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JACQUES DE L AVANTAGE D ÊTRE NÉ. Boréal GODBOUT

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Academic year: 2022

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Texte intégral

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Boréal JACQUES

GODBOUT

DE L’AVANTAGE

D’ÊTRE NÉ

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Les Éditions du Boréal 4447, rue Saint-Denis Montréal (Québec) h2j 2l2

www.editionsboreal.qc.ca

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DE L’AVANTAGE

D’ÊTRE NÉ

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dumêmeauteur Carton-pâte, poésie, Seghers, 1956.

Les Pavés secs, poésie, Beauchemin, 1958.

C’est la chaude loi des hommes, poésie, L’Hexagone, 1960.

L’Aquarium, roman, Seuil, 1962; Boréal, coll. «Boréal compact», 1989.

Le Couteau sur la table, roman, Seuil, 1965; Boréal, coll. «Boréal compact», 1989.

Salut Galarneau !, roman, Seuil, 1967; Art global, 1976; Seuil, coll. «Points», 1980.

La Grande Muraille de Chine (avec J. Colombo), poésie, Éditions du Jour, 1969.

D’Amour, P.Q., roman, Seuil/HMH, 1972; Seuil, coll. «Points», 1991.

L’Interview (avec P. Turgeon), théâtre, Leméac, 1973.

Le Réformiste. Textes tranquilles, essai, Quinze, 1975; Boréal, coll. «Papiers collés», 1994.

L’Isle au dragon, roman, Seuil, 1976; Boréal, coll. «Boréal compact», 1996.

Les Têtes à Papineau, roman, Seuil, 1981; Boréal, coll. «Boréal compact», 1991.

Le Murmure marchand, essai, Boréal, coll. «Papiers collés», 1984; coll. «Boréal com- pact», 1989.

Souvenirs Shop, poésie, L’Hexagone, 1984.

Une histoire américaine, roman, Seuil, 1986; coll. «Points», 1988.

Plamondon, un cœur de rockeur, essai, Éditions de l’Homme, 1988.

L’Écran du bonheur, essai, Boréal, coll. «Papiers collés», 1990; coll. «Boréal compact», 1995.

L’Écrivain de province. Journal, 1981-1990, Seuil, 1991.

Le Temps des Galarneau, roman, Seuil, 1993; Boréal, coll. «Boréal compact», 2002.

Le Sort de l’Amérique, scénario, Boréal/K-Films, 1997.

Une leçon de chasse, roman jeunesse, Boréal, 1997.

L’Idée de pays, essai, Presses de l’Université d’Ottawa, 1998.

Le Buffet. Dialogue sur le Québec à l’an 2000 (avec R. Martineau), essai, Boréal, 1998.

Opération Rimbaud, roman, Seuil, 1999; Boréal, coll. «Boréal compact», 2003.

Salut Galarneau! suivi de Le Temps des Galarneau, romans, Fides, coll. du Nénuphar, 2000.

Mes petites fesses, album, Les 400 coups, 2003.

Bizarres, les baisers!, album, Les 400 coups, 2006.

La Concierge du Panthéon, roman, Seuil, 2006.

Fanfaron, album, Les 400 coups, 2007.

Autos biographie (avec R. Simard), album, Les 400 coups, 2008.

Lire, c’est la vie, essai, Boréal, coll. «Papiers collés», 2010.

Le tour du jardin (avec Mathieu Bock-Côté), entretiens, Boréal, 2014.

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Jacques Godbout

DE L’AVANTAGE D’ÊTRE NÉ

Boréal

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© Les Éditions du Boréal 2018 Dépôt légal: 2e trimestre 2018

Bibliothèque et Archives nationales du Québec

Diffusion au Canada: Dimedia

Diffusion et distribution en Europe: Interforum

Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et de Bibliothèque et Archives Canada

Godbout, Jacques, 1933-, auteur

De l’avantage d’être né / Jacques Godbout

isbn 978-2-7646-2544-6

1. Godbout, Jacques, 1933- . 2. Écrivains québécois – 20e siècle – Biographies. I. Titre.

ps8513.o26z46 2018 c848’.5409 c2018-940481-7

ps9513.o26z46 2018

isbnpapier 978-2-7646-2544-6

isbnpdf 978-2-7646-3544-5

isbn epub 978-2-7646-4544-4

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avant-propos 7

Avant-propos

J’ai rédigé ce récit de mémoire pour conjurer la peur d’une démence et découvrir un peu de cohérence dans le travail d’une vie. L’ouvrage peut contenir des inexactitudes; les sou- venirs s’emmêlent parfois.

Je souhaite aussi rappeler que, sans l’appui critique de Ghislaine R., rien de tout cela n’aurait existé.

J. G.

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avant-propos 9

J’appartiens à une génération d’écrivains nés dans les années trente, et nous étions convain- cus que nous embrassions un métier sacré.

philip roth

En littérature, il y a beaucoup de passé et un peu de futur, mais il n’y a pas de présent. Au cinéma, il n’y a que du présent qui ne fait que passer.

jean-luc Godard

Ou tu vis, ou tu écris. Moi je veux vécrire.

françois Galarneau

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10 del’avantaged’être

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De l’avantage d’être né

Je ne connaissais personne sur terre, comme le disait Saul Bel- low dans un de ses livres, quand j’y suis né, le 27 novem- bre 1933, quatre ans après le krach. L’opération s’est déroulée gentiment à l’hôpital Notre-Dame de Montréal, où un aumô- nier m’a baptisé illico Joseph Louis Jacques, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. M’attendaient impatiemment depuis neuf mois Mariette Daoust et son mari, Fernand God- bout. Après un voyage de noces aux Bermudes, le couple avait installé ses pénates au troisième étage d’un immeuble rue Gatineau, dans le quartier Côte-des-Neiges. Depuis le balcon arrière, ma mère pouvait apercevoir à l’horizon les rives du lac Saint-Louis où vivaient ses parents, propriétaires-gérants d’un important hôtel de villégiature à Sainte-Anne-de-Bellevue, le Clarendon. Mon père avait rencontré Mariette à la procure du Macdonald College, en bordure de la ville, où il rédigeait sa thèse de maîtrise en phytopathologie. L’ascendance écossaise (McNabe-McNaughton) de la blonde athlétique avait immé- diatement séduit le scientifique, lui-même issu d’une lignée française de cultivateurs des rives du Bas-Saint-Laurent. L’an- cêtre normand, un chaloupier arrivé en voilier à Québec, signait de sa main en 1652: Nicolas Godebout. La lettre e de son patronyme est un jour disparue, comme dans le roman de Georges Perec, mais on ignore pourquoi.

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J’ai trois ans quand Alexandre Taschereau démissionne de son poste de premier ministre de la province de Québec et que l’oncle de mon père, Adélard Godbout, ministre de l’Agri- culture, le remplace brièvement à la tête du gouvernement.

La Grande Dépression perdure; dans les meetings, fascistes, communistes, nationalistes, libéraux et conservateurs s’agitent. Aux élections suivantes, Maurice Duplessis défait Godbout. Mes premiers souvenirs sont probablement moins collés à la réalité qu’ils ne sont inspirés des propos de mes parents et des petites photos en noir et blanc d’un album de famille que j’ai souvent feuilleté. Voyez: mes parents avec des amis; moi, habillé en Indien, tenant un seau et une pelle; dans les bras de mes cousines Thérèse et Hélène; ici avec ma sœur Louise, de quatre ans ma cadette; moi encore, sur les genoux de mes grands-parents maternels l’été, devant un chalet sans grâce; là sur la pelouse avec mon jeune frère Claude, de huit ans mon cadet, que je tiens par les chevilles comme un ath- lète; debout aux côtés des cousins Raymond et Gilbert dans un champ de tabac blond de Virginie, dont les tiges à poils collants dépassent nos têtes; ou encore là, à cheval sur une rossinante dans la cour arrière de notre maison à Joliette.

Nous rendons visite à la famille de ma mère plus souvent qu’à celle de mon père, qui pourtant habite le quartier Ville- ray: c’est inévitable, les filles cherchent un refuge maternel dès qu’elles ont accouché. Ces déplacements cessent brusque- ment quand l’hôtel Clarendon est rasé par un incendie et que mes parents, dans un duplex qu’ils viennent de louer rue McKenna, à quelques pas de leur premier appartement, accueillent mes grands-parents désemparés. À cinq ans, je connais maintenant au moins deux douzaines de visages qui me sont très familiers. Je m’attache à mon grand-père, Joseph Daoust, qui avait négligé d’assurer son bâtiment et se retrouve impécunieux, libre de son temps. Il me promène en ville dans sa voiture qui sent le cuir neuf tout en me racontant, parfois

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avec un accent étranger, parfois en se donnant un air british, des histoires passionnantes d’explorateurs de galaxies. Il tutoie même le soleil, qu’il nomme Galarneau!

Notre nouvel appartement donne sur une rue tranquille, au pied d’une colline au sommet de laquelle des franciscains ont établi un monastère entouré d’arbres fruitiers, pommiers et poiriers. J’y découvre des insectes malveillants dont aucun nom n’échappe à mon père. Les enfants du palier d’à côté sont anglophones, ce qui réjouit ma mère, j’apprends cette langue étrangère en jouant sous les galeries avec Estelle, une fillette de mon âge. Son frère aîné est aussi mon compagnon de jeux, de ski et d’expéditions. Il y a peu de voitures qui passent par la rue quasi enclavée, tous les enfants du quartier s’amusent en plein air sans contraintes ni surveillance, nous habitons la campagne au cœur de la ville, c’est le paradis. Parfois, ma mère m’emmène à pied jusqu’à l’étang du parc Pratt, à Outre- mont, où je fais voguer au bout d’une longue ficelle un voilier de bois verni aux voiles blanches comme les nuages.

Septembre 1939: contrairement aux États-Unis, le Canada déclare la guerre à l’Allemagne, le moment est crucial pour la démocratie. Agronome au ministère de l’Agriculture, mon père est trop âgé pour s’enrôler. Au Québec, Maurice Duples- sis joue la carte du repli nationaliste, et Adélard Godbout, chef du Parti libéral, redevient premier ministre du Québec. La guerre se raconte à la radio: ma mère aime syntoniser CKAC, que dirige Phil Lalonde, son oncle, mon père préfère le français parlé de Radio-Canada et les reportages rapportés du front.

J’écoute CKAC en cachette. En classe au jardin d’enfants des sœurs de l’Immaculée-Conception, sur le chemin de la Côte- Sainte-Catherine, l’institutrice est une cousine de ma mère qui m’apprend à lire et m’invite à dessiner à la craie au tableau noir. À cinq ans, je suis un enfant comblé, mais cela ne va pas durer: nous déménageons! Mon père a démissionné du

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ministère de l’Agriculture, car il s’est mis en tête de diriger une coopérative de cultivateurs de tabac jaune, située à Joliette, P.Q.

C’est qu’il avait, quelques années plus tôt, persuadé ses trois frères chômeurs involontaires d’acheter des terres de sable pour se lancer dans la culture du tabac à cigarettes. Lui-même avait acquis une ferme sur la rive sud du Saint-Laurent, dans le village de Contrecœur, pour prouver sa bonne foi. Il se sent maintenant responsable. Hélas, il n’est pas très habile à gérer des fermiers angoissés par les prix en dents de scie des récoltes et comprend, mais un peu tard, qu’il doit revenir à son ancien emploi. Nous redéménageons: je quitte l’école Baby, où je n’ai pas eu le temps, en dix mois, de faire ma marque.

1941

Les emplois créés par la guerre attirent les jeunes gens de la province, les logements sont rares. De retour à Montréal, nous nous retrouvons dans l’est de la ville, au troisième étage du 2131, boulevard Saint-Joseph, tout en face de l’école publique Saint-Pierre-Claver. Depuis notre étage, la porte d’entrée s’ouvre grâce à une cordelette qui glisse dans des œillets le long du mur de l’escalier intérieur; quand elle s’em- mêle, l’un de nous doit descendre quarante marches et les remonter. La cuisine, pourvue d’une cuisinière à gaz et d’une glacière, donne sur une ruelle endimanchée de vêtements multicolores épinglés au hasard sur d’interminables cordes à linge, même l’hiver. Chaque semaine, je descends les pou- belles par l’escalier du hangar infesté de rats qu’emprunte à son tour un livreur tenant dans des pinces d’acier deux blocs de glace fondante recouverts de bran de scie. En septembre, on m’inscrit d’emblée à Saint-Pierre-Claver, en troisième année, dans la classe du frère Amédée, des Écoles chrétiennes.

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Je ne suis pas très heureux. Mes parents refusent de me laisser jouer avec les enfants du voisinage, agressifs et mal engueulés. Je fais des fugues qui ne durent pas: à minuit, rue Mont-Royal, un garçonnet qui découvre la faim sait qu’il doit rentrer à la maison, même s’il doute fortement de l’authenti- cité des personnes qui prétendent être ses parents. Mais j’en- grange des images et des odeurs. Les Irlandais de la rue Cham- bord me prennent pour un des leurs, il suffit de leur parler anglais pour que je me rende au parc La Fontaine sans me faire bousculer. De toute façon, je reviens par Gilford et Papi- neau, c’est plus sûr. L’hiver, les frères installent les bandes d’une patinoire dans la cour arrière de l’école, je chausse des patins comme tout garçon qui se respecte, chandail des Cana- diens sur le dos, et je collectionne les photographies de mes hockeyeurs préférés grâce aux coupons que distribue la com- pagnie de sirop de maïs BeeHive. Nous sommes des milliers à faire pareil.

Même si mon père tire quelque profit de sa terre à tabac, confiée à un engagé belge, avec son maigre salaire de fonction- naire, nous vivons dans une gêne relative. Entre-temps, mon grand-père Daoust crée une usine de boîtes de carton qui part en fumée comme son hôtel, puis une fièvre typhoïde le ter- rasse. Je vais le visiter et je tremble en le voyant frissonner dans son grand lit, amaigri, je sais qu’il va mourir. Je suis profon- dément choqué par sa disparition, que je trouve injuste, il était mon seul confident. Revenant du cimetière, je n’ai plus aucune envie de m’attacher à qui que ce soit. Nous sommes déjà à l’étroit dans notre appartement, et quand sa veuve vient nous rejoindre, je dois dormir dans la salle à manger sur un lit pliant que j’installe chaque soir en repoussant la table fami- liale contre le mur. Au salon ronronne la radio, Jack Benny and Co. Je me fais l’oreille à l’américain.

Ma mère, comme beaucoup d’autres ménagères, a mis au point un système sans faille: elle sert un rosbif le dimanche

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dont elle apprête les restes toute la semaine jusqu’à la morue du vendredi. Pour se détendre, elle a droit au cinéma améri- cain le mercredi soir, parfois seule, parfois avec Fernand, ma grand-mère faisant office de gardienne. Les programmes doubles des salles leur permettent de voir un drame, une comédie et parfois un western. Le cinéma hollywoodien nourrit leur imaginaire, ses vedettes distillent leurs vies de rêve dans des magazines illustrés. Je ne connais du cinéma, pour ma part, que les feuilletons de Hopalong Cassidy proje- tés le samedi après-midi sur un petit écran au sous-sol de l’église Saint-Pierre-Claver; pour le reste, mon imagination est nourrie des bandes dessinées du journal La Patrie et des émissions radiophoniques d’aventures diffusées en fin d’après-midi à la radio d’État.

À huit ans, j’ai déjà mémorisé des douzaines de prières obligatoires, sans compter les 992 réponses du petit caté- chisme de la province de Québec. Je suis blond, poli et bien élevé. Le curé de la paroisse me gratifie d’un rôle: page du chevalier du Saint-Sépulcre, un titre couru. Affublé d’un habit de velours noir enjolivé de dentelles au col et au revers des manches et inspiré du Moyen Âge, je dois accompagner un vaniteux vieillard dans ses déplacements autour de l’autel lors des grandes cérémonies ecclésiales. Un matin, me ren- dant à la sacristie, je tombe dans l’escalier en béton qui mène au sous-sol et me blesse au genou droit. J’en garderai des séquelles à vie, mais cet accident me permet enfin de quitter le service: un page ne peut boiter. D’ailleurs, à voir ma tête sur la photo de ma communion solennelle dans l’album de famille, on peut deviner que je couve une maladie de foi reli- gieuse. Je préfère aux textes du missel ceux de la comtesse de Ségur, née Rostopchine, et de Jonathan Swift, dont Les Voyages extraordinaires de Gulliver affirment qu’il existe une vie au- delà des vêpres.

En classe, j’ai rencontré Robert Bourassa, né le 14 juillet la

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même année que moi, qui devient de fait mon meilleur ami.

Son père, fonctionnaire au port de Montréal, est d’allégeance libérale. Le quartier est populaire, mais Robert parle un fran- çais plus châtié que celui de la majorité des garçons et des filles, mes parents l’aiment bien. Les Bourassa quittent leur appartement, rue De Lorimier, pour un logis plus moderne sur Parthenais. Nous jouons au drapeau dans la rue, c’est un jeu d’équipe; parfois, nous allumons des feux derrière des rochers qui affleurent dans les terrains vagues avoisinants et mangeons avec délice des pommes de terre chapardées, cuites dans les braises. Pour nous éloigner de ce milieu, mon père convainc le géniteur de Robert qu’à la fin du primaire nous devrions tous deux poursuivre des études classiques au collège Jean-de-Brébeuf, dans le quartier de ma tendre enfance, sur les pentes du mont Royal. Nous en faisons un projet commun.

1944

Le 8 août, la défaite électorale d’Adélard Godbout me met dans une colère d’autant plus profonde et persistante que c’est une colère d’enfant. Notre famille séjourne à Lanoraie, pour les grandes vacances d’été, dans une maison blanche construite au bord d’une coulée, face au fleuve dans lequel j’aime pêcher des poissons immangeables comme le crapet- soleil au bout du quai. Il y a un seul autre membre du Parti libéral dans le village. Dieu merci, c’est le boulanger. Quand je reviens à la maison avec un pain chaud dont je ne grignote que la mie, comme une souris, on me lance des insultes et je fonce sur la route du quai à bicyclette, ravalant mon orgueil.

À dix ans, je suis amoureux de Madeleine Labrecque, que je promène en chaloupe (une verchère); ramant avec vigueur,

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je traverse même le fleuve jusqu’aux plages de l’autre rive.

Ses parents paniquent parce que nous avons croisé un trans- atlantique dont le gabarit créait d’énormes vagues et que nous aurions pu nous noyer, croient-ils. Je ne peux la revoir que le soir, quand nous sommes une douzaine d’urbains dans une balançoire de jardin à raconter aux enfants du village les charmes de Montréal. Je ne promène plus Madeleine sur l’eau, d’ailleurs j’ai mieux à faire: un cargo danois a jeté l’ancre devant Lanoraie et les matelots qui désirent venir à terre me payent le passage en cartouches de cigarettes que je revends. Pendant plusieurs jours, je fais le taxi, c’est rentable:

les adolescents qui jouent au tennis, en face de l’église, sont mes meilleurs clients.

L’été suivant, mon père m’emmène en voyage. Il souhaite présenter aux Godbout des deux rives du Saint-Laurent son fils de onze ans dont il va confier le cerveau aux jésuites. Je rencontre pendant ces trois semaines des cousins, des cou- sines, des grands-tantes et de grands-oncles pêcheurs, culti- vateurs, travailleurs dans les tourbières, propriétaires de motel, curés ou notaires, à Saint-Jean-Port-Joli, Rivière- du-Loup, Trois-Pistoles, Rimouski, puis sur la rive nord, à La Malbaie. J’ai une famille qui parle un français vivant, imagé, plus clair que celui de Montréal. J’emmagasine des mots. On me traite comme un petit homme et je reviens à Lanoraie porteur d’une richesse humaine dont j’ignore l’usage, mais les Godbout rencontrés, les lieux et les paysages visités sont désormais tatoués dans ma mémoire. À l’automne, comme toujours préoccupé d’enrichir les sols, mon père achète un vaste territoire envahi par le sable blond de la rivière L’As- somption. Il s’est mis en tête de planter des milliers de pins rouges et blancs pour que cesse l’érosion. Les week-ends, il m’installe au volant d’un tracteur Ford gris derrière lequel des journaliers, assis sur une planteuse à tabac adaptée aux besoins, piquent dans les sillons des promesses de forêt.

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Le récit à la radio du conflit en Europe, parfois entrecoupé du hululement des sirènes à Londres, du bruit d’explosions de bombes ou de messages patriotiques, demeure lointain. Il n’y a pas de soldat dans la famille. La guerre, c’est le rationnement.

Par contre, les discours d’Adélard Godbout décortiqués dans le quotidien Le Canada, auquel s’est abonné mon père, les propos de Maurice Duplessis qui le mettent en rage, les projets de loi libéraux discutés tous les soirs au dîner (le droit de vote des femmes, l’école obligatoire, la nationalisation de la Mont- real Light, Heat & Power pour créer l’Hydro-Québec) et, par la suite, les lois bafouées ou méprisées par les clérico-nationa- listes de retour au pouvoir m’ouvrent les yeux sur le monde adulte. La persécution dont fait l’objet Fernand Godbout, chef du bureau du ministère de l’Agriculture pour la région de Montréal, parce qu’il est «le neveu libéral», nourrit en moi un sérieux rejet du politique. Pour me consoler, Bob (on ne dit pas Robert, on dit Bobby, et Dick pour Richard, Bernie pour Bernard, Gerry pour Gérald, comme si nous étions des joueurs de hockey), Bobby donc, alors que nous attendons le bus pour aller au collège, m’annonce du haut de ses douze ans qu’il sera un jour premier ministre du Québec. Je lui réponds que je serai journaliste: n’ai-je pas publié un premier article dans le mensuel du collège? Nous avons tous deux entrepris de suivre le long parcours des études classiques. Demi-pensionnaires dès les Éléments latins, nous empruntons matin et soir l’auto- bus du boulevard Saint-Joseph puis enfilons dans un tramway (le 29) qui traverse Outremont. Nous poursuivrons cet aller- retour pendant quatre ans, jusqu’à ce que mon père bâtisse maison au 3137 de la rue Tremblay (aujourd’hui Jean-Bril- lant), dans le quartier Côte-des-Neiges, où il s’est promis de revenir vivre tant il en apprécie l’air pur et les longues prome- nades dans les sentiers arborés du cimetière qui embrasse les pentes de la montagne.

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Le collège Brébeuf est un vaste édifice lumineux aux cor- ridors encaustiqués, situé en face d’un pavillon de chasse, un club privé dont les membres sont plus nombreux que les renards. Les élèves sont soumis à un préfet de discipline auto- ritaire, le père Paul Laramée, SJ. J’entreprends rapidement de jouer à le provoquer, découpant sa photo dans un dépliant publicitaire que je glisse dans un petit cadre sur mon bureau:

il n’ose pas me prier de l’enlever, puisqu’il est mon modèle, mais il a compris l’ironie. Désormais, nous sommes comme chien et chat. Les jésuites savent mener un troupeau d’adoles- cents élitistes; ils veulent nous convaincre que nous sommes la crème de la crème de la nation canadienne-française. C’est d’autant plus vraisemblable que la majorité des élèves sont fils de familles riches, très riches. Le programme scolaire sur huit ans, conçu en France au xixe siècle, comprend une lente ini- tiation aux humanités par les langues anciennes, les traduc- tions et les versions de textes grecs et latins, sans négliger les mathématiques et l’histoire religieuse. Au mitan du cours, nous attaquons les belles-lettres du Moyen Âge au début du xxe siècle, ce qui nous inculque culture et fierté, mais nous sommes aliénés sans le savoir, car tout ce parcours est plus européen qu’américain. Tout au long de ce cursus, Robert Bourassa est premier de classe, plus à l’aise en mathématiques qu’en sciences, en histoire qu’en littérature. Moi, c’est l’in- verse. J’ai quinze ans, j’habite désormais à deux pas de la rue paradisiaque de mon enfance, à l’ombre de l’Université de Montréal où des scientifiques, dit-on, font des recherches sur l’atome. Les arbres et les fleurs abondent, le criaille- ment enroué des faisans résonne sous nos fenêtres. Bobby ne déménage pas, son père vient de mourir, nous nous côtoyons désormais dans les salles de classe et dans les cor- ridors. En 1948, une nouvelle défaite électorale de Godbout m’atterre, mais elle ne fait que conforter Robert dans ses ambitions.

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tabledesmatières 285

Table des matières

Avant-propos 7

De l’avantage d’être né 11

De l’avantage du bon moment 49

De l’avantage des premiers arrivés 93

De l’avantage de vécrire 135

De l’avantage d’être nord-américain 169 De l’avantage d’être de souche française 207

De l’avantage des octogénaires 249

Filmographie 283

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286 del’avantaged’être

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créditsetremerciements

Les Éditions du Boréal remercient le Conseil des arts du Canada ainsi que le gouvernement du Canada pour leur soutien financier.

Les Éditions du Boréal sont inscrites au Programme d’aide aux entreprises du livre et de l’édition spécialisée de la SODEC et bénéficient du Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres du gouvernement du Québec.

Couverture: Jacques Godbout en 1936, album de l’auteur.

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miseenpaGesettypoGraphie:

leséditionsduboréal achevédimprimerenmai 2018

surlespressesdelimprimerieGauvin àGatineau (québec).

Ce livre a été imprimé sur du papier 100% postconsommation, traité sans chlore, certifié ÉcoLogo

et fabriqué dans une usine fonctionnant au biogaz.

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JACQUES GODBOUT

DE L’AVANTAGE D’ÊTRE NÉ

«J’ai entrepris un inventaire systématique de ma vie publique. De l’avantage d’être né décrit de façon chronologique, à partir de mes livres et de mes films, rassemblés par ordre de parution sur une étagère de ma bibliothèque, naissance, éducation, formation, publication, tra- vail, activités littéraires ou cinématographiques et sociales. Le parcours d’un intellectuel de la Révolution tranquille: c’est mon acte de contri- tion.»

Voilà comment Jacques Godbout présente De l’avantage d’être né, où ce témoin-acteur de l’évolution du Québec retrace son parcours d’homme et d’artiste d’hier à aujourd’hui.

Nous y lisons le récit d’une enfance et d’une éducation à l’enseigne du Québec traditionnel, où l’Église occupe une place prépondérante. Issu d’une famille libérale, le jeune Godbout trouve très vite le moyen d’échapper à cette société étouffante. Dès le début de la vingtaine, il séjourne en Éthiopie, où il a été invité comme enseignant. À son retour, c’est un Québec qui s’est déjà mis en marche qui l’accueille. Il emboîte le pas et se retrouve à l’avant-garde. Il évoque pour nous la fondation du Mouvement laïque québécois, celle de la revue Liberté ou encore la mise en place de la section française de l’ONF et la création de l’Union des écrivains québécois.

Il raconte aussi ses travaux de romancier, d’essayiste, de cinéaste. Nous voyons ainsi s’élaborer une œuvre en perpétuel dialogue avec l’actua- lité, où la fiction sert de révélateur au cheminement d’une société.

Tout aussi à l’aise dans les milieux politiques que dans les milieux litté- raires, fasciné autant par la révolution culturelle et sociale qui s’opère aux États-Unis que par une France qui redécouvre le Québec dans un malentendu permanent, Jacques Godbout, figure emblématique de la modernité québécoise, nous livre ici un témoignage marquant.

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