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RÉCIT DE VOYAGE NOBILIAIRE : QUESTIONS PRÉLIMINAIRES

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Academic year: 2022

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(1)RÉCIT DE VOYAGE NOBILIAIRE : QUESTIONS PRÉLIMINAIRES. Pour un enfant avide en nous, partir en voyage c’est revivre. (Michel Butor). "Prier, combattre et voir le monde", Jaroslav Svátek 978-2-7535-8258-3, PUR 2021 http://www.pur-editions.fr. Marco Polo reste le seul voyageur médiéval à être connu du grand public. Les récits de voyage écrits par la noblesse ne sont peut-être pas totalement oubliés, mais plutôt moins évoqués et, du coup, moins édités que d’autres sources. On peut constater l’absence de connaissances précises sur ce qui s’est passé entre les faits relatés par les grands missionnaires et marchands en Asie et les premières découvertes des mondes nouveaux à l’époque moderne. Cet ouvrage a pour but de contribuer à combler cette lacune. Les études préliminaires, qui portaient notamment sur la carrière de Guillebert de Lannoy et de Bertrandon de la Broquière 1, m’ont conduit à définir deux champs de recherche parallèles : celui de la noblesse, avec son cadre splendide, ses traits caractéristiques, ses rituels, ses modèles de comportement, sa mentalité, dirionsnous aujourd’hui ; mais aussi celui du voyage de l’homme (encore) médiéval, dans tous ses états – à commencer par le mouvement du combattant sur les champs de bataille, en passant par le voyage quasi ritualisé du pèlerin ou celui de l’ambassadeur, jusqu’au déplacement suscité par la volonté, jugée encore trop égoïste et vicieuse par certains moralistes médiévaux, de voir le monde. Il est ainsi nécessaire de dévider le fuseau des rapports qui se sont tissés entre ces deux domaines – la noblesse et le voyage. Si ces deux phénomènes représentent, avec le récit, les trois côtés d’un triangle imaginaire, que contient ce triangle ? Le sous-titre de cet ouvrage commence par le mot discours. Nous avons employé ce terme, mille fois utilisé jusqu’à devenir un peu éculé, car il est indispensable de décoder et de comprendre l’origine et la fina1. Les références de ces études se trouvent dans la Bibliographie..

(2) 12. Prier, combattre et voir le monde. "Prier, combattre et voir le monde", Jaroslav Svátek 978-2-7535-8258-3, PUR 2021 http://www.pur-editions.fr. lité du résultat retranscrit de l’activité du voyage. Malgré leur spécialisation particulière, nos analyses seront toujours fondées sur l’idée d’un arrière-plan discursif formé par les rapports entre le voyageur et le voyage, par la tension entre érudition, imaginaire et expérience vécue, et par le lien entre l’auteur du récit et son auditoire. Dans ce contexte, le discours n’est pas seulement « l’expression verbale de la pensée 2 », ni « l’ensemble des mots supérieur à la phrase 3 ». Pour notre propos, le discours n’est pas non plus une simple collection d’attitudes, mais bien l’ensemble des énoncés rattachés à un contexte social, déterminés par lui, et qui contribuent à ce que ce contexte social perdure 4. Le contexte social de notre présente analyse est celui de la noblesse de la fin du Moyen Âge. Elle se caractérise par plusieurs facettes de représentation, dont certaines ont déjà été suffisamment traitées par la recherche historique ou littéraire : la chevalerie, la courtoisie, le décor, le service militaire, etc. Bien évidemment, le fait de voyager n’est pas une activité réservée exclusivement à la noblesse. Certes, pour elle, l’éventail des types de voyage est très varié, mais souvent ils ne diffèrent pas de ceux des autres groupes sociaux : les aristocrates font des pèlerinages ou sont envoyés pour des missions diplomatiques comme les membres d’autres couches sociales, ecclésiastiques ou laïques. Or, ce qui va faire le centre d’intérêt de cette publication, ce sont les moyens spécifiques par lesquels la noblesse pratique le voyage et le « vécu » propre de l’aristocrate en route. Habituellement plus fortunés que les autres voyageurs, les nobles peuvent se permettre d’allonger leur itinéraire, de prolonger leur séjour en pays étranger, comme ce fut le cas lors du pèlerinage en Terre sainte, où ils séjournent souvent plusieurs mois au lieu de trois semaines habituelles. Participant à de nombreuses campagnes militaires, parfois chargés de tâches diplomatiques en période de paix, les nobles ont pour avantage par rapport au reste de la société de pouvoir enrichir leur expérience de voyage. L’aristocratie est elle-même à l’origine de ses propres formes de voyage 5 : la curiosité manifestée pour les sites remar2. Rey-Debove Josette et Rey Alain (dir.), Le Nouveau Petit Robert. Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert, 2007, p. 749. 3. Barthes Roland, « Le discours de l’histoire », in Idem, Le Bruissement de la langue. Essais critiques IV, Paris, Seuil, 1984, p. 163. 4. Théorie de Diana MacDonnell citée par Mills Sara, Discourse, London/New York, Routledge, 1997, p. 11. 5. Pour la spécificité des formes nobiliaires du voyage, je renvoie notamment à l’article de Paravicini Werner, « Von der Heidenfahrt zur Kavalierstour. Über Motive und Formen adligen Reisens im späten Mittelalter », in Brunner Horst et Wolf Norbert R. (dir.), Wissensliteratur im Mittelalter und in der frühen Neuzeit. Bedingungen, Typen, Publikum, Sprache, Wiesbaden, Dr. Ludwig Reichert, 1993, p. 91-130..

(3) Récit de voyage nobiliaire : questions préliminaires. 13. "Prier, combattre et voir le monde", Jaroslav Svátek 978-2-7535-8258-3, PUR 2021 http://www.pur-editions.fr. quables et merveilleux commence progressivement à prendre le pas sur la visite pieuse des sanctuaires ; le voyage chevaleresque, lié notamment à la visite des cours des souverains à l’étranger auxquels le noble peut éventuellement offrir ses services (Heidenfahrt) ; enfin, le grand tour de chevalerie (Ritterreise) où le noble, souvent habité par le modèle littéraire de la quête et poussé par la curiosité haussée au rang d’une vertu 6, combine tous ces éléments dans un seul voyage. De là au tour d’instruction des jeunes aristocrates (Bildungsreise, Kavalierstour), emblématique des époques postérieures, il n’y a qu’un pas. La noblesse du Bas Moyen Âge n’a peutêtre pas inventé le « tourisme » moderne, mais, par ses formes de voyage particulières, elle a contribué de manière essentielle à son évolution. Ces formes diverses et spécifiques du voyage nobiliaire sont véhiculées par toute une série de sources. Parmi elles, il y a des sources monumentales, comme les inscriptions dans les endroits visités, ou archéologiques, les objets ou « souvenirs » rapportés de voyage (insignes des pèlerins, par exemple, ou dons des souverains), sans oublier les sources iconographiques 7. Ce genre de sources, relativement rares, trouve souvent son écho dans les témoignages écrits qui représentent la base de notre analyse. À cet égard, il faut tout de même mettre à part, en premier lieu, les documents officiels que sont les sauf-conduits édités par les souverains pour les voyageurs, ou les notations dans les livres de comptes concernant les dépenses pour tel ou tel déplacement. Si la variété de ces documents nourrit, d’une manière irremplaçable, la recherche sur le voyage nobiliaire, c’est néanmoins le récit de voyage qui reste l’expression la plus éloquente du discours en question. La science littéraire ou historique a longtemps délaissé le récit de voyage médiéval : tandis que la première l’a exclu du domaine de la littérature pour pauvreté esthétique, la seconde, en raison de son approche positiviste, ne l’a pas accepté comme source historique, son authenticité étant souvent considérée comme douteuse 8. Le récit de voyage est devenu, pour le moins, un bon réservoir de curiosités, même pour l’historiographie plus moderne qui commençait déjà à travailler avec d’autres sources plus « littéraires ». En d’autres termes, l’une ou l’autre ne l’a 6. Ibid., p. 103. 7. Par exemple, les vitraux dans les églises, habituels dans l’espace allemand, qui représentent le voyage de certains nobles. L’exemple de Georg von Ehingen est ainsi mentionné par Paravicini Werner, « Von der Heidenfahrt zur Kavalierstour », art. cité, p. 93. 8. Il faut pourtant signaler des exceptions dans cette approche, comme l’article de Martin Sommerfeld, un des premiers historiens à commencer à considérer le récit de voyage comme un genre sui generis. Sommerfeld Martin, « Die Reisebeschreibungen der deutschen Jerusalemspilger im ausgehenden Mittelalter », Deutsche Vierteljahrschrift für Literaturwissenschaft und Geistesgeschichte, n° 2/2, 1924, p. 816-851, cité souvent encore aujourd’hui..

(4) 14. Prier, combattre et voir le monde. "Prier, combattre et voir le monde", Jaroslav Svátek 978-2-7535-8258-3, PUR 2021 http://www.pur-editions.fr. pas encore accepté comme une source spécifique avec ses propres traits et modes d’interprétation. Pourquoi ? Le récit de voyage, surtout dans sa phase médiévale, n’a pas, pendant longtemps, été véritablement défini en tant que genre par la recherche littéraire, qui n’arrivait pas à le classer dans le système des genres établi à l’époque classique et valable pour l’époque moderne 9. Heureusement, la recherche récente a réussi à dépasser ces critères réducteurs 10. La diversité des formes écrites du récit individuel de voyage est un autre grand problème. En dehors des récits de voyage autobiographiques, écrits ou dictés par le voyageur lui-même, on peut repérer des biographies exemplaires qui relatent des voyages effectués par leurs protagonistes, notamment chevaliers 11. Devenus ainsi illustres, ces voyageurs étaient souvent à l’origine de la mise par écrit qui, par sa forme, donne l’illusion d’une certaine distance entre le texte et son héros principal. La paternité de ces ouvrages, rédigés à la troisième personne, s’avère toujours problématique. Une grande quantité d’itinéraires constitue, notamment pour la Terre sainte, une sorte de littérature du « tourisme religieux 12 ». Le voyage médiéval trouve son expression également dans les journaux, les rapports, les épîtres ou les traités - les sources sans doute à la fois les plus « pragmatiques » et les moins « littéraires ». Même les épitaphes inscrites sur les tombeaux de ceux qui ont voyagé (et là, chaque inscription tombale devient une sorte de « récit du grand voyage ») appartiennent à cette variété de formes, rapprochant ainsi les deux sphères – matérielle et textuelle – des sources concernant le voyage. Tout cela est acceptable pour la recherche générique ou « totale » sur le récit de voyage médiéval, qui ne connaît pas les frontières des disciplines. Par ailleurs, le rapport de voyage peut faire appel à plusieurs styles et devenir ainsi une sorte de « mélange des genres » ; ceci n’est pas un trait exclusif du récit de voyage mais, plus généralement, de beaucoup de chefs-d’œuvre de la littérature. 9. Sur la problématique des genres dans la littérature médiévale, voir notamment l’étude de Jauss Hans Robert, « Littérature médiévale et théorie des genres », Poétique, n° 1, 1970, dont nous utilisons la version réimprimée dans Genette Gérard (dir.), Théorie des genres, Paris, Seuil, 1986, p. 37-76 ; et les chapitres concernés dans l’ouvrage synthétique de Zumthor Paul, Essai de poétique médiévale, Paris, Seuil, 2000 (2e édition). 10. Parmi de nombreux travaux, citons l’ouvrage synthétique de Chareyron Nicole, Éthique et Esthétique du récit de voyage à la fin du Moyen Âge, Paris, Honoré Champion, 2013, ou bien la monographie collective toute récente de Coulon Damien et Gadrat-Ouerfelli Christine (dir.), Le Voyage au Moyen Âge. Description du monde et quête individuelle, Aix-en-Provence, PUP, 2017 11. Gaucher Élisabeth, La biographie chevaleresque. Typologie d’un genre, xiiie-xve siècle, Paris, Honoré Champion, 1994. 12. Terme utilisé par Franco Cardini (cité par Guérin Dalle Mese Jeannine, Égypte. La Mémoire et le rêve itinéraires d’un voyage, 1320-1601, Firenze, Olschki, 1991, p. 45)..

(5) Récit de voyage nobiliaire : questions préliminaires. 15. "Prier, combattre et voir le monde", Jaroslav Svátek 978-2-7535-8258-3, PUR 2021 http://www.pur-editions.fr. médiévale 13. Devant ces « textes hybrides et rebelles à tout étiquetage normatif 14 », il est pourtant possible de se poser la question de la dominante qui gouverne le système de ces textes 15. Dans notre cas, ce rôle est attribué au voyage, qui devient le cœur même de l’ouvrage et le principal motif qui pousse le voyageur à fixer son expérience. Si l’on observe l’évolution chronologique, au sein de l’époque médiévale, de ce que nous appelons encore, trop vaguement, le récit de voyage, nous pouvons constater, avec Friedrich Wolfzettel, deux phases essentielles : celle du discours pauvre, style caractérisant notamment le récit de pèlerinage, et celle du discours plein qui rend possible une évolution vers le récit de voyage moderne 16. Au commencement, les aspects rituels du parcours dans les lieux saints ne laissent guère de place à une quelconque originalité. Le pèlerin-auteur du récit s’insère dans l’histoire divine en en recréant les étapes sacrées ; il fait ainsi partie d’un « programme » qui tend à anéantir non seulement le monde réel, mais aussi son propre rôle d’auteur, destiné plutôt à authentifier la réalité du sacré 17. L’influence de l’exotisme, présent dans la littérature et la culture européennes depuis le xiiie siècle, tend à enrichir ce discours pauvre ; le récit de voyage commence à servir davantage d’outils de connaissance géographique 18, mais il a aussi vocation à divertir son auditoire. La deuxième phase est donc caractérisée par tous ces changements conceptuels concernant le voyage et son expression textuelle : le pèlerinage se transforme progressivement en un vaste périple. « Sans renoncer au but religieux, ce type de pèlerin “moderne” réussit à concilier les deux postulations conflictuelles de l’édification et de l’instruction 19 ». C’est ainsi que le récit de voyage est au début dans une sorte de « fonction dépendante » vis-à-vis du récit de pèlerinage 20. Mais, dans les derniers siècles du Moyen Âge, cette perspective commence à progressivement s’inverser.. 13. Le Décaméron de Boccace est à la fois un récit exemplaire, une légende, un fabliau, un récit oriental etc. Voir Jauss Hans Robert, « Littérature médiévale et théorie des genres », art. cité, ici p. 55 sq. 14. Formulation de Gaucher Élisabeth, La biographie chevaleresque, op. cit., p. 38. 15. Jauss Hans Robert, « Littérature médiévale et théorie des genres », art. cité, p. 44. 16. Wolfzettel Friedrich, Le discours du voyageur. Le récit de voyage en France du Moyen Âge au xviiie siècle, Paris, PUF, 1996, notamment p. 9-19, où l’auteur prend l’exemple de l’un de nos voyageurs, Ogier d’Anglure. 17. Ibid., p. 13. 18. Richard Jean, Les récits de voyages et de pèlerinages, Turnhout, Brepols, 1981, p. 30. 19. Wolfzettel Friedrich, Le discours du voyageur, op. cit., p. 51. 20. Selon la structure des genres chez Jauss Hans Robert, « Littérature médiévale et théorie des genres », art. cité, p. 44..

(6) 16. Prier, combattre et voir le monde. "Prier, combattre et voir le monde", Jaroslav Svátek 978-2-7535-8258-3, PUR 2021 http://www.pur-editions.fr. Le changement ne se produit pas exclusivement sur le plan du texte ; les rapports entre les producteurs et les consommateurs des œuvres varient aussi, au sein de la communication culturelle qui les lie 21. On retrouve, des deux côtés, la noblesse du Bas Moyen Âge. Les nobles, déjà bien alphabétisés, commencent au cours du xive siècle à participer eux-mêmes à la création littéraire de leur époque, bien que le niveau esthétique de leurs ouvrages n’atteigne pas encore celui des « grands trouvères » des siècles précédents 22. On constate la croissance de cercles poétiques qui, à côté d’autres groupements aux objectifs plutôt politiques, contribuent à l’acculturation de ce groupe social 23. Le discours sur le voyage, c’est-à-dire le voyage accompli et son résultat écrit, se met au service de cet objectif. Le noble écrit lui-même (ou, dans le roman chevaleresque, se fait décrire) pour pérenniser son exemple. En même temps, il est souvent le commanditaire de l’ouvrage ; imitant leurs souverains, certaines familles commencent à posséder de véritables bibliothèques où les récits de voyage trouvent naturellement leur place 24. Toutefois, l’objectif de cet ouvrage ne consiste pas à saisir la complexité des formes du récit de voyage des nobles, mais plutôt à expliquer le phénomène social que représentent ce type d’écriture et l’activité qui en est à l’origine. Nous allons étudier les récits mêmes, tout en tenant compte du contexte supposé de leur création, ainsi que de leur finalité. L’analyse des sources primaires du voyage retracera les traits particuliers permettant de comprendre le voyage nobiliaire et sa mise par écrit postérieure comme un moyen de représentation de ce groupe social. Enfin, par la variété des textes choisis, nous voulons montrer les diverses facettes de ce genre hybride qu’est le récit de voyage, et mettre en lumière les tendances immanentes de son évolution.. 21. Gaucher Élisabeth, La biographie chevaleresque, op. cit., p. 38. 22. Sur ce phénomène, voir les passages respectifs de la monographie classique de Poirion Daniel, Le poète et le prince, Paris, PUF, 1965, notamment p. 146 sq. 23. Ici, nous faisons allusion surtout à la « Cour amoureuse » du roi Charles VI, fondée en 1401 à Paris. Son rôle et son activité sont analysés par Piaget Arthur, « La Cour amoureuse dite de Charles VI », Romania, vol. 20, 1891, p. 417-454 ; Poirion Daniel, Le poète et le prince, op. cit., p. 37-43. 24. Ceci est bien visible dans le contexte bourguignon. Cf. surtout la synthèse de Wijsman Hanno, Luxury Bound. Illustrated Manuscript Production and Noble and Princely Book Ownership in the Burgundian Netherlands (1400-1550), Turnhout, Brepols, 2010..

(7) Récit de voyage nobiliaire : questions préliminaires. 17. Choix du corpus. "Prier, combattre et voir le monde", Jaroslav Svátek 978-2-7535-8258-3, PUR 2021 http://www.pur-editions.fr. Dans les travaux qui traitent des récits de voyage médiévaux, on peut distinguer essentiellement deux approches quant au nombre des textes analysés. Certains utilisent un nombre relativement élevé de sources primaires 25. L’avantage de cette approche est que l’étendue de la base de récits utilisés permet de saisir le sujet dans son aspect général. Mais de nombreux textes, qui n’y figurent qu’à titre d’illustration d’un phénomène, ont souvent été arrachés à leur contexte spécifique : l’interprétation pourrait en être légèrement différente, si l’auteur connaissait le récit dans sa totalité. L’analyse d’un seul récit de voyage 26 peut éviter, pour sa part, cette perspective simpliste, mais, d’un autre côté, ne permet pas d’appréhender le contexte général dans lequel se situe tel ou tel voyageur dont l’exemple est mis en relief. C’est pour cela que nous avons établi un corpus de plusieurs ouvrages, choisis d’après les critères suivants. Il s’agit tout d’abord d’un critère social : ainsi nous n’avons retenu, parmi les voyageurs, que ceux qui appartenaient à la noblesse. C’est cette appartenance qui, pour une grande part, motive leur mise en route, le caractère et le parcours de leur voyage, ainsi que le « vécu du voyage » répercuté ultérieurement dans le récit. En deuxième lieu, l’époque où les voyages ont été entrepris (et leur mise à l’écrit) ne dépasse pas le cadre de la fin du xive siècle et la première moitié du xve siècle. Avant cette période, on ne répertorie aucun noble qui, après avoir effectué un ou des voyages, aurait été susceptible d’en tirer un ouvrage où le voyage aurait une fonction dominante. Par la suite, le voyage nobiliaire devient une affaire relativement courante, et il n’est pas possible (dans le cadre limité de cette publication) de trop élargir le choix, si l’on veut préserver l’approfondissement de l’analyse. De plus, certains récits de la fin du xve siècle ont déjà été traités dans une perspective comparative 27. Notre analyse se limite aux récits d’origine française, c’est-à-dire écrits dans la langue vernaculaire que l’on appelle le moyen français. Certes, le voyage nobiliaire est un phénomène européen et les récits qu’il suscite ne connaissent pas, par leur style et leur structure, de frontières géographiques, linguistiques ou ethniques : de même que pour le critère précédent, nous concevons notre propos comme ouvert à 25. Les synthèses d’Ursula Ganz-Blättler, Jeanine Guérin Dalle Mese, Margeret W. Labarge ou de Nicole Chareyron (voir la Bibliographie). 26. Par exemple, Deluz Christiane, Le livre de Jehan de Mandeville, une “géographie” au xive siècle, Louvain-la-Neuve, Université catholique de Louvain, 1988. 27. Zrenner Claudia, Die Berichte der europäischen Jerusalempilger (1475-1500), Frankfurt am Main/Bern, Peter Lang, 1981 qui travaille avec un corpus de 14 récits..

(8) 18. Prier, combattre et voir le monde. "Prier, combattre et voir le monde", Jaroslav Svátek 978-2-7535-8258-3, PUR 2021 http://www.pur-editions.fr. une analyse encore plus large. Il nous paraît toutefois préférable, pour le moment, de nous cantonner à un milieu linguistique qui soit suffisamment maîtrisé. Enfin, pour retracer les rapports étroits qui existent entre le voyage, son acteur et sa mise à l’écrit, il est indispensable que le personnage du voyageur et celui de l’auteur soient identiques. Ceci ne signifie pas, bien évidemment, que l’acteur du voyage soit le scribe de son récit. Mais on doit confirmer que sa participation à sa création a été dominante : bien qu’il soit toujours difficile de retracer les circonstances précises de cette mise à l’écrit, il est souvent possible d’estimer que l’acteur du voyage pouvait dicter son ouvrage à quelqu’un d’autre, ou bien que son texte, laissé sous la forme de notes préliminaires, aurait pu être reformulé par un rédacteur. En tout cas, ce choix élimine tout ouvrage anonyme, quelque remarquable qu’il puisse être. En respectant les critères esquissés ci-dessus, quatre récits de voyage nobiliaires parmi d’autres, écrits en moyen français, ont été choisis. Leurs auteurs ont vécu à peu près à la même époque, ils se sont illustrés par des voyages lointains et la paternité de leurs ouvrages est indéniable. Le corpus de base des textes se compose donc des ouvrages suivants : Le Saint voyage de Jherusalem d’Ogier d’Anglure (né vers 1360-mort après 1412) Le Voyaige d’oultremer de Nompar de Caumont (vers 1391-1428 ou 1446) Les Voyages et ambassades de Guillebert de Lannoy (1386-1462) Le Voyage d’outremer de Bertrandon de la Broquière (vers 1390-1459) 28. En dehors de ce corpus de base, nous travaillerons avec un ensemble de textes – essentiellement des récits de voyage nobiliaires – qui ne correspondent pas tout à fait à l’ensemble des critères énumérés ci-dessus, et surtout aux critères linguistique et géographique. Ce « corpus secondaire » est composé de relations écrites, dont la langue et l’origine sont « non-françaises », au sens linguistique et géographique du terme, et il nous servira occasionnellement de matériel comparatif pour commenter un phénomène décrit au sein du corpus de base et ayant des répercussions dans le contexte plus large de la société européenne à la fin du Moyen Âge.. 28. Les titres des récits sont raccourcis par rapport à leur forme complète, souvent repérée dans les incipits des manuscrits. Les textes du corpus de base seront présentés plus en détail dans le chapitre suivant..

(9) Récit de voyage nobiliaire : questions préliminaires. 19. Méthode. "Prier, combattre et voir le monde", Jaroslav Svátek 978-2-7535-8258-3, PUR 2021 http://www.pur-editions.fr. En étudiant ces quatre textes, nous essayerons d’en dégager les phénomènes qui sont communs au moins à deux récits. Ces phénomènes représentent pour nous des unités de discours de voyage, sans doute partagées par d’autres membres de la noblesse. Il convient de s’interroger surtout sur leur finalité, car le sens ne réside pas tant dans l’information délivrée que dans l’intention qui la sous-tend 29. S’il existe des analogies dans l’espace textuel plus vaste du corpus secondaire, nous le signalerons. La construction des chapitres de cet ouvrage suit ce découpage. L’aspect qui unifie les quatre textes (ainsi que de la plupart des relations de voyages au Moyen Âge) est sans aucun doute le discours du pèlerinage. C’est pour cette raison qu’on lui attribuera dans notre analyse la première place. Un autre phénomène qui se dégage des quatre ouvrages est la tendance de nos voyageurs nobles à se représenter dans le récit, surtout dans le cadre du discours de chevalerie. À ce dernier s’associe librement le discours de la croisade, qui apparaît de manière plutôt technique dans deux textes de notre corpus. En dernier lieu, les quatre récits abordent, chacun à sa façon toutefois, la réalité étrangère et inconnue à laquelle les voyageurs sont souvent confrontés. À ces trois ou quatre aspects se lient différents types de motifs (ou de catégories « extra-textuelles ») qui caractérisent nos récits de voyage nobiliaire : si le phénomène du pèlerinage s’associe naturellement à la problématique de la piété personnelle, le discours de chevalerie fait allusion à la noblesse du voyageur, qui s’efforce par ce moyen de représenter sa personne et de la donner en exemple à la postérité. La présence des traités de croisade dans certains textes rappelle un autre aspect important des récits – celui de l’œuvre de commande – qui oppose ces parties spécifiques au reste, écrit plutôt au gré de l’auteur. Enfin, le discours de l’altérité, abordé dans cet ouvrage de manière assez générale, sert au voyageur d’outil pour traduire la réalité étrangère – et étrange – à son auditoire. La succession des chapitres suit une légère évolution, que l’on peut saisir aussi bien au sein du genre des récits de voyage qu’à l’intérieur des textes individuels. Il 29. Gaucher Élisabeth, La biographie chevaleresque, op. cit., p. 37. Bernard Guenée a fait observer ce même problème de l’intentionnalité des ouvrages narratifs : « […] il nous semble maintenant évident que les œuvres historiques médiévales sont des constructions conscientes. Avant d’en utiliser les matériaux, il serait dangereux de ne pas approfondir les perspectives et les buts de leurs auteurs. », Guenée Bernard, « Histoires, annales, chroniques. Essai sur les genres historiques au Moyen Âge », dans Idem (dir.), Politique et histoire au Moyen Âge. Recueil d’articles sur l’histoire politique, Paris, Publications de la Sorbonne, 1981, p. 280..

(10) 20. Prier, combattre et voir le monde. "Prier, combattre et voir le monde", Jaroslav Svátek 978-2-7535-8258-3, PUR 2021 http://www.pur-editions.fr. s’agit de la tension entre la manière de rédiger relativement établie qui est caractéristique des récits de pèlerinage (où les traces du discours pauvre sont encore présentes à cette période), et les formes plus libres du récit de voyage naissant, genre pas encore enraciné dans le canon littéraire. Ces formes, qui commencent à prévaloir à l’époque de nos quatre récits, se sont développées progressivement jusqu’à l’époque moderne, où le phénomène de l’altérité et les principes de sa traduction sont devenus dominants. Nous ne pourrons qu’esquisser cette légère évolution, tout en respectant la perspective synchronique de nos quatre textes. Avant de nous lancer dans l’analyse des textes mentionnés, il convient de les présenter maintenant plus en profondeur, ainsi que leurs auteurs..

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