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Aspects du matérialisme de Giulio Cesare Vanini (1585-1619)

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1 Didier Foucault

Aspects du matérialisme

de Giulio Cesare Vanini (1585-1619)

La place du matérialisme dans l’histoire de la philosophie est, à maints égards, considérée comme secondaire. De surcroît, se pencher sur ce courant de pensée à l’orée du XVIIe siècle expose celui qui s’y risque à affronter les thèses radicales de Lucien Febvre qui, à partir de l’étude du cas Rabelais, a soutenu, à propos de l’époque de la Renaissance, qu’en « un siècle qui veut croire », il n’y a pas de place pour un athéisme véritable1. Privés des cadres mentaux et de l’outillage conceptuel qui leur auraient permis d’élaborer une conception du monde cohérente sans le secours de Dieu, les philosophes qui précèdent la révolution scientifique et philosophique du Grand Siècle – fussent-ils les plus hétérodoxes – se seraient trouvés comme condamnés à appuyer leurs systèmes sur les substrats de la pensée religieuse. Curieusement, alors que depuis un siècle-et-demi, d’Ernest Renan à Henri Busson et, plus récemment à François Berriot2 – sans rien dire de l’historiographie italienne –, de nombreuses pièces ont été versées au dossier contre cette vision par trop unilatérale, la thèse du grand historien français se trouve relayée régulièrement par divers auteurs et conserve un statut canonique3. Ce qui, dans la culture de la Renaissance italienne, sort des schémas convenus – la fascination florentine pour le platonisme, par exemple – se trouve marginalisé. De la sorte, des foyers culturels d’une grande richesse comme l’« Ecole de Padoue » qui, de Pietro d’Abano au XIVe siècle à Cremonini au début du XVIIe, ont entretenu une tradition philosophique réputée « averroïste » et combattue par l’Église, sont considérés comme secondaires et ne méritent – au mieux– qu’une mention dédaigneuse dans la plupart des ouvrages français consacrés à l’histoire des idées4.

Enveloppé dans ce discrédit général, Giulio Cesare Vanini, qui appartient à cette lignée idéologique, n’a guère soulevé d’intérêt dans notre pays – si l’on excepte les publications d’Émile Namer et quelques études très récentes5. En Italie, cependant, plusieurs éditions de ses œuvres ont été données au public au cours du siècle passé et, depuis une trentaine d’année, de nombreux travaux lui ont été consacrés6. Les lignes qui vont suivre se situent dans leur sillage et dans celui

1 Lucien Febvre, Le problème de l’incroyance au XVIe siècle. La religion de Rabelais, Paris, (1942) 1968.

2 Ernest Renan, Averroès et l’averroïsme, (Paris, 1852), in Œuvres complètes, 1949, t. III ;Henri Busson, Le rationalisme dans

la littérature française de la Renaissance (1533-1601), Paris, (1922), 1971 ; François Berriot, Athéismes et athéistes au XVIe

siècle en France, Lille, 2 t., 1976.

3 Pour une présentation et une discussion des thèses qui s’affrontent voir : D. Foucault, J.P. Cavaillé et alii, « Sources

antiques de l’irréligion moderne : le relais italien - XVe- XVIIe siècles », Collection de l’ÉCRIT, Université de Toulouse

– le Mirail, n°6, 2001, et plus particulièrement la contribution de Jean-Pierre Cavaillé.

4 Parmi les rares exceptions, signalons : Émile Namer, La philosophie italienne, Paris, 1970, et le long chapitre de

Maurice de Gandillac consacré à « La philosophie de la Renaissance », in Y. Belaval, Histoire de la philosophie, Paris, (1973) 1999, t. II, vol. I.

5 Voir essentiellement : Émile Namer, La vie et l’œuvre de Jules-César Vanini, Prince des libertins, mort à Toulouse sur le bûcher

en 1619, Paris, 1980, qui synthétisent les résultats de près d’un demi-siècle de travaux consacrés au philosophe salentin ; Marcial Caballero, J. C. Vanini et son temps. Averroïsme de Padoue et pensée libertine (une pensée libertine à l’Âge Baroque), thèse de philosophie, 1997, Université Paris-IV, publiée en microfiches par l’ANRT de Lille ; ainsi que J.P. Cavaillé, D. Foucault et alii, « Vanini » , Kairos, Université de Toulouse - Le Mirail, n°12, 1998.

6 Outre les nombreux articles consacrés au philosophe depuis une trentaine d’années dans le Bolletino di Storia della

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de recherches personnelles conduites depuis une dizaine d’années dans la perspective d’une thèse sur la biographie et la pensée de ce philosophe maudit7.

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On ne peut, en effet, parler de Vanini en faisant abstraction de ce que les historiens retiennent en général de sa courte existence, sa fin tragique : accusé de blasphèmes et d’athéisme, il eut la langue arrachée et fut brûlé à Toulouse en 1619. Trente-quatre ans plus tôt, en 1585, il naissait à Taurisano, un bourg rural proche de Lecce, dans les Pouilles. Poursuivant des études juridiques à Naples, il entre dans l’ordre des Carmes. Prêtre et prédicateur, on le retrouve à Padoue et Venise en 1611. Le soutien qu’il apporte à la République Sérénissime en lutte, derrière Paolo Sarpi, contre le pape, lui vaut des sanctions disciplinaires du général de son ordre. Refusant de se plier, il quitte l’Italie et se convertit à l’anglicanisme. Hôte de l’archevêque de Canterbury, le rigide Abbot, il est vite déçu et décide de retourner dans le giron de l’Église romaine. Emprisonné en Angleterre, il échappe à une déportation aux Bermudes grâce à une rocambolesque évasion (1614). De Bruxelles à Paris, puis à Gênes, il gagne Lyon, où il publie son premier livre connu : l’Amphitheatrum æternæ providentiæ (1615). L’année suivante, alors qu’il fréquente les milieux libertins de la cour de Marie de Médicis et de Concini, son second ouvrage, le De Admirandis

naturæ arcanis (Les admirables arcanes de la nature) fait scandale. Condamné par la Sorbonne, alors que

s’installe la lourde atmosphère antiitalienne qui a coûté la vie au favori de la reine mère, il doit fuir la capitale. En 1618, il arrive à Toulouse sous un faux nom (Pompeo Usciglio, plus tard transformé en Lucilio). Malgré de hautes protections aristocratiques, l’impiété de ses propos lui vaut une dénonciation et une arrestation. Six mois d’une laborieuse instruction et un procès expéditif scellent son destin. Tout au long du XVIIe siècle, la mémoire de « Lucilio » Vanini, l’athée opiniâtre, qui repousse orgueilleusement le prêtre et va « mourir en philosophe » en lançant ses blasphèmes à une foule atterrée, fut salie bruyamment par les apologistes catholiques et protestants, tout en suscitant une plus discrète admiration dans les cercles de libertins érudits.

Que Vanini fût athée, son supplice, rapporté par de nombreux témoins en fournit une preuve irréfutable. Sa courageuse arrogance face au bourreau et au religieux qui essayait de récupérer in extremis son âme, n’autorisent aucun doute. Mais quelle était la profondeur de ses convictions ? Était-il seulement un rebelle provocateur mais superficiel ? Ou peut-on voir en lui un penseur d’avant-garde qui annonce les matérialistes du Siècle des Lumières ? Seule une étude attentive de ses livres peut trancher le débat. Mais une précaution s’impose lorsqu’on aborde ce type de texte : ni les exercices sur un mode scolastique de l’Amphitheatrum, ni les dialogues plus légers du De Admirandis ne sont d’une lecture aisée. On n’en dispose pas à ce jour d’une version française complète et fiable. La traduction de Xavier Rousselot (1842) est très fautive. Les traductions italiennes – notamment celles de Luigi Crudo et Francesco Paolo Raimondi – sont de qualité, mais un recours à l’original latin est souvent nécessaire8. Autre difficulté, le philosophe, qui traite au fil des pages, des problèmes très divers n’expose jamais un système construit et méthodique. L’Amphitheatrum examine les thèses des anciens sur la providence et le destin. Quant au De Admirandis, il brosse un vaste panorama des connaissances du temps : astronomie, météorologie, géologie, botanique, médecine... La forme dialoguée, comme celle de la questio scolastique, autorisent un complexe jeu d’affirmations et de réfutations destiné à protéger l’auteur des foudres des censeurs, tout en contentant ses lecteurs complices. Inutile donc de rechercher

Vanini ed il libertinismo, Galatina, 2000. Une bibliographie complète des travaux publiés depuis 1965 se trouve dans le numéro de Kairos cité supra.

7 Un philosophe libertin dans l’Europe baroque : Giulio Cesare Vanini (Taurisano, 1585– Toulouse, 1619), Université de

Toulouse - le Mirail, 1997. À paraître aux Éditions Honoré Champion, Paris, 2003.

8 Œuvres philosophiques de Vanini, trad. X. Rousselot, Paris, 1842 ; Vanini (G.C.), Anfiteatro dell’eterna provvidenza, et I

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dans ces livres l’équivalent des grands traités matérialistes du siècle suivant. Tout est avancé et rétracté. Cette stratégie de la dissimulation, au caractère subversif qui n’échappe ni aux théologiens avertis ni aux libertins goguenards n’abuse que les naïfs !

À ce stade, d’ailleurs, l’entreprise matérialiste de Vanini commence à se déployer. Ce qu’on appelle souvent « l’athéisme critique » se manifeste constamment. Au gré du propos, Vanini met en œuvre une argumentation rhétorique – la double vérité – issue de la tradition averroïste latine et couramment pratiquée à Padoue. N’entreprend-il pas, dès l’ouverture de l’Amphitheatrum, d’apporter les preuves que « Dieu existe » ? Comment procède-t-il ? S’appuyant sur Giulio Cesare Scaliger – philosophe italien de la Renaissance, installé à Agen et adversaire d’Érasme et de Cardan – et, à travers lui, sur l’opposition de Duns Scot au thomisme, il refuse d’admettre que l’homme, par sa seule raison et par l’étude scientifique de la création, puisse approcher la connaissance du créateur. Cette position ne serait pas hérétique si elle conduisait à une dévalorisation de la science et de la philosophie et débouchait sur l’exaltation d’une quête spirituelle basée sur la foi et la révélation divine. On chercherait en vain cela chez Vanini qui ne manque pas d’occasions de clamer son amour de la philosophie et son mépris pour les arguties absconses des théologiens. Tout au plus, se joue-t-il de son lecteur en lui assenant de désinvoltes marques de soumission aux dogmes de l’Église censées réfuter ses développements impies, soigneusement et longuement argumentés.

Les ressorts de cette stratégie athée purement critique et négative se montrent d’une redoutable efficacité lorsque Vanini se lance dans des attaques plus ouvertes contre les multiples manifestations prodigieuses que l’on qualifiait souvent de miraculeuses. Là encore, l’auteur opère derrière un rideau de fumée qui ne trompe personne. Ce ne sont pas les exemples tirés de l’histoire sainte qui seraient visés, mais ceux de la « religion des païens ». Mais, outre que ses développements glissent volontiers des seconds aux premiers, qui ne verrait dans ses dénégations acerbes et ironiques, une position philosophique excluant, sans ambiguïté aucune, toute intrusion du surnaturel dans l’ordre du monde ? Distillés de manière plus discrète dans le reste de son œuvre, ces impiétés sont concentrées dans le quatrième livre du De Admirandis. Aussi, est-ce sur elles que s’est polarisée l’attention des lecteurs. Il est vrai que les assauts sont d’une rare violence pour des livres publiés au grand jour au XVIIe siècle. Vanini, en effet, ne se contente pas de ramener les phénomènes extraordinaires à de simples causes naturelles. La fourberie humaine y a sa part. Qu’on en juge à l’aide d’un simple exemple :

Ajoutons foi aux préceptes de la religion car nous rendrons ainsi l’honneur qui leur est dû aux sacro-saintes apparitions de Saint Grégoire. Car je ne suis pas d’accord avec les athées qui estiment que ce sont des fictions forgées par des moinillons pour rafler des piécettes à quelques femmelettes dévotes.

Rien de sacré ne trouve donc grâce aux yeux de l’Italien qui prend un malin plaisir à ravaler à de sordides considérations d’intérêt pécuniaire ou à des ambitions de pouvoir les croyances religieuses, chrétiennes ou autres, que la science physique ne parvient à expliquer.

À s’en tenir là, Vanini mériterait – comme cela a souvent été fait – le titre de « libertin », ou d’« esprit fort », expressions courantes à l’époque pour qualifier de tels insoumis. Cela suffiraient-il toutefois pour le qualifier de philosophe ? Un examen approfondi du reste de son œuvre va nous montrer que de telles positions n’ont rien de superficiel et qu’elles s’appuient sur les soubassements solides d’un matérialisme original et cohérent.

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difficile de ne pas faire subir à cette doctrine d’importantes distorsions, il rejette tout argument d’autorité en affirmant fièrement l’autonomie de sa pensée :

Bien que ces affirmations soient d’Aristote, je n’en fais aucun cas car, dans un domaine où le jugement de chacun est libre, je ne serais jamais obligé de prêter serment à un maître. J’ajoute que même si je suis l’ami d’Aristote, je le suis encore plus de la vérité, comme il le dit

lui-même contre Platon9.

Contrairement à ce que l’on a trop souvent avancé, en s’appuyant sur les critiques qui se sont multipliées à la Renaissance contre Aristote et en limitant l’aristotélisme à son versant scolastique, la doctrine du Stagirite ne s’était pas sclérosée partout. L’aristotélisme dont se réclame Vanini, n’est pas n’importe quel aristotélisme, c’est celui qui s’était développé à Padoue et inspiré des commentaires d’Averroès puis d’Alexandre d’Aphrodise. Un aristotélisme qui avait trouvé au début du XVIe siècle en Pomponazzi son plus remarquable représentant. Un aristotélisme inconciliable avec la récupération apologétique entreprise depuis Thomas d’Aquin au profit du christianisme. C’est donc à partir des catégories du péripatétisme que Vanini entreprend de bâtir son système. Prenons quelques exemples qui illustrent comment il tente de les infléchir pour les rendre compatibles avec un matérialisme strict.

Abordant la question nodale de l’éternité du monde, Vanini réfute, par touches successives, les conceptions créationnistes, y compris celles du Timée, d’un chaos initial mis en forme par le démiurge. Il s’appuie sur le couple aristotélicien : puissance / acte. Son raisonnement se résume ainsi :

Dieu est tout, [...] tout ce qu’il possède est ce qui nous apparaît en puissance et [...] ce qui pour nous est nouveau, il l’a toujours possédé. C’est pourquoi il n’a pas possédé le monde en puissance avant qu’il ne fût fait, parce qu’en Dieu, l’existence actuelle a toujours été en acte.

Autrement dit, de l’infinie perfection divine, il conclut à l’impossibilité d’une création dans le temps. L’admettre supposerait que Dieu existât dans la durée, alors qu’il est à la fois passé, présent et avenir – et qu’il aurait pu être seulement en puissance avant d’être en acte. Créature finie de Dieu10, le monde partage donc l’éternité de ce dernier dans une création permanente qui serait comme un dédoublement du créateur. Mais qu’on ne s’illusionne pas. Si Vanini se sert de Dieu pour postuler l’éternité du monde, ce n’est point pour proposer un nouveau schéma théologique, celui par exemple du panthéisme. En effet, c’est dans une autre direction qu’il se tourne. Soutenant l’éternité du monde, il affirme son incorruptibilité essentielle : « La matière n’est pas sujette à la corruption sinon lorsqu’elle est sous forme naturelle corruptible ». Non sans subtilité, il répète à plusieurs reprises, contre Aristote et contre la théorie couramment admise par les chrétiens qui accrochent ainsi leur édifice théologique à la cosmologie antique, que « la matière du ciel est identique à celle de notre séjour. En effet, la matière première est indivisible et constitue le principe des choses. À partir d’elle sont composés les cieux, de même que les choses terrestres ». La matière des cieux n’est donc plus l’éther, la quintessence immuable de la pensée aristotélo-chrétienne. Elle est de la même nature que celle de la puce, du scarabée, du crottin d’âne. Autant d’exemples choisis délibérément par Vanini qui précise même (et nous verrons que ce n’est pas sans conséquences) : « Qui pourrait distinguer véritablement la matière humaine de celle d’une souris ou d’un vers du cimetière des Saints-Innocents ou de Saint-Sulpice » ?

Qu’en est-il, dans ces conditions, du couple matière / forme, autre pierre de touche de la philosophie péripatéticienne ? Alors que pour Aristote, la matière est avant tout une catégorie

9 Dans un autre passage, Vanini reprend presque mot pour mot ce propos qu’il applique à Pomponazzi, « son maître «

, le « prince des philosophes » , dont il loue par ailleurs sincèrement le « génie ».

10 Vanini ne semble pas connaître les thèses de Giordano Bruno sur l’infinité de l’univers pas plus que celles de

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métaphysique dont les acceptions excèdent largement le domaine de la physique, il en va tout autrement avec Vanini qui circonscrit étroitement dans ce dernier sa propre définition ; à savoir une substance unique étendue aussi bien dans les cieux que dans le monde sublunaire. Quant à la forme qui, chez Aristote et dans une filiation platonicienne, possède un statut ontologique premier par rapport à la matière, elle perd pour Vanini toute acception idéaliste. Pour lui, la forme se ramène à « la forme de la corporéïté », autrement dit à la « quantité » et à la « figure ». La notion de figure ne pose pas de problème particulier, il s’agit du contour géométrique de l’objet matériel, mais qu’entendre par quantité ? Rien d’autre que ce qui est mesurable et nombrable et qui permet l’étude du mouvement, entendu uniquement comme un simple « changement de lieu ». Ici encore, Vanini récupère les principes aristotéliciens tout en élaguant tout ce qui ne cadre pas avec ses primats matérialistes implicites ; en l’occurrence, toutes les autres catégories de mouvements que distingue le Stagirite. Non sans prudence, et au prix de démonstrations parfois assez contournées, Vanini soutient que la faculté de mouvement est consubstantielle à la matière. Comme la matière, elle est donc « éternelle ». Il reprend, pour la circonstance le mot « âme », mais évacue encore toute connotation religieuse. L’âme –anima– est ce qui anime le corps et lui donne la possibilité de se mouvoir.

S’esquisse ainsi une dynamique qu’il serait difficile de ne pas caractériser de matérialiste. Par exemple, lorsqu’il étudie le mouvement des cieux, Vanini rejette tant le « premier moteur » – au rôle essentiel pour la cosmologie d’Aristote comme pour la théologie naturelle de Thomas d’Aquin — que les « intelligences » platoniciennes (souvent récupérées par l’angélologie chrétienne) pour rendre compte de la rotation des orbes planétaires. Résumant la thèse qui émerge des démonstrations vaniniennes, Francesco Paolo Raimondi, l’un des meilleurs spécialistes italiens du philosophe, peut ainsi affirmer que « le mouvement des cieux ne dépend ni de Dieu, ni des intelligences célestes ni de l’âme ; il est expliqué à partir d’une forme propre, c’est-à-dire d’un premier principe moteur intrinsèque »11.

* * *

Avant d’aller à Padoue, cela a été mentionné, Vanini a réalisé une grande partie de son

cursus universitaire et monastique à Naples. Or, vers 1600, la capitale méridionale était non

seulement la ville la plus populeuse du continent et un grand centre économique, mais encore un foyer intellectuel et artistique particulièrement actif et original. C’était, entre autre, un haut lieu de la philosophie naturelle, teintée parfois d’ésotérisme et d’hermétisme, mais surtout orientée vers un effort d’explication de l’extraordinaire variété et fécondité des processus naturels. Pontano, Telesio, Campanella ou Della Porta en sont les principaux représentants12. De manière souvent implicite – car lorsqu’il écrit ses livres, Vanini a quitté sa patrie depuis plusieurs années – il a subi leur influence et, au besoin, leur emprunte des matériaux qui l’aident à conforter sa doctrine, lorsque, à trop bousculer les principes et catégories d’Aristote, il se voit contraint de les abandonner. C’est notamment ce qui se produit lorsqu’il essaie de rendre compte de la diversité de la matière. La physique ancienne, esquissée par les présocratiques et systématisée par Aristote avait recours à quatre éléments fondamentaux (terre, eau, air, feu) et à quatre qualités (chaud, froid, humide, sec). Une telle théorie n’était pas sans adversaires. À la Renaissance, les attaques sont venues d’une part des alchimistes – dont Vanini aurait connu certaines œuvres – et surtout de Telesio, le plus radical. Vanini sans aller aussi loin que le Napolitain, simplifie considérablement le schéma traditionnel. Il refuse de donner au feu le statut d’élément. Il associe étroitement air et eau, considérant que leur transmutation, par l’évaporation ou la condensation, prouve qu’il s’agit du même élément. Mais, même s’il semble très attiré par une conception qui déboucherait – comme chez Telesio – sur un monisme, il ne parvient cependant pas totalement à

11 G.C. Vanini, I meravigliosi segreti..., op. cit,., p. 42, note 22.

12 Il faut, bien entendu ajouter le Nolain Giordano Bruno à cette liste, même si l’essentiel de sa carrière s’est déroulée

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ses fins. Aussi, la terre reste-t-elle un élément irréductible à l’élément air/eau. Quant aux qualités, il repousse tout autant la conception d’Aristote que la dynamique du chaud et du froid sur laquelle reposait l’édifice télésien. Pour Vanini chaud et froid ne sont que les relatifs d’un même état de la matière, caractérisé par sa concentration ou sa raréfaction. Le sec n’est qu’une privation d’humidité qui, elle, tend à se confondre avec l’aspect que prend l’élément air/eau lorsqu’il est liquéfié.

Ne retenant pas la théorie des quatre éléments, Vanini se trouvait contraint de penser sur de nouvelles bases la dynamique des objets matériels. Pour les péripatéticiens, chacun des quatre éléments s’était vu assigner un « lieu propre ». Le « mouvement selon le lieu » – le seul que Vanini accepte de considérer – s’expliquerait par le fait que par leur mixtion, cause de la grande diversité d’aspect des corps matériels, les éléments se trouveraient éloignés de leurs lieux propres. Libérés par une dissociation du corps mixte, ils tendraient naturellement à les rejoindre : les graves – terre, eau – tombant et les légers – air, feu – s’élevant. Rien de cela ne pouvait s’accorder avec la conception vaninienne de la matière qui, en revanche, se rapproche des théories modernes de la gravité : le lourd et le léger ne sont plus des qualités antagoniques, mais des relatifs liés à la densité de la matière. Un même corps peut ainsi s’élever ou tomber : tout dépend du milieu dans lequel il se trouve. Mais fondamentalement, la principale explication de ces mouvements réside dans la relation entre les astres et le monde sublunaire. Vanini s’inspire des théories astrologiques, alchimiques et, certainement encore, du point de vue de Telesio. Inutile toutefois de se demander si le philosophe subit la tentation de l’occultisme. Sans complaisance, notamment à l’égard des vaticinations astrologiques – même celles de Cardan, qu’il tient, par ailleurs en haute estime – il écarte toutes les influences symboliques attribuées au ciel par cette discipline. Il ne prend vraiment en considération que deux astres, les « luminaires », à savoir le soleil et la lune, et ne tient compte que de leur chaleur et – plus secondairement – de leur lumière, dont les effets physiques se constatent sur terre de manière évidente. Il peut ainsi avancer des thèses non dépourvues de pertinence pour exposer le cycle de l’eau ou le mouvement des marées.

La chaleur solaire occupe une place centrale dans sa dynamique biologique. Véritable source de la vie, c’est elle qui est à l’origine des phénomènes multiformes de génération des êtres vivants. C’est elle qui se conserve dans les organismes vivants, sous la forme de « chaleur innée » et qui maintient ceux-ci en vie. Rien donc de miraculeux ou de surnaturel dans les processus biologiques. On peut parler à ce sujet de vitalisme, mais un vitalisme qui ne fait aucune concession à l’idéalisme ; car, même si Vanini ne s’attarde pas sur le soleil ni sur la chaleur qu’il transmet à la terre, nulle part il ne laisse supposer que la nature de cette dernière ou le caractère de son action pourraient relever d’un autre schéma que matérialiste.

Poussant sa réflexion plus avant, Vanini esquisse une singulière théorie de l’évolution, tout à fait audacieuse pour son temps. Dans la mesure où il n’y a pas de différence substantielle entre les états de la matière, différents types de mutations sont possibles dans la nature sous l’effet de la chaleur solaire : génération spontanée de petits animaux dans de la matière inerte, mutation du végétal à l’animal (ou l’inverse), naissance des monstres... Dépourvu des scrupules religieux, qui constituaient dans la pensée chrétienne un puissant « obstacle épistémologique » empêchant de placer la biologie humaine dans le prolongement de celle des animaux, et même, a contrario, stimulé par un désir mal dissimulé de transgression sacrilège, Vanini ne se contente pas de montrer que l’homme ne possède aucune supériorité par rapport aux autres espèces. Les mutations qui affectent le vivant ne l’épargnent pas et pourraient expliquer son apparition sur terre. Vanini reste ainsi dans l’histoire des idées comme le premier penseur à avoir formulé l’hypothèse d’une ascendance simiesque de l’homme :

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Ce matérialisme biologique présente une matière mouvante, sujette aux mutations, sans espèces fixes, engendrée et entretenue par la seule chaleur solaire. Malgré son caractère embryonnaire et naïf, il n’en esquisse pas moins quelques grandes lignes du matérialisme moderne, celui qui, par exemple, se fortifie, au XIXe siècle avec les travaux de Darwin.

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Comment dans ces conditions expliquer les facultés psychiques et intellectuelles de l’homme ? À la naissance, l’âme de l’enfant n’est – en reprenant une théorie aristotélicienne – qu’une « table rase ». Pas totalement toutefois, car elle peut avoir reçu pendant le coït ou la grossesse des impressions des parents qui expliquent certains caractères du bébé. Mais cela est négligeable et s’intègre tout à fait dans la théorie d’une âme matérialisée sous la forme d’« esprits » et inspirée par la médecine ancienne. Les esprits sont constitués d’une matière aérée et ténue, que le cœur propulse avec le sang dans les artères. En raison de leur légèreté, ils se concentrent surtout dans le cerveau et, de là, s’insinuent jusqu’aux muscles par les petits tuyaux des nerfs. Le cerveau apparaît donc comme un organe indispensable à l’activité psychique. C’est à lui que parviennent les impressions des sens. C’est de lui que partent les esprits qui commandent les activités motrices. L’homme se trouve dès sa naissance placé dans un environnement qui lui transmet des « images » ou « simulacres ». D’inspiration épicurienne, cette théorie est elle aussi purement matérialiste : ces images « sortent de la chose », elles en sont des émanations que porte la lumière et qui frappent les organes des sens. Il s’agit d’un véritable contact physique qui imprime – au sens propre du mot – les esprits des nerfs de ces organes. Transmise au cerveau par l’agitation des esprits, cette « impression » a une double destination. D’une part, elle excite d’autres esprits qui, en gonflant certains muscles provoquent une réaction du corps. D’autre part, elle se trouve chassée de la conscience par d’autres images sans être anéantie. Elle se trouve comme stockée et peut être ainsi réactivée par l’excitation provoquée par de nouvelles impressions. Les mécanismes de la mémoire – oubli et réminiscence – ou ceux du rêve trouvent ainsi un cadre interprétatif qui n’implique aucune idéalisation de l’âme ni aucun dualisme entre le corps et l’esprit. Plus d’un siècle avant Condillac, Vanini esquisse ainsi une approche proprement sensualiste de l’activité psychique.

* * *

Parachevant son système, Vanini élargit sa réflexion au domaine de l’histoire, en s’interrogeant sur l’origine des religions et leur fonction dans la société. Il a lu Machiavel et s’appuie sur lui pour radicaliser ses positions – pourtant vilipendées comme athées par les chrétiens ! Prenant comme exemple Moïse, il affirme que les religions sont des inventions des prétendus prophètes. Individus ambitieux et privés de scrupules, usant avec habileté de la violence comme de la ruse, ils parviennent à se faire reconnaître comme les messagers d’une divinité imaginaire. Ils inspirent ainsi crainte et respect et imposent leur pouvoir sur la société tout en faisant légitimer, pour les temps futurs, les lois qu’ils ont eux-mêmes édictées. Mahomet, Numa Pompilius ont procédé de semblable manière. Jésus ne se distingue que par ce qu’il n’a pas suivi un précepte machiavélien : « Tous ceux qui ont voulu défendre sans armes la vérité ont péri misérablement ». En fait, Vanini reprend à ce sujet le vieux thème des trois imposteurs (Moïse, Jésus, Mahomet) qui courrait parmi les cercles impies depuis au moins le XIIIe siècle.

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représente une menace pour les princes comme pour les prêtres, dont la tranquillité, la richesse et le pouvoir reposent sur un consensus autour des idées religieuses qui légitiment leur prééminence sociale. Mais le philosophe sait également qu’il ne peut s’appuyer sur le peuple. Inculte et abusée par toutes sortes de superstitions, la populace est tout aussi dangereuse pour le savant. La familiarité de ce dernier avec les arcanes de la nature peut le rendre suspect d’entretenir des liens occultes avec le démon et le conduire sur le bûcher...

Condamné à l’isolement et nulle part en sécurité, le sage ne peut que se réfugier, comme le fait Vanini à la fin du De Admirandis dans un scepticisme désabusé et dans un hédonisme serein. Lisons pour terminer cette évocation le dialogue qui clôt le De Admirandis :

Jules-César. – Si mon âme s’évanouit en même temps que mon corps, comme le supposent les athées, quel plaisir pourra-t-elle retirer de la gloire après la mort ? Peut-être sera-t-elle accompagnée jusqu’à la demeure du cadavre par de petites paroles et promesses de gloriole ? Si l’âme, comme nous le croyons volontiers et l’espérons, ne connaît pas la mort et doit s’envoler aux cieux, elle y jouira de tant de gâteries et de voluptés, qu’elle n’attachera aucune importance aux brillantes et magnifiques pompes et gloires de ce monde. Si elle descend dans les flammes du purgatoire, réciter ce chant du Dies iræ, dies illa – qui plaît tellement aux bonnes femmes – lui sera plus agréable que toutes les fleurs cicéroniennes et les grâces de l’éloquence, que les plus subtiles et quasi divines réflexions d’Aristote. Si elle est abandonnée à l’éternelle prison du Tartare (que Dieu nous en préserve), elle n’y trouvera nulle consolation, nulle rédemption.

Alexandre – Ah ! Si j’avais reçu ces arguments au seuil de l’adolescence !

J.-C. – Ne pense pas aux maux passés, ne te soucie pas de ceux du futur, et évite ceux du présent !

Al. – Ah !

J.-C.. – Pourquoi ce généreux soupir ? Al. – Je me rappelle ces petits vers :

« Il est perdu tout le temps

Qui ne se passe pas à aimer ».

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L’examen rapide des œuvres de Vanini témoigne de l’importance de la philosophie italienne dans l’émergence, à la charnière de la Renaissance et de l’Âge Baroque, de courants de pensée qui rompent résolument avec les paradigmes religieux. Vanini n’est pas le seul dans ce cas. Il faudrait évoquer les tentatives de Pomponazzi, de Machiavel, de Cardan, de Cremonini...

Certes, on n’en n’est pas encore à produire au grand jour de véritables systèmes structurés, totalement cohérents et capables de rivaliser avec la synthèse aristotélo-chrétienne du thomisme. Toutefois, de telles œuvres, lues avec attention, se dégagent des positions qui relèvent du matérialisme. C’est particulièrement le cas de Vanini, dont la réputation d’athéisme a excédé toutes les autres. Il a esquissé – et parfois réussi à développer – une philosophie qui, ne s’appuyant plus sur un postulat divin, soutient l’éternité de la matière et l’immanence du principe de mouvement, propose une explication des phénomènes biologiques basée uniquement sur des facteurs naturels, une théorie sensualiste du psychisme ainsi qu’une conception de l’histoire subordonnant totalement le religieux au politique.

Certes, ses textes présentent quelques incohérences et comportent des obscurités qui affaiblissent leur portée. Ils baignent surtout dans un univers mental dominé par les catégories péripatéticiennes et par les principes de la philosophie naturelle ancienne. Le matérialisme naturaliste de Vanini était donc irrécupérable par la modernité naissante, telle qu’elle s’épanouira dans la philosophie et la science des Lumières.

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dans le sillage de Vanini, s’opère une critique sans concession de la religion. Se prépare ainsi l’une des ruptures majeures de la civilisation occidentale contemporaine, qui la distingue radicalement de toutes les autres civilisations humaines : la laïcisation de la vie sociale, des institutions politiques et d’un grand nombre de consciences.

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