le despotisme de ceux qui font de la famille « une monarchie dont le mari est le roi » et l’arbitraire à postuler que le mari a toujours raison : « Croyez-vous toujours sage et juste de décider qu’en tout cas le mari aura le dernier mot ? »63. Mais Marie Spaak accuse

55 Sur Paul Tschoffen, homme politique catholique (8/5/1878-11/7/1961) : VAN MOLLE, P., Le Parlement…, p. 322.

56 « Des droits et devoirs respectifs… », p. 147.

57 Idem, p. 138.

58 A la différence de la Chambre, où les sections sont constituées par tirage au sort, le Sénat fonctionne avec des commissions permanentes, correspondant aux différents départements ministériels. Elles ont pour mission d’examiner les projets et propositions de loi et c’est le texte adopté par la commission qui est discuté en séance plénière du Sénat. LAUREYS, V. et al. (dir.), L’histoire du Sénat de Belgique de 1831 à 1995, Racine, Bruxelles, 1999, p. 170-171.

59 « Pour la capacité civile de la femme mariée », Le Féminisme chrétien, avril 1926, p. 49-57.

60 Ciselet, G. , La femme. Ses droits…, p. 208.

61 Selon Mgr Deploige, Annales parlementaires, Sénat, session 1926-1927, 25 janvier 1927. Simon Deploige (1868-1927) : président de l’Institut de théologie de Louvain, initiateur du renouveau de la pensée thomiste à la fin du XIXe s.; il est lié avec Louise Van den Plas dont il soutient les études sur la révision du code civil et défend lui-même un féminisme conservateur dans L’émancipation des femmes, Institut supérieur de philosophie, Louvain, 1902 : VAN MOLLE, P., Le Parlement…, p. 104- 105.

62 Annales parlementaires, Sénat, Session 1923-1924, 12 avril 1924 et Session 1926-1927, 25 janvier 1927.

63 Annales parlementaires, Sénat, 1926-1927, 25 janvier 1927.

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aussi d’illogisme les partisans de la notion de chef de famille : sous une nouvelle formulation, elle maintient en réalité l’obéissance de l’épouse qu’ils prétendent vouloir modifier.64

L’article 214, relatif au choix du domicile par le mari, enflamme également les débats.

Socialistes et libéraux estiment que la femme doit pouvoir disposer d’un recours devant les tribunaux en cas de désaccord avec le mari ; les catholiques veulent maintenir cet article dans toute sa rigueur initiale. La question est loin d’être anodine : en effet, l’obligation pour une femme de suivre son mari peut mettre fin à son activité professionnelle65. Le texte est enfin voté au Sénat le 5 avril 1927, après une discussion qui occupe près de dix séances. Le projet est transmis aux députés… pour disparaître ensuite dans les cartons de la Chambre pendant cinq ans.

Les féministes redoutent cette apathie parlementaire et les délais qui séparent parfois le vote des deux chambres et permettent de faire traîner des réformes qu’elles estiment urgentes. Elles sont aidées par d’éminents juristes : dès février 1928, une pétition, signée par une centaine d’avocats et patronnée par les bâtonniers De Jongh, Hennebicq et Jones, et par René Marcq, est déposée à la Chambre et réclame à la fois le vote de la loi mais aussi sa radicalisation par la suppression pure et simple de l’autorité maritale et la restauration de la capacité juridique pleine et entière des femmes mariées66. En dépit de cette démarche, la discussion du projet de loi n’apparaît pas à l’agenda de la Chambre. En juin 1932, le GBAF, irrité par ces lenteurs, reprend l’initiative et publie un manifeste pour réclamer l’abolition complète de l’autorité maritale et une réforme des régimes matrimoniaux. Il est rejoint par le CNFB et le Groupement professionnel féminin de Marguerite De Munter-Latinis, qui signent tous deux la pétition67.

Adoptée à la Chambre sans aucune modification, par « un vote qui a été acquis en quelques minutes, sans nouvel examen et sans aucune discussion » 68, la loi est enfin promulguée le 20 juillet 1932. A terme, la montagne accouche d’une souris : la loi du 20 juillet 1932 maintient la notion de puissance maritale (l’article 213) mais la tempère en prévoyant de nombreux recours devant les tribunaux et en instaurant les biens réservés. Ces biens réservés, gérés exclusivement par la femme, se composent pour l’essentiel de son salaire et de ses effets personnels (bijoux et vêtements). La loi prévoit également la possibilité pour le mari de donner une autorisation générale à son épouse pour l’exécution d’actes judiciaires et extrajudiciaires. Elle insiste sur l’obligation des deux conjoints de contribuer, selon ses facultés, aux charges du ménage. C’est moins la conviction de la supériorité de l’homme sur la femme que la crainte de déstabiliser l’institution familiale qui

64 Annales parlementaires, Sénat, session, 1926/1927, 25 janvier 1927.

65 « Les devoirs essentiels », Le Féminisme chrétien de Belgique, n°2, février 1927, p. 17-24.

66 CISELET, G., La femme, ses droits…, p. 208. Il s’agit en effet d’alliés précieux : Charles De Jongh est une personnalité de premier plan, professeur de droit civil à l’ULB et à l’Université nouvelle, défenseur d’idées sociales contre le conservatisme ; Léon Hennebicq est rédacteur en chef du Journal des Tribunaux de 1900 à 1940, membre du comité de direction de l’Institut international de Rome pour l’unification du droit privé, professeur à l’Université nouvelle ; René Marcq, professeur de droit civil à l’ULB, président de l’ULB en 1933, sera bâtonnier du barreau de Bruxelles puis du barreau de Cassation.

67 « Les femmes veulent voter. Manifeste présenté par le GBAF et approuvé par le CNFB et le Groupement professionnel féminin de Marguerite De Munter-Latinis », Egalité, n°14 juin 1932.

68 VAN den PLAS, L., « La loi nouvelle sur les droits et devoirs respectifs des époux », Le féminisme chrétien, n°6-7, p. 82.

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a conduit les débats. Comme le souligne le ministre de la Justice, Paul Hymans, « la famille, c’est-à-dire la première, la plus naturelle et la plus importante des société » ne peut

« subsister sans chef » et c’est pourquoi le « projet de loi (1927) ne détruit pas le principe de l’autorité maritale, mais il le contient dans des limites modérées »69.

Les droits des femmes mariées sont sacrifiés sur l’autel de la famille, c’est du moins ce que clament les féministes égalitaires. Georgette Ciselet ne peut contenir son indignation devant « cette législation bâtarde », qui n’améliore l’autonomie des femmes mariées que par le biais des biens réservés, qu’elles peuvent administrer seules70. La loi n’apporte en réalité aucun changement au statut de l’immense majorité des femmes et maintient, de plus, l’autorité maritale dans toute sa splendeur71. C’est, selon Ciselet, une loi totalement incohérence qui essaie d’allier l’eau et le feu : elle conserve la puissance maritale tout en affirmant le souhait d’émanciper la femme mariée qui travaille. Elle témoigne du manque de courage des parlementaires, qui n’ont pas su « prendre nettement position entre… l’antique conception latine de la famille introduite par Napoléon (…) : à l’homme, l’autorité ; à la femme, l’obéissance ou la conception moderne : égalité juridique des époux »72.

Retournant la critique faite généralement aux féministes radicales − à savoir que l’égalité des époux provoquerait la ruine de la famille − Louise De Craene pose la question de savoir si la survie de la famille peut se faire « au prix de la servitude de la femme » et au mépris de sa valeur en tant qu’être humain. Elle estime que le système en vigueur, qui fait de la mère

« un complément du mari et de l’enfant »73 et la rabaisse au rang de simple rouage familial, ne peut pas servir de fondement à un foyer heureux et stable. Cette opinion se retrouve également chez des juristes françaises, comme Maria Verone, qui imputent aux inégalités du code civil les causes de l’effilochement du mariage. Les femmes ayant acquis une certaine autonomie financière, elles redoutent la subordination dans laquelle le mariage les place74. Pour donner force à leurs arguments, les féministes égalitaires citent l’exemple des pays anglo-saxons et scandinaves, qui ont supprimé le principe de l’autorité absolue du mari sans que la famille ne soit aucunement ébranlée75.

Les critiques de Louise De Craene rencontrent un certain écho parmi les milieux libres penseurs et en particulier à l’Université Libre de Bruxelles où son mari est un professeur reconnu. En janvier 1938, Louise De Craene assure la coordination d’un numéro spécial des Cahiers du libre examen, consacré aux femmes dans la société belge76. L’avocate Germaine Brulé y déplore la situation juridique de la femme mariée77.

Mais si les féministes égalitaires sont profondément déçues par la « réformette » de 1932, les féministes modérées sont également insatisfaites. Elles lui reconnaissent l’avantage de

69 Annales parlementaires, Sénat, Session 1926-1927, 20 janvier 1927.

70 CISELET, G., « Les femmes et les lois », Egalité, septembre/décembre 1932, n°15/16, p. 5-8.

71 CISELET G., Commentaire de la loi du 20 juillet 1932 sur les droits et devoirs respectifs des époux. Texte légal et travaux parlementaires, Bruxelles, 1932.

72 Idem , p. 174.

73 DE CRAENE- VAN DUUREN, L., « Le mariage, carrière de la femme », Egalité, n°17, 1933, p. 4.

74 VERONE, M., « Les privilèges du concubinat », L’œuvre (coupure sans date) : Carhif, F. L. De Craene, 13.

75 LAMY, P. « Chez nous et … chez les autres », Cassandre, 12 janvier 1935.

76 Les Cahiers du libre examen. Organe du cercle d’étude de l’Université libre de Bruxelles, n°7, janvier 1938.

77 BRULE, G., « Situation juridique de la femme mariée », Les Cahiers du libre examen.., p. 16-18.

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garantir des biens réservés à l’épouse, d’atténuer son incapacité civile et d’obliger sous peine de sanction les époux à contribuer aux charges du ménage78, mais la réforme est partielle et ne représente, de l’avis de Louise Van den Plas qu’« une étape vers le maintien de la capacité civile pour toute femme qui se marie, vers l’obtention pour elle du droit de gérer ses biens personnels comme son salaire, et de contribuer à l’administration des biens communs»79.

Au VIe Congrès catholique de Malines en septembre 1936, l’avocate Angèle Grégoire- Van Oppems, affiliée depuis peu au Féminisme chrétien, rappelle que son groupement ne conçoit pas l’émancipation féminine comme une fin en soi mais bien comme un moyen d’accroître le bien-être de la famille. Par conséquent, elle établit une subtilité juridique qui lui permet de maintenir la puissance paternelle et maritale tout en réclamant la capacité pleine et entière de l’épouse, à l’exception de quelques rares situations. Cet tour de passe passe permet au Féminisme chrétien de ne pas transgresser le principe de l’autorité du chef de famille, mais d’en détourner la difficulté : loin d’en faire une « prérogative masculine », il en fait une fonction au service du « bien-être de la famille »! Angèle Grégoire-Van Oppems défend clairement la capacité de la femme mariée au nom du bien-être familial, dans une optique où l’épouse est présentée comme la collaboratrice de son mari80. Elle soutient pleinement l’option modérée, qui consiste à remplacer l’article 213 par la nouvelle formule:

« le mari est le chef de la famille », autorité dont il peut être déchu temporairement ou définitivement lorsque « l’intérêt du ménage » l’impose81. Au début de l’année 1938, une juriste, Emilie Beyens, revient également sur l’inadéquation de la loi de 1932 et, dans la revue Le Féminisme chrétien, réclame sa révision 82.

A travers la réforme du code civil, le Féminisme chrétien vise clairement l’amélioration de la vie familiale et non l’avènement de la femme en tant qu’individu : les devoirs familiaux de la femme demeureront toujours prioritaires. Mais les féministes chrétiennes défendent ses positions en termes subtils, qui contrastent avec la position des catholiques conservateurs, favorables sans nuance au maintien de la puissance maritale. En revanche, elle s’opposent frontalement aux féministes égalitaires, qu’elles qualifient de « féministes extrémistes ».

Elles les accusent de considérer « l’enfant comme un hôte accidentel qui doit troubler au minimum la vie personnelle de sa mère » et de faire passer « l’activité du foyer… au second plan », après la carrière professionnelle. Si le droit au travail des femmes leur semble une revendication légitime, elle ne signifie pas pour autant que la vie familiale doit être rabaissée et la vie professionnelle glorifiée83.

78 BAETENS, F., « La femme, cette incapable !ou l’incohérence des Codes », Bulletin du CIF, juillet 1939, p. 79 ; VAN den PLAS, L., « La loi nouvelle sur les droits et devoirs respectifs des époux », Le Féminisme chrétien, juin/juillet, 1932, p. 82.

79 VAN den PLAS, L., « La loi nouvelle… », p. 91.

80 GREGOIRE-VAN OPPEMS, A., « Etude sur le statut juridique personnel de la femme mariée » (Trois rapports féminins présentés le 12 septembre 1936 au VI congrès catholique de Malines), Le Féminisme chrétien, n°6/7, juillet/août/ septembre 1936, p. 82-87.

81 GREGOIRE-VAN OPPEMS, A., « Etude sur le statut juridique…, » p. 86.

82 BEYENS, E., « Défauts de la loi du 20 juillet 1932 sur les droits et devoirs respectifs des époux », Le Féminisme chrétien, n°1, janvier 1938, p. 56-61.

83 VAN den PLAS, L., « Divergences : féminisme radical et féminisme modéré », Le Féminisme chrétien, n°8/10, novembre/décembre 1935, p. 135-137.

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Par conséquent, si les féministes chrétiennes et égalitaires se rejoignent par moment pour appuyer certaines réformes, le sens qu’elles leur donnent, en termes d’égalité des sexes, demeure diamétralement opposé. Cette différence de conception et de finalité est fondamentale et persiste après la seconde Guerre: quand Georgette Ciselet ou Marguerite De Riemaecker (CVP) dépose des propositions de loi sur des sujets similaires, même si elles semblent de prime abord semblables, la philosophie qui les sous-tend est radicalement différente.

Divergences et convergences : associations féminines et féministes

Si les féministes éprouvent tant de mal à imposer et à faire progresser leurs revendications, c’est parce qu’elles rencontrent de solides freins dans la société, y compris parmi les associations féminines. En particulier, elles se heurtent aux œuvres féminines chrétiennes qui seront longtemps hostiles à la suppression de l’autorité maritale.

L’adhésion des associations catholiques à la puissance maritale

Tributaires de la doctrine de l’Eglise, les associations féminines catholiques sont aussi embrigadées dans l’Action catholique qui entreprend de recatholiciser en profondeur une société jugée démoralisée par la guerre. Mariage et famille deviennent les deux piliers de la reconstruction, mais un mariage conçu comme un sacrement et donc indissoluble et présenté comme « une mission divine de haute portée dans laquelle on ne peut s’engager qu’avec la conscience d’accomplir la volonté, l’appel de Dieu »84. S’il est souhaitable d’étendre les droits des femmes, c’est toujours à la condition de leur permettre d’exécuter plus efficacement leurs devoirs familiaux.

En 1920, les autorités ecclésiastiques belges ne condamnent donc pas « une saine réforme du droit civil » qui cherche « à assurer un meilleur respect de l’épouse » , mais elles repoussent catégoriquement toute mesure qui voudrait contrarier « l’ordonnance divine », en mettant l’homme et la femme sur un pied d’égalité absolue et en rejetant « toute sujétion de la femme à l’homme »85. Pour l’Eglise, en accord parfait avec le code Civil, l’autorité maritale ne souffre ni restriction ni contestation : « l’homme est à la tête de la femme comme le Christ est à la tête de l’Eglise ».

Personne ne remet en cause cette maxime dans les milieux chrétiens de l’entre-deux- guerres ; néanmoins les Ligues ouvrières féminines chrétiennes ouvrent une petite fenêtre en se prononçant, dans le courant des années 1930, pour la suppression de l’incapacité de la femme mariée. Elles rejoignent sur ce point le Féminisme chrétien86.

84 JICF, Le sacrement de mariage. Notre foyer de demain. Plan des cercles d’études, 3è trimestre (Campagne de l’année 1935-1936), JICF, Bruxelles, s.d. , p. 31.

85 Canon 82 du Concile provincial de Malines de 1920, cité par VAN den PLAS, Le Féminisme chrétien, (Etudes religieuses, n°136-137), Liège/Bruxelles/ Paris, [1926 ?], 30-31 note 3. ; cité aussi Van den Plas L., « Le mariage et le divorce devant le Concile de Malines », Le Féminisme chrétien de Belgique, mai 1923, p. 61-62.

86 P.V. de la fédération des LOFC, 5 juillet 1936 : KADOC, F. KAV, 2.1.8. Je remercie Claudine Marissal de m’avoir transmis ce document.

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Les femmes socialistes : entre misogynie et féminisme

Le POB a inscrit l’égalité des sexes dans son programme mais dans la pratique, elle est souvent balayée par la misogynie de la base ouvrière. Cette dualité explique, en grande partie, la difficulté des femmes socialistes d’élaborer des revendications tranchées en matière de droits des femmes. Elles sont elles-mêmes tiraillées par leur double engagement : la lutte des classes et la lutte des sexes, et ne trouvent de salut qu’en assimilant l’une à l’autre87. En clair, il ne peut y avoir de question féminine car toutes les inégalités disparaîtront avec la victoire du socialisme. Dans ce contexte, les femmes socialistes se sont plus souvent rabattues sur la défense du statut économique des femmes que sur leur statut matrimonial. A la fin de sa vie, Isabelle Blume, l’une des figures emblématiques des femmes socialistes, reconnaît avoir toujours pensé que « le combat féministe devait être mené dans l’ensemble du combat social » mais confesse que c’était une erreur88.

Néanmoins si la puissance maritale n’est jamais une question prioritaire, elle fait partie de la panoplie des inégalités et à ce titre, les mandataires socialistes et la sénatrice Marie Spaak défendent inlassablement sa suppression, chaque fois que l’occasion s’en présente89.

La question est à l’ordre du jour du Congrès du POB en avril 1931. Les Femmes socialistes en profitent pour rédiger et diffuser une brochure, distribuée à 80.000 exemplaires, Le catéchisme de la femme, publiée en français et néerlandais, qui présente sous forme de questions-réponses les enjeux de l’égalité juridique pour les femmes mariées90. La revue Egalité ne manque pas de souligner tout l’intérêt de cette publication, qui s’accorde sur bien des points avec son programme.91 Lorsque la loi du 20 juillet 1932 est votée, les femmes socialistes déplorent ses maigres résultats pour l’autonomie des femmes mariées.92

La position des féministes socialistes est donc délicate dans la mesure où elles doivent sans cesse louvoyer entre les « intérêts supérieurs » du parti (la lutte politique) et les intérêts des femmes. Malgré ce climat peu favorable, certaines militantes affichent clairement leur conviction féministe, comme Carmen Ennesch, qui dans une brochure publiée en 1934, défend nombre d’arguments développés par les féministes égalitaires, dont celui du mariage gagne-pain assimilé à la prostitution93. Elle réclame pour la femme l’égalité dans l’Etat, dans la société et dans la famille, dans une perspective de démocratisation de la société94. Elle s’en prend aux catholiques qui accusent les partisans de l’égalité de « porter atteinte à l’institution sacrée de la famille et saper des principes qui font la colonne vertébrale de la société »95. Avec des accents qui rappellent ceux des féministes égalitaires, elle réclame le droit pour la femme d’être considérée comme un être conscient et adulte, libre « de disposer

87 GUBIN, E. et VAN MOLLE, L., Femmes et politique…, p. 148.

88 BLUME, I., Entretiens…, p. 44.

89 Annales parlementaires, Session 1926-1927, Sénat, 20 janvier 1927, p. 116-118 et 25 janvier 1927, p.123 ; p. 125-126 et p.140.

90 DE MAN, Y., LABILLE, B., DENIS, H., Le catéchisme de la femme, L’Eglantine, Bruxelles, 1932, p. 7-9.

91 « Une brochure », Egalité, juin 1932, n°14, p. 28-29.

92 DE WEERD, D., «Druppelsgewijs naar burgerlijke gelijkheid », De Dochters van Marianne. 75 jaar SVV, Amsab-Hadewijch, Anvers, 1997, p. 55-56.

93 ENNESCH, C., « Au source du féminisme », L’Eglantine, vol. n°7, juillet 1934, p. 28.

94 Idem, p. 6.

95 Op.cit., p. 26.

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de sa personne…de bâtir son existence à sa guise sans être entravée par des lois périmées, par des préjugés absurdes, par des coutumes que personne ne prend plus au sérieux »96.

Les femmes libérales : de l’assouplissement à l’abolition de l’art. 213

Durant les années 1920, le Parti libéral est assez frileux face aux revendications d’égalité civile. Il inscrit dans son programme électoral de 1925 «la révision des lois civiles qui maintiennent la femme dans un état d’infériorité injustifié » mais de manière assez vague97. Pourtant, les femmes libérales y sont très attachées : dès 1920, Louise Coens, secrétaire des Œuvres féminines du parti libéral, affirme dans le rapport présenté au Conseil national du parti que la réforme la plus importante à accomplir est celle de la capacité juridique de la femme mariée. « Il n’est pas indifférent que la femme du peuple comme la femme du monde, reste majeure dans le mariage, qu’elle puisse agir par elle-même, sans être à la merci d’un mari éventuellement incapable et indigne »98. Louise Coens y défend une idée chère à Jane Brigode, celle de l’instauration des biens réservés.99. Elle imagine également un système qui oblige les futurs époux à déclarer, dans un acte déposé à l’administration de l’état civil, dans quelle proportion ils comptent affecter leur revenu du travail à l’entretien du ménage100. Mais à aucun moment, elle ne préconise la suppression pure et simple de la puissance maritale.

Le ton se durcit avec l’arrivée d’une nouvelle génération de militantes, comme Marguerite Jadot, liées aux juristes libérales comme Ciselet. Les revendications rompent désormais avec les vues antérieures, calquées sur les conceptions modérées d’une Jane Brigode. La Fédération Nationale des Femmes Libérales réclame l’égalité complète des droits des femmes tant politiques, civils qu’économiques. La commission juridique de la FNFL, dans un rapport approuvé par l’assemblée générale de mars 1926, revendique au nom de l’intérêt des enfants et de la dignité du foyer, la suppression de l’article 213, la pleine et entière capacité de la femme mariée d’administrer ses biens propres et ses biens réservés, le choix par les époux du domicile conjugal, la capacité d’ester en justice, de choisir librement une profession ou d’exercer un commerce Les femmes libérales réclament également que l’article 214 soit remplacé par une formule plus égalitaire : « les époux doivent supporter les charges du ménage dans la mesure de leurs revenus ».101 Ces revendications ne suscitent pas d’émotion particulière dans le parti, ni chez les mandataires libéraux peu préoccupés des

« désirs émis par des femmes dépourvues de puissance électorale »102.

L’opinion qu’elles émettent après le vote de la loi du 20 juillet 1932 s’aligne, en toute logique, sur celle de Georgette Ciselet. Si la loi comporte quelques avancées visant à

96 Idem., p. 30-31.

97 Plate-forme du parti libéral en vue des élections législatives de 1925, Bruxelles, 1925, p. 8.

98 COENS, L. « La ménagère devant la loi », Tribune libre féminine, Le Soir, 9 septembre 1921.

99 COENS, L. « Rapport sur la question féminine », Résolutions votées par le Congrès libéral des 16, 17 et 18 octobre 1920, Bruxelles, 1920, p. 3-9. ; BIRBAUM-COENS, L., Le parti libéral et la question féminine, La Louvière, s.d., p. 9-12.

100 COENS, L. « La ménagère devant la loi », Tribune libre féminine, Le Soir, 9 septembre 1921.

101 COENS-BIRNBAUM, L., « Les droits matrimoniaux de la femme », Tribune féminine, Le Soir, 22 juin 1926 ; op.cit., « La femme et la révision du code civil », Tribune féminine, Le Soir, 13 juillet 1926.

102 CISELET, G., « La femme de nulle part ... envie ses sœurs scandinaves », Le Rouge et le Noir, 3 juin 1931.

Références

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