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De la fessée à la maltraitance

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Academic year: 2022

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Texte intégral

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De la fessée à la maltraitance

From spanking to maltreatment

Sylvie Lapuyade

Pédopsychiatre, psychanalyste, Membre de l’AFIREM, 8 rue Stanislas, 75006 Paris

<sylvie.lapuyade@free.fr>

Résumé.La reconnaissance de la maltraitance date d’un peu plus d’un demi-siècle. Sa cli- nique s’est progressivement enrichie et, plus récemment, élargie aux violences éducatives ordinaires. La législation concernant les droits de l’enfant a évolué. Comment se repérer dans ces évolutions sociétales et dans la clinique individuelle ?

Mots clés :fessée, maltraitance, législation, clinique

Abstract.Child abuse was acknowledged over half a century ago. Its clinical approach has been gradually enriched over the years and more recently extended to ordinary disciplinary violence. Child related legislation has evolved over time. How do you find your way in social changes and individually based clinical approach?

Key words:child abuse, legislation, clinical approach

L

a fessée revient régulièrement faire la Une des médias, avec la question : « Faut-il interdire la fessée ? ». Où en sommes-nous aujourd’hui, en septembre 2018, sur les plans juridique et social ? Pour- quoi la fessée apparaît-elle, dans le débat public, comme le modèle des violences éducatives ordinaires ? Quelles idéologies ou théories sous- tendent des prises de position tran- chées ? Peut-on définir une limite entre les violences éducatives ordi- naires et la maltraitance ? Quelles réponses apporter ? Des réponses juridiques et sociales ? Des réponses à l’échelle de l’individu ?

Voilà bon nombre de questions que nous tenterons d’éclairer faute de pouvoir y répondre.

Un peu d’histoire

Abordons d’abord l’évolution juridique et sociale du siècle passé pour mieux situer où nous en sommes aujourd’hui.

L’œuvre du droit en matière de protection de l’enfance est relati- vement récente. Le Code civil de 1900 autorisait encore les parents

« à infliger à leurs enfants, dans un but moral, des châtiments cor- porels, pourvu que ces châtiments n’excèdent pas les bornes de la modé- ration ». Jusqu’en 1935, un père avait le droit de faire incarcérer son enfant dès lors que « son auto- rité était bafouée, la paix familiale compromise, ou que le père avait de graves sujets de mécontentement».

Les instituteurs, malgré des cir- culaires ministérielles leur interdisant les châtiments corporels, étaient relaxés par les tribunaux au motif de la délégation d’autorité paternelle qui leur conférait un droit de correc- tion sur les enfants qui leur étaient confiés.

Pourtant, ces mauvais traitements infligés aux enfants étaient déjà très présents dans la littérature de la fin du XIXesiècle (Jules Renard, Jules Vallès, Emile Zola, Victor Hugo ou encore Charles Dickens et Mark Twain).

Cette époque, dans sa dimension de complicité active entre la mal- traitance physique et psychologique d’une famille et celle d’une institu- tion scolaire, est bien montrée dans un récit-hommage de J.M. Ropital à sa cousine, suicidée à l’âge de 14 ans :Les fessées[1].

doi:10.1684/mtp.2018.0695

m t p

Tirés à part : S. Lapuyade

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En ce début de XXesiècle, la tolérance de la société est grande en matière d’abus sexuels. André Gide, cité par Boris Cyrulnik dansLes âmes blessées [2], publie ses notes de juré de Cour d’assises en 1912 [3]. Il écrit que beaucoup d’avocats ou d’auditeurs rient quand une petite fille de douze ans raconte comment son père la violait :

«certains s’indignaient qu’on occupe la cour de vétilles, comme il s’en commet chaque jour de tous les côtés(. . .) il n’y a pas lieu de condamner le père pour si peu».

À cette époque où la maltraitance des enfants est déjà tellement présente dans la littérature, la médecine pour sa plus grande part, comme le reste de la société, est aveugle et sourde à ces questions de mauvais traitements infligés aux enfants.

Pour changer ces mentalités vieilles d’un siècle à peine, il aura fallu la conjonction de différents facteurs bien difficiles à repérer de manière exhaustive. Mais citons :

– Les évolutions sociétales, particulièrement dans l’après-guerre, qui ont fait avancer l’égalité homme- femme ; cette redistribution des rôles parentaux a permis une remise en cause du pouvoir dupater familiasau sein de la famille.

– Les grands mouvements pédagogiques nés en Europe à la fin du XIXeet au début du XXesiècle (Montes- sori, Decroly, Freinet, Korczak pour ne citer qu’eux). Tous prônent le droit de l’enfant au respect, lui donnant, par contrecoup, un statut familial et social différent.

– La ténacité de certains cliniciens, et celle des pédiatres en premier lieu, pour ce qui concerne la maltrai- tance physique d’abord ; elle a su vaincre les résistances à reconnaître et prendre en compte ces signes objectifs de mauvais traitements volontaires.

En France, en 1860, les travaux d’Ambroise Tardieu, Étude médico-légale sur les mauvais traitements exercés sur les enfants, ont trouvé peu d’écoute.

Dès 1946, aux États-Unis, les travaux de René Spitz sur l’enfant carencé, avec la description de la dépression anaclitique du bébé faute d’étayage sensoriel, ont pu être entendus plus facilement que l’agression d’un enfant par son parent.

L’intérêt pour la maltraitance physique des enfants a repris en France après les travaux des pédiatres américains John Caffey en 1946 et Fréderic Silverman en 1953 qui, avec les progrès de la radiologie pédiatrique, ont mon- tré les conséquences de la maltraitance physique. Ce sont Pierre Straus à Paris et Michel Manciaux à Nancy qui ont été les pionniers de ce travail.

Michel Manciaux parle de déni de réalité quand il commenc¸a à présenter des cas de maltraitance à ses pairs.

Cela indique bien l’intensité de la résistance à cette repré- sentation de parents maltraitants.

Leurs travaux associés à ceux d’autres pédiatres ont permis de passer de la sémiologie de l’enfant battu à la complexité de l’enfant maltraité et plus tard encore,

à l’idée d’enfances en danger (il est difficile de citer toutes les éditions et tous les auteurs, mais on peut ren- voyer notamment vers les références [4] et [5]). L’évolution de cet ouvrage collectif, réédité et augmenté plusieurs fois, montre que les sévices sexuels et l’inceste ne furent abordés dans leur ampleur que plus tard avec, entre autres, l’apport des travaux de Michelle Rouyer et Marie Drouet, pédopsychiatres qui publièrent L’enfant violenté en 1986. Les violences institutionnelles ne sont apparues qu’encore plus tard, dans l’édition de 1993, en particulier grâce aux travaux de Stanislaw Tomkievicz sur la maltrai- tance institutionnelle. Stanislaw Tomkievicz a lutté toute sa vie contre l’émergence de violences dans les institu- tion médico-sociales et sociales : Citons par exemple sa réflexion sur le cadre propice à ces violences :«Toute ins- titution pour qui l’idéologie devient plus importante que les usagers est à risque de violence(. . .)c’est la rencontre d’une idéologie intégriste (c’est-à-dire inflexible) avec une personnalité de type paranoïaque compensé qui se main- tient grâce à un réseau polymorphe de soutiens extérieurs locaux et régionaux (conseil municipal, conseil pour géné- ral, CREAI, etc.), aidé par un discours où la dramatisation des troubles des usagers joue un rôle prédominant. C’est dans ce type d’institution que le personnel se fatigue plus vite qu’ailleurs et où il est poussé aux violences ponctuelles avec les usagers»[6].

L’AFIREM1, fondée en 1979, avec son siège à l’hôpital Necker à Paris et, grâce à l’activité de ses membres per- mettant une réflexion pluridisciplinaire, a contribué à l’approfondissement et à la formation de ces cliniques de l’enfance en danger.

Celle-ci s’est enrichie à la fin du XXe siècle du syn- drome de Munchausen par procuration d’abord décrit par le pédiatre anglais Roy Meadow en 1977. On en trouvera une bonne description dans le roman policier de Thierry Jonquet,Moloch[7].

Dans un autre domaine, mais à la même époque, les hématomes sous-duraux décrits par Manciaux en 1957 trouvent leur explication dans le syndrome du bébé secoué. Un important travail collectif pluridisciplinaire à l’hôpital Necker a permis un colloque sur ce thème en 1999 et la publication d’un ouvrage collectif en 2000 [8]. Il fit l’objet en 2006 d’une note de prévention dans les carnets de santé.

En même temps, à la fin du XXesiècle, le corpus juri- dique évolua. En 1994, le nouveau Code pénal modifiait celui qui résultait de la loi de 1981 qui tolérait encore les violences légères (dites éducatives). L’article 222-13 est rédigé ainsi :«Les violences ayant entraîné une incapa- cité de travail inférieure ou égale à huit joursou n’ayant entraîné aucune incapacité de travail sont punies. . . ». Donc, en théorie, toute violence, quelle que soit son inten-

1AFIREM : Association franc¸aise d’information et de recherche sur l’enfance maltraitée

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sité, peut tomber sous le coup de cet article. Dans les faits, les violences dites légères ou éducatives ordinaires, surtout si elles ne sont pas répétées ne sont pas punies.

Dans le fil de la clinique de la maltraitance et fondé sur le respect de l’enfant, s’est constitué, principalement avec Alice Miller, le concept de violences éducatives ordi- naires comprenant autant des violences physiques dites

«banales»(gifles, fessées. . .que des violences psycholo- giques (humiliations, brimades. . .).

L’OVEO2a vu le jour en 2005. Dans cette lignée, des associations, des forums sur internet promeuvent une édu- cation positive, une éducation sans violence.

En 2018, 50 pays ont aboli les punitions corporelles à l’école et à la maison. La Suède fut le premier en 1979.

Ces évolutions juridiques européennes et internationales restent fragiles. J’en donnerai pour exemple de retour en arrière possible, celui de la Russie qui, le 25 janvier 2017, a dépénalisé les violences domestiques n’entraînant pas d’hospitalisation et les a commuées en peine administra- tive.

L’Assemblée Générale des Nations Unies, en février 2016, et le Conseil de l’Europe, en mars 2015, ont condamné la France pour sa législation insuffisamment explicite sur l’interdiction des violences éducatives ordi- naires.

Un amendement à la loi Égalité et Citoyenneté pré- voyait cette interdiction, mais il a été retoqué par le Conseil Constitutionnel en janvier 2017, au motif qu’il était sans rapport avec l’objet principal de la loi.

En février 2018, des députés ont déposé un projet de loi interdisant explicitement les violences éducatives ordi- naires. Cela s’est encore une fois traduit dans les médias par«Faut-il interdire la fessée ?».

Pourquoi la fessée ?

Il suffit d’ouvrir un moteur de recherche avec le mot fessée pour trouver trois grands thèmes : la fessée, violence éducative, la fessée érotique et, découlant des deux pre- miers, la fessée dans la littérature enfantine. Cela montre bien l’intrication des représentations de la fessée, au niveau de toute une société. La fessée intéresse bien davan- tage que la gifle ou les humiliations verbales qui peuvent blesser pour toujours. Elle mobilise l’intime de chacun dans les souvenirs de son enfance et ses fantasmes.

La fessée comme violence éducative se décline selon une infinité de variations sur le thème, comme le montre si bien Pierre Gripari dans le livre pour enfants,le marchand de fessées[9], en personnifiant les fessées. Ce livre, écrit en 1980, offre à l’enfant (et à ses parents qui le lui lisent) tout un tissu imaginaire où se mêlent le plaisir de l’adulte de voir les enfants se faire fesser, ses manipulations pour y parvenir, les renversements de position, du plaisir de voir

2OVEO : Observatoire des Violences Educatives Ordinaires.

les enfants être fessés à être fessé soi-même. Cette richesse est bien loin de livres plus récents ou grosso modo, on martèle que la fessée est interdite sans laisser à l’enfant et à ses parents de quoi penser, parler, construire un tissu de représentations et de paroles ouvrant sur une réflexion, autre que la pensée binairebien/pas bien.

La fessée ajoute au geste agressant le corps de l’enfant son poids de sexuel pour les deux protagonistes ; cette fes- sée, éventuellement même parfois sur le corps de l’enfant partiellement dénudé, est appliquée sur une zone très sexualisée du corps dans l’imaginaire collectif.

Le discours ambiant renferme de nombreuses occur- rences de l’érotisme de la fessée entre adultes.

Le chanteur Brassens en a fait une chanson où il com- mence à « fesser sans trop regarder l’insolente qui, lui faisant remarquer qu’elle avait un beau cul, fait se trans- former la fessée en une caresse»3. Il y met en chanson l’impulsion à donner la fessée comme correction (à une adulte), tempérée par le regard détourné, et dès lors qu’il y associe le regard, la fessée se transforme en caresse.

Le livre de Jacques Serguine, Éloge de la fessée [10] nous donne quelques pistes concernant cet érotisme :

«Cependant, plus que la profondeur vertigineuse et pré- hensible du sexe, il semble que ce soit la convexité même du derrière, sa masse, son équilibre oppressant de rocher dense au-dessus du vide ». Les fesses viendraient donc, pour l’auteur, masquer, faire rempart au vide (du point de vue masculin) du sexe de la femme sans pénis, pou- vant susciter l’effroi du garc¸on. Serguine questionne :

«Sommes-nous tous, en matière de derrière, des amateurs d’enfants ?». Il s’insurge vivement contre la fessée don- née aux enfants parce que«leur derrière, au demeurant souvent fort gracieux, sont encore si petits, voyez-vous.

Ensuite, parce que cela leur fait mal»et qu’ils ne peuvent se défendre ou consentir. Puis, après cette argumentation très surmoïque, Serguine dit :« Au reste, si en tout état de cause, à un moment quelconque, votre enfant vous exaspère, fessez-le, cela vaudra toujours mieux que de le haïr.» Il semble nous indiquer là que la digue inter- dictrice peut facilement lâcher, si elle ne repose pas sur des fondations solides maillant la reconnaissance par le parent de son ambivalence à l’égard de son enfant et le travail constant de la juste distance des corps entre proches.

La fessée, dans l’imaginaire collectif, semble bien faire raisonner des images érotiques.

C’est cela que développait Sigmund Freud en 1919 [11] avec la description du fantasme«On bat un enfant».

Ce fantasme était apparu avec beaucoup de résistance et de honte chez plusieurs de ses patients en analyse ; il était toujours lié à des sensations voluptueuses, presque toujours accompagné de satisfactions masturbatoires. Le fantasme se décline en trois temps :

3ChansonLa fessée, Georges Brassens.

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– Le père bat un enfant qui n’est pas moi et que je hais.

– Mon père me bat (mais ce temps est une recons- truction).

– Un adulte, substitut du père, bat un ou plusieurs enfants. Le sujet n’est pas inclus dans la scène mais la regarde.

Dans cet article, Freud signale que les patients qui lui ont fait part de ce fantasme n’avaient pas été des enfants très gravement maltraités physiquement«élevés à coups de trique»,mais qu’ils avaient éprouvé à quelques reprises la force supérieure des parents et des éducateurs. On pour- rait formuler l’hypothèse que ces personnes ont perc¸u la violence agressive et érotisée potentielle de l’adulte tuté- laire envers eux sans en être complètement terrassés.

Des conséquences pour l’enfant

Les fessées et d’autres gestes maltraitants ont pour point commun de « transformer subitement le toucher protecteur de l’enfant, retenant l’impulsivité de ce der- nier, en occasion d’agression par le parent débordé par sa propre agressivité envers l’enfant, et les coups vengeurs surviennent», comme le dit Pierre Delion [12]. Autrement dit, le parent suffisamment bon qui contient si besoin par la parole et le corps, l’impulsivité de son enfant change bru- talement de registre pour laisser s’exercer de l’agressivité contre lui. Cela souvent l’étonne lui-même et le désole parfois dans l’après-coup. L’enfant peut être sidéré et ter- rifié de cette irruption de la violence agressive de son parent.

Disons d’emblée que sur le plan psychique, ces accès sont, d’une manière générale, délétères. Dès le début du XXe siècle, dans La confusion des langues [13], le psychanalyste Sandor Ferenczi, très original dans sa pen- sée, avait mis en évidence le mécanismed’identification à l’agresseurcomme défense permettant que l’agression cesse d’exister en tant que réalité extérieure et figée, et, de ce fait, de se défendre de la représentation de l’agressivité du parent. Autrement dit, ce qu’il en reste pour l’enfant lorsque des violences dites « éducatives » sont banalisées et répétées, c’est la nécessité de la vio- lence agressive comme modèle d’amour et de règlement des conflits, l’absence de respect du corps de l’autre sur lequel on peut s’autoriser à prendre prise. Les tra- vaux sur l’intersubjectivité mettent en avant l’empathie, l’imitation par l’enfant de son parent. Le dicton populaire

« Fais ce que je dis et pas ce que je fais »montre bien l’asymétrie complexe de cette position : je frappe mais toi n’en as pas le droit, devenir adulte, c’est acquérir ce droit.

Dans la clinique des jeunes enfants, on voit bien que ces gestes ou paroles violentes répétés sont totalement contre-productifs. Les enfants n’ont de cesse de recher-

cher cette réponse du parent, vécue comme une marque d’attention, d’intérêt voire d’amour. Ils répètent sur leurs pairs ces comportements violents. Il peut s’en suivre des difficultés psychiques sérieuses compromettant leur ave- nir. Il est décisif pour un enfant subissant des violences ordinaires de pouvoir s’appuyer sur d’autres adultes, dans la famille, à l’école, dans les lieux de soins en expéri- mentant d’autres types de relations, de manière à ne pas s’enfermer dans cette relation délétère.

Ce qui est à prendre en compte pour l’importance des effets sur l’enfant, ce n’est pas le geste en soi (hor- mis lorsque la violence du geste a des conséquences physiques pour celui-ci), mais l’intensité de la dimension destructive que l’adulte y met rendant chaque situation inédite. Cette dimension de destructivité est à interroger au sein de chaque histoire, chaque fois singulière, comme le souligne B. Golse [14]. Cette dimension de destructi- vité s’exprime dans ce que le parent pense et fait de ses actes : entre le parent qui vient demander de l’aide car il se sent débordé et effrayé par sa violence et le parent justifiant ses méthodes éducatives auprès de l’école, des médecins ou des services sociaux, il y a un monde avec des personnalités bien différentes des parents.

Des points de vue différents

Les débats récurrents« Faut-il interdire la fessée ? » mettent en évidence des positions très diverses.

Un débat télévisé de 2015 entre un représentant de l’OVEO, Gilles Lazimi, et le directeur de Familles de France, Thierry Vidor, est intéressant4. De manière à convaincre des méfaits des violences éducatives ordi- naires, Gilles Halimi, pédiatre, met en avant des données objectivesrécentes comme les lésions étudiées en IRM sur le cortex pré-frontal des enfants subissant des violences éducatives ordinaires. Même le stress de cris répétés aurait des conséquences. (Il semble qu’il faille, comme pour les débuts de reconnaissance de la maltraitance, le roc dur de la réalité physique pour essayer de convaincre, comme si les conséquences psychologiques n’étaient pas audibles.) À cela, M. Vidor répond qu’il ne faut pas confondre une fessée de temps en temps et maltraitance. Les arguments de M. Halimi ne sont pas rec¸us.

Plus central encore dans le désaccord est leur position par rapport à une loi qui interdirait très explicitement les violences éducatives ordinaires. Ce que soutient l’OVEO, c’est qu’une loi est symbolique, qu’elle pose un interdit et constitue une sorte de garde-fou, assurant l’enfant de son droit. Ce que craint M. Vidor, c’est que cette loi déjuge

4Débat sur BFM-TV du 30 mars 2015 entre Gilles Lazimi (OVEO) et Thierry Vidor, directeur général de Familles de France, débat visible sur You Tube à l’adresse suivante : https://www.youtube.com/watch?

v=lJAtkwrRyiE

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et décrédibilise les parents, que l’État vienne s’immiscer dans la famille.

Au-delà de ce qui était dit dans ce débat, c’est toute la question du droit de l’enfant qui est posé. L’enfant appartient-il à sa famille où bien l’enfant est-il dès sa nais- sance un sujet de droit dont la famille est responsable ? On peut y voir une résistance à voir l’autorité de la famille affaiblie et à la promulgation d’un droit de l’enfant recom- posant les droits et devoirs de chacun. Dans le même ordre d’idées, la justification du retour en arrière de la loi russe concernant les violences domestiques est, sous la pression de l’Église orthodoxe, de ne pas provoquer la«destruction de la famille».

Quelles idées, quelles théories ?

Le point de vue des partisans d’une loi interdictrice forte, représentés en France par l’OVEO, est argumenté par Olivier Maurel dans son livreLa fessée, préfacé par Alice Miller, dont les travaux servent de fondement à la réflexion de ce mouvement d’idées [15]. Il est présomptueux de tenter de résumer le travail d’Alice Miller, mais essayons d’en extraire quelques points.

Le thème central de son œuvre, comme elle le dit elle- même, est le déni des souffrances de l’enfant :«Je nomme maltraitance la méthode qui s’appuie sur la violence » [16]. La maltraitance commence aux violences éducatives ordinaires, c’est le point sur lequel elle insiste tout au long de son travail. Pour Alice Miller, les émotions liées aux mauvais traitements subis dans l’enfance sont refoulées sous la pression religieuse du quatrième commandement :

«Tu honoreras ton père et ta mère». Ce précepte aveugle la société entière et forme le noyau dur de la résistance à la réalité des mauvais traitements. Ces enfants n’ont jamais pu se départir de la peur de leurs parents et, au lieu d’aimer, font preuve d’un«attachement pathogène, composé d’un mélange de peur et de sentiment du devoir, qui ne peut se confondre avec le véritable amour – ce n’est qu’un simulacre, qu’une fac¸ade»[16].

Ces refoulements des mauvais traitements, faute d’un témoin secourable capable de les entendre et de les nommer, rejailliront non seulement sur leurs modalités relationnelles en général mais aussi dans des symptômes corporels.

Pour Alice Miller ou Olivier Maurel, un enfant qui aurait été élevé sans violence ne pourrait jamais devenir un dictateur. Pour soutenir ce point de vue, ils s’appuient sur l’enfance violentée des grands dictateurs de notre époque (Hitler, Staline, Saddam Hussein. . .).

Nul ne peut contester qu’une éducation sans violence aucune – mais est-il possible qu’elle existe ? – ferait des adultes plus épanouis. Cependant, Alice Miller et ses élèves vont jusqu’à théoriser que toute la violence du monde s’ancre dans cette violence faite à l’enfant. Ce point

de vue paraît réducteur au regard de l’immense comple- xité des violences collectives, comme en témoigne, par exemple, l’œuvre d’Hannah Arendt qui, au contraire, met en évidence, labanalité du mal.

Du point de vue du développement de l’enfant, c’est aussi penser l’enfant comme une page blanche sur laquelle viendraient s’inscrire les effets de son environnement édu- catif.

Ce point de vue ne prend pas en compte ce qui est interne à l’enfant, en particulier, toute la dimension pulsionnelle de son être. Cela commence avec cette fameuse violence fondamentalede Bergeret [17] :«ins- tinct violent, naturel, inné, universel et primitif au service de l’autoconservation et qui s’origine dans les tout pre- miers temps de la vie du petit d’homme où seule la distinction soi/non-soi existe et où il n’est donc pas ques- tion d’intentionnalité». Au cours de son développement, l’enfant expérimente, dans la relation aux autres, les nou- velles potentialités pulsionnelles de son corps avec le cortège de plaisir-déplaisir et d’agressivité qui les accom- pagne. Par exemple, lorsque le tout-petit découvre le pouvoir de ses dents, il prend du plaisir à croquer dans des aliments durs mais aussi à mordre un parent ou un autre enfant comme exercice du pouvoir et de la puissance de son oralité. Le passage de l’enfant par ces expériences est inévitable, inhérent à sa construction. Bien évidemment, il est alors décisif de contenir cette impulsivité de l’enfant en l’initiant aux interdits de notre culture. Il faut l’aider à transformer cette énergie en quelque chose de créatif, si possible, mais en tout cas, acceptable pour autrui. Pour les raisons susdites, on comprendra bien évidemment que mordre l’enfant en retour ne lui permet pas la subjectiva- tion de cet interdit de mordre, de cettecastration partielle oraledisait Franc¸oise Dolto.

Des évolutions dans le concept de maltraitance ?

La montée en puissance des mouvements sociétaux prônant l’interdiction des violences éducatives ordinaires a élargi le concept de maltraitance. Où commence cette maltraitance élargie ? Voilà une question qui nous laisse pantois si l’on cherche à définir la maltraitance élargie par les actes commis ou les paroles prononcées. En effet, quel parent n’a pas un jour dérapé en criant, prononc¸ant une parole blessante ou même donné une gifle ou une fessée ? Ce n’est donc pas du point de l’acte isolé de son contexte que l’on pourra s’orienter mais au contraire dans une analyse rigoureuse de la situation globale. Du côté des paroles blessantes, les cliniciens connaissent bien l’infinie variété de celles-ci. Comment les caractériser ?

En revanche, à l’autre bout du spectre, la mal- traitance gravissime existe toujours et, régulièrement, d’abominables faits divers viennent nous le rappeler. Ces

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enfants-là continuent à passer au travers des mailles de tous les filets sociaux. Alexandre Seurat, dansla Maladroite [18], s’inspire d’une histoire vraie et y relate l’impuissance muette de chacun.

Cette idée de spectre dans la maltraitance implique l’idée d’un continuum, ce qui n’apparaît pas pertinent dans la clinique. Nous avons déjà évoqué l’importance de la destructivité que le parent met dans ses actes mal- traitant. Citons à nouveau B. Golse :«Il importe de dire que ce n’est pas l’agressivité envers tel ou tel enfant qui est forcément anormale, mais que c’est la rupture des digues et des contre-investissements édifiés à l’encontre de cette agressivité qui signe véritablement la psychopathologie des adultes»[14].

En effet, dans les consultations de pédopsychiatrie, nous sommes de plus en plus souvent confrontés à la prise en charge d’enfants dont les parents, authentique- ment malades mentaux, ne sont pas soignés : de nombreux enfants vivent seuls avec une mère psychotique ou grave- ment déprimée ; d’autres se débrouillent avec des parents alcooliques, drogués ou addicts aux jeux vidéo.

Les difficultés grandissantes de la psychiatrie de l’adulte n’y sont pas étrangères. Ces éléments cliniques ne donnent pas l’impression d’un continuum entre, d’une part, les violences éducatives ordinaires dans des familles demandeuses d’aide et, d’autre part, la maltraitance d’enfants confrontés à la folie d’un parent sans avoir le sou- tien d’au moins un autre adulte tutélaire. Mais là encore, on ne peut rien graver dans le marbre car il est avéré que certains enfants, bien entourés par ailleurs, peuvent se débrouiller assez bien d’un parent très perturbé, sauf sans doute quand l’enfant est exposé à la perversion d’un parent.

Cet élargissement du concept de maltraitance a paral- lèlement donné lieu à l’émergence de« méthodes édu- catives sans violence»dites bienveillantes, d’inspiration comportementaliste. On peut y voir le souci d’aider les parents en difficulté et sans doute qu’elles y réussissent parfois mais ce qui apparaît dans la clinique, ce sont les parents qui brandissent ces méthodes comme des éten- dards justifiant le savoir tout-puissant de la mère (ou du père) sur son enfant. La«parenté naturelle»prônée par- fois dans ces méthodes justifie le co-sleeping, l’allaitement très tardif, des familles claustrophiles, soudées autour du mythe de la « vraie mère ». C’est ce qu’étudie Laura Pigozzi dans son livre Mon enfant m’adore [19].

On peut le rapprocher ce que disait déjà le très grand pédiatre et pédagogue, Janusz Korczak, dans son mani- feste de 1928 :

« Manquons-nous totalement de discernement pour accabler les enfants de caresses en croyant leur expri- mer ainsi notre bienveillance ? En réalité, c’est nous qui nous réfugions dans leurs bras pour y chercher protection ou espoir, pour fuir les heures de douleur orpheline, de

solitude immense. Nous les chargeons du poids de nos souffrances et de nos langueurs.

Toute autre caresse s’apparente à une recherche et à un éveil blâmable de sa sensualité. “Je te cajole car je suis triste”. “Embrasse-moi et je te donnerai ce que tu veux”.

Ce n’est pas de la bienveillance, c’est de l’égoïsme». Un autre effet paradoxal et délétère du repérage de la maltraitance élargie pour les enfants et leur famille est celui duprêt à penserde ces situations dans les différentes institutions accueillant des enfants. Dans cette culture sociétale du risque zéro, un comportement ou un symp- tôme peuvent être isolés et s’ils entrent dans la catégorie

«à risque», déclenchent l’application deprocédurespou- vant avoir des conséquences dramatiques pour l’enfant et ses parents.

Quelles réponses ?

Sur le plan juridique, il est probable que la France finisse par s’aligner sur la Convention Internationale des Droits de l’Enfant (qu’elle a signée il y a 25 ans) et sur le droit européen pour expliciter plus clairement l’interdiction des violences éducatives ordinaires. Cette loi, dans sa fonction symbolique, pourra servir de garde- fou mais dans les limites déjà évoquées.

Ce qui semble décisif c’est qu’une situation de mal- traitance soit réellement pensée dans sa complexité en faisant généralement appel à l’échange entre plusieurs disciplines. C’est bien différent que d’imposer aux pro- fessionnels de l’enfance des procédures ou des conduites à tenir dès lors qu’ils se trouvent en présence d’un compor- tement, d’un symptôme, d’une manifestation anormale.

Aujourd’hui, les parents sont souvent pris dans de réelles difficultés qui s’articulent autour de changements sociétaux : le droit à l’enfant, la culture de la réussite et du risque zéro.

Il faut rappeler aux parents les paroles iconoclastes de Winnicott, en 1948 [20] ; elles entamaient l’image de la mère idéale qui sommeille au fond de chacun :

« Permettez-moi de donner des raisons pour lesquelles une mère hait son petit enfant, même un garc¸on ». Il cite dix-sept raisons très diverses. Retenons par exemple :

«L’enfant n’est pas celui du jeu de l’enfance, l’enfant du père, l’enfant du frère, etc..» ;« L’enfant est un danger pour son corps pendant la grossesse et à la naissance»;«Il est cruel, la traite comme moins que rien, en domestique sans gages, en esclave».

Il faut aider les parents à parler de leur ambivalence, les déculpabiliser de ne pas être le parent parfait (et surtout la mère parfaite, ce qui vaut pour l’un et l’autre). Quand cette ambivalence peut être pensée et élaborée, l’enfant reprend sa place d’autre avec toute sa dimension d’altérité. Il peut alors être l’objet d’attentions et de soins respectueux de son enfance.

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Quand le parent ordinaire ne peut plus s’autoriser à penser cette ambivalence, c’est là qu’il est le plus sus- ceptible d’impulsions agressives contre son enfant. La reconnaissance de la possibilité de ces débordements dans les recommandations du carnet de santé«faire appel à un tiers, poser l’enfant dans son lit»quand le parent se sent débordé contribue à la prévention de ces moments.

Il faut aussi offrir aux professionnels des temps de réflexion et d’élaboration pour leur éviter de s’identifier à des parents idéaux juste aptes à appliquer des procé- dures. Il faut, comme soignant, reconnaître et travailler sa propre ambivalence par rapport à l’enfance.

Lutter contre la maltraitance des enfants s’inscrit à la croisée du social et de l’individuel. Chaque époque, chaque culture donne sa couleur à ce défi toujours renou- velé. Par exemple, ne pas aller à l’école mais à la mine au début du XXe siècle, était une forme de maltraitance, mais, au XXIesiècle, aux États-Unis ou en Asie, faire ingur- giter aux enfants, dès leur plus jeune âge, une somme de connaissances inouïe pour entrer dans la meilleure école maternelle en est une autre.

Ce qui peut sans doute nous guider au mieux dans le regard que nous portons sur la maltraitance de l’enfant, c’estle droit de l’enfant au respect, comme le martelait Korczak. Ce droit au respect est sociétal et individuel. C’est donner des droits à l’enfant dont la famille n’a pas un titre de propriété mais la responsabilité. C’est bien sûr recon- naître ses besoins fondamentaux et penser, au cas par cas, les situations qui lui sont délétères. C’est aussi tenir compte des propres compétences de l’enfant qui ne réagira pas de manière identique à des situations similaires. Il faut garder à l’esprit la nécessité de penser chaque situation dans sa singularité et si possible à plusieurs, de disciplines différentes.

Points à retenir

La maltraitance de l’enfant prend des formes différentes selon les époques et les cultures.

En France, la reconnaissance des différents modes de maltraitance date du siècle dernier.

Le travail de diagnostic de maltraitance bute sur des résistances qu’on ne peut jamais considérer comme définiti- vement vaincues.

La prise en charge de la maltraitance infantile néces- site la prise en compte de la singularité et de la spécificité de chaque situation, au mieux, dans un travail pluridisciplinaire.

Liens d’intérêts : l’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt en rapport avec l’article.

Références

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Nantes : Editions Almathée, 2014.

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4.Manciaux M, Strauss P. L’enfant maltraité. Paris : Fleurus, 1993.

5.Manciaux M, Gabel M, Girodet D, Mignot C, Rouyer M. Enfances en danger. Paris : Fleurus, 2002.

6.Tomkievicz S. (dir.) Prévenir, repérer et traiter les violences à l’encontre des enfants et des jeunes dans les institutions sociales et médico-sociales. Pairs : ENSP, 1999 : 18.

7.Jonquet T. Moloch. Paris : Gallimard, 2001.

8.Renier D. Le bébé secoué. Paris : Karthala, 2000.

9.Gripari P. Le marchand de fessées. Paris : Editions Grasset jeunesse, 2004.

10.Serguine J. Eloge de la fessée. Paris : Folio Gallimard, 1973.

11.Freud S. On bat un enfant. Traduit de l’allemand par Henri Hoesli. Revue Franc¸aise de Psychanalyse 1933 ; VI (3-4) : 274-297.

12.Delion P Peut-on encore toucher les enfants aujourd’hui ? Paris : Editions Fabert, 2017.

13.Ferenczi S. Psychanalyse IV. Paris : Payot, Collection : Science de l’homme Payot, 1990.

14.Golse B. La maltraitance infantile, par-delà la bienpensée.

Paris : Fabert, 2012.

15.Maurel. O La fessée. Paris : Editions La Plage, 2015.

16.Miller A. Notre corps ne ment jamais. Paris : Champs Essais, 2004.

17.Bergeret J. La violence fondamentale. Paris : Dunod, 1984.

18.Seurat A. La maladroite. Paris : Babel, 2015.

19.Pigozzi L. Mon enfant m’adore. Paris : Erès, 2018.

20.Winnicott DW. La haine dans le contre-transfert. Paris : Petite Bibliothèque Payot, 2014.

Références

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